Cette plateforme se pense avant tout depuis les disciplines culturelles (études littéraires, théâtrales, cinématographiques, etc.) : des trajectoires disciplinaires où la plupart des chercheur.euses ne sont pas formé.es à l’enquête de terrain (comme le sont les sociologues). Cette page vise à rassembler des ressources méthodologiques qui partagent et adaptent les savoirs sur les pratiques d’enquête à destination des études de réception.
On trouvera, dans la première section (Méthodes), un relevé de plusieurs méthodes disponibles, accompagné chaque fois d’une brève présentation, et, le cas échéant, d’exemples d’applications dans les études de réception. Comment distinguer les différentes formes d’entretiens ? Que faut-il savoir pour établir un questionnaire ? Qu’est-ce qu’un focus group ? À quoi servent les journaux de lecture ? S’il est impossible de résumer ici la complexité des débats épistémologiques qui animent depuis toujours l’enquête en sciences sociales, on pointera toujours quelques références bibliographiques à même d’orienter les lecteurices.
La seconde section de la page (Exemples de protocoles) est consacrée à des exemples avérés d’enquêtes universitaires sur la réception. On y trouve à la fois des méthodologies précises et des reprises intégrales de guides ou de tutoriels proposés par des chercheur.euses (par exemple des grilles d’entretien, liées autant que possibles à des corpus de sources hébergés sur le site). On essaie d’y lister plusieurs protocoles d’enquêtes éprouvés ou suggérés (des questionnaires, des récits d’expérience liés à une pratique d’enquête culturelle, etc.).
La troisième section (Questions d’enquête) accueille des textes plus libres qui posent les pré-questions épistémologiques nécessaires à toute enquête de réception : qu’est-ce qu’une source ? quel est le statut de la parole des récepteur.trices ?
Méthodes
L’entretien
Disciplines
Sociologie / Sciences humaines et sociales / Lettres
Objectif
Recueillir des récits individuels
Description
L’entretien est une méthode qui permet de recueillir la parole, les souvenirs, le ressenti d’enquêté·es. C’est une discussion entre lae chercheureuse et une ou plusieurs personnes, généralement enregistrée (sur un dictaphone, un téléphone…) avec l’accord des personnes concernées dans le but d’être retranscrite a posteriori pour que lae chercheureuse puisse retrouver les informations recueillies.
Méthode
Il existe trois types d’entretiens :
1) l’entretien libre : les questions ne sont pas préparées, la ou les personnes parlent librement d’un sujet sans que lae chercheur.euse ne dirige l’entretien.
2) l’entretien semi-directif : certaines questions importantes sont préparées àen amont et lae chercheureuse a défini à l’avance les thèmes à aborder, qu’iel amène au fil de la conversation.
3) l’entretien directif : les questions sont préparées à l’avance dans un ordre plus ou moins fixe et l’entretien se déroule comme une interview.
En plus de ces trois types, l’entretien peut prendre de nombreuses formes comme l’entretien marché (par exemple pour interroger la perception d’un quartier et encourager les anecdotes) ou l’entretien biographique (l’enquêté·e est interrogé·e sur sa vie, une période de sa vie ou une thématique). Un entretien peut prendre place au domicile de l’enquêté·e, dans un lieu public, dans une salle de l’université, en visio, etc…
Dans les études de réception, il est possible de réaliser des entretiens centrés sur la réception d’une ou plusieurs oeuvres. Ces entretiens peuvent avoir lieu dans différents rapports temporels à l’oeuvre : juste après une écout, pendant un visionnage ponctué de pauses servant à recueillir des réactions et des anticipations, ou même dans un temps indéterminé après que l’enquêté·e ait consommé le produit culturel (par exemple si iel a répondu à un appel pour les personnes ayant déjà vu/lu/écouté telle oeuvre sans marqueur temporel).
Lors de l’entretien il faut bien sûr recueillir l’accord de la ou des personnes pour être enregistré·es, créer une atmosphère propice à la parole, savoir quand relancer ou non, savoir quand insister ou non sur une question, s’assurer de bien sauvegarder son enregistrement. Si les questions de restitution sont de plus en plus discutées, notamment en sociologie, traditionnellement la personne qui accepte de réaliser un entretien dans le cadre de la recherche n’est pas rémunérée.
La transcription d’entretien
Les entretiens peuvent être utilisés comme des sources audio, mais sont le plus généralement cités et étudiés sous leur forme retranscrite.
Différentes possibilités s’ouvrent quand aux normes de ces retranscriptions. L’enjeu est d’opter pour une méthode cohérente avec les problématiques identifiées. Il peut s’avérer utile de retranscrire finement les « didascalies » (rires, soupirs, hésitations, changement de tonalité, marques d’ironie, etc.) qui affinent la perception des intentions. Des approches micro-linguistiques auront besoin d’une information verbale très détaillée, alors que des analyses thématiques pourront être menées sur des transcriptions qui effacent les répétitions ou les hésitations (rendant ainsi le verbatim plus facile à lire).
Il est toujours utile d’accompagner les entretiens avec les données biographiques sur les enquêté.es, ainsi que les métadonnées (durée, lieu, date, degré de connaissance de la personne).
Certaines applications facilitent le travail de transcription, comme oTranscribe, disponible gratuitement en ligne.
Exemples d’entretiens
Plusieurs exemples de grilles d’entretiens sont disponibles à la section suivante, par exemple sur la réception d’oeuvres théâtrales [lien].
Cette plateforme héberge des corpus d’entretiens semi-directifs menés sur des oeuvres théâtrales ou littéraires.
Exemples d’études de réception menées sur des entretiens
Les corpus hébergés sur la plateforme ont été analysés par leurs auteur.ices, par exemple dans :
– Anne-Claire Marpeau, « “Chercher l’amour”. Les relations sentimentales de Madame Bovary lues et interprétées par des lycéennes », Genre en série : cinéma, télévision, médias, n°9, 2019 [en ligne].
– Aurélien Maignant (2021), « Immersions en débat : empathie et violence terroriste dans la réception d’Orestes in Mosul », Fabula LhT, n°25 [en ligne].
Bibliographie
Journée d’étude « L’entretien biographique. Pratiques et enjeux méthodologiques », Ecole Normale Supérieure de Lyon, le 25/03/2022
Beaud, Stéphane, et Florence Weber. 2010. Guide de l’enquête de terrain. La Découverte.
Blanchet, Alain, et Anne Gotman. 2007. L’entretien. Armand Colin.
Ink, Marion, « Mener et retranscrire un entretien sociologique. Trucs et astuces », Carnet des étudiant.es de l’EHESS, 2016 [en ligne].
Le questionnaire individuel
Disciplines
Sociologie / Sciences humaines et sociales / Lettres.…
Objectif
Recueillir des données sur les pratiques, les représentations, le parcours biographique…
Description
Le questionnaire, en ligne ou à remplir à la main, permet de poser les mêmes questions à plusieurs enquêté·es puis d’analyser leurs réponses, les différences et les similitudes entre différents groupes, etc. « Le questionnaire a pour fonction principale de donner à l’enquête une extension plus grande et de vérifier statistiquement jusqu’à quel point sont généralisables les informations et hypothèses préalablement constituées. » (Combessie, 2007).
Méthode
En rédigeant son questionnaire il faut d’abord se demander : à qui est-il destiné ? Même dans le cas d’un questionnaire en ligne, il s’agira de justifier cette méthode plutôt que le questionnaire manuscrit (et réciproquement), expliquer pourquoi il a été partagé sur certaines plateformes plutôt que d’autres, etc. De plus, il faut garder à l’esprit que la formulation des questions influence nécessairement les réponses, dans une certaine mesure.
Le format du questionnaire est libre et dépend de ce que vous recherchez dans les réponses : questions ouvertes/fermées, questions à choix multiples, échelle de gradation, tableaux à remplir, extraits vidéos/audios/écrits à commenter…
Que les questionnaires soient anonymes ou non, il est important d’inclure quelques questions, généralement au début ou à la fin du questionnaire, qui permettent de caractériser sociologiquement les répondant·es (genre, âge, zone géographique…). C’est également à la fin du questionnaire que vous pouvez laissez votre contact et proposer aux personnes intéressées de continuer l’enquête par un entretien (ou autre).
Analyser des questionnaires
Les questionnaires peuvent s’analyser qualitativement et/ou quantitativement.
Pour ce qui est de l’analyse qualitative, c’est à vous de créer vos critères d’observation, de relever les réponses que vous trouvez particulièrement pertinentes ou exemplaires de certains aspects de votre recherche. Pour l’analyse quantitative, il faut entrer les réponses aux questionnaires dans le logiciel de votre choix, voir cet encadré (LIEN).
Exemples de questionnaires
Bibliographie
Le récit de réception rétrospectif
Disciplines
Sociologie narrative / Psychologie sociale / Linguistique comparée
Objectif
Recueillir des récits de réception individuels basés sur la reconstruction du souvenir et la narrativité produite par l’effort d’externalisation. Identifier à travers différents récits des noyaux de réaction commun.
Description
Le Récit de Réception Rétrospectif (abrégé RRR) est une méthode qui permet de collecter des sources individuelles longues. Elle a été initialement proposée par Marie-Pierre Fourquet et Didier Courbet (2009) pour penser la réception d’événements médiatiques ayant eu un impact émotionnel puissant, mais elle s’exporte bien, quoi qu’avec quelques aménagements, aux études culturelles.
La première formulation de la méthode a été proposée autour de la réception des attentats du 11 septembre 2001 : comment différents sujets vont-ils raconter le moment vécu face à leur télévision ce jour-là ? Ce protocole est fondé notamment sur l’idée que les objets culturels ou médiatiques produisant des chocs affectifs inscrivent souvent le souvenir détaillé du moment vécu dans l’esprit des récepteur.ices, c’est ce qu’on appelle la « mémoire flash » (Wright, 1995). Le RRR doit proposer les conditions expérimentales d’exploration de cette mémoire flash. Il cherche à faire émerger des structures stables à travers différents récits de réception d’un même objet : identifier des « noyaux de réaction », des modules psycho-sociaux cohérents, mais aussi des phases, soit des assemblages narratifs récurrents.
Méthode
La singularité de chaque enquête exige l’invention d’une méthode unique. Cela dit, quelques repères peuvent être utiles et donner des pistes pour structurer un protocole.
1) Constituer un échantillonnage diversifié de sujets sociaux, selon les méthodes classiques, unis autour de la réception d’un objet commun, qu’il s’agisse d’un événement médiatique factuel ou d’une production culturelle grand public.
2) Idéalement, mettre en place l’enquête dans le même contexte de réception physique que le moment de réception qui devra être raconté, par exemple, dans l’endroit du domicile où l’on regarde la télévision.
3) Faire son possible pour mettre l’enquêté.e à l’aise, à l’abri du jugement et lui demander explicitement de ne pas s’autocensurer. Ne pas évoquer trop les objectifs de la recherche pour éviter de guider la parole et l’attention.
4) Demander à l’enquêté.e de parler librement et d’essayer de raconter le plus fidèlement possible le moment de réception. Ne pas hésiter à s’attarder sur ce qui entoure le moment (ce qu’il ou elle faisait avant, après, etc.). Ne pas hésiter à multiplier les reformulations et les relances pour aider l’enquêté.e à expliciter son récit.
5) Enregistrer l’ensemble de la conversation, qu’on peut imaginer durer entre 30 minutes et 3 heures.
6) Au terme de la première remémoration, montrer à l’enquêté.e des images de l’objet culturel ou de l’événement médiatique qui peuvent stimuler d’autres formes de narration, ou permettre d’évoquer de nouveaux détails.
7) Procéder à une retranscription suivant une méthode de verbatim cohérente avec les objectifs de la recherche : les études micro-linguistiques ou comportementales exigent par exemple plus de détail dans l’information que les études psychologiques ou herméneutiques.
8) Pour l’analyse de la retranscription, Fourquet & Courbet proposent une méthodologie précise, identifiant des termes uniques au RRR :
Après retranscription, le chercheur étudie d’abord chaque discours dans sa singularité. Il effectue ensuite des analyses transversales, pour rechercher une macrostructure invariante sous-jacente à l’ensemble des données linguistiques recueillies. Dans l’étude de la macrostructure, il s’agit de repérer les différents processus de réception. Un processus est constitué de différentes phases qui se suivent chronologiquement et qui ont une continuité logique et homogène. Il s’agit, avant tout, de procéder à une analyse inter-processuelle portant sur l’articulation des processus entre eux et sur la logique qui sous-tend l’articulation.
L’analyse s’effectue sans délinéarisation, en maintenant la chronologie des événements psychologiques et psychosociaux. On procède ensuite à une analyse intra-processuelle où on repère les noyaux de réactions (NR). Le NR est un ensemble de réactions psychologiques d’un individu pris dans un phénomène de réception télévisuelle. Le NR est souvent relié à un prédicat (e.g. un attribut) ou parfois à une proposition qui le caractérise.
Le NR est constitué, d’une part, de traitements d’informations effectués en mémoire de travail et, d’autre part, des représentations qui résultent de ces traitements. Un NR individuel est soit cognitif (référent, informations associées aux représentations), soit affectif ou émotionnel, soit comportemental, constitué de conduites objectivables. Le NR « social » est lié à une communication avec l’entourage social.
On analyse enfin les phases, constituées de plusieurs NR qui, soit se suivent chronologiquement, soit ont une homogénéité théorique entre eux. Dans ce dernier cas, au sein d’une même phase, on casse la linéarité et la suite chronologique du discours pour construire des NR. L’enchaînement discursif est donc souvent déstructuré. (2009:12–13)
Lire un exemple d’enquête
L’enquête de réception des attentats du 11 septembre chez les téléspectateur.rices français.es qui sert de support pour la formalisation de la méthode du RRR. [lien]
Bibliographie
Fourquet Marie-Pierre, Courbet Didier, « Analyse de la réception des messages médiatiques Récits rétrospectifs et verbalisations concomitantes », Communication & langages, 2009/3 (N° 161), p. 117–135.
Poirier, Jean, Clapier-Valadon, Simone, Raybault Paul (1983), Les récits de vie. Théorie et pratique, PUF, Paris.
Wright, D. B. (1995), « Flashbulb memories : Conceptual and methodological issues », Memory, 3, pp. 67–80.
L’analyse quantitative (données, échantillon, variable)
Description
Si elles sont au principe de presque toutes les sciences expérimentales, les méthodes quantitatives dans les études de réception proviennent essentiellement de l’expérience acquise en la matière depuis des décennies par les sociologues (quoique les hard sciences s’invitent de plus en plus dans le champ – voir les autres notes consacrées aux cognitivismes). Certes, les objets des études de réception (l’expérience d’une œuvre) sont surtout qualitatifs et les données, en sociologie de la réception, sont rarement des quantités (même si les pratiques culturelles peuvent être abordées comme des fréquences). Pour autant, c’est aussi vrai de nombre d’objets sociologiques et mettre en place une approche quantitative ne signifie pas nécessairement quantifier le réel social. De manière générale, on recourt aux méthodes quantitatives pour analyser de grands ensembles de données. Elles permettent diverses opérations : décrire des variations ou des récurrences dans les pratiques culturelles, les comparer à travers différents groupes sociaux, faire apparaitre les facteurs qui les expliquent, etc. La plupart des méthodes engagent a minima trois étapes : collecter les données, constituer un échantillon et coder des variables.
Collecter des données
Cette note synthétise pour l’essentiel les remarques méthodologiques de Martin (2020) en les adaptant aux études de réception.
La première étape est de décider d’un mode de collecte des données. La méthode la plus utilisée est le questionnaire individuel qui, surtout dans ses versions numériques, standardise efficacement les informations (voir l’encadré qui lui est consacré sur cette page). Cela dit, on peut aussi chercher à « coder » des données quantitatives en analysant différents matériaux préexistant. C’est ce que propose Boltanski (1984) quand il quantifie des courriers de lecteur.ices selon une quinzaine de variables, mais cette méthode peut très bien s’appliquer à des commentaires web (voir l’encadré correspondant) ou même à des transcriptions d’entretiens (qui peuvent alors être analysées en « quali-quanti »). Le « codage » désigne ici la standardisation d’informations empiriques en vue d’établir des indicateurs comparables. Il peut se faire « à la main » (par exemple en comptant combien de fois les lecteurs usent de phrases affirmatives dans leur courrier) ou avec l’aide de logiciels de lexicométrie ou de logométrie (qui comptent automatiquement des mots où des structures discursives). Signalons finalement que beaucoup d’approches quantitatives recourent à ce qu’on appelle de « l’analyse secondaire » en s’appuyant sur des données préconstituées par d’autres enquêtes, qu’il s’agisse de travaux universitaires dont les données sont ouvertes (open-data) et peuvent être réutilisées (dans la francophonie, on utilise régulièrement le réseau [Quetelet]) ou les recensements d’organismes nationaux (comme l’INSEE en France ou l’OFS en Suisse). Signalons la présence de certains corpus d’études quantitatives de réception dans la section [Sources de réception]de cette plateforme.
Échantillonner
La seconde étape est d’élaborer un échantillon, concept-clé de la sociologie quantitative. Certaines enquêtes sont dites « exhaustives » lorsque les chercheur.euses ont accès à l’ensemble des personnes qu’ils ou elles veulent étudier (groupe qu’on appelle la « population de référence »). Mais, pour viser des résultats desquels on peut inférer des informations sur une population plus grande (les résident.es d’un pays, ou les membres d’une institution), la plupart des enquêtes sont « échantillonnées ». Comme l’ont démontré plusieurs travaux, une enquête rigoureusement échantillonnée sur 5000 personnes peut s’avérer plus représentative qu’une enquête sur deux millions de personnes sans échantillonnage (Martin, 2020). Un échantillon est dit « représentatif » lorsqu’il possède la même structure que la population de référence. Un échantillon ne doit pas nécessairement chercher à être représentatif et il faut toujours rester conscient.e que cette homologie des structures ne peut empiriquement s’obtenir que sur un nombre restreint de variables (âge, genre, etc.). Une enquête basée sur la représentativité doit toujours préciser par rapport à quelle population et selon quelles variables.
Il existe différentes méthodes d’échantillonnage.
Les échantillons dits « aléatoires simples » sont choisis de manière aléatoire parmi la population étudiée (ce qui signifie qu’aucun principe ne gouverne le choix). Cependant, construire un dispositif d’aléatoire non-biaisé est difficile (choisir des profils au hasard sur un réseau social induit un biais générationnel, aller parler à des enquêté.es qui se rendent le matin dans une librairie induit d’autres biais, etc.). Une telle méthode devra alors rigoureusement justifier les conditions de probabilité pour chaque individu de se retrouver ou non dans l’échantillon. Elle est souvent difficile à mettre en place, sauf si toute la population de référence a préalablement été codée à d’autres fins dans une « base de sondage » par une organisation (la liste des abonné.es d’un magazine, des adhérent.es d’un musée, des élèves d’un lycée, etc.).
Les échantillons « aléatoires stratifiés » sont constitués par le tirage au sort d’individus, mais dans des groupes spécifiques préalablement découpés. Ils sont dits « proportionnels » si les chercheur.euses font en sorte que l’échantillon soit proportionnel à la population de référence (si l’on veut étudier les pratiques de consommation culturelle d’un pays contenant 52% de femmes, l’échantillon doit contenir 52% d’enquêtées). Cet échantillon peut aussi être « non-proportionnel », notamment si l’on veut étudier à part égale des phénomènes peu fréquents ou difficiles à quantifier dans une population de référence (par exemple étudier les comportements identificatoires sur un échantillon constitué à 10% de fans de Star Wars, 10% de fans du Seigneur des Anneaux, 10% de fans de Games of Thrones, etc.).
Les échantillons sont dits « empiriques » lorsque les individus sont choisis sur des critères spécifiques. Les plus courants sont dits par quota : l’enquête construit (et justifie) un échantillon particulier qu’elle est plus ou moins libre de recruter où elle veut (telle part de genre, telle part de classes d’âge, telle part de diplômes, etc.). L’échantillonnage par quota est la méthode la plus efficace si l’on souhaite obtenir un échantillon représentatif d’une population donnée (ce qui n’est pas nécessairement une qualité méthodologique – beaucoup de populations de références ne sont pas décrites : produire un échantillon représentatif des « comédien.nes de théâtre suisses » est impossible, puisque personne ne dispose des données sociologiques complètes de cette population).
Très fréquents eux-aussi, certains échantillons non-aléatoires sont dits « volontaires » lorsque la méthodologie repose sur la participation intentionnelle des enquêté.es (c’est le cas par exemple des protocoles reposant sur la diffusion en ligne d’un questionnaire digital). Cette méthode est l’une des plus faciles à mettre en œuvre, mais induit des risques (l’absence de réponse, voir l’encadré sur les « déconvenues » ci-dessous) et d’autres biais (quelles sont les raisons qui ont poussé les enquêté.es à répondre ? Mettre en avant leur point de vue ?).
Ces méthodes d’échantillonnage doivent être envisagées comme des possibilités, des appuis pour se poser les bonnes questions, jamais comme des freins. En pratique, beaucoup d’enquêtes les combinent et les adaptent à leurs besoins intellectuels : l’intuition de la pertinence de l’enquête, encadrée par l’autocritique, reste le meilleur guide. Aucun échantillonnage n’est parfait et chaque méthode apporte ses propres biais. Toute enquête est au moins pertinente pour décrire le réel social qu’elle saisit, ce qui est d’autant plus vrai dans les études de réception, qui partent du principe (qualitatif) qu’il n’existe pas de « fausse » manière de recevoir une œuvre – et que chaque récepteur.trice est un sujet d’étude légitime en lui ou en elle-même. Toute inférence ultérieure sur une population de référence (10% des fans de l’échantillon sont X donc les fans en général sont X) doit en revanche se faire avec la plus grande prudence et jamais sans expliciter les biais dont les chercheur.euses ont connaissance.
Coder les variables
La méthode d’enquête détermine en partie la nature des données récoltées. Ces données sont dites « primaires » ou empiriques, on peut déjà les soumettre à de premières analyses. Cela dit, il est souvent nécessaire de les « coder » pour les rendre plus faciles à manipuler dans des logiciels quantitatifs. Par exemple, des logiciels tableurs comme Excel ont besoin que toutes les valeurs soient informatiquement exactes. La plupart des bases de données nécessitent une harmonisation. C’est aussi à ce stade que l’on peut opérer des regroupements. Par exemple, dans une base de données où l’âge des enquêté.es est indiqué par un chiffre, il est bon d’ajouter une colonne qui regroupe les enquêté.es par classe d’âge, en ayant établi des tranches cohérentes avec la problématique de la recherche. Les réponses « qualitatives », issues par exemple une question ouverte sur les pratiques de lecture ou les circonstances de la découverte d’une œuvre, peuvent aussi être regroupées en catégories, toujours selon la problématique. L’important est d’ajouter des informations par « regroupement » sans supprimer les données empiriques.
Il faut aussi distinguer les variables qui sont ordonnables comme les classes d’âge, les notes et les diplômes ou encore les pratiques quantifiables (« Vous lisez moins d’un livre par an » ; « Vous lisez entre 1 et 5 livres par an », etc.). Notons que la construction de classes par regroupement peut aider les chercheur.euses à affiner les panels (en cherchant une égalité ou une représentativité des pratiques). Enfin, pour faciliter l’analyse, il peut s’avérer utile d’ajouter à la base de données des variables combinées qui joignent plusieurs valeurs : « homme de moins de 30 ans », « homme entre 30 et 50 ans », etc. ».
Ces variables primaires (et parfois affinées) laissent ensuite place à la création de variables dites « synthétiques ». Une variable synthétique est une combinaison de variables primaires opérationnalisée selon la problématique. Par exemple, dans La Culture des individus, Bernard Lahire étudie les consonances et les dissonances entre consommation de culture légitime et peu légitime. Pour ce faire, il établit notamment une variable synthétique complexe qui regroupe plusieurs ensembles de données primaires (en recodant notamment les réponses pour leur ajouter un degré de légitimité). Sa variable lui permet ensuite d’établir un continuum des profils du plus consonnant (l’enquêté.e ne consomme que de la culture légitime ou peu légitime) au plus dissonant (l’enquêté.e consomme à part égale de la culture légitime et peu légitimée) mais aussi décliné par médias (l’enquêté.e est consonnant.e dans ses pratiques littéraires, mais dissonant.e dans ses pratiques télévisuelles).
Des variables synthétiques peuvent aussi reposer sur un calcul de score. L’enquêteur.trice affecte des valeurs numériques à ses données primaires et code un calcul. Par exemple, après une question à choix multiple « quel type de média consommez-vous ? », chaque réponse cochée est affectée d’une valeur 1 et l’addition de ces valeurs établis des profils de diversité (mais pas d’intensité, on peut très bien dire ne consommer que des livres, sans que cela n’indique en quelle quantité).
Outils informatiques
L’analyse quantitative repose le plus souvent sur deux types de logiciels : le premier sert à gérer une base de données, le second à l’analyser et à visualiser ces analyses.
Gérer la base de données est un travail constant (harmoniser, recoder, regrouper, traquer les inévitables erreurs) qui peut se faire sous Excel, Numbers ou OpenOffice par exemple, mais durant lequel il est préférable de ne pas changer de logiciel. Microsoft Excel a l’avantage de gérer au mieux le format .xlsx (qui lui est natif), format particulièrement bien pris en charge par les logiciels d’analyse. Mieux vaut être particulièrement prudent.e sur les sauvegardes : harmoniser une base de données revient souvent à produire des opérations automatiques sur des milliers, voire des dizaines de milliers de ligne et donc à faire des erreurs dont on ne se rend pas compte sur le coup, susceptibles d’émerger seulement des jours, voire des semaines plus tard.
Les logiciels d’analyse, de leur côté, sont beaucoup plus complexes et diversifiés. Certains sont payants et orientés vers la maniabilité et les visualisations simples (comme Tableau), d’autres sont pensés spécifiquement pour les tests statistiques (et donc les corpus principalement quantitatif). Pour la plupart des enquêtes de réception, on conseille vivement R, et sa variante plus maniable R Studio. Référence dans le monde de l’analyse quantitative, R est en réalité une interface de programmation qui a le double avantage d’être gratuite et ouverte (on peut lui ajouter des packages ce qui rend ses possibilités virtuellement infinies). Cela dit, c’est peut-être celui où la courbe de progression est la plus ardue et l’enquêteur.ice autodidacte devra consacrer un certain temps à l’apprentissage. Pour couvrir une large part des besoins imaginables pour les études de réception, mieux vaut se focaliser sur l’apprentissage : des fonctionnalités de base [lien], des packages de gestion de données comme dplyr [lien] et des packages de visualisation comme ggplot [lien]. Ces trois ressources permettent déjà d’accomplir beaucoup.
Lire des exemples
La sociologie de la culture en général, et la sociologie de la réception en particulier, regorgent d’exemples qui ont fait date, comme les travaux de Lahire ou de Boltanski cités ci-dessus auxquels il faudrait ajouter Bourdieu & Dardel (1967) dont les travaux quantitatifs sur les publics de musée ont été précurseurs dans la francophonie.
Dans le champ des études de réception, on peut renvoyer à des travaux illustrant d’autres notices de cette page comme la lexicométrie des commentaires Amazon proposée par Legallois & Poudat [Les commentaires web].
Valérie Beaudouin et Dominique Pasquier propose une analyse quantitative des structures qui gouvernent le monde de la critique amateur dans les commentaires rédigés sur le site Viv@films. [lien]
Les audience studies anglophones ont proposé diverses méthodes pour « décrire des structures récurrentes et reproductibles dans les réactions d’un public » comme le soulignent Davis & Michell (2011) dans une enquête sur Avatar croisant approches qualitatives et quantitatives [lien]. On trouvera chez Deacon & Knightley (2011) une synthèse sur les liens entre approches quantitatives et réception (des médias de masse, essentiellement la télévision).
Sur ce site, on trouvera en accès libre plusieurs corpus de sources issus d’études quantitatives de réception, comme une vaste enquête internationale sur les personnages de fiction [lien]. À ces corpus sont toujours annexées les références des publications scientifiques où les enquêteur.ices commentent leurs résultats et leurs méthodes.
Bibliographie
Luc Boltanski (1984), « La Dénonciation », Actes de recherche en sciences sociales, n°51.
Bernard Lahire (2006), La culture des individus, Paris, La Découverte.
David Deacon & Emily Kneightley (2011), “Quantitative Audience Research : Embracing the Poor Relation”, dans V. Nightingale (dir.), The Handbook of Media Audiences, Londres, Blackwell.
Charles Davis & Carolyn Michelle (2011), « Q Methodology in Audience Research : Bridging the
Qualitative/Quantitative ‘Divide’? », Participations, vol. 8/2.
Olivier Martin (2020), L’analyse quantitative des données, Paris, Armand Colin, 5e éd.
Valérie Beaudouin, Dominique Pasquier (2014), « Organisation et hiérarchisation des mondes” de la critique amateur cinéphile », Réseaux, n°183.
Le focus group
Inspirations
Sociologie pragmatique / Audience studies
Objectif
Rassembler des enquêté.es autour d’une discussion commune sur un sujet, par exemple leur expérience de réception ou leur interprétation d’une œuvre. Le focus group est une méthode qualitative qui interroge non pas le vécu individuel, mais la manière dont une réception est mise en jeu dans une discussion collective aussi bien que la manière dont certains aspects de l’œuvre peuvent se pluraliser dans un débat. Son objet d’analyse est donc le groupe, mais aussi l’individu en tant que membre du groupe, et non la subjectivité d’un.e enquêté.e.
Description
Les focus group relèvent de l’approche qualitative et peuvent, sous plusieurs aspects, être comparés à des entretiens. Ils peuvent être plus ou moins libres, quoique toujours encadrés par une personne modératrice (qui n’est pas nécessairement le ou la chercheur.euse). Un focus group est souvent constitué de quatre à douze participant.es qui discutent durant une à deux heures d’un panel de sujets problématisés en amont par les chercheur.euses. Comme durant un entretien, la parole des participant.es peut-être plus ou moins cadrée, en prescrivant des consignes ( « Dites tout ce qui vous passe par la tête », « Concentrez-vous sur vos émotions », « Évitez de parler de vos émotions », etc.). Comme après un entretien, le focus group donne lieu à un enregistrement qu’il revient aux chercheur.euses de retranscrire, ce qui peut se faire en optant pour l’une ou l’autre norme (voir la section consacrée aux entretiens [lien]).
En revanche, contrairement aux entretiens, le focus group réplique une situation de délibération collective. S’il est beaucoup utilisé dans les études de réception, sans doute plus que l’entretien en raison d’une tradition méthodologique anglo-saxonne, c’est que les contenus médiatiques (qu’on parle d’art légitime comme de programmes d’information télévisuels) donnent le plus souvent lieu à des discussions, des débats devant le poste, dans la salle de classe ou à la sortie du théâtre, débats qui contiennent quantité d’informations sur la réception.
Plus exactement, le focus group permet d’étudier comment un individu met en jeu (en scène, en discours, etc.) sa réception dans un contexte collectif. On peut avancer l’hypothèse que le focus group permet d’accéder à ce que Serge Tisseron appelle l’extimité d’un individu, c’est-à-dire « le processus par lequel des fragments du soi intime sont proposés au regard d’autrui afin d’être validés » (Tisseron, 2011). À travers le focus group, les chercheur.euses ont accès à une parole moins intime que lors de l’entretien, qui peut révéler d’autres dynamiques.
Toute transcription d’un focus group peut donner lieu à au moins deux types d’analyse. Un premier regard se concentrera sur l’individu dans le groupe : comment défend-t-il ou elle son interprétation ? quels sont les arguments qui lui font réviser sa parole ? quels enjeux sociaux ou politiques perçoit-t-il ou elle en sous-texte de la discussion sur une œuvre ? quelles sont les stratégies de positionnement qu’il ou elle met en place ? (et bien d’autres questions). Un deuxième regard se portera plutôt sur le groupe lui-même, indépendamment des stratégies individuelles : quels ont été les sujets abordés ? quels ont été les consensus, les clivages, les incertitudes ? Le groupe permet par exemple de « cartographier » facilement « l’espace des interprétations possibles » (Maignant, 2021).
Méthode
La singularité de chaque enquête exige l’invention d’une méthode unique. Cela dit, quelques repères peuvent être utiles et donner des pistes pour structurer un protocole de focus group.
1) Définir le « guide d’enquête ».
Ce guide peut être adressé à l’ensemble des participant.es ou uniquement à la personne modératrice. Il contient différents axes de discussion, ainsi que la durée qui peut être consacrée à chacun de ces axes. Un axe peut s’ouvrir sur une invitation libre (« Maintenant, j’aimerais vous entendre parler du sens caché de cette scène de Game of Thrones) ou, à l’autre extrême, annoncer aux participant.es qu’à la fin du temps ils et elles devront proposer leur réponse à une question très précise, ce qui peut même se faire sur papier (« Nous allons parler d’Hermione pendant 15 minutes et à la fin je voudrais que vous répondiez sur ce formulaire à trois questions concernant votre identification à Hermione).
Quelques astuces pour élaborer le guide d’enquête :
- privilégier des questions qui ne semblent pas trop « difficiles » à discuter en public ;
- privilégier des questions qui tendent à ouvrir une discussion générale ;
- adopter une logique de gradation dans le degré de précision et d’aisance avec le sujet qu’impliquent les questions (pour le dire de manière rapidement, poser les questions « simples » et générales au début de la discussion) ;
- bien indiquer le découpage des temps de discussion ;
- éviter (ou pas) les questions qui risqueraient de laisser s’imposer dans la discussion des individus ayant une expertise particulière.
2) Choisir le cadre.
L’enquêteur.trice doit d’abord décider d’un cadre logistique, qui aura des conséquences sur les résultats. Suivant la problématique de l’enquête, il ou elle doit décider : du nombre total de groupes, du nombre de participant.es par groupe, de la durée de la discussion, du lieu où elle aura lieu. Bien sûr, comme dans toute démarche d’enquête, rien ne vaut l’expérience et il est préférable d’organiser des sessions tests. De manière générale, tant que la méthode est clairement présentée, une même enquête peut légitimement se baser sur plusieurs focus groups ayant eu lieu dans des cadres différents.
3) Choisir les participant.es.
Sur ce point, mieux vaut se baser sur son intuition, sa connaissance de sa problématique et idéalement des expériences tests. Notons que plusieurs questions ne doivent pas rester des angles morts, car elles influenceront les données : les personnes qui discutent se connaissent-elles ? partagent-elles un cadre social commun (par exemple, sans se connaitre, ils et elles sont étudiant.es dans la même université) ? appartiennent-elles toutes à un groupe social lié au sujet (de nombreux focus group sont organisés avec des « fans » d’une œuvre) ? ont-elles toutes des profils sociologiques similaires (âge, genre, niveau d’éducation, etc.) et quelles dynamiques peuvent se reproduire dans le groupe (dans un focus group, comme dans un repas de famille, certains peuvent monopoliser la parole, d’autres s’en remettre à plus charismatique que soi, etc.). Avoir conscience des enjeux sociaux de répartition de la parole est à ce titre important : la parole ne se répartit pas de la même manière dans un groupe selon qu’il est homogène ou mixte en matière de classes sociales, d’origine ethnique, de genre, etc.
Ce point est une étape clé de la méthodologie, même si ce n’est pas nécessairement une étape clé des résultats : en études de réception, associer certains phénomènes de réception à des caractéristiques sociales est une possibilité. D’ailleurs Lyn Thomas (2006), dans un article d’autocritique, a bien montré comment un.e chercheur.euse pouvait, sous couvert d’analyse des déterminants sociaux, justifier les réceptions des individus en projetant sur elles et eux leurs propres stéréotypes de classe (son article raconte d’ailleurs une expérience de focus group sur la fiction radiophonique The Archers).
4) Choisir la personne modératrice.
Pour des raisons pratiques, il s’agit le plus souvent de l’enquêteur.trice qui a organisé le focus group. Cela dit, ce n’est pas une loi absolue, et il peut être profitable, ou du moins intéressant, de recourir à une tierce personne préalablement briefée. Le principal intérêt est d’éviter qu’une figure d’autorité s’impose, figure vers laquelle les participant.es se tourneraient pour arbitrer un éventuel débat ou qui les pousseraient à questionner leur légitimité (puis-je vraiment dire ce que j’ai pensé de cette œuvre face à un.e personne identifiée comme spécialiste ?).
Rubenstein, qui a beaucoup utilisé les focus group dans des études de réception portant sur les arts visuels, décrit efficacement les tâches et les qualités requises de la personne modératrice :
- aider les participant.es à se sentir détendu.es, mais aussi légitimes ;
- s’assurer que tout le monde parle, en incitant les silencieux.ses à s’exprimer et en évitant les monopolisations de la parole ou l’installation d’un dialogue entre deux personnes au détriment des autres ;
- répondre à tous les problèmes ou commentaires, mais sans jamais répondre aux questions du guide d’enquête ;
- rester neutre et sans biais, ou du moins performer cette attitude ;
- éviter que la conversation ne s’écarte trop du sujet (Rubenstein, 1986).
5) Mener la discussion.
Difficile d’anticiper ici tous les problèmes possibles, liés pour la plupart à la problématique de l’enquête et à la manière dont le guide de discussion est pensé. Cela dit, plusieurs points peuvent aider à la tenue d’un focus group réussi.
- Disposer d’une salle confortable et calme, mais pas forcément plongée dans un silence pesant.
- Ne pas oublier de prévenir les participant.es qu’ils et elles seront enregistré.es et vérifier qu’ils et elles sont d’accord.
- Ouvrir la discussion en présentant la position de la personne modératrice, ainsi que l’enquête et ses enjeux, avec le plus de transparence possible.
- Commencer la discussion par deux tours de tables formels où chaque participant.e prend la parole dans l’ordre où ils et elles sont assis.es. Durant le premier tour, chacun.e se présent.e et dit un mot sur lui ou elle. Durant le second tour, ils ou elles sont invité.es à répondre à une question simple qui fait office d’icebreaker. Cette question peut introduire le sujet en douceur (« Dans quelles circonstances avez-vous regardé le film dont nous allons parler ? ») ou être volontairement absurde (« Quel est votre plat préféré et pourquoi ? »).
- Présenter dans le détail le guide d’enquête, les différentes étapes de la discussion et les durées prévues.
- Ne pas hésiter à recourir à l’humour pour fluidifier la discussion. Plus spécifiquement, l’autodérision sur sa position et sa pratique de chercheur.euse aide souvent les enquêté.es à se sentir légitimes.
Lire des exemples d’enquêtes
Inger-Lise Kalviknes Bore a beaucoup utilisé les focus groups pour étudier la manière dont les enjeux sociaux des séries télés sont discutés, tempérés, approfondis ou tournés en dérision dans une « discussion ordinaire » [lien].
Lyn Thomas, évoquée plus haut, a elle aussi travaillés sur les feuilleton et expose des résultats, mais surtout des observations méthodologiques dans un texte traduit en français (2006).
Bibliographie
Duchesne, Sophie et Haegel, Florence. (2004), L’enquête et ses méthodes : les entretiens collectifs. Nathan, pp.126.
Kalviknes Bore, Inger-Lise (2012), “Focus Group Research and TV Comedy Audiences”, Participations, vol. 9/2.
Maignant, Aurélien (2021), « Itinéraires herméneutiques. La théorie narrative comme cartographie », Acta Fabula, n°22/2.
Rubenstein, R. (1986). “You have to experience it. Focus groups and observations at the Ontario Science Centre”, Toronto, Ontario Science Centre.
Thomas, Lyn (2006), « La construction et l’interprétation de l’appartenance de classe dans les études qualitatives de réception », dans I. Charpentier (dir.), Comment sont reçues les œuvres ?, Paris, Créaphis.
Tisseron, S. (2011). Intimité et extimité. Communications, 88, 83–91.
L’observation participante
Disciplines
Sciences sociales, Psychologie
Objectif
Les chercheur.euses participent activement à des pratiques sociales dans leur milieu natif d’effectuation. Iels adoptent une position à mi-chemin de l’observation réflexive (prise de note) et de la participation active (être soi-même agi.e par la pratique).
Description
L’observation participante se caractérise par l’observation directe, sur le terrain ou en situation réelle, des actions et interactions des individus dans leur environnement quotidien par un.e chercheur.euse. Elle occasionne des interactions sociales privées entre chercheur.euse et participant.es. Dans ce cadre, on s’efforce de s’intégrer autant que possible à la routine d’un groupe afin de mieux comprendre ses comportements, ses pratiques, ses valeurs, ses opinions, etc. En s’impliquant personnellement, on parvient à développer une sensibilité accrue et une meilleure compréhension du phénomène étudié.
L’observation participante cherche à documenter de l’intérieur des phénomènes sociaux difficiles à mesurer autrement, via les connaissances sensibles qui naissent de la proximité avec le terrain et la réalité quotidienne des observé.es.
Une autre fonction essentielle de l’observation participante est de décrire de manière aussi précise que possible l’expérience du groupe et des individus qui le composent. Les influences socioculturelles et interpersonnelles sont relevées grâce à ces observations, plaçant les chercheur.euses dans une position où iels peuvent noter les actions, pensées et sentiments exprimés.
Mise en place
La sociologue Sylvie Tétreault suggère une mise en place quatre étapes, qu’ont peut synthétiser ainsi :
1) Déterminer les objectifs
L’observation participante s’inscrit dans le domaine de la recherche qualitative, exigeant une compatibilité avec les caractéristiques du sujet étudié et de la question de recherche. L’idéal est de choisir un sujet complexe lié aux personnes vivant le phénomène étudié. Lae chercheur.euse ne pose pas d’hypothèses préalables et doit rester ouvert aux révélations et aux expériences vécues sur le terrain. Un exemple significatif est l’étude de Stahl et al. (2010). Ils ont observé comment les personnes non voyantes naviguent dans l’environnement urbain, explorant comment les éléments comme les bordures de trottoir et les structures texturées servent de repères et de prévention des accidents. Cette méthode mixte, combinant observation structurée (think aloud) et entretiens, a permis de déterminer les aspects essentiels pour concevoir des surfaces urbaines adaptées à la marche.
2) Identifier les participant.es
Le groupe est sélectionné en fonction du thème de recherche des chercheur.euses, ses membres devenant les participant.es de facto. En cas d’observation ouverte, chaque participant.e doit signer un formulaire de consentement. Si l’observation est clandestine, les personnes concernées ne sont pas informées de l’étude en cours (par exemple : des personnes dans une salle d’attente ou un groupe de personnes âgées dans un centre commercial). Obtenir leur consentement dans ce contexte peut être injustifié et difficile selon cette méthode.
3) Recueillir les données
La prise de notes revêt une importance cruciale lors de l’observation participante. Toutes les données collectées sur le terrain (notes de terrain) sont sous la responsabilité unique de l’observateur.trice. Pour faciliter cette tâche, il est essentiel de prendre des notes rapidement et de manière systématique pour ne pas perdre d’éléments importants. Les données doivent être brutes, instinctives, et non filtrées. L’utilisation d’un enregistreur vocal peut être utile. Selon Charmaz (2001), ces notes ont plusieurs fonctions, telles que :
- Décrire les personnes observées et leur environnement de vie
- Identifier les modes de communication utilisés au sein du groupe
- Préciser les conditions sociales, l’environnement physique, et les circonstances dans lesquelles les interactions ont lieu
- Enregistrer les actions individuelles et collectives
- Noter les comportements, les écarts, les conflits
- Détailler des situations avec anecdotes et observations
- Mettre en évidence des éléments significatifs expliquant les réactions observées
- Capturer les expressions ou termes utilisés par les participant.es
- Faire émerger progressivement des thèmes-clés et des idées à retenir
Il est important de différencier les notes descriptives (par exemple : décrire un environnement, un dialogue reconstitué) des notes réflexives (par exemple : pensées personnelles, impressions de l’observateur). Date, heure et lieu doivent être notés pour chaque observation. Les supports peuvent varier : cahier, carnet de bord, guide avec questions ouvertes, liste à cocher, enregistreur vocal, ou tablette électronique.
4) Analyser les données
Après l’observation, les chercheur.euses disposent de nombreuses données à traiter. Il est essentiel de les classer en fonction de leur nature et de leur contenu. Souvent, le processus d’analyse commence alors que l’observateur.trice est encore sur le terrain, ses réflexions illustrant ses impressions et sa compréhension de la situation. C’est pourquoi il peut être difficile de séparer ces deux étapes. Pour faciliter l’analyse, lae chercheur.euse peut s’appuyer sur un cadre de référence ou un modèle théorique, en se concentrant sur des aspects spécifiques (par exemple : comportements négatifs observés).
Lire des exemples d’enquête
L’observation participante est peu pratiquée dans les études de réception. S’agissant d’une méthodologie prévue pour s’immerger dans des univers sociaux ou des moments liés à une pratique particulière, les études de réception s’y sont assez peu intéressées, dans la mesure où la réception est rarement une activité isolée.
Vu sous le prisme l’inverse, on peut considérer que l’ensemble des chercheur.euses en études de réception sont aussi des récepteur.trices d’oeuvres culturelles à plein titre.
Cela dit, l’observation participante est parfois utilisée pour s’immerger à l’intérieur de communautés fédérées par leur réception d’une oeuvre ou d’un corpus culturel, notamment les groupes de fans. C’est par exemple ce qu’a fait Christian Le Bart (2004) en étudiant les stratégies identitaires de différentes communautés de fans, s’immergeant dans des contextes comme des salons ou des conventions.
Bibliographie
Becker, H. S. (2003), « Inférence et preuve en observation participante. Fiabilité des données et validité des hypothèses », in D. Céfaï (dir.), L’enquête de terrain, Paris, La Découverte, pp. 350–362.
Charmaz, K., & Mitchell, R. G. (2001). « Grounded theory in ethnography », in P. A. Atkinson, A. Coffey, S. Delamont, J. Lofland, L. H. Lofland (dir.), Handbook of ethnography, Londres, Sage, pp. 160–174.
Christian Le Bart (2004), « Stratégies identitaires de fans. L’optimum de différenciation », Revue française de sociologie, vol. 45, pp. 283–306.
Agneta Stahl (2010), « Detection of warning surfaces in pedestrian environments : The importance for blind people of kerbs, depth, and structure of tactile surfaces », Disability and Rehabilitation, vol. 32, n°6, pp. 469–482.
Sylvie Tétreault (2014), « Observation participante », in S. Tétreault, P. Guillez (dir.), Guide pratique de recherche en réadaptation, Louvain-la-Neuve, De Boeck Supérieur.
L’expérimentation cognitive (narratologie)
Disciplines
Neurosciences, Psychologie cognitive, Narratologie, Théorie des médias
Objectif
Proposer des protocoles avec ou sans appareillage expérimental qui permettent d’observer certains aspects cognitifs de la réception
Description
Les approches cognitives se fraient une place toujours plus grande dans les disciplines culturelles, non seulement parce qu’elles se sont toujours intéressées à des processus culturels, mais aussi parce que le déplacement épistémologique qu’elles permettent intéressent de plus en plus de chercheur.euses sans qu’ils ou elles soient nécessairement formées sur la question. Le répertoire méthodologique qu’elles amènent est très large, allant de l’herméneutique inférentielle classique à l’observation empirique en laboratoire, cette dernière pouvant être appareillée (pour observer des phénomènes neurobiologiques) ou non (nombre d’expériences en psychologie cognitive ne requièrent aucun matériel de laboratoire).
S’il est difficile de synthétiser efficacement l’apport de ces approches, il est bon de rappeler que leurs importations dans les disciplines culturelles engage régulièrement la question de la réception : ce que l’on veut observer, c’est souvent la relation cognitive des récepteur.ices aux œuvres.
Indéniablement, plusieurs sujets phares des études de réception sont accessibles sous une forme cognitive : les réactions émotionnelles au sens large (empathie, affects, peur, rire, etc.), la représentation mentale d’un monde raconté (immersion, hypothèses narratives, repérage déictique, etc.), les comportements attentionnels (le temps de lecture d’un livre, la trajectoire du regard d’un spectateur, la concentration face à la télévision, etc.).
Cela dit, le panel de méthodes et de protocoles est aussi vaste que les disciplines cognitives elles-mêmes. Cette entrée se concentre sur quelques usages récents issus des théories du récit. La narratologie « cognitive », parfois appelée de « seconde » ou de « troisième » génération, s’organise autour de deux grandes questions : comment les récits sont-ils traités mentalement ? et quels effets produisent-ils sur le plan cognitif ? Ponctuellement, des narratologues proposent des protocoles expérimentaux que l’on peut légitimement considérer comme des enquêtes de réception (même si toutes et tous insistent régulièrement sur le manque de données empiriques et la nécessité de multiplier les expérimentations).
Le premier grand champ d’interrogation relève des opérations cognitives d’imagination du monde narré. Si les débats sont nombreux, la plupart des narratologues s’accordent à considérer le récit comme un ensemble d’accessoires déclenchant des opérations de représentation mentale de l’univers raconté (souvent appelé storyworld). Le récit comme opération cognitive engage d’abord à étudier la construction d’un « modèle mental de situation » (Jahn, 2004), soit à comprendre la manière dont les récepteur.ices se figurent en esprit les éléments, personnages, l’espace ou le temps narrés (Herman, 2002). Dans un second temps, il est possible d’analyser les opérations cognitives de deuxième niveau qui sont produites à l’intérieur de ce storyworld : lire des états mentaux des personnages (Zunshine, 2006), tisser des liens de causalité complexe (Herman, 2012), typifier les protagonistes (Phelan, 2012) ou encore utiliser la structure narrative comme support à la mémorisation d’informations (Campion, 2015). Le second champ d’interrogation, la part « cognitive » des effets du récit, est lié au premier mais pose des questions différentes. Le phénomène le plus sujet à l’étude expérimentale est sans doute la réaction émotionnelle (Keen, 2006). Depuis la découverte des neurones miroirs et de leur rôle dans les processus dits « empathiques », plusieurs protocoles d’études ont essayé d’analyser les liens entre formes narratives (ou médiales) et émotions (Lavocat, 2016 & 2017), parfois avec appareillage : que nous dit l’imagerie cérébrale de la lecture ou de la spectation ?
Lire des exemples d’enquête (avec et sans appareillage)
Campion (2015) propose un protocole visant à étudier le rôle de la représentation mentale d’un storyworld dans la compréhension d’une situation factuelle. Menée avec des enfants agé.es d’une dizaine d’années, son expérience compare la manière dont les sujets comprennent un processus biologique (l’infection d’une dent) après avoir exposé un groupe à des explications non-narratives ou à un récit complexe. Divers tests permettent de récolter des données qui sont ensuite comparées selon des variables qualitatives et quantitatives. [Lire l’enquête]
Dans le cadre d’une étude de l’Inserm (Metz-Lutz et al., 2010), des sujets ont été allongés dans un appareil IRM et exposés à des vidéos de pièces de théâtre narratives dans des lunettes spéciales. L’étude a notamment montré que des aires cérébrales particulières s’activaient, celles associées notamment à l’empathie et à la « théorie de l’esprit » (notre capacité à comprendre les états mentaux des autres de l’extérieur). Les résultats indiquent que l’on peut observer cognitivement les moments (les scènes) durant lesquels les spectateurs s’imaginent le plus « à la place » des personnages. Il semble aussi que ces moments soient corrélés à une désactivation d’une zone cérébrale liée à la conscience de soi. [Lire l’enquête]
Dans les media studies, nombre d’études sur la télévision sont dites on line lorsqu’elles collectent des données sur le comportement attentionnel et cognitif de sujets directement observés face à l’écran (contrairement à des enquêtes sociologiques a posteriori concernant par exemple le type de programmes visionnés). Plusieurs travaux étudient l’attention et ses fluctuations face à divers types d’émission. Daniel R. Anderson a notamment mené une dizaine d’études suivant des protocoles différents. Certaines formes médiales et narratives (les cuts, les couleurs, les variations sonores, les dialogues, etc.) semblent plus propices à capter l’attention, d’autres à la maintenir ou au contraire à susciter son relâchement : on trouvera une synthèse de ces protocoles dans Berros, 2007. [Lire l’enquête]
Bibliographie
BERROS, Jesus Bermejo (2007), Génération télévision, Louvain-La-Neuve, De Boeck Supérieur.
CAMPION, Baptiste (2015), « Évaluer le récit comme acte cognitif. Quel cadre pour les approches expérimentales ? », Les Cahiers de narratologie, n°28.
HERMAN, David (2002). Story Logic. Problems and Possibilities of Narrative, Lincoln and London, University of Nebraska Press.
– (2013). Storytelling and the Sciences of Mind, Cambridge — London, The MIT Press.
JAHN, Manfred (2004). « Foundational Issues in Teaching Cognitive Narratology », European Journal of English Studies, n°8, pp. 105–127.
KEEN, Suzanne (2007), Empathy and the Novel, Oxford, Oxford University Press.
LAVOCAT, Françoise (2016), Fait et Fiction : pour une frontière, Paris, Seuil.
– (2017), (dir.) Interprétation littéraire et sciences cognitives, Paris, Hermann.
METZ-LUTZ, Marie-Noëlle, et al. (2010), « What Physiological Changes and Cerebral Traces Tell Us about Adhesion to Fiction During Theater-Watching ? », Frontiers in Human Neuroscience, n°59.
ZUNSHINE, Lisa (2006), Why We Read Fiction ? Theory of Mind and the Novel, Columbus, Ohio State University.
Le journal de lecture
Inspirations
Didactique de la littérature / Sociologie pragmatique / Cultural Studies
Objectifs
Le journal de lecture permet un accès approfondi et sur un temps long à l’expérience vécue durant la lecture, le plus souvent d’un texte littéraire. Souvent mis en place dans le cadre d’enseignements scolaires, ils laissent une liberté plus ou moins grande aux enquêté.es pour détailler l’itinéraire de leur réception, à l’écrit. Ils ont l’intérêt de faire émerger des traces de lectures, mais aussi des discours qui la ponctuent ou des bilans. Les journaux de lecture sont un moyen d’accéder à l’expérience intime, ou plus exactement à « l’extimité » (les manières choisies par un individu pour donner accès à son intimité) de la lecture, puisque les enquêté.es rédigent seul.es leurs journaux.
On pourra lire un guide long et détaillé à la section suivante.
Lire un exemple d’enquête
Anne-Claire Marpeau a publié une étude sur le débat dans la fiction en contexte scolaire où elle utilise les sources de réception produites par des journaux de lecture. [lien]
Description
L’analyse des données collectées durant une enquête utilisant les JDL est souvent efficace sur un mode comparatiste : aussi, les journaux sont le plus souvent instaurés auprès d’un pool d’enquêté.es confronté.es à la même œuvre. La pratique est apparue dans les didactiques de la littérature (d’où l’usage de « lecture ») et elle cherche à saisir le temps long de la réception (variations émotionnelles, etc.), ce qui semble plus adapté au roman qu’à des expérience à la temporalité close (comme le cinéma ou le théâtre), cela dit, des « journaux de spectation » peuvent aussi être mis en place pour étudier la réception de séries télévisées, ou au contraire analyser les pratiques culturelles d’un sujet (le journal des films visionnés pendant quelques mois, par exemple).
La reconstitution de ce « texte de lecteur ou de lectrice » (Langlade, Rouxel, 2004) par le chercheur ou la chercheuse permet donc d’accéder à la diversité des effets du texte et à la polysémie d’une œuvre. Si on peut dire qu’il y a autant de textes que de lecteur·rice·s, le journal de lecture est une entrée pour découvrir cette multiplicité des textes.
La diversité de ces réceptions fournit au chercheur ou la chercheuse le moyen d’approfondir sa propre réception de l’œuvre et des pistes d’analyse critique. Elle permet aussi d’envisager l’œuvre littéraire comme un objet culturel, qui circule dans le monde social, et d’inscrire alors son travail dans le champ des études culturelles. Les récurrences et les divergences des discours tenus sur les œuvres offrent aussi le reflet de ce que Stanley Fish appelle des « communautés interprétatives » (2007).
Méthode
La singularité de chaque enquête exige l’invention d’une méthode unique. Cela dit, quelques repères peuvent être utiles et donner des pistes pour structurer un protocole.
1) Définir l’objet de sa recherche. Cherche-t-on à travailler sur les émotions que la lecture d’une œuvre suscite ? Sur les interprétations de cette œuvre ? Sur des profils de lecteur ou de lectrice ?
2) Rassembler les enquêté.es durant une séance préparatoire et exposer les consignes de rédaction du journal de lecture. Quelle œuvre ? Quelle durée ? Quelle longueur ? Expliciter les perspectives de recherche (ce que l’on a envie d’observer, vos émotions, etc.) peut permettre de rassurer les enquêté.es, mais va inévitablement les aiguiller vers certaines attentes. Cela dit, dans la plupart des situations, ne pas expliciter les perspectives induira d’autres attentes, liées aux préconceptions des enquêté.es sur ce qui intéresse une recherche (des étudiant.es auront par exemple tendance à adopter des rapports analytiques et distanciés à la lecture si on ne précise pas que la recherche porte sur les affects ressentis).
3) Il convient aussi d’insister sur une certaine régularité dans la tenue du journal ainsi que de trouver un dispositif simple pour la collecte ultérieure des données, comme le tapuscrit. On peut au contraire valoriser un format de journal manuscrit, qui ouvre de plus larges possibilités d’appropriation de la lecture (comme l’ajout d’illustrations). Le journal manuscrit est probablement un espace plus favorable à l’expression d’une intimité.
4) Dans l’analyse, tenir compte du profil de chaque enquêté.e si l’on veut construire une problématique sociologique. Garder à l’esprit que la lecture est une pratique aux usages sociaux les plus divers, mais aussi sur laquelle les chercheurs et les chercheuses en études culturelles ont de nombreuses préconceptions.
5) Interpréter les dits et les non-dits. L’analyse doit tenir compte de la « situation d’examen » que constitue une enquête sur la lecture. Ce qui est dit peut révéler ce que l’enquêté·e pense vraiment ou ce qu’il ou elle pense devoir dire, ce qu’il importe de dire. La profession d’un intérêt pour le texte lu peut aussi bien révéler un véritable intérêt qu’un intérêt de façade. Par exemple, tout ce qui semble aller dans le sens d’une validation des normes et des représentations collectives de la littérature ou de la lecture légitimes (éloge des classiques, analyse de texte, citation de noms d’auteurs, de titres d’œuvres ou encore de concepts littéraires appartenant à la culture scolaire, etc.) peut manifester une « bonne volonté » scolaire chez l’enquêté·e
6) La répétition, le lapsus, l’erreur, le non-dit (par exemple, l’absence de mention d’un personnage important ou d’un événement crucial dans un récit) fournissent également des pistes d’interprétation des lectures subjectives. De manière générale, tout ce qui semble écrit par inadvertance, sans intention de l’écrire, peut être révélateur.
7) L’analyse des illustrations et de leur lien avec le texte écrit peut également fournir des pistes d’interprétation fructueuses.
8) De manière générale, si le protocole le permet, l’analyse des journaux de lecture se prête très bien aux approches comparatistes. Grâce aux journaux de lecture, on peut repérer des récurrences qui reflètent des représentations du monde dans une communauté de lecture donnée. Cela permet de voir comment un groupe de lecteurs et de lectrices composent et constituent une communauté interprétative.
9) Le chercheur ou la chercheuse pourra compléter cette analyse en collectant d’autres données sous d’autres formats, comme l’entretien, le questionnaire ou encore sa propre analyse du texte.
10) Comme pour toute enquête de réception : ouvrir à la comparaison avec d’autres sources. On pourra par exemple analyser les variations émotionnelles et interprétatives en diachronie, à partir de traces de lectures du passé, comme les articles de critiques littéraires ou les journaux intimes (traces dont il faut intégrer la spécificité dans l’analyse car ce ne sont pas des journaux de lecture). Les réactions et interprétations qui se répètent et qui restent à travers le temps peuvent alors éclairer l’esthétique de l’auteur.
Bibliographie
Fish, Stanley (1980), Is There a Text in This Class ? The Authority of Interpretive Community, Cambridge, MA.
Rouxel Annie, Langlade Gérard (2004) (dir.), Le Sujet lecteur. Lecture subjective et enseignement de la littérature, Rennes, Presses Universitaires de Rennes.
L’autobiographie de lecteur.ice
Les commentaires web
Disciplines et champs
Analyse du discours / Sociologie de la réception / Humanités numériques
Objectifs
Donner son avis sur un objet culturel est une pratique sociale particulièrement répandue, indissociable sans doute de la production même de ces objets. L’avènement du numérique participatif, de l’ « internet social » a multiplié les lieux d’expression et sorti la réception populaire de l’invisibilité où la maintenait la critique professionnelle.
De plus en plus de perspectives proposent d’utiliser ces espaces de commentaires comme des corpus de sources de réception, auxquels on peut poser les questions les plus variées.
Méthode
Il est tout à fait viable de mener des études de réception sur des corpus constitués, au sens large, de « commentaires web ». Ce terme recouvre toutefois des réalités différentes. Pour ne parler que de la francophonie, il peut désigner des textes, souvent courts, laissés sous la forme d’évaluation sur des sites généralistes (comme les « Avis » sur Amazon ou Google) ou sur des plateformes spécialisées, comme Babelio pour la littérature ou AlloCiné pour le cinéma (qui a la particularité de faire coexister dans deux espaces proches la « Critique presse » et la « Critique spectateurs »). Enfin, certaines plateformes participatives s’orientent vers des pratiques d’analyses longues proches de la critique « professionnelle » (SensCritique) et d’autres sont des espaces tenus uniquement par des communautés qui se revendiquent comme fans (divers forum, par exemple Pottermore).
Ces sources ont en commun une énonciation particulière : les récepteur.ices se posent comme amateur.ices, mais adoptent une posture « critique ». Il s’agit d’abord et avant tout de donner un avis précis, qui a souvent pour fonction une recommandation (aller voir ou non le film). Contrairement à beaucoup protocoles, comme les entretiens, les enquêté.es décident de l’œuvre dont ils et elles vont parler, ainsi que des critères auxquels ils et elles vont prêter attention. En ce sens, on parle de sources « préconstituées » (elles existaient avant qu’un.e chercheur.euse ne décide de mener une enquête). Tous ces éléments doivent être pris en compte lorsque l’on réfléchit à l’établissement d’un corpus : quelle(s) œuvres ? quelle périodicité ? quelle(s) plateforme(s) ?
Pour cette raison, elles sont plus difficiles à aborder dans une optique comparatiste. Par exemple, il n’est pas aisé de comparer un commentaire où un.e enquêté n’évaluerait le film que via la performance des comédien.nes avec un commentaire qui s’attarderait surtout à inscrire l’œuvre dans la filmographie de son ou de sa réalisateur.ice.
Cela dit, les commentaires web ouvrent de nombreuses problématiques : décrire certaines pratiques de réception, délimiter des communautés interprétatives, étudier les valeurs et les modes de justification dominants pour évaluer les œuvres, etc. De par leur quantité et leur préexistence à l’enquête, les commentaires web permettent d’imaginer plus facilement des études quantitatives : quelle est la part des commentaires qui s’attardent sur les aspects formels ? sur le jeu ? sur la figure auctoriale ? etc.
Lire un exemple d’étude de réception
Dominique Legallois et Céline Poudat ont proposé une analyse de l’axiologie de la réception (quelles valeurs mobilisent les récepteur.ices ?) dans 400 commentaires Amazon. Leur enquête montre un double usage, qualitatif et quantitatif, du corpus [lien].
Laurent Jullier a beaucoup étudié les modalités de la réception du cinéma sur internet via des analyses qualitatives de commentaires laissés par des internautes sur IMDB, par exemple à propos de Boulevard de la mort [lien]
Bibliographie
Dominique Legallois, Céline Poudat, « Comment parler des livres que l’on a lus ? Discours et axiologie des avis des internautes », Semen, n°26, 2008, [en ligne].
La recréation participative
La recherche-action
Exemples de protocoles
Concevoir des journaux de lecture (Marpeau, 2021)
Source : Anne-Claire Marpeau, « Les journaux de lectures. Un outil pour la recherche et pour l’enseignement », Atelier de Théorie Littéraire de Fabula, 2021 [reproduit avec l’autorisation de l’autrice].
Les journaux de lecture, dont la production est un exercice à la croisée de la lecture et de l’écriture, apparaissent comme des outils de recherche et d’enseignement intéressants et stimulants à qui souhaite enquêter sur l’interprétation et la réception des œuvres littéraires et/ou proposer un exercice qui favorise l’appropriation lectorale à ses étudiant·e·s[1]. Ils constituent en effet ce que Marie Parmentier appelle des « traces de lectures », qui s’apparentent à la fois à des discours qui « ponctuent la lecture[2] » et à des « bilans de lecture[3] ». Ils permettent donc d’accéder de manière approfondie à l’activité de lecteur·rice·s empiriques, à travers une méthodologie de l’enquête de terrain qui reste à développer dans le champ des études littéraires.
Un outil pour la recherche
Étudier la lecture et la réception des œuvres littéraires
Les journaux de lecture permettent de recueillir des données de terrain sur la lecture et la réception des œuvres littéraires. Ils peuvent donc être intégrés à un dispositif d’enquête qui vise à étudier la lecture, ses acteur·rice·s, ses procédés et le parcours d’une œuvre, de sa production à la réception.
L’intérêt du journal de lecture est qu’il permet d’accéder à une réception sur le temps long : plutôt que de saisir seulement une appréciation de lecture à un moment donné, ou au contraire, de recueillir un bilan de lecture réfléchi qui s’apparente davantage à une démarche critique, le chercheur ou la chercheuse peut par ce biais recueillir les traces d’une lecture dans sa durée, avec ses variations émotionnelles et interprétatives. Surtout si le journal porte sur la lecture d’une œuvre intégrale, on y trouvera une évolution des appréciations et des interprétations d’un texte. On y trouvera également l’occasion d’approfondir la compréhension de ce qu’est et de ce que fait la lecture et la réception d’une œuvre littéraire.
Un second intérêt du journal de lecture pour la recherche littéraire est de pénétrer dans la singularité d’une réception individuelle, souvent peu accessible au chercheur ou à la chercheuse, qui éclaire à la fois l’œuvre lue et le sujet qui lit. L’écriture des impressions et interprétations de lecture durant le processus même de cette lecture semble représenter un accès privilégié à ce que Gérard Langlade appelle le « texte du lecteur », qui se définit comme « l’activité originale de celui qui, auteur plus ou moins conscient de sa lecture, marque son rapport aux œuvres de l’empreinte de ses interrogations, de ses fantasmes et de ses désirs[4]». La reconstitution de ce texte de lecteur ou de lectrice par le chercheur ou la chercheuse permet donc d’accéder à la diversité des effets du texte et à la polysémie d’une œuvre. Si on peut dire qu’il y a autant de textes que de lecteur·rice·s, le journal de lecture est une entrée pour découvrir cette multiplicité des textes. La diversité de ces réceptions fournit au chercheur ou la chercheuse le moyen d’approfondir sa propre réception de l’œuvre et des pistes d’analyse critique. Elle permet aussi d’envisager l’œuvre littéraire comme un objet culturel, qui circule dans le monde social, et d’inscrire alors son travail dans le champ des études culturelles.
Non seulement le journal de lecture fournit des données sur la lecture subjective, mais il permet aussi d’accéder au « sujet-lecteur », le lecteur ou la lectrice empirique qui est « au cœur de toute expérience vivante de la littérature, de toute appréhension sensible, éthique et esthétique des œuvres[5]». Le journal de lecture n’a sans doute pas le pouvoir de faire accéder à l’intimité nue du lecteur ou de la lectrice. Le discours tenu sur l’œuvre lue, s’il est tourné vers un regard extérieur qui incarne souvent l’institution, sera informé par ce que celui ou celle qui écrit le journal croit être les attentes du chercheur ou de la chercheuse. On accèdera donc davantage à l » « extimité » du lecteur ou de la lectrice, pour reprendre le terme de Serge Tisseron, c’est-à-dire au « processus par lequel des fragments du soi intime sont proposés au regard d’autrui afin d’être validés[6]». Problématiser et analyser cette extimité comme telle n’en est pas moins intéressant, comme je le montre par la suite (cf. « Recueillir et analyser les journaux de lecture »). Collecter des journaux de lecture permet donc d’appréhender des réceptions individuelles, mais également ce qu’il y a de collectif dans ces réceptions car, comme le rappelle Gérard Langlade
le lecteur à toujours affaire à ses « autres » : les souvenirs enfouis issus de son histoire personnelle, les scénarios fantasmatiques tissés par son inconscient et activés par les œuvres de fiction, le bruissement des diverses communautés interprétatives auxquelles il participe, le frayage des langues et des langages qui médiatisent son rapport au monde[7].
Les récurrences et les divergences des discours tenus sur les œuvres offrent le reflet de ce que Stanley Fish appelle une « communauté interprétative ». La notion permet de penser l’intersection de l’individuel et du collectif dans l’acte interprétatif : « le lecteur […] est le membre d’une communauté dont les attentes au regard de la littérature déterminent le type d’attention qu’il lui prête et donc le type de littérature qu’il “fait”[8].»
Selon Stanley Fish, les stratégies de lecture mises en place par les membres d’une communauté interprétative précèdent le texte plutôt qu’elles n’en découlent : « ces stratégies existent avant l’acte de lire et déterminent en conséquence la forme de ce qui est lu, plutôt que l’inverse, comme cela est souvent présumé[9]». Stanley Fish envisage dès lors l’interprétation comme un acte à la fois objectif et subjectif :
Une communauté interprétative n’est pas objective parce qu’en tant que rassemblement d’intérêts, d’intentions et d’objectifs particuliers, son point de vue est davantage intéressé que neutre ; mais selon le même raisonnement, les significations et textes produits par une communauté interprétative ne sont pas subjectifs parce qu’ils ne proviennent pas d’un individu isolé mais d’un point de vue public et de convention[10].
Chaque lecteur et lectrice appartient à plusieurs communautés interprétatives dont on trouvera les caractéristiques dans les journaux de lecture. Ces derniers offrent alors une entrée extrêmement pertinente pour approfondir la théorie des communautés interprétatives et la manière dont elles se constituent et se manifestent au sujet d’une œuvre donnée. Ils fournissent en outre des pistes de compréhension de ce qui fait qu’une œuvre n’est pas reçue de manière similaire en diachronie et en synchronie et de ce qui reste de l’interprétation d’une œuvre à travers le temps.
Enfin, les journaux de lectures constituent un support graphique et iconographique intéressant à analyser. Ils permettent d’accéder à des réceptions sous un format peu habituel, qui invite le chercheur ou la chercheuse à développer des outils d’analyse stimulants pour la recherche littéraire.
Recueillir et analyser les journaux de lecture
Définir l’objet de sa recherche : il est important de définir clairement l’objet de sa recherche pour recueillir les données de terrain par le biais du journal de lecture. Cherche-t-on à travailler sur les émotions que la lecture d’une œuvre suscite ? Sur les interprétations de cette œuvre ? Sur des profils de lecteur ou de lectrice ? Les objets de la recherche peuvent être multiples et ils varient au cours de la recherche mais il est nécessaire de clarifier cette question au départ, car les consignes données aux enquêté·e·s en découlent et ces consignes auront un effet sur les données récoltées.
Définir les consignes de l’enquête : un des écueils de l’enquête de terrain, qu’elle soit quantitative ou qualitative, est celui des biais que le cadre de la recherche crée dans l’esprit de l’enquêté·e. Les attentes du chercheur ou de la chercheuse et les attentes sociales, qu’elles soient réelles ou imaginées par l’enquêté·e, ont une influence sur la manière dont l’enquêté·e y répond. Comme les sociologues de la lecture le rappellent, « la situation d’enquête s’apparente à l’ensemble des situations où les productions linguistiques sont, explicitement ou implicitement, soumises à l’évaluation et où l’enquêteur, comme dans les examens scolaires ou les entretiens d’embauche, occupe une position dominante[11]». L’anonymisation des données, outre qu’elle doit être pratiquée pour répondre aux critères éthiques d’une enquête sur sujets humains, doit être explicitée pour faciliter la liberté de parole des enquêté·e·s. En outre, il peut être intéressant de ne pas dévoiler l’objet de la recherche ou au contraire de l’expliciter si on veut éviter les effets de censure ou de validation des attentes imaginées. Ce choix dépend de l’objet de la recherche. Par exemple, lors de mon enquête durant mon travail de thèse, dans lequel je cherchais notamment à accéder à des lectures subjectives de Madame Bovary de Flaubert et aux réactions, émotions et interprétations que suscitait son personnage principal, j’ai choisi l’explicitation afin de minimiser les effets de censure liés aux attentes institutionnelles et scolaires de la « bonne » lecture, analytique et distancée. Mon enquête a été présentée à des élèves dans le contexte de la classe et avec l’accord et le soutien de l’enseignante. Par ailleurs, ma position de chercheuse a sans doute contribué à donner à mon travail un aspect « sérieux » et légitime, qui a pu influencer la manière dont les lecteur·rice·s ont abordé leur participation, dans un contexte scolaire spécifique, celui de la filière littéraire, où l’apprentissage des codes de la culture lettrée est particulièrement prégnant. Il a donc fallu « tenter de redéfinir une situation qui avait toutes chances d’être spontanément perçue […] comme une sorte d’examen culturel[12]» et scolaire. Il a ainsi été rappelé aux élèves que leur participation serait anonymisée et non évaluée et que leur enseignante n’y aurait pas accès. J’ai également valorisé dans ma présentation du projet l’aspect émotionnel et subjectif de la lecture et insisté sur l’intérêt de toute participation.
Par ailleurs, pour accéder à une lecture individuelle dans sa durée, il semble important que le journal de lecture soit rédigé avec régularité. On peut donc guider les enquêté·e·s sur le rythme de lecture et d’écriture en leur rappelant qu’il est possible de choisir un rythme qui leur convient (prendre des notes tous les chapitres par exemple) mais qu’il est important que le travail s’apparente à un journal à entrées régulières et non pas seulement à un bilan en fin de lecture.
Enfin, le choix du format du journal de lecture n’est pas anodin. On peut laisser les enquêté·e·s choisir leur format, ce qui fournit des données sur le rapport à la lecture et à l’écriture des enquêté·e·s, qu’il soit manuscrit ou tapuscrit, plus ou moins esthétisé (le choix d’un cahier de brouillon se distingue par exemple du choix d’un carnet à couverture dure et ornée). Enfin, la dimension manuscrite du journal autorise peut-être une plus grande spontanéité dans la prise des notes de lecture et la pratique de l’illustration, dont on peut rappeler qu’elle est la bienvenue, dans la mesure où elle ne fait pas partie des pratiques spontanées dans le cadre des exercices traditionnels sur la lecture.
Lectures préparatoires : pour analyser les journaux, il semble important de connaître les travaux sur la lecture et la réception. Ce corpus préparatoire à l’analyse se compose des études littéraires de la réception et de la lecture mais aussi des historien·ne·s et des sociologues de la lecture. Je fournis ci-dessous une bibliographie indicative tirée de mon travail de thèse.
L’analyse : tenir compte du profil du lecteur ou de la lectrice et du chercheur et de la chercheuse. Toute lecture est située socialement. L’analyse des journaux de lecture, si on veut éviter qu’elle soit un simple reflet des représentations du chercheur ou de la chercheuse, devrait prendre en compte le sexe, l’âge, le milieu social, le parcours scolaire et professionnel du lecteur ou de la lectrice et interpréter les liens entre les propos tenus et ce profil. De même, le chercheur ou la chercheuse devrait réfléchir à ses propres représentations et biais cognitifs en relation avec son objet de recherche. Travailler sur la lecture implique notamment de se pencher sur les représentations sociales et culturelles de cette dernière et le rôle que ces représentations ont joué dans la formation et les pratiques du chercheur ou de la chercheuse. Les chercheurs et les chercheuses en littérature sont des lecteur·rice·s expert·e·s, formés aux codes et aux normes de l’institution littéraire, qui ont appris à lire un certain corpus d’une certaine manière, à s’appuyer sur des lectures critiques et à en produire[13]. La lecture savante est valorisée dans l’institution littéraire, ce qui peut impliquer un biais d’analyse fort et l’écueil du jugement de valeur pour un chercheur ou une chercheuse qui n’en retrouverait pas les traces dans les journaux de lecture.
L’analyse : interpréter les dits et les non-dits. Le travail d’analyse des journaux de lecture est un travail prudent qui implique de prendre de nombreuses précautions. Il soumet le chercheur ou la chercheuse à la production d’hypothèses et au questionnement permanents. Je fournis ici quelques pistes tirées de mon expérience lors de mon travail de thèse pour guider le travail du chercheur ou de la chercheuse.
L’analyse doit tenir compte de la « situation d’examen » que constitue une enquête sur la lecture. Ce qui est dit peut révéler ce que l’enquêté·e pense vraiment ou ce qu’il ou elle pense devoir dire, ce qu’il importe de dire. La profession d’un intérêt pour le texte lu peut aussi bien révéler un véritable intérêt[14] qu’un intérêt de façade. Ainsi, il est intéressant d’interpréter les propos en gardant en tête cette double possibilité. Par exemple, tout ce qui semble aller dans le sens d’une validation des normes et des représentations collectives de la littérature ou de la lecture légitimes (éloge des classiques, analyse de texte, citation de noms d’auteurs, de titres d’œuvres ou encore de concepts littéraires appartenant à la culture scolaire, etc.) peut manifester une « bonne volonté[15]» scolaire chez l’enquêté·e. Ceci donne des pistes d’interprétation de la constitution des représentations et des interprétations dominantes sur telle ou telle œuvre littéraire. Au contraire, l’indifférence ou le rejet de ces codes sont à interpréter.
On gardera par ailleurs à l’esprit que les propos tenus sur un texte sont tributaires de biais cognitifs : le biais de négativité par exemple pousse quelqu’un à exprimer davantage ce qu’il n’a pas aimé, pas compris, etc. Le biais de confirmation pousse à privilégier les informations validant une hypothèse préconçue. On peut à ce titre reconstituer des schémas de pensée dans les journaux de lecture, qui en disent autant du texte lu que du lecteur ou de la lectrice.
La répétition, le lapsus, l’erreur, le non-dit (par exemple, l’absence de mention d’un personnage important ou d’un événement crucial dans un récit) fournissent également des pistes d’interprétation des lectures subjectives. De manière générale, tout ce qui semble écrit par inadvertance, sans intention de l’écrire, peut être révélateur.
L’analyse des illustrations et de leur lien avec le texte écrit peut également fournir des pistes d’interprétation fructueuses.
Enfin, la comparaison s’avère essentielle à l’analyse, car c’est en réalité en recoupant les différents journaux de lecture qu’on aura une idée de ce qui appartient à la lecture subjective d’un·e enquêté·e et à une lecture collective.
L’analyse : la comparaison. Grâce aux journaux de lecture, on peut repérer des récurrences qui reflètent des représentations du monde dans une communauté de lecture donnée. Cela permet de voir comment un groupe de lecteurs et de lectrices composent et constituent une communauté interprétative. Le chercheur ou la chercheuse pourra compléter cette analyse en collectant d’autres données sous d’autres formats, comme l’entretien, le questionnaire ou encore sa propre analyse du texte. Dans le cadre d’une recherche sur le temps long, l’analyse des « souvenirs de lecture » à l’image du travail de Brigitte Louichon est aussi particulièrement intéressante[16].
On pourra par ailleurs analyser les variations émotionnelles et interprétatives en diachronie, à partir de traces de lectures du passé, comme les articles de critiques littéraires ou les journaux intimes (traces dont il faut intégrer la spécificité dans l’analyse car ce ne sont pas des journaux de lecture). Les réactions et interprétations qui se répètent et qui restent à travers le temps peuvent alors éclairer l’esthétique de l’auteur. Par exemple, dans mon travail de thèse, j’ai repéré le fait que depuis la publication de Madame Bovary de Flaubert, Emma Bovary suscite des jugements négatifs auprès des différentes communautés interprétatives dont j’ai étudié les traces de lecture. Mauvaise épouse, mauvaise lectrice et mauvaise amoureuse, elle apparaît toujours une figure-repoussoir, mais pour différentes raisons qui peuvent s’expliquer par l’évolution des codes de genre dans la société patriarcale mais aussi par la narration flaubertienne et notamment l’emploi du discours indirect libre. La voix et le point de vue de l’héroïne ne sont jamais entendus seuls, ils sont toujours contrôlés par la voix narrative, ce qui n’attribue que peu d’autonomie au personnage et peu de capacité à susciter l’empathie. On peut émettre l’hypothèse que l’intrigue du roman mais aussi la narration flaubertienne contribuent à faire du personnage principal un personnage déceptif pour son lectorat.
Un objet à exploiter. À la croisée d’une pratique de lecture, d’écriture et d’illustration, le journal de lecture est un objet à part entière, dont l’exploitation peut s’avérer fructueuse pour la recherche sur la création littéraire et l’intermédialité. Il peut ainsi servir de support à des recherches-actions, des mises en scène lectorales, des expositions, etc.
Un outil pour l’enseignement
L’intérêt pédagogique de l’exercice
Le journal de lecture présente différents intérêts pour l’enseignement de la littérature :
- Il permet de proposer aux étudiant·e·s en littérature un exercice qui sort des canons de l’enseignement littéraire et qui donne l’occasion d’exprimer son avis sur un texte de manière plus libre et diversifiée que les exercices critiques comme la dissertation, l’exposé ou le commentaire. Mon expérience est qu’il suscite souvent un vif intérêt.
- Le journal de lecture peut servir d’outil métaréflexif sur les attentes de la lecture à l’université, notamment en première année de Licence de Lettres. L’enseignant·e pourra l’exploiter pour mener l’étudiant·e à comprendre la différence entre la lecture immersive et subjective et la lecture distancée et analytique mais aussi les liens qui s’établissent entre les deux (par exemple, le lien entre les effets d’un texte et l’analyse de son registre).
- Le journal de lecture constitue un outil d’appropriation du texte, notamment dans le cas de la lecture d’une œuvre intégrale, car il permet un va-et-vient immersif et réflexif sur le texte et une maturation des effets de ce dernier. C’est aussi une production personnelle : il possède un caractère tangible et créatif. Il peut à ce titre favoriser une expérience de lecture satisfaisante pour les étudiant·e·s.
- Le journal de lecture est un outil précieux pour les révisions et pour la réflexion de l’étudiant·e sur ses objets de recherche, notamment s’il ou elle s’oriente vers la recherche littéraire. Il fournit à l’étudiant·e une trace personnelle et approfondie de ses lectures tout au long de son parcours universitaire, lectures qui peuvent parfois être lointaines lors des examens ou de l’entrée en master.
- Le journal de lecture offre en outre à l’enseignant·e une piste de compréhension des variations entre sa lecture de l’œuvre et celle de ses étudiant·e·s. Il est un outil de dialogue et de réflexion sur sa pratique d’enseignement : il lui permet d’enrichir son analyse de l’œuvre et d’adapter son enseignement aux attentes et aux représentations de ses étudiant·e·s.
La mise en place de l’exercice
- Les consignes du journal de lecture dans le cadre d’un cours peuvent être très diversifiées. Il convient de les expliciter en clarifiant les attentes, surtout en cas d’évaluation. Veut-on que l’étudiant·e développe sa lecture subjective et émotionnelle de l’œuvre ? Son texte de lecteur·rice ? Qu’il ou elle produise une lecture interprétative ou thématique de l’œuvre ? En fonction de l’objectif assigné à l’exercice, on pourra donner une liste de questions et de conseils que l’étudiant·e peut se poser quand il ou elle rédige son journal.
On pourra par exemple leur demander de :
– noter leurs réactions émotionnelles face au texte et en tirer des conclusions sur l’esthétique de l’œuvre
– produire un jugement esthétique, par exemple en relevant des passages qui leur ont plu et en expliquant pourquoi
– établir des liens avec d’autres œuvres littéraires et artistiques
- établir des liens avec des situations personnelles ou collectives
- noter les récurrences d’un thème ou d’une image dans l’œuvre et en produire une analyse
- analyser un extrait, une phrase
- faire une anthologie de citations
- produire des hypothèses sur le texte, des problématiques d’étude de l’œuvre
- illustrer leur lecture en expliquant le lien entre l’image produite et le texte lu
- faire des exercices de rhétorique : pastiche, continuations, réécriture, etc.
- poser des questions à l’enseignant·e
- Types d’exercices : le journal de lecture peut être un exercice en soi mais peut aussi servir de travail préparatoire à un travail second dont je donne ici une liste d’exemples non exhaustive. On peut ainsi proposer aux étudiant·e·s de rédiger un journal en vue d’un travail sur la réception d’une œuvre à partir d’autres traces de lecture ou encore dans la perspective d’un atelier-lecture durant lequel les étudiant·e·s peuvent discuter de leur lecture sous forme de table-ronde, ou bien d’un débat en classe ou enfin d’un travail plus académique comme un essai dans lequel l’étudiant·e présentera par exemple son texte de lecteur ou les conclusions qu’il ou elle a tiré de l’exercice.
Quelques écueils
- Dans le cadre d’un travail de recherche, il me semble important d’insister sur l’intimidation liée à la « situation d’examen » que provoque une enquête sur la lecture empirique. Ainsi, afin de guider mes enquêté·e·s, j’avais présenté un journal de lecture sur Madame Bovary rédigé par un adulte de ma connaissance et qui montrait bien l’investissement individuel et émotionnel du lecteur dans le texte et l’absence d’attentes scolaires. Mais ceci s’est au contraire avéré intimidant pour certain·e·s élèves, qui se sont dit qu’ils ou elles n’arriveraient pas à écrire de manière aussi intéressante ou bien rédigée, comme l’a souligné leur réaction lors de la présentation du projet et/ou d’un entretien individuel à la fin du projet. J’ai tenté de diminuer cet effet d’intimidation en rappelant que je n’attendais rien de particulier mais il me semble que donner un modèle de journal n’était pas une bonne idée.
- La question de l’évaluation des journaux est importante. Elle est fortement déconseillée dans le cadre d’un travail de recherche car elle provoque un biais très important. Dans cadre d’un travail d’enseignement, on ne peut pas attendre le même résultat en fonction du choix et de la manière d’évaluer. On peut émettre l’hypothèse que la production d’un travail personnel et intime peut ainsi être inhibée par l’idée d’être évalué·e. L’étudiant·e cherchera sans doute à se raccrocher aux codes de la lecture scolaire, distancée et analytique. Si on veut favoriser une pratique de lecture différente, on peut par exemple proposer aux étudiant·e·s de rédiger leurs journaux pour leurs yeux seuls mais de les exploiter dans le cadre d’un travail second. On peut aussi choisir de n’évaluer que certains exercices du journal, notamment les exercices de rhétorique ou encore n’évaluer que la régularité de la rédaction et non le contenu.
- Le découragement et la fatigue représentent un écueil pour cet exercice, notamment dans le cadre d’un projet de recherche basé sur une participation volontaire. Il est à cet égard important de se manifester de temps en temps auprès des enquêté·e·s durant la rédaction du journal, d’une manière ou d’une autre (message, présence, entretien, etc.). De mon expérience, la rédaction des journaux est souvent plus détaillée et régulière au début du projet qu’à la fin. Rédiger un journal de lecture nécessite des compétences en écriture et une certaine motivation. Le chercheur ou la chercheuse devra adapter ses attentes au profil de ses enquêté·e·s et il ou elle fera peut-être l’expérience de quelques déconvenues, comme le fait de récolter moins de journaux que prévus ou des journaux moins fournis que prévus, en raison de leur longueur par exemple. Mais ceci constitue en soi un terrain de réflexion intéressant sur la lecture d’une œuvre intégrale et tout journal de lecture est exploitable dans le cadre d’une étude comparée avec d’autres journaux.
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Louichon Brigitte, La littérature après coup, PUR, Rennes, 2009.
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Tauveron Catherine, « Comprendre et interpréter le littéraire à l’école : du texte réticent au texte proliférant », Repères : Recherches en didactique du français langue maternelle, n° 19, 1999, p. 9–38.
Histoire de la lecture
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Chartier Anne-Marie, Hébrard Jean, Discours sur la lecture (1880–1980), Paris, Service des Etudes et Recherches, BPI, Centre Georges Pompidou, 1989.
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Manguel Alberto, Une histoire de la lecture, Paris, Acte Sud, 1998.
Notes
[1] Cet article est le fruit de mes réflexions à l’issu de mon travail de thèse intitulé Emma entre les lignes : réceptions, lecteurs et lectrices de Madame Bovary de Flaubert, thèse de doctorat en Littérature générale et comparée sous la direction de Henri Garric et André Lamontagne, École Normale Supérieure de Lyon – Université de Colombie-Britannique, 2019.
[2] Marie Parmentier, « Lectures réelles et théories littéraires », Poétique, n° 181, Paris, Le Seuil, 2017, p. 136.
[3] Ibid.
[4] Gérard Langlade, « La lecture subjective est-elle soluble dans l’enseignement de la littérature ? », Études de Lettres, n°1, 2014 [en ligne].
URL : https://journals.openedition.org/edl/608. Consulté le 2 mars 2021.
[5] Annie Rouxel et Gérard Langlade (dir.), Le sujet lecteur. Lecture subjective et enseignement de la littérature, PUR, Rennes, 2004, p. 12.
[6] Serge Tisseron, « Intimité et extimité », Communications, 88, 2011, p. 84.
[7] Gérard Langlade, « La lecture subjective… », op. cit.
[8] Stanley Fish, Is There a Text in This Class ? The Authority of Interpretive Community, Cambridge, MA, 1980, p.11. [Je traduis]).
[9] Ibid., p. 14.
[10] Ibid.
[11] Gérard Mauger, Claude Poliak et Bernard Pudal, Histoires de lecteurs, Broissieux, Le Croquant, 2010 [1999], p. 23.
[12] Ibid.
[13] Voir à ce titre le travail de thèse de Morgane Maridet sur la lecture en khâgne (références dans la bibliographie indicative).
[14] Cet intérêt se manifestera par d’autres signes dans le journal de lecture, comme la répétition de cet intérêt, la mention d’émotions éprouvées à la lecture, l’interprétation d’un passage, la copie de citation, la formulation de lien avec la vie personnelle du lecteur ou de la lectrice, etc.
[15] Gérard Mauger, Claude Poliak, Bernard Pudal, Histoires de lecteurs, op. cit., p. 25.
[16] Brigitte Louichon, La littérature après coup, Rennes, PUR, 2009.
Enquêter sur des plateformes numériques : BookTubes, Bookstagrams, Booklr (Siguier, 2020)
Source : Marine Siguier, extrait de la thèse Homotopies littéraires et images partagées. Figurations du lecteur, du livre et de la lecture sur trois plateformes numériques (YouTube, Instagram, Tumblr).Soutenue le 18 décembre 2020, CELSA-GRIPIC.
Enquêter sur des corpus infinis : de la flânerie numérique à la production catégorielle
Nous cherchons dans ce travail de thèse à délimiter les frontières des espaces littéraires qui se sont constitués au fil des années sur YouTube ( « Booktube »), Instagram ( « Bookstagram ») et Tumblr ( « Booklr »), via les innombrables publications d’internautes évoquant leurs lectures sur ces plateformes de partage d’images et de vidéos. Contrairement aux sites littéraires spécialisés tels que Babelio, Livraddict ou Goodreads, rien dans le design de ces plateformes ne prévoit de catégorie réservée aux contenus relatifs à la lecture. Une première étape de l’analyse relève donc de la problématique de l’aiguille dans la botte de foin : comment débusquer les contenus littéraires au sein du foisonnement numérique ? Cet impératif exploratoire pose un certain nombre de difficultés méthodologiques.
Face aux corpus numériques, on ne peut faire l’économie d’une phase d’immersion, voire d’errance, au sein de ces contrées inexplorées. Surmonter le vertige de cette plongée en terre inconnue, c’est déjà accepter le caractère aléatoire de la recherche. Flâner de compte en compte, de lien hypertexte en lien hypertexte, de hashtag en hashtag, revient alors à s’approprier la logique de sérendipité du web. L’instrumentalisation de cet heureux hasard, de cette faculté à trouver ce qu’on ne cherchait pas, permet un certain nombre de « trouvailles vernaculaires »[1] qui peu à peu structurent l’analyse et font émerger de nouvelles interrogations. Cependant, cette flânerie reste toujours encadrée par le fonctionnement algorithmique des plateformes, qui circonscrit la dimension hasardeuse de nos démarches préliminaires.
Une recherche en collaboration avec le dispositif
La structuration de notre corpus exploratoire reste tributaire du système de recommandation intégré dans les dispositifs, qui nous permet de faire émerger des contenus par effet de voisinage. Ce système s’appuie sur un double mécanisme : une suggestion de mots-clés associés aux recherches effectuées par les usagers, et une suggestion de contenus similaires à ceux déjà « suivis » par l’usager, en fonction de la nature des comptes auxquels il est déjà abonné. Nous avons constitué un pré-corpus à partir d’un fonctionnement en entonnoir : une première phase de recherche à partir d’une recherche des mots-clés « Bookstagram », « Booktube » et « Booklr », combinée à l’abonnement à des comptes suggérés par les dispositifs ; puis une phase d’exploration des contenus proposés par la plateforme d’après ces abonnements. Ainsi, une recherche du mot-clé « Bookstagram » sur Instagram entraîne un mécanisme de suggestion en deux temps, illustré dans la figure ci-dessous.
Figure 1. Suggestions algorithmiques sur Instagram
Source : capture d’écran du 28/06/2019, page d’accueil Instagram.
Le terme recherché est d’abord associé à plusieurs hashtags (entourés en jaune) et à plusieurs comptes (entourés en rouge). La pertinence des comptes suggérés ici relève de dynamiques de sélection propres aux logiques du dispositif, dont on ne peut que supposer qu’elles s’appuient à la fois sur la « popularité » des comptes sélectionnés automatiquement, et sur le travail d’étiquetage de leurs contenus effectué par les usagers eux-mêmes, qui font apparaître le terme « Bookstagram » dans leur pseudonyme. Par ailleurs, l’abonnement à plusieurs de ces comptes suggérés en barre de recherche entraîne l’émergence d’une seconde fonctionnalité de recommandation : une rubrique intitulée « Suggestions pour vous » (entourée en vert), propose alors une sélection personnalisée de comptes, en fonction des abonnements préalables. La première phase de notre recherche a consisté à nous abonner massivement et « à l’aveugle » (sans critères de distinction initiaux) à ces comptes « élus » par l’algorithme. En suivant une démarche similaire pour Tumblr et YouTube, nous nous sommes abonnée à une centaine de comptes sur chaque plateforme.
Accéder à certains types de contenus en s’appuyant sur les suggestions automatiques du dispositif peut constituer pour le chercheur un outil précieux, mais qui comporte de nombreux écueils. Ce positionnement méthodologique fait courir un risque d’enfermement au sein d’un système de filtrage spécifié, laissant invisibles des contenus potentiellement pertinents pour notre étude, en proposant uniquement des contenus très similaires à ceux déjà suivis. Cet écueil d’une « littérature en bulle de filtre » [2], s’il peut difficilement être déjoué, mérite néanmoins d’être reconnu et identifié. Les espaces autodésignés que sont Booktube, Bookstagram et Booklr ne rassemblent ni ne résument à eux seuls tous les contenus relatifs à la lecture sur ces trois plateformes. Leur représentativité est donc contestable, mais nous considérons cependant qu’ils mettent au jour des dynamiques de standardisation, des effets de stéréotypies et des esthétiques visuelles, qui méritent d’être étudiés dans toute leur complexité et leur spécificité. Tout en admettant l’existence inéluctable de contenus mal référencés, et qui échappent donc à cette recherche par mots-clés, nous proposons de contourner cet éternel point d’achoppement en renonçant d’emblée à toute prétention d’exhaustivité. Ne plus se focaliser sur les zones d’ombre ( « qu’est-ce que je ne vois pas ? »), mais sur le régime de visibilité ( « pourquoi est-ce que je vois ce que je vois ? », « pourquoi ce contenu est-il favorisé au détriment d’un autre ? »), nous permettra d’adopter un regard opérant sur nos objets de recherche. L’approche systémique et automatisée des plateformes numériques, via l’analyse de données, n’est alors efficace que si elle est couplée à une approche « manuelle », au cas par cas.
Après cette première étape d’abonnement sans autres critères de distinction que les suggestions algorithmiques, nous avons donc effectué un second travail de sélection plus qualitatif. Ce pré-corpus initial d’environ 300 comptes a été réduit de moitié, selon nos propres critères plus subjectifs, fonction à la fois de :
- leur popularité : étant donné la nature de nos questions de recherche, nous avons privilégié les comptes les plus « populaires », tout en ayant conscience de la relativité de cette appellation. Procédant par élimination, nous avons gardé tous les comptes ayant plus de 5000 « abonnés » (à quelques exceptions près), chiffre à la fois conséquent et dérisoire comparé à l’audience de plusieurs millions d’abonnés dont bénéficient d’autres producteurs de contenus relatifs à la mode, l’humour ou les jeux vidéos dans ces espaces.
- leur activité : nous avons privilégié les comptes les plus actifs, publiant du contenu régulièrement (au moins une fois par semaine), afin de pouvoir évaluer l’évolution des publications sur plusieurs mois, et de bénéficier d’un matériau de base assez dynamique pour appréhender les tendances à l’œuvre dans une perspective diachronique.
- leur nationalité : les comptes ont également été sélectionnés selon une volonté de parité représentative entre comptes anglophones et comptes francophones. Il s’agissait de pouvoir identifier les nombreux points communs dans les normes esthétiques et discursives, sans pour autant écraser les éventuelles spécificités culturelles entre ces différents espaces. Notons cependant que la taille relativement restreinte de notre corpus nous permet d’identifier plus aisément des enjeux d’uniformisation que l’influence des spécificités nationales sur la nature des contenus publiés, qui aurait nécessité une analyse à plus grande échelle. Nous supposons également que notre choix de focalisation sur des pratiques qui revendiquent leur leur adéquation à des fonctionnements standardisés masque par définition les initiatives plus marginales qui viseraient au contraire à faire valoir des différences en fonction des pays.
- leur diversité : l’hétérogénéité de ces comptes tient d’abord au statut de leurs propriétaires. Nous avons tenu à mettre en regard les comptes de particuliers avec des comptes de professionnels des métiers du livre (éditeurs, auteurs, libraires…). Cette différence de postures nous permet d’évaluer les dynamiques de circulation à l’œuvre dans la production de contenus relatifs à la littérature. Tout en restant circonscrits aux mêmes espaces médiatiques (Instagram, YouTube ou Tumblr), ces contenus traversent différentes strates sociales qui les requalifient à l’aune de logiques marchandes, promotionnelles, pédagogiques, etc.
La suggestion de contenus constitue donc un outil privilégié de notre démarche exploratoire. Mais cette dernière ne repose pas seulement sur une stratégie d’abonnement qui suppose un geste actif de la part de l’internaute. Elle fonde également son accessibilité sur un « déjà-là » visible en permanence. De nos pratiques d’abonnement découlent en effet des suggestions de contenus personnalisés, rassemblées sous la rubrique « Recommandations » sur YouTube, et « Exploration » pour Tumblr et Instagram (symbolisées sur ces deux plateformes par une boussole, entourée en rouge sur les images ci-dessous).
Figure 2. Une exploration orientée
Source : captures d’écran du 30/11/2019, suggestions de contenus sur YouTube, Tumblr et Instagram.
La métaphore spatiale est filée à travers l’axiologie mobilisée par les dispositifs, qui proposent de « guider » l’internaute dans son « exploration » pour « découvrir » de nouveaux contenus. Ce champ lexical de l’aventurier, se frayant un chemin parmi la prolifération des contenus, masque la puissance du cadrage éditorial où le fonctionnement algorithmique prend entièrement en charge l’agrégation de ces contenus proposés au sein d’une même scène visuelle. C’est à partir de ces assemblages automatisés et à grande échelle que nous avons établi notre propre travail de sélection et d’archivage des contenus. Ainsi, aux premiers gestes de recherche exploratoire par mots-clés, en « collaboration » avec le dispositif, se substitue un travail heuristique de veille, portant à la fois sur les contenus publiés par les internautes « suivis » (gestionnaires de comptes auxquels nous sommes abonnée), et une exploration ponctuelle de ces nouveaux contenus suggérés.
Cette navigation à la fois aléatoire et orientée s’est rapidement imposée comme un exercice quotidien : de septembre 2017 à décembre 2019, tous les matins, pendant une heure, nous nous sommes livrée à un travail de veille sur les trois plateformes étudiées. Cet ancrage dans le « temps long » – deux années qui paraissent dérisoires à l’échelle d’une histoire des médias traditionnelle, mais déjà significatives à l’aune de la « temporalité Internet » – entraîne une systématicité qui permet d’identifier dans une certaine mesure des tendances, des formes particulièrement circulantes, des éléments récurrents, etc.
Ce retour à l’échelle « micro » s’avère également essentielle pour repérer ce que l’algorithme ne pouvait voir : les variations, les mésusages, ou les détournements ironiques derrière la pratique d’étiquetage des contenus, à l’instar de l’image ci-dessous.
Figure 3. Usage ironique du hashtag « #bookstagram »
Source : capture d’écran du 24/12/2018, compte Instagram ellemady.
Ici le hashtag « #bookstagram » est utilisé de manière ironique ; il joue « contre » l’image d’un livre pour enfants qui lui est associée. C’est donc en portant un regard « au cas par cas » sur ces pratiques de catégorisation, de constitution de frontières symboliques et d’autodéterminations communautaires que nous avons cherché à saisir les représentations du livre, du lecteur et de la lecture qui circulent dans ces contextes spécifiques. Aux catégorisations du dispositif et aux pratiques d’autolabellisation des usagers s’ajoute alors notre propre posture de classification réflexive, élaborée au fil de nos explorations empiriques et en collaboration avec le fonctionnement standardisé des dispositifs.
Au sujet de l’activité sociale liée à la littérature, Jérôme Meizoz souligne la possibilité d’observer des « régularités » plutôt que des « règles », dans la mesure où « les acteurs sociaux y exercent des improvisations capables d’en dérégler les routines » [3]. C’est ce repérage de régularités que nous visons par cette veille quotidienne au long terme, combinée à un appui sur les systèmes de recommandation. Ainsi, s’il est difficile de définir à notre échelle les usages littéraires des plateformes en termes de proportions (minoritaires ou majoritaires ?), nous pouvons néanmoins nous référer à la standardisation industrialisée de ces pratiques (appui sur les systèmes de recommandation) et à notre propre ancrage temporel pour en faire émerger les saillances. Fixer des bornes temporelles au travail d’exploration permet alors de prendre du recul vis-à-vis du matériau étudié, et de pondérer l’écueil de la « valorisation de l’exception comme métaphore de l’ensemble » [4]. Cette étape heuristique est indissociable d’un geste d’archivage, à travers des captures d’écran, qui permettent de garder la trace de ces parcours éphémères.
Le chercheur et le screenshot : réflexions sur nos propres pratiques taxinomiques
Après deux ans et demi de veille systématisée, notre dossier « Captures d’écran » compte plusieurs milliers d’images. La part quantitative de notre recherche réside ainsi dans ce minutieux travail d’exploration, de repérage et de tri : à partir des systèmes de recommandation de chaque plateforme, qui contribuent à faire émerger des contenus sans cesse renouvelés, s’opère notre propre travail de sélection et de qualification manuelle.
Le screenshot relève d’un principe de fixation, que Julia Bonaccorsi définit comme un double geste d’élection de l’image ( « en quelque sorte “choisie” pour devenir archive ») et de désignation ( « le chercheur la documente, l’indexe en fonction de ses critères propres de codage et de référenciation » [5]). Cette pratique ordinaire de la capture d’écran, qui relève davantage de la chasse au trésor que de la collecte systématisée, a été notamment revendiquée par Gustavo Gomez-Mejia et Etienne Candel, qui proposent d’assumer cette méthode qui « ne se veut ni ethnologique, ni sociologique » [6], guidée avant tout par une « sensibilité sémiologique » [7]. Cette première étape de sélection nous place d’emblée dans le sillage des chercheurs préférant les « saillances discursives » [8], les « observations informelles » [9], la « valeur de l’exemplification » [10], et la qualité de « l’explicitation réflexive » [11] à la quête d’exhaustivité. C’est donc par un geste de fixation et de transformation du visuel que nous opérons notre propre échantillonnage d’images ainsi mises en collection.
La pratique du screenshot relève d’une dynamique de reproduction, mais également de transformation de l’image initiale. Le choix du cadrage traduit d’emblée une posture de recherche : en nous attachant à capturer non seulement l’image publiée, mais également ce qu’il y a autour (l’interface du site qui l’encadre, la mention du nombre de likes, les commentaires associés…), nous nous inscrivons dans une tradition sémiotique qui souligne l’importance du contexte de production et de circulation, conférant « son statut et sa valeur » [12] à l’image. Ne pas dissocier les contenus de l’environnement médiatique d’où ils émergent nous permet ainsi de constituer des collections sans écraser les spécificités du milieu d’origine. À ce premier geste de cadrage s’ajoute un second geste d’éditorialisation : en entourant des détails sur certaines images, nous modifions le statut du document par une orientation de sa réception. Sélectionner un détail dans une image, c’est nécessairement « en modifier le format et matériellement, transformer l’image, la faire disparaître pour en faire advenir une autre » [13]. Ce processus de fixation transforme également les temporalités : en « capturant » des stories, ces vidéos et photographies vouées à n’exister que pendant 24h sur Instagram, nous subvertissons leur nature éphémère pour les transformer en archives. Ce travail de collection est donc également un travail de production à part entière : c’est à travers une série d’opérations sur les images que nous faisons émerger notre corpus.
Les captures d’écran constituent ainsi des représentations de représentations. L’élection de l’image (qui s’effectue toujours au détriment de milliers d’autres contenus potentiels) se cristallise dans la production de catégories d’archivage construites arbitrairement. Les images ainsi « capturées » au gré d’une certaine subjectivité sont ensuite classées dans des dossiers qui nous serviront par la suite de source privilégiée. Ces pratiques de découpage font advenir du sens à travers la création de catégories propres au regard que nous portons sur nos objets. La constitution de notre propre dossier « captures d’écran » traduit un premier travail taxinomique informel, en constante évolution, et guidé par une intuition heuristique plus que par une vision d’ensemble prédéterminée.
Figure 4. Ébauche de catégorisation des images « capturées »
Source : capture d’écran du 23/04/2020, extraits du contenu de notre dossier « Captures d’écran ».
À l’euphorie exploratoire succède ensuite la rationalisation thématique. Cette phase de « rangement » iconographique est à l’origine de la structuration de nos réflexions, redistribuées à partir de ces ensembles hétéroclites. C’est également à partir de ces catégories herméneutiques que seront constituées les planches d’images figurées en annexe de la thèse. Julia Bonaccorsi souligne la dimension opérante d’une disposition tabulaire, qui permet de « faire se rencontrer les images » [14]. Disposer ces dernières en mosaïques présente un double avantage : ne pas écraser l’effet de sérialité indissociable de la circulation des images au sein des dispositifs numériques, et faire émerger du sens par effet de voisinage. Ainsi, sur Instagram, YouTube ou Tumblr, chaque image (ou vidéo) s’inscrit dans une logique de « feed », de flux, qui lui fait côtoyer d’autres contenus visuels. En reproduisant ce mode de présentation en annexe, nous prolongeons ce fonctionnement médiatique, tout en créant nos propres effets de sens. Cette reconstitution d’ensembles selon des critères qui nous sont propres permet ainsi de faire jaillir visuellement des similitudes, une esthétique commune, des scénographies récurrentes, etc. De ces constructions sérialisées seront ensuite extraites des images spécifiques, sélectionnées pour leur incarnation exemplaire de la « catégorie » qu’elles représentent, et intégrées dans le corps de notre thèse. À chaque image analysée au fil de nos réflexions répondent ainsi des dizaines d’images similaires, dont certaines seront répertoriées à la fin de cette thèse. Ce principe de « citation iconographique » [15] nous permet de limiter l’écueil de la surinterprétation artificielle d’une image isolée, en lui conférant une certaine valeur de représentativité a minima.
C’est donc en associant « boite noire » algorithmique et regard qualitatif que nous avons construit notre propre méthodologie de recherche. Les systèmes de recommandation intégrés aux plateformes, qui permettent de faire émerger des contenus identifiés comme similaires, ont constitué l’instrument central de notre démarche exploratoire. C’est en épousant les logiques automatisées des dispositifs que nous avons choisi de délimiter notre corpus, sans pour autant éviter tous les écueils inhérents à cette analyse de l’outil par l’outil. La production de nos propres catégories thématiques, à partir de suggestions algorithmiques recensées quotidiennement, nous a permis d’opérer un travail d’objectivation taxinomique qui a constitué le point de départ de notre réflexion sur Booktube, Bookstagram et Booklr.
Notes
[1] Gustavo Gomez Mejia, « Capturer des écrans : désirs, disparitions, débordements », séminaire Corpus nativement numériques, organisé par Christine Barats, CEDITEC, 25 janvier 2019.
[2] Alexandra Saemmer, « Littérature et numérique : archéologie d’un paradoxe », Revue de recherches en littératie médiatique multimodale, op. cit.
[3] Jérôme Meizoz, « “Écrire, c’est entrer en scène” : la littérature en personne », COnTEXTES [en ligne], 2015. URL : http://journals.openedition.org/contextes/6003.
[4] Laurent Gervereau, « Le musée, source ou moteur de recherche ? », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, vol. 4, n°72, pp. 125–131 ; cité par Julia Bonaccorsi, Fantasmagories de l’écran : Pour une approche visuelle de la textualité numérique, op. cit.
[5] Julia Bonaccorsi, Fantasmagories de l’écran : Pour une approche visuelle de la textualité numérique, op. cit., p. 83.
[6] Etienne Candel et Gustavo Gomez-Mejia, « Le bouton like : poétique du clic, vertige des discours », Semen [en ligne], n°42, 2017. URL : http://journals.openedition.org/semen/10623.
[7] Ibid.
[8] Ibid.
[9] Lev Manovich, Instagram and Comtemporary Image, publié en ligne – Licence Creative Commons, 2017, p. 101.
[10] Guillaume Heuguet, Métamorphoses de la musique et capitalisme médiatique. Au prisme de YouTube (2005–2018), thèse de doctorat en Sciences de l’information et de la communication, Paris, CELSA, 2018.
[11] Yves Jeanneret, « L’optique du sustainable : territoires médiatisés et savoirs visibles », Questions de communication, n°17, 2010, pp. 59–80.
[12] Julia Bonaccorsi, Fantasmagories de l’écran. Pour une approche visuelle de la textualité numérique, op. cit. p. 70.
[13] Ibid., p. 84.
[14] Ibid., p. 86.
[15] Laurent Gervereau, Histoire du visuel au XXe siècle, Paris, Seuil, 2003, p. 486 ; cité par Julia Bonaccorsi, Fantasmagories de l’écran. Pour une approche visuelle de la textualité numérique, op. cit., p. 78.
Questionnaire pour les spectateur.ices de théâtre (Maignant, 2020)
Ce questionnaire a été élaboré dans le cadre d’un projet de recherche sur la réception politique du théâtre contemporain. L’enjeu de la recherche est d’étudier dans le détail les manières dont le public raconte son expérience du spectacle, les modes de justification invoqué, les formes de politisation des événements scéniques et les rapports complexes entre la perception du soi « interprétant » et la perception du reste du public. L’entretien est conçu pour faire émerger des narrations de soi, prêter attention aux émotions et aux sensations sans négliger des processus herméneutiques plus classiques.
On peut lire sur ce site différents corpus produits à partir de ce protocole [lien ; lien ; lien], mais aussi une justification détaillée de la forme de ce questionnaire [lien].
En deux mots, est-ce que le spectacle vous a plu ?
relances possibles :
détailler les raisons
identification de moments marquants
Pourriez-vous me raconter votre expérience du spectacle ?
relances possibles :
autodéfinition de l’idée d’expérience
émotions, coprésence, rapport à la salle
observations socio-culturelles
expérience para-spectaculaire
Diriez-vous que le spectacle vous a raconté une histoire ?
relances possibles :
réflexions sur la narrativité
problématiques fait/fiction
[si oui] Pourriez me re-raconter cette histoire ?
relances possibles :
empathie, évaluations des personnages
rapport à l’instance superorganisatrice
opérations narratives
Pourriez-vous me résumer vos principales réactions au spectacle ?
relances possibles :
nature de l’émotion racontée
organisation de la réponse
échelles de justification
identification de moments marquants
Selon vous, quelles sont les intentions éthiques ou politiques du spectacle ?
relances possibles :
autodéfinition d’éthique / politique
échelle et type de justification
NB : moment charnière pour la suite de l’entretien qui permet d’aborder plus spécifiquement les points soulevés
Avez-vous eu le sentiment que le spectacle portait un ou des discours ?
relances possibles :
[si non] pourquoi ?
contenu des discours
instances responsables du discours
montage rhétorique (polyphonie)
Qu’avez-vous pensé de la manière dont le spectacle abordait le sujet X ?
NB : questionnement sur un thème éthique ou politique à construire d’abord selon des évidences, puis au fil des réponses obtenues durant les entretiens précédents sur le même spectacle
Quelles attentes aviez-vous à l’égard du spectacle ?
relances possibles :
échelle et type de justification
préconnaissances encyclopédiques
Comment décririez-vous la position dans laquelle le spectacle veut vous mettre ?
relances possibles :
échelle et type de justification
méta-conscience collective
coprésence et performativité
perception sensorielle
Comment décririez-vous votre rapport au reste du public ?
relances possibles :
organisation du dispositif
type d’affect
Pouvez-vous établir des liens entre la personne que vous êtes (personnalité, trajectoire sociale, expérience personnelle) et ce que vous venez de dire de votre expérience du spectacle ?
NB : question d’autodéfinition sociologique qui est le plus à même de susciter des sujets intimes et sensibles, relancer avec précaution
Arriveriez-vous à imaginer d’autres expériences de ce spectacle que la vôtre ?
relances possibles :
imagination expérientielle
hypothèses sociologiques
échelle et type de justification
Diriez-vous que ce spectacle a changé quelque chose en vous ?
relances possibles :
échelle et type de justification
NB : toujours de manière évolutive, on peut décliner la question sur une thématique précise (« a changé votre opinion sur X »)
Y a‑t-il des éléments essentiels de votre expérience que nous n’avons pas abordés ?
Guide pour la conception d’enquêtes (Citton, 2016)
Source : Yves Citton, « Guide pratique pour la conception d’enquêtes dans le domaine des études culturelles « , non publié, ressources pédagogiques, 2016.
1. Les études culturelles ne portent pas directement sur les environnements matériels au sein desquels nous vivons, mais sur la façon dont des perceptions humaines ont formé certains éléments de ces environnements, ainsi que sur la façon dont des perceptions humaines sont affectées par ces éléments. Dans la majorité des cas, les éléments sur lesquels les études culturelles portent leur attention sont identifiés comme des « oeuvres » (ou des « dispositifs artistiques »), mais elles peuvent aussi porter sur des représentations non identifiées comme artistiques (des discours non-littéraires, des modes d’actions politiques, etc.). L’important est que les études culturelles portent non directement sur la réalité elle-même, mais sur des façons de percevoir, exprimer ou représenter la réalité.
2. La première étape de la recherche consiste à tenter de préciser un certain problème qui sera étudié à travers un certain corpus.
2.1. Le problème se construit à partir de votre intuition que quelque chose est intéressant, et mériterait d’être creusé pour être mieux compris (par vous-même, d’abord, puis pour les autres ensuite).
QUESTION 1 : Quel problème vous semble intéressant à l’intersection entre votre existence et votre domaine d’étude ? Votre recherche sera d’autant plus intéressante que vous vous poserez un problème réel, vécu, grand ou petit, sur lequel vous butez vous-même lorsque vous essayez de donner sens à votre vie. Parmi tous les problèmes que vous pouvez identifier dans votre vécu (ou dans celui de vos proches ou de votre époque), lequel vous paraît pouvoir être élucidé au mieux dans le cadre de votre domaine d’étude, qui peut être en apparence très éloigné de votre vie actuelle (la tragédie grecque, le roman médiéval, la rhétorique d’Ancien Régime, la poésie symboliste, etc.) ? Cette distance entre votre domaine d’étude et votre vie actuelle est une difficulté qu’il faut transformer en atout heuristique, en instrument de découverte : elle doit être prise comme une opportunité de prendre du recul par rapport aux œillères qui restreignent notre perception de notre présent.
D’où la QUESTION 2 : Comment pouvez-vous utiliser les compétences acquises dans vos études spécialisées pour opérer un retour réflexif inattendu sur l’un des problèmes de votre existence ?
2.2. Une bonne façon de construire ce pont entre votre domaine d’étude et votre vie actuelle consiste à identifier un corpus prometteur, c’est-à-dire un ensemble limité de documents qui vous semblent intéressants (étonnants, énigmatiques, incompréhensibles, beaux, fascinants), dont vous avez l’intuition que l’étude approfondie pourrait vous faire progresser dans l’analyse de votre problème. Vous pouvez toutefois aussi partir d’un corpus qui vous plait (une œuvre qui vous charme, vous trouble, vous interroge), et vous demander à partir d’elle quels sont les problèmes que cette œuvre vous invite à poser si vous voulez mieux comprendre ses enjeux.
Dans tous les cas, il faut se poser la QUESTION 3 : Quel ensemble de documents définir précisément, sur lesquels votre recherche focalisera son attention pour tenter de faire avancer votre compréhension d’un problème actuel ?
3. Lorsque vous avez (même vaguement) identifié un problème et un corpus possibles, le travail consiste à préciser leur articulation conceptuelle en formulant une hypothèse de recherche. Demandez-vous, toujours à partir de vos intuitions (encore non-confirmées), ce que votre recherche pourrait contribuer à démontrer.
La formulation de l’hypothèse de recherche articule la QUESTION 4 : Qu’est-ce que votre étude du corpus choisi pourrait apporter à notre compréhension de quel problème ? Pour être satisfaisante, votre hypothèse de recherche doit satisfaire certains critères :
3.1. Votre hypothèse doit être objectivée : même si vous êtes parti de votre intuition personnelle pour identifier votre problème et votre corpus, il faut désormais passer à un mode de discours et d’argumentation qui vous efface en tant que sujet d’énonciation et de réflexion. Votre hypothèse est formulée par vous en tant qu’individu rationnel non-spécifié à l’intention de tout autre individu rationnel appelé à en suivre ou à en critiquer la démonstration. Il faut donc vous limiter à énoncer ce que n’importe qui pourrait constater à votre place, en précisant explicitement les conditions d’observation requises pour suivre les différentes étapes de votre raisonnement.
TEST 1 : Demandez-vous, à chaque étape de votre raisonnement, si un professeur tatillon, une étudiante ivoirienne, un moine japonais ou un chasseur amérindien (ayant appris le français) pourraient convenir avec votre argumentation.
3.2. Votre hypothèse doit être contre-intuitive : pour que votre travail soit véritablement intéressant, il faut que ses résultats puissent surprendre ce que votre lecteur sait déjà avant de le lire. Pas besoin de se fatiguer pendant des semaines et de noircir des pages de papier pour démontrer que le soleil se lève le matin et se couche le soir. Il faut que votre hypothèse vous surprenne vous-même en prenant le contre-pied de ce que vous pensiez être une évidence.
TEST 2 : Demandez à vos proches s’ils sont a priori d’accord avec la formulation contraire à celle de votre hypothèse ; s’ils l’acceptent en majorité, votre hypothèse est bien contre-intuitive.
3.3. Votre hypothèse doit être falsifiable : il faut formuler une hypothèse dont, à l’intérieur d’une certaine procédure d’enquête, on puisse décider si elle est confirmée ou réfutée par les résultats (a priori inconnus) de l’enquête. Il faut se méfier des hypothèses tellement générales qu’on peut retourner toute situation pour démontrer aussi bien qu’elles sont vraies ou qu’elles sont fausses (typiquement : « Dieu existe et Il est bon »).
TEST 3 : Demandez-vous quel dispositif expérimental permettrait de réfuter votre hypothèse (et essayez de comprendre pourquoi vous pensez qu’il trancherait en faveur de votre hypothèse)
3.4. Suivant votre domaine d’étude, votre hypothèse gagnera en intérêt si elle peut conduire à des expérimentations quantifiables : imaginez un dispositif d’enquête (questionnaire, protocole d’observation et de comptage) qui puisse faire apparaître des résultats quantitatifs selon différents paramètres du problème posé. Les études littéraires, autrefois allergiques à la quantification, bénéficient aujourd’hui d’outils numériques qui permettent de justifier des intuitions interprétatives à l’aide de décomptes précis d’occurrence de mots, de corrélations entre contextes, etc. : servez-vous-en !
TEST 4 : Demandez-vous à quelle distribution de résultats vous vous attendez à partir de votre hypothèse initiale, et quelles seraient les procédures d’enquêtes quantitatives qui vous permettraient de vérifier concrètement ces résultats attendus. Une hypothèse de recherche est d’autant plus forte qu’elle est contre-intuitive et qu’on peut la soumettre à l’épreuve d’une vérification quantitative ou d’une réfutation empirique.
4. Dans la mesure où elle s’inscrit dans un contexte universitaire, votre hypothèse doit également être informée par l’état de la recherche (ou « état de l’art »), c’est-à-dire, en principe, par l’ensemble des recherches antérieures menées sur les questions que vous traitez. En tant que chercheur débutant, il vous est bien entendu difficile de connaître ce qui s’est fait dans un domaine que vous découvrez – et c’est l’une des fonctions de votre directeur ou directrice de recherche que de vous orienter de son mieux dans l’état de la recherche. Vous disposez néanmoins d’outils bibliographiques pour tenter par vous-même de faire le point sur les acquis disponibles des publications antérieures.
4.1. Vous pouvez bien entendu recourir à des moteurs de recherche généralistes attrape-tout (comme Google, Yahoo, etc.), qui ramènent dans leurs filets tout ce qui se trouve être fréquemment consulté sur Internet. Si cela fait souvent apparaître des approches inattendues et extra-disciplinaires qui peuvent stimuler votre réflexion, il est impératif de vous sensibiliser aux statuts d’autorité très variables de ce à quoi vous allez avoir accès. Des informations puisées sur le site du Monde ou du New York Times sont censées avoir été vérifiées et donc porter un certain poids d’autorité, alors qu’une citation tirée d’un blog personnel peut parfaitement relever d’un délire qui discréditerait l’ensemble de votre travail, si vous y souscriviez naïvement comme à une vérité établie.
QUESTION 5 à vous poser chaque fois que vous citez une source extérieure aux revues et circuits universitaires : D’où provient cette citation et comment pourrez-vous justifier l’autorité que vous lui accordez ?
4.2. Il faut donc surtout recourir à des instruments bibliographiques spécifiques à la recherche universitaire (MLA Bibliography ou la Bibliographie der französischen Literaturwissenschaft de Klapp pour la littérature, par exemple). Chaque champ disciplinaire dispose de quelques instruments (dorénavant numérisés) qui vous permettent de faire le point sur ce qui s’est publié dans les revues et les ouvrages spécialisés. Apprendre à manier de tels instruments constitue une partie centrale de l’apprentissage de chercheur que propose un master. Il faut donc ici se poser la
QUESTION 6 : Quels sont les dix ou vingt références (articles dans des revues universitaires ou ouvrages de chercheurs) qui ont marqué les analyses faites à ce jour du problème que vous traitez ? Qu’il s’agisse d’un travail de fin de semestre, d’un mémoire de master ou d’une thèse de doctorat, cet effort d’inscription de votre réflexion individuelle au sein de références précises faites à l’état le plus récent de la recherche collective est absolument central dans le développement parallèle de votre statut individuel de chercheur et de cette entreprise collective qu’est la recherche universitaire. L’hypothèse de recherche issue de votre intuition première doit donc se préciser et s’infléchir au vu de ce qui a déjà été démontré ou invalidé dans le domaine sur lequel vous travaillez.
D’où la QUESTION 7 : Étant donné ce qui a déjà été publié sur le problème que vous essayez de poser, lesquels de ses aspects restent-ils à explorer en priorité et comment votre approche particulière et votre corpus particulier vous permettent-ils de faire avancer au mieux la réflexion collective ?
5. Ce processus d’élaboration progressive de votre hypothèse de recherche conduira souvent également à devoir affiner la délimitation de votre corpus. Ce corpus peut être constitué par des œuvres déjà existantes (textes littéraires, bandes dessinées, films, vidéo), par des documents historiques que vous irez extraire de diverses archives, mais il peut aussi être constitué par des données produites par votre recherche elle-même (réponses à des questionnaires, résultats d’observations directes, etc.). Le corpus doit être justifiable par des arguments épistémologiques et/ou pragmatiques : même si vous avez été originellement guidé vers lui par votre intuition, il faut que vous puissiez donner des arguments objectivés sur les limites que vous lui assignez. Pourquoi avoir inclus ou exclu telle œuvre plutôt que telle autre ? Pourquoi commencer à telle date et finir à telle autre ? Comment les données ont-elles été rassemblées ? En justifiant les limites assignées au corpus, certains arguments pragmatiques sont recevables : étant donné les ressources ou la temporalité limitée de l’enquête, vous pourrez rarement être exhaustif. Mais il faut également que vous trouviez des raisons « scientifiques » pour justifier les limites de votre corpus, et pour convaincre de sa représentativité. Toute sélection de données visant à constituer un corpus peut être accusée de biaiser les résultats obtenus (une enquête sur le travail des coiffeurs n’interrogeant que des chauves sera considérée comme peu représentative) : il faut donc veiller à neutraliser par avance tout choix (même involontaire) qui pourrait faire suspecter un biais ou une déformation invalidant la représentativité du corpus.
6. À la fois votre hypothèse et votre corpus peuvent être retouchés et affinés au fil du déroulement de la recherche, mais une fois qu’ils sont stabilisés, alors l’enquête commence véritablement comme une mise à l’épreuve de votre hypothèse sur votre corpus.
6.1. Dans le cas des études littéraires, les textes étudiés constituent « la réalité extérieure » sur laquelle les hypothèses interprétatives doivent être testées. Les textes ont une réalité objective (les mots, les phrases qui les constituent), et votre travail consiste à prouver l’adéquation entre ce que vous dites de leur signification et ce que tout lecteur peut constater dans les phrases qui les composent. C’est pourquoi les « preuves » de vos analyses prennent la forme de citations. Les citations ne doivent toutefois jamais être simplement lancées au lecteur comme des preuves brutes : il faut 1° commencer par les situer dans leur contexte, puis 2° les citer exactement sans rien y altérer, puis 3° les commenter pour montrer à votre lecteur quels sont, en elles, les éléments qui servent de preuve à votre démonstration, et enfin 4° expliciter précisément ce que prouvent ces éléments au sein de votre démonstration.
6.2. Dans le cas d’études culturelles dont le corpus n’est pas constitué par des textes littéraires, la mise à l’épreuve consiste en un double mouvement de va-et-vient : 1° interpréter certaines données de votre corpus comme contribuant à éclairer un aspect intéressant de votre problème de départ et 2° formuler vos questionnements de façon à faire apparaître comme pertinentes certaines données observées dans votre corpus.
Dans les deux cas, l’enquête implique de répéter à partir de différents angles d’attaque la même QUESTION 8 : Quels éléments sont-ils à extraire de votre corpus pour prouver/illustrer au mieux l’hypothèse que vous testez sur eux ?
7. La règle d’or de ce travail de mise à l’épreuve consiste à devenir vous-même votre plus impitoyable critique : l’apprentissage de la recherche consiste à faire parler en soi une voix qui cherche constamment à pointer les faiblesses des arguments que vous proposez. Cela passe par l’application sans merci du TEST 5 : Demandez-vous, pour chaque affirmation que vous faites, en quoi l’affirmation contradictoire à celle que vous faites pourrait elle aussi être juste, et cherchez alors à reformuler votre affirmation plus précisément de façon à ne pas l’exposer à la réfutation.
7.1. Un premier type d’objection peut provenir d’un défaut de logique au sein de votre démonstration. Chaque fois que vous faites une affirmation générale (sur la définition d’un phénomène, sur une implication logique entre deux observations, etc.), soumettez-vous au TEST 6 : Demandez-vous s’il n’y aurait pas un contre-exemple qui pourrait percer un trou dans votre affirmation. Reformulez alors votre affirmation de façon plus précise et plus rigoureuse afin d’exclure ce contre-exemple qu’on pourrait vous objecter.
7.2. Un deuxième type d’objection peut venir des travaux antérieurs déjà réalisés par d’autres chercheurs dans votre domaine d’enquête. TEST 7 : Demandez-vous si votre affirmation n’a pas déjà été soit invalidée, soit établie par des travaux antérieurs. Si c’est le cas, elle manque de pertinence sous sa forme actuelle et doit être révisée.
7.3. Un troisième type d’objection peut venir d’une autre interprétation possible des données que vous commentez.
TEST 8 : Demandez-vous comment on pourrait interpréter les données de façon à leur faire dire le contraire de ce que vous voulez leur faire dire. Si on peut le faire, révisez votre formulation de façon à empêcher qu’on interprète les données de façon contraire à votre affirmation.
7.4. Un quatrième type d’objection peut venir de l’attention portée à d’autres données de votre corpus que celles que vous avez choisi de mettre en valeur.
TEST 9 : Demandez-vous s’il n’y aurait pas dans votre corpus d’autres données (citations) qu’on pourrait évoquer pour invalider votre interprétation. Si oui, ajustez votre interprétation pour prendre en compte ces autres données, ou alors expliquez pourquoi elles ne peuvent pas être utilisées pour attaquer la validité de votre interprétation. Tout cela doit vous conduire à rédiger votre travail de recherche de façon « dialogique » (conformément aux théories de Mikhail Bakhtine), ou de façon « dialectique » (selon une tradition qui remonte à Platon), c’est-à-dire comme un dialogue incessant entre vos affirmations et, d’une part, les thèses préexistantes qu’elles confirment ou infirment et, d’autre part, les réfutations possibles auxquelles elles pourraient faire face de la part d’interlocuteurs à venir. Ce dialogisme se marque dans votre discours par des marqueurs logiques de concession (comme « quoique », « bien que », « toutefois », « néanmoins », « et pourtant », « malgré cela », etc.), qui doivent toujours complémenter les marqueurs logiques de conséquence (comme « car », « parce que », « puisque », « en effet », « par conséquent », « il en découle que », etc.).
RÈGLE GÉNÉRALE : une hypothèse de recherche n’est jamais complètement prouvée ; elle est (provisoirement) victorieuse dans la mesure où elle a déjà anticipé, dans sa formulation même, les objections que ses lecteurs les plus critiques pourront lui faire.
8. La vraie recherche consiste à s’efforcer de trouver davantage que ce que l’on cherchait. La mise à l’épreuve de votre hypothèse sur votre corpus doit idéalement conduire à ce que votre corpus vous fasse entrevoir de nouveaux problèmes que vous ne suspectiez pas au moment de votre réflexion initiale. En d’autres termes : un corpus (une citation) ne doit pas seulement être utilisé pour prouver ou illustrer l’hypothèse de départ, mais pour la faire rebondir vers des problématisations ou des solutions inattendues et insoupçonnées. Chaque fois que vous commentez une citation (points 3° et 4° de 6.1. ci-dessus), continuez à l’analyser et à l’interpréter jusqu’à trouver dans ses détails apparemment insignifiants de quoi enrichir et déplacer votre questionnement originel.
QUESTION 9 : Que pouvez-vous trouver de plus dans la citation (ou la donnée) commentée que ce que vous en avez tiré pour prouver votre hypothèse – et quelle autre implication insoupçonnée de votre problème de départ se trouve révélée par ce surplus-de-sens que vous en avez extrait ?
9. La rédaction finale, sous forme de texte suivi (travail de séminaire, mémoire, thèse), des prémisses, des protocoles et des résultats de votre recherche peut prendre des formes multiples, qui demandent à être ajustées à la nature toujours particulière de chaque enquête.
9.1. Le mode de progression canonique de la dissertation en trois parties (et trois sous-parties) peut être utile pour vérifier mécaniquement le traitement dialogique-dialectique des objections possibles. La rédaction se compose alors en répétant des mouvements en trois temps : 1° Affirmation d’une thèse ; 2° Contre-affirmation de l’antithèse, qui est directement contradictoire à la première thèse, pour mesure ce qu’elle aussi comporte de vérité ; 3° Évaluation des mérites respectifs et des limites d’applicabilité de la thèse et de l’antithèse, et dégagement d’une conciliation qui dépasse leur opposition apparente pour montrer plus précisément comment elles s’articulent ensemble dans une même problématique.
9.2. Un format standard sur lequel on pourra se rabattre par défaut se compose des parties suivantes :
- I. Formulation du problème et de l’hypothèse de recherche (y compris de leurs enjeux potentiellement plus larges au-delà du domaine d’enquête lui-même)
- II. Présentation du corpus sélectionné (et justification des choix opérés)
- III. Synthèse des principaux travaux antérieurs pertinents déjà réalisés par d’autres chercheurs sur le problème et/ou le corpus de l’enquête
- IV. Explicitation des protocoles mobilisés pour réaliser l’enquête
- V. Présentation des analyses menées par l’enquête et de leurs principaux résultats (avec à chaque étape un effort pour discuter et neutraliser par avance les objections possibles)
- VI. Résumé des conclusions principales auxquelles a abouti l’enquête et ouverture sur d’autres enjeux possibles des hypothèses discutées durant l’enquête.
- VII. Annexes regroupant certains détails des données ou des protocoles synthétisés ou rapidement évoqués dans le corps du texte lui-même.
10. La vie de l’enquête – ce qui la rend vivante pour le chercheur, et donc intéressante pour le lecteur – tient à un équilibre fragile entre, d’une part, le respect de règles du jeu aussi explicites et rigoureuses que possible et, d’autre part, une ouverture constante à la surprise et à l’improvisation face à l’inconnu. Dans le domaine des études culturelles, les meilleurs travaux sont ceux qui parviennent à établir certains résultats convaincants sur les questions originellement posées, mais surtout à générer de nouvelles questions auxquelles ils ne répondent pas eux-mêmes, mais dont ils font sentir la pertinence insoupçonnée jusque-là. Parvenir à formuler un problème de façon intéressante est souvent plus utile que pouvoir lui apporter une solution. Les problèmes les plus importants ne sauraient avoir de réponse toute faite imposée de haut, mais exigent de chaque lecteur qu’il s’y confronte à partir de sa situation singulière : l’aider à formuler une question adaptable à sa situation compte ainsi davantage qu’énoncer une réponse forcément trop générale pour s’appliquer à chaque situation concrète.
Questionnaire pour le public de théâtre (Pavis, 2016)
La dernière version de ce questionnaire a été proposée par Patrice Pavis en 2016, dans une réédition de L’analyse des spectacles (Paris, Armand Colin). Ce questionnaire particulièrement détaillé et minutieux, même s’il s’inscrit dans l’histoire des études de réception au théâtre, s’adresse essentiellement aux critiques et aux analystes. Décomposé en de nombreuses sous-catégories issues de l’analyse théâtrale, il est difficilement applicable à la réception de spectateur.trices ordinaires. On observe par exemple que deux questions seulement, à la fin, sont consacrées à la question spécifique du « spectateur ». Enfin, l’ancrage dans la tradition sémiotique de l’interprétation est très marqué (un bref point conclusif évoque « ce qui n’est pas sémiotisable »). Cela dit, ce questionnaire peut être aisément raccourci et adapté en ce sens, selon les problématiques de l’enquête.
1. Caractéristiques générales de la mise en scène
– Ce qui tient les éléments du spectacle (rapports des systèmes scéniques).
– Cohérence ou incohérence de la mise en scène : sur quoi se fonde-t-elle ?
– Place de la mise en scène dans le contexte culturel et esthétique.
– Qu’est-ce qui vous dérange dans cette mise en scène : quels moments forts, faibles ou ennuyeux ? Comment se situe-t-elle dans la production actuelle ?
2) Scénographie
– Formes de l’espace urbain, architectural, scénique, gestuel, etc.
– Rapport entre espace du public et espace de jeu.
– Fonction dramaturgique de l’espace scénique et de son occupation.
– Rapport du scénique et de l’extrascénique.
– Lien entre l’espace utilisé et la fiction du texte dramatique mise en scène.
– Rapport du montré et du caché.
– Comment évolue la scénographie ? À quoi correspondent ses transformations ?
–Systèmes des couleurs, des formes, des matières : leurs connotations.
3) Système des éclairages
– Nature, lien à la fiction, à la représentation, à l’acteur.
– Effets sur la réception du spectacle.
4) Objets
– Nature, fonction, matière, rapport à l’espace et au corps, système de leur emploi.
5) Costumes, maquillages, masques
– Fonction, système, rapport au corps.
6) Performance des acteurs
– Description physique des acteurs (gestuelle, mimique, maquillage) ; changements dans leur apparence.
– Kinesthésie présumée des acteurs ; kinesthésie induite chez l’observateur.
– Construction des personnages ; acteur/rôle.
– Rapport de l’acteur et du groupe : déplacements, rapports d’ensemble, trajectoire.
– Rapport texte/corps.
– Voix : qualités, effets produits, rapport à la diction et au chant.
– Statut du comédien : son passé, sa situation dans la profession, etc.
7) Fonction de la musique, du bruit, du silence
– Nature et caractéristiques : rapport à la fable, à la diction.
– À quels moments interviennent-ils ? Conséquences sur le reste de la représentation.
8) Rythme du spectacle
– Rythme de quelques systèmes signifiants (échanges des dialogues, éclairages, costumes, gestualité, etc.). Lien entre durée réelle et durée vécue.
– Le rythme global du spectacle : rythme continu ou discontinu, changements de régime, lien avec la mise en scène.
9) Lecture de la fable par cette mise en scène
– Quelle histoire est racontée ? Résumez-la. La mise en scène raconte-t-elle la même histoire que le texte ?
– Quels choix dramaturgiques ? Cohérence ou incohérence de la lecture ?
– Quelles ambiguïtés dans le texte, quels éclaircissements dans la mise en scène ?
– Quelle organisation de la fable ?
– Comment la fable est-elle construite par l’acteur et la scène ?
– Quel est le genre du texte dramatique selon cette mise en scène ?
– Autres options de mise en scène possibles.
10) Le texte dans la mise en scène
– Choix de la version scénique : quelles modifications ?
– Caractéristiques de la traduction (le cas échéant). Traduction, adaptation, réécriture ou écriture originale ?
– Quelle place la mise en scène accorde-t-elle au texte dramatique ?
– Rapports du texte et de l’image, de l’oreille et de l’oeil.
11) Le spectateur
– À l’intérieur de quelle institution théâtrale se situe cette mise en scène ?
– Quelles attentes aviez-vous de ce spectacle (texte, metteur en scène, acteurs) ?
– Quels présupposés sont nécessaires pour apprécier ce spectacle ?
– Comment a réagi le public ?
– Rôle du spectateur dans la production du sens. La lecture encouragée est-elle univoque ou plurielle ?
– Quelles images, quelles scènes, quels thèmes vous interpellent et vous restent ?
– Comment l’attention du spectateur est-elle manipulée par la mise en scène ?
12) Les traces
– Comment noter (photographier ou filmer) ce spectacle ?
– Comment en conserver la mémoire ?
13) Ce qui n’est pas sémiotisable
– Ce qui dans votre lecture de la mise en scène n’a pas pris de sens.
– Ce qui n’est pas réductible au signe et au sens (et pourquoi).
14) Bilan
– Quels problèmes particuliers à examiner ?
– Autres remarques, autres catégories pour cette mise en scène et pour le questionnaire.
Questionnaire pour le public de théâtre (Ubersfeld, 1987)
La dernière version de ce questionnaire a été proposée par Anne Ubersfeld dans Théâtre. Modes d’approches (A. Helbo (dir.), 1987). L’objectif de l’autrice est de proposer un ensemble de questions simples à destination des spectateur.trices à la fin d’un spectacle de théâtre. Un tel questionnaire met en avant les composantes empiriques de l’expérience spectatrice (le choix du spectacle, le prix de l’entrée, l’événement social, etc.) et laisse la complexité de l’interprétation à deux questions conclusives. Il est centré sur l’expérience culturelle de la réception comme moment social.
1) Les supports matériels
– Comment le spectacle (ne) se fait-il (pas) connaître ? Marques d’identification, abonnements, accueil par la presse, programmes et affiches.
– Comment le spectacle se situe dans l’espace (urbain). Quartier, public visé, désir assumé, architecture, rapport au quotidien.
– Comment le spectacle se situe-t-il par rapport à l’historicité ? Exploitation / refus / dévoilement d’une tradition, d’un dispositif, d’un ordre.
2) L’entrée
– Comment avez-vous choisi la pièce ?
– Où/comment avez-vous trouvé les billets ? Ont-ils fait un trou dans votre budget ?
3) La communication
– Fonction sociale du spectacle : construction de la convention, de l’illusion (rôle du foyer, de l’entracte, de l’après-spectacle, des répétitions).
– Rôle de contrat spectaculaire : y a‑t-il privilège d’une dimension du spectacle : partage d’un savoir, présence/corps de l’acteur/de la troupe, émotion/stimulation, non-communication, non-cognitif.
4) La réception
– Comment avez-vous perçu / compris / interprété le projet spectaculaire ?
– Le public a‑t-il été interpellé globalement ?
Questionnaire pour le public de théâtre (Helbo, 1987)
La première version de ce questionnaire a été proposée par André Helbo dans Théâtre. Modes d’approches (A. Helbo (dir.), 1987). L’idée de l’auteur est d’interroger la relation vécue par le public à certains éléments particuliers d’un spectacle théâtral. Sa proposition reprend un découpage herméneutique par éléments (l’espace, les objets, les comédien.nes, etc.). Les questions posées sont simples, mais parfois orientées sur des points très précis. Une part importante des questions recourt à un vocabulaire technique sur le théâtre qui révèle l’ancrage universitaire du questionnaire.
- L’espace scénique
– Sa nature et la forme du théâtre ?
– Sa nature (mimétique-ludique) ?
– Coordonnées de l’espace (ouvert-fermé, hauteur-profondeur, vaste-réduit, vide-occupé) ?
– Rapports du scénique et de l’extra-scène ?
– Quelle esthétique (couleurs, formes, style, référence culturelle) ?
- Les objets
– Origine ?
– Matière ?
– Nombre ?
– Polyvalence ?
– Utilité ?
– Fonctionnement rhétorique-symbolique ?
- Les comédiens
– Nombre de comédiens ?
– Rapport personnage-acteur, type-individuation ?
– Apparence, âge, sexe, gestuelle, voix-diction, costume ?
– Socialité du comédien : histoire, rôles déjà joués, appartenance à une troupe ?
- Le drame
– Quel genre ?
– Quelle fable ?
– Le mode d’échange ?
– La part d’improvisation et l’aléatoire ?
- Le travail du metteur en scène
– Comment met-il la fiction en valeur (fictionnalisation) ?
– Quel type de référent choisit-il (historique, contemporain, fantastique…) ?
– Comment fait-il le découpage en unités ?
– Privilégie-t-il le continu ou le discontinu ?
– Y a‑t-il prédominance du visuel ou del’écoute (parole, musique) ?
Exemples de protocoles
Concevoir des journaux de lecture (Marpeau, 2021)
Enquêter sur des plateformes numériques (Siguier, 2020)
Questionnaire pour les spectateur.ices de théâtre (Maignant, 2020)
Guide pour la conception d’enquêtes (Citton, 2018)
Questionnaire pour le public de théâtre (Pavis, 2016)
Questionnaire pour le public de théâtre (Ubersfeld, 1987)
Questions d’enquête
Qu’est-ce qu’une source de réception ?
Qu’est-ce qu’une déconvenue ?
La notion de « déconvenue » a été conceptualisée par Daniel Bizeul non seulement comme une composante de la pratique de l’enquête de terrain mais aussi comme une composante des résultats même de l’enquête (Bizeul, 1999). Ainsi, sur le terrain, le chercheur ou la chercheuse se voit confronté·e à une série de refus, d’obstacles, de situations inattendues par rapport à la constitution du protocole d’enquête : « Une enquête, en effet, est formée d’une succession de contacts réussis et ratés, d’informations neuves, d’idées qui tournent court, de fréquentations obligées, de déplacements pour rien, de journées où rien ne se passe. » (Bizeul, 1999, p. 111).
Ces déconvenues, qui peuvent apparaître comme des mises en danger de l’enquête, en constituent en réalité une des ressources . Elles permettent, selon Daniel Bizeul, de fournir des pistes d’analyse et de compréhension :
- de l’applicabilité de la méthodologie utilisée (par exemple, le refus de rédiger un journal de lecture peut être lié à la difficulté que représente ce travail pour les enquêté·es) et du fait que la méthodologie d’enquête ne consiste pas seulement en l’application de certaines méthodes éprouvées mais aussi en la nécessité de « faire avec sa propre personne, les mouvements d’autrui, les circonstances, les matériaux de diverses sortes, afin d’en tirer parti » (Bizeul, 1999, 112) ;
- du milieu social et de la situation de réception analysée. Ainsi, le refus de collaborer d’un·e jeune lecteur·ice élève au sujet d’un corpus de lectures scolaires lors d’un entretien peut signaler le sentiment d’être pris dans une situation d’examen qui reproduit la situation scolaire alors même que le chercheur ou la chercheuse n’évalue pas les propos tenus. Ce refus indique que la réception d’un corpus perçu comme scolaire doit être comprise et analysée avec la prise en compte du facteur institutionnel ;
- de l’objet analysé (par exemple, en matière de réceptions, les silences sur un aspect pourtant essentiel d’une oeuvre comme un personnage principal peuvent indiquer quelque chose du rapport personnel que l’enquêté·e à ce personnage) ;
-pour les débutant·es dans la recherche, qu’il est inévitable d’aller à l’aveuglette, d’être perdu·e ou tenu à l’écart par les enquêté·es, d’avoir le sentiment d’être embobiné·e, sans que cela dévalorise le travail (Bizeul, 1999, p. 112).
Les déconvenues informent aussi le cours de l’enquête et font émerger de nouvelles problématiques. Ainsi, lors de son travail de thèse, le refus tardif d’une enseignante canadienne de faire participer sa classe à une enquête sur la lecture scolaire a obligé Anne-Claire Marpeau à modifier sa problématique comparatiste et à se concentrer sur le programme du baccalauréat français et sur la lecture de Madame Bovary, ce qui a fait émerger de manière beaucoup plus vivace les problématiques de genre présentes dans la réception de ce roman et dans la réception critique en général. Autre exemple, celui de Marine Lambolez, qui s’est vu fermer les portes d’un des trois établissements scolaires dans lesquels elle réalisait son enquête de terrain après un an de travail sur place en raison d’un changement d’avis de la direction d’établissement sans justification. C’est alors l’accès à un tiers des enquêté·es qui est perdu et il faut réfléchir à d’autres moyens de les recruter, à d’autres enquêté·es possibles et décrire en détails ce changement brutal de protocole de recherche, en s’interrogeant notamment sur ce que ce refus soudain apporte à la compréhension de l’institution scolaire, sur les enjeux méthodologiques d’un travail de réception empirique soumis aux aléas du terrain et sur le rôle du terrain dans la recherche, entre condition et élément d’agencement de la recherche. Il semble donc particulièrement heuristique de faire une part aux déconvenues au cours du travail d’enquête et dans la restitution des résultats de l’enquête.
Bibliographie :
Bizeul D. (1999), « Faire avec les déconvenues. Une enquête en milieu nomade », Sociétés contemporaines, n°33–34, 111–137.
Anne-Claire Marpeau, Emma entre les lignes : réceptions, lecteurs et lectrices de Madame Bovary de Flaubert, thèse de doctorat en Littérature générale et comparée sous la direction de Henri Garric et André Lamontagne, École Normale Supérieure de Lyon – Université de Colombie-Britannique, 2019.