Cette plate­forme se pense avant tout depuis les dis­ci­plines cul­turelles (études lit­téraires, théâ­trales, ciné­matographiques, etc.) : des tra­jec­toires dis­ci­plinaires où la plu­part des chercheur.euses ne sont pas formé.es à l’en­quête de ter­rain (comme le sont les soci­o­logues). Cette page vise à rassem­bler des ressources méthodologiques qui parta­gent et adaptent les savoirs sur les pra­tiques d’en­quête à des­ti­na­tion des études de réception.

On trou­vera, dans la pre­mière sec­tion (Méth­odes), un relevé de plusieurs méth­odes disponibles, accom­pa­g­né chaque fois d’une brève présen­ta­tion, et, le cas échéant, d’ex­em­ples d’ap­pli­ca­tions dans les études de récep­tion. Com­ment dis­tinguer les dif­férentes formes d’en­tre­tiens ? Que faut-il savoir pour établir un ques­tion­naire ? Qu’est-ce qu’un focus group ? À quoi ser­vent les jour­naux de lec­ture ? S’il est impos­si­ble de résumer ici la com­plex­ité des débats épisté­mologiques qui ani­ment depuis tou­jours l’en­quête en sci­ences sociales, on point­era tou­jours quelques références bib­li­ographiques à même d’ori­en­ter les lecteurices.

La sec­onde sec­tion de la page (Exem­ples de pro­to­coles) est con­sacrée à des exem­ples avérés d’en­quêtes uni­ver­si­taires sur la récep­tion. On y trou­ve à la fois des méthodolo­gies pré­cis­es et des repris­es inté­grales de guides ou de tuto­riels pro­posés par des chercheur.euses (par exem­ple des grilles d’en­tre­tien, liées autant que pos­si­bles à des cor­pus de sources hébergés sur le site). On essaie d’y lis­ter plusieurs pro­to­coles d’en­quêtes éprou­vés ou sug­gérés (des ques­tion­naires, des réc­its d’ex­péri­ence liés à une pra­tique d’en­quête cul­turelle, etc.).

La troisième sec­tion (Ques­tions d’en­quête) accueille des textes plus libres qui posent les pré-ques­tions épisté­mologiques néces­saires à toute enquête de récep­tion : qu’est-ce qu’une source ? quel est le statut de la parole des récepteur.trices ?

Méth­odes

L’entretien

Dis­ci­plines

Soci­olo­gie / Sci­ences humaines et sociales / Lettres

Objec­tif

Recueil­lir des réc­its individuels

Descrip­tion

L’en­tre­tien est une méth­ode qui per­met de recueil­lir la parole, les sou­venirs, le ressen­ti d’enquêté·es. C’est une dis­cus­sion entre lae chercheureuse et une ou plusieurs per­son­nes, générale­ment enreg­istrée (sur un dic­ta­phone, un télé­phone…) avec l’ac­cord des per­son­nes con­cernées dans le but d’être retran­scrite a pos­te­ri­ori pour que lae chercheureuse puisse retrou­ver les infor­ma­tions recueillies.

Méth­ode

Il existe trois types d’entretiens :

1) l’en­tre­tien libre : les ques­tions ne sont pas pré­parées, la ou les per­son­nes par­lent libre­ment d’un sujet sans que lae chercheur.euse ne dirige l’entretien.

2) l’en­tre­tien semi-direc­tif : cer­taines ques­tions impor­tantes sont pré­parées àen amont et lae chercheureuse a défi­ni à l’a­vance les thèmes à abor­der, qu’iel amène au fil de la conversation.

3) l’en­tre­tien direc­tif : les ques­tions sont pré­parées à l’a­vance dans un ordre plus ou moins fixe et l’en­tre­tien se déroule comme une interview.

En plus de ces trois types, l’en­tre­tien peut pren­dre de nom­breuses formes comme l’en­tre­tien marché (par exem­ple pour inter­roger la per­cep­tion d’un quarti­er et encour­ager les anec­dotes) ou l’en­tre­tien biographique (l’enquêté·e est interrogé·e sur sa vie, une péri­ode de sa vie ou une thé­ma­tique). Un entre­tien peut pren­dre place au domi­cile de l’enquêté·e, dans un lieu pub­lic, dans une salle de l’u­ni­ver­sité, en visio, etc…

Dans les études de récep­tion, il est pos­si­ble de réalis­er des entre­tiens cen­trés sur la récep­tion d’une ou plusieurs oeu­vres. Ces entre­tiens peu­vent avoir lieu dans dif­férents rap­ports tem­porels à l’oeu­vre : juste après une écout, pen­dant un vision­nage ponc­tué de paus­es ser­vant à recueil­lir des réac­tions et des antic­i­pa­tions, ou même dans un temps indéter­miné après que l’enquêté·e ait con­som­mé le pro­duit cul­turel (par exem­ple si iel a répon­du à un appel pour les per­son­nes ayant déjà vu/lu/écouté telle oeu­vre sans mar­queur temporel).

Lors de l’en­tre­tien il faut bien sûr recueil­lir l’ac­cord de la ou des per­son­nes pour être enregistré·es, créer une atmo­sphère prop­ice à la parole, savoir quand relancer ou non, savoir quand insis­ter ou non sur une ques­tion, s’as­sur­er de bien sauve­g­arder son enreg­istrement. Si les ques­tions de resti­tu­tion sont de plus en plus dis­cutées, notam­ment en soci­olo­gie, tra­di­tion­nelle­ment la per­son­ne qui accepte de réalis­er un entre­tien dans le cadre de la recherche n’est pas rémunérée.

La tran­scrip­tion d’entretien

Les entre­tiens peu­vent être util­isés comme des sources audio, mais sont le plus générale­ment cités et étudiés sous leur forme retranscrite.

Dif­férentes pos­si­bil­ités s’ou­vrent quand aux normes de ces retran­scrip­tions. L’en­jeu est d’opter pour une méth­ode cohérente avec les prob­lé­ma­tiques iden­ti­fiées. Il peut s’avér­er utile de retran­scrire fine­ment les « didas­calies » (rires, soupirs, hési­ta­tions, change­ment de tonal­ité, mar­ques d’ironie, etc.) qui affinent la per­cep­tion des inten­tions. Des approches micro-lin­guis­tiques auront besoin d’une infor­ma­tion ver­bale très détail­lée, alors que des analy­ses thé­ma­tiques pour­ront être menées sur des tran­scrip­tions qui effacent les répéti­tions ou les hési­ta­tions (ren­dant ain­si le ver­ba­tim plus facile à lire).

Il est tou­jours utile d’ac­com­pa­g­n­er les entre­tiens avec les don­nées biographiques sur les enquêté.es, ain­si que les méta­don­nées (durée, lieu, date, degré de con­nais­sance de la personne).

Cer­taines appli­ca­tions facili­tent le tra­vail de tran­scrip­tion, comme oTran­scribe, disponible gra­tu­ite­ment en ligne.

Exem­ples d’entretiens

Plusieurs exem­ples de grilles d’en­tre­tiens sont disponibles à la sec­tion suiv­ante, par exem­ple sur la récep­tion d’oeu­vres théâ­trales [lien].

Cette plate­forme héberge des cor­pus d’en­tre­tiens semi-direc­tifs menés sur des oeu­vres théâ­trales ou lit­téraires.

Exem­ples d’é­tudes de récep­tion menées sur des entretiens

Les cor­pus hébergés sur la plate­forme ont été analysés par leurs auteur.ices, par exem­ple dans :

– Anne-Claire Marpeau, « “Chercher l’amour”. Les rela­tions sen­ti­men­tales de Madame Bovary lues et inter­prétées par des lycéennes », Genre en série : ciné­ma, télévi­sion, médias, n°9, 2019 [en ligne].

– Aurélien Maig­nant (2021), « Immer­sions en débat : empathie et vio­lence ter­ror­iste dans la récep­tion d’Orestes in Mosul », Fab­u­la LhT, n°25 [en ligne].

Anne-Claire Marpeau, « “Chercher l’amour”. Les rela­tions sen­ti­men­tales de Madame Bovary lues et inter­prétées par des lycéennes », Genre en série : ciné­ma, télévi­sion, médias, n°9, 2019 [en ligne]. URL : http://​gen​reenseries​.wee​bly​.com/​u​p​l​o​a​d​s​/​1​/​1​/​4​/​4​/​1​1​4​4​0​0​4​6​/​9​.​6​_​m​a​r​p​e​a​u.pdf
Anne-Claire Marpeau, « Peut-on débat­tre d’un clas­sique dans le cadre sco­laire ? », Fab­u­la-LhT, n°25, jan­vi­er 2021 [en ligne]. URL : https://​www​.fab​u​la​.org/​l​h​t​/​2​5​/​m​a​r​p​e​a​u​.html
Anne-Claire Marpeau, « Peut-on débat­tre d’un clas­sique dans le cadre sco­laire ? », Fab­u­la-LhT, n°25, jan­vi­er 2021 [en ligne]. URL : https://​www​.fab​u​la​.org/​l​h​t​/​2​5​/​m​a​r​p​e​a​u​.html

Bib­li­ogra­phie

Journée d’étude « L’entretien biographique. Pra­tiques et enjeux méthodologiques », Ecole Nor­male Supérieure de Lyon, le 25/03/2022

Beaud, Stéphane, et Flo­rence Weber. 2010. Guide de l’enquête de ter­rain. La Découverte.

Blanchet, Alain, et Anne Got­man. 2007. L’entretien. Armand Colin.

Ink, Mar­i­on, « Men­er et retran­scrire un entre­tien soci­ologique. Trucs et astuces », Car­net des étudiant.es de l’E­HESS, 2016 [en ligne].

Le questionnaire individuel


Dis­ci­plines

Soci­olo­gie / Sci­ences humaines et sociales / Lettres.…

Objec­tif

Recueil­lir des don­nées sur les pra­tiques, les représen­ta­tions, le par­cours biographique…

Descrip­tion

Le ques­tion­naire, en ligne ou à rem­plir à la main, per­met de pos­er les mêmes ques­tions à plusieurs enquêté·es puis d’analyser leurs répons­es, les dif­férences et les simil­i­tudes entre dif­férents groupes, etc. « Le ques­tion­naire a pour fonc­tion prin­ci­pale de don­ner à l’en­quête une exten­sion plus grande et de véri­fi­er sta­tis­tique­ment jusqu’à quel point sont général­is­ables les infor­ma­tions et hypothès­es préal­able­ment con­sti­tuées. » (Combessie, 2007). 

Méth­ode

En rédi­geant son ques­tion­naire il faut d’abord se deman­der : à qui est-il des­tiné ? Même dans le cas d’un ques­tion­naire en ligne, il s’a­gi­ra de jus­ti­fi­er cette méth­ode plutôt que le ques­tion­naire man­u­scrit (et récipro­que­ment), expli­quer pourquoi il a été partagé sur cer­taines plate­formes plutôt que d’autres, etc. De plus, il faut garder à l’e­sprit que la for­mu­la­tion des ques­tions influ­ence néces­saire­ment les répons­es, dans une cer­taine mesure. 

Le for­mat du ques­tion­naire est libre et dépend de ce que vous recherchez dans les répons­es : ques­tions ouvertes/fermées, ques­tions à choix mul­ti­ples, échelle de gra­da­tion, tableaux à rem­plir, extraits vidéos/audios/écrits à commenter…

Que les ques­tion­naires soient anonymes ou non, il est impor­tant d’in­clure quelques ques­tions, générale­ment au début ou à la fin du ques­tion­naire, qui per­me­t­tent de car­ac­téris­er soci­ologique­ment les répondant·es (genre, âge, zone géo­graphique…). C’est égale­ment à la fin du ques­tion­naire que vous pou­vez lais­sez votre con­tact et pro­pos­er aux per­son­nes intéressées de con­tin­uer l’en­quête par un entre­tien (ou autre). 

Analyser des questionnaires

Les ques­tion­naires peu­vent s’analyser qual­i­ta­tive­ment et/ou quan­ti­ta­tive­ment. 
Pour ce qui est de l’analyse qual­i­ta­tive, c’est à vous de créer vos critères d’ob­ser­va­tion, de relever les répons­es que vous trou­vez par­ti­c­ulière­ment per­ti­nentes ou exem­plaires de cer­tains aspects de votre recherche. Pour l’analyse quan­ti­ta­tive, il faut entr­er les répons­es aux ques­tion­naires dans le logi­ciel de votre choix, voir cet encadré (LIEN).

Exem­ples de questionnaires

 

Anne-Claire Marpeau, « “Chercher l’amour”. Les rela­tions sen­ti­men­tales de Madame Bovary lues et inter­prétées par des lycéennes », Genre en série : ciné­ma, télévi­sion, médias, n°9, 2019 [en ligne]. URL : http://​gen​reenseries​.wee​bly​.com/​u​p​l​o​a​d​s​/​1​/​1​/​4​/​4​/​1​1​4​4​0​0​4​6​/​9​.​6​_​m​a​r​p​e​a​u.pdf
Anne-Claire Marpeau, « Peut-on débat­tre d’un clas­sique dans le cadre sco­laire ? », Fab­u­la-LhT, n°25, jan­vi­er 2021 [en ligne]. URL : https://​www​.fab​u​la​.org/​l​h​t​/​2​5​/​m​a​r​p​e​a​u​.html
Anne-Claire Marpeau, « Peut-on débat­tre d’un clas­sique dans le cadre sco­laire ? », Fab­u­la-LhT, n°25, jan­vi­er 2021 [en ligne]. URL : https://​www​.fab​u​la​.org/​l​h​t​/​2​5​/​m​a​r​p​e​a​u​.html

Bib­li­ogra­phie

Combessie, J.-C. (2007). III. Le ques­tion­naire : Vol. 5e éd. (p. 33‑44). La Décou­verte. https://www.cairn.info/la-methode-en-sociologie–9782707152411-p-33.htm

De Singly, F. (2020). Le ques­tion­naire. L’enquête et ses méth­odes (3e édi­tion). Armand Col­in, 128.

 

Le récit de réception rétrospectif

Dis­ci­plines

Soci­olo­gie nar­ra­tive / Psy­cholo­gie sociale / Lin­guis­tique comparée

Objec­tif

Recueil­lir des réc­its de récep­tion indi­vidu­els basés sur la recon­struc­tion du sou­venir et la nar­ra­tiv­ité pro­duite par l’effort d’externalisation. Iden­ti­fi­er à tra­vers dif­férents réc­its des noy­aux de réac­tion commun.

Descrip­tion

Le Réc­it de Récep­tion Rétro­spec­tif (abrégé RRR) est une méth­ode qui per­met de col­lecter des sources indi­vidu­elles longues. Elle a été ini­tiale­ment pro­posée par Marie-Pierre Four­quet et Didi­er Courbet (2009) pour penser la récep­tion d’événements médi­a­tiques ayant eu un impact émo­tion­nel puis­sant, mais elle s’exporte bien, quoi qu’avec quelques amé­nage­ments, aux études culturelles.

La pre­mière for­mu­la­tion de la méth­ode a été pro­posée autour de la récep­tion des atten­tats du 11 sep­tem­bre 2001 : com­ment dif­férents sujets vont-ils racon­ter le moment vécu face à leur télévi­sion ce jour-là ? Ce pro­to­cole est fondé notam­ment sur l’idée que les objets cul­turels ou médi­a­tiques pro­duisant des chocs affec­tifs inscrivent sou­vent le sou­venir détail­lé du moment vécu dans l’esprit des récepteur.ices, c’est ce qu’on appelle la « mémoire flash » (Wright, 1995). Le RRR doit pro­pos­er les con­di­tions expéri­men­tales d’exploration de cette mémoire flash. Il cherche à faire émerg­er des struc­tures sta­bles à tra­vers dif­férents réc­its de récep­tion d’un même objet : iden­ti­fi­er des « noy­aux de réac­tion », des mod­ules psy­cho-soci­aux cohérents, mais aus­si des phas­es, soit des assem­blages nar­rat­ifs récurrents.

Méth­ode

La sin­gu­lar­ité de chaque enquête exige l’invention d’une méth­ode unique. Cela dit, quelques repères peu­vent être utiles et don­ner des pistes pour struc­tur­er un protocole.

1) Con­stituer un échan­til­lon­nage diver­si­fié de sujets soci­aux, selon les méth­odes clas­siques, unis autour de la récep­tion d’un objet com­mun, qu’il s’agisse d’un événe­ment médi­a­tique factuel ou d’une pro­duc­tion cul­turelle grand public.

2) Idéale­ment, met­tre en place l’enquête dans le même con­texte de récep­tion physique que le moment de récep­tion qui devra être racon­té, par exem­ple, dans l’endroit du domi­cile où l’on regarde la télévision.

3) Faire son pos­si­ble pour met­tre l’enquêté.e à l’aise, à l’abri du juge­ment et lui deman­der explicite­ment de ne pas s’autocensurer. Ne pas évo­quer trop les objec­tifs de la recherche pour éviter de guider la parole et l’attention.

4) Deman­der à l’enquêté.e de par­ler libre­ment et d’essayer de racon­ter le plus fidèle­ment pos­si­ble le moment de récep­tion. Ne pas hésiter à s’attarder sur ce qui entoure le moment (ce qu’il ou elle fai­sait avant, après, etc.). Ne pas hésiter à mul­ti­pli­er les refor­mu­la­tions et les relances pour aider l’enquêté.e à expliciter son récit.

5) Enreg­istr­er l’ensemble de la con­ver­sa­tion, qu’on peut imag­in­er dur­er entre 30 min­utes et 3 heures.

6) Au terme de la pre­mière remé­mora­tion, mon­tr­er à l’enquêté.e des images de l’objet cul­turel ou de l’événement médi­a­tique qui peu­vent stim­uler d’autres formes de nar­ra­tion, ou per­me­t­tre d’évoquer de nou­veaux détails.

7) Procéder à une retran­scrip­tion suiv­ant une méth­ode de ver­ba­tim cohérente avec les objec­tifs de la recherche : les études micro-lin­guis­tiques ou com­porte­men­tales exi­gent par exem­ple plus de détail dans l’information que les études psy­chologiques ou herméneutiques.

8) Pour l’analyse de la retran­scrip­tion, Four­quet & Courbet pro­posent une méthodolo­gie pré­cise, iden­ti­fi­ant des ter­mes uniques au RRR :

Après retran­scrip­tion, le chercheur étudie d’abord chaque dis­cours dans sa sin­gu­lar­ité. Il effectue ensuite des analy­ses trans­ver­sales, pour rechercher une macrostruc­ture invari­ante sous-jacente à l’ensemble des don­nées lin­guis­tiques recueil­lies. Dans l’étude de la macrostruc­ture, il s’agit de repér­er les dif­férents proces­sus de récep­tion. Un proces­sus est con­sti­tué de dif­férentes phas­es qui se suiv­ent chronologique­ment et qui ont une con­ti­nu­ité logique et homogène. Il s’agit, avant tout, de procéder à une analyse inter-proces­suelle por­tant sur l’articulation des proces­sus entre eux et sur la logique qui sous-tend l’articulation.

 

L’analyse s’effectue sans délinéari­sa­tion, en main­tenant la chronolo­gie des événe­ments psy­chologiques et psy­choso­ci­aux. On procède ensuite à une analyse intra-proces­suelle où on repère les noy­aux de réac­tions (NR). Le NR est un ensem­ble de réac­tions psy­chologiques d’un indi­vidu pris dans un phénomène de récep­tion télévi­suelle. Le NR est sou­vent relié à un prédi­cat (e.g. un attrib­ut) ou par­fois à une propo­si­tion qui le caractérise.

 

Le NR est con­sti­tué, d’une part, de traite­ments d’informations effec­tués en mémoire de tra­vail et, d’autre part, des représen­ta­tions qui résul­tent de ces traite­ments. Un NR indi­vidu­el est soit cog­ni­tif (référent, infor­ma­tions asso­ciées aux représen­ta­tions), soit affec­tif ou émo­tion­nel, soit com­porte­men­tal, con­sti­tué de con­duites objec­tivables. Le NR « social » est lié à une com­mu­ni­ca­tion avec l’entourage social.

 

On analyse enfin les phas­es, con­sti­tuées de plusieurs NR qui, soit se suiv­ent chronologique­ment, soit ont une homogénéité théorique entre eux. Dans ce dernier cas, au sein d’une même phase, on casse la linéar­ité et la suite chronologique du dis­cours pour con­stru­ire des NR. L’enchaînement dis­cur­sif est donc sou­vent déstruc­turé. (2009:12–13)

Lire un exem­ple d’enquête

L’enquête de récep­tion des atten­tats du 11 sep­tem­bre chez les téléspectateur.rices français.es qui sert de sup­port pour la for­mal­i­sa­tion de la méth­ode du RRR. [lien]

Bib­li­ogra­phie

Four­quet Marie-Pierre, Courbet Didi­er, « Analyse de la récep­tion des mes­sages médi­a­tiques Réc­its rétro­spec­tifs et ver­bal­i­sa­tions con­comi­tantes », Com­mu­ni­ca­tion & lan­gages, 2009/3 (N° 161), p. 117–135.

Poiri­er, Jean, Clapi­er-Val­adon, Simone, Ray­bault Paul (1983), Les réc­its de vie. Théorie et pra­tique, PUF, Paris.

Wright, D. B. (1995), « Flash­bulb mem­o­ries : Con­cep­tu­al and method­olog­i­cal issues », Mem­o­ry, 3, pp. 67–80.

 

L’analyse quantitative (données, échantillon, variable)

Descrip­tion

Si elles sont au principe de presque toutes les sci­ences expéri­men­tales, les méth­odes quan­ti­ta­tives dans les études de récep­tion provi­en­nent essen­tielle­ment de l’expérience acquise en la matière depuis des décen­nies par les soci­o­logues (quoique les hard sci­ences s’invitent de plus en plus dans le champ – voir les autres notes con­sacrées aux cog­ni­tivismes). Certes, les objets des études de récep­tion (l’expérience d’une œuvre) sont surtout qual­i­tat­ifs et les don­nées, en soci­olo­gie de la récep­tion, sont rarement des quan­tités (même si les pra­tiques cul­turelles peu­vent être abor­dées comme des fréquences). Pour autant, c’est aus­si vrai de nom­bre d’objets soci­ologiques et met­tre en place une approche quan­ti­ta­tive ne sig­ni­fie pas néces­saire­ment quan­ti­fi­er le réel social. De manière générale, on recourt aux méth­odes quan­ti­ta­tives pour analyser de grands ensem­bles de don­nées. Elles per­me­t­tent divers­es opéra­tions : décrire des vari­a­tions ou des récur­rences dans les pra­tiques cul­turelles, les com­par­er à tra­vers dif­férents groupes soci­aux, faire appa­raitre les fac­teurs qui les expliquent, etc. La plu­part des méth­odes enga­gent a min­i­ma trois étapes : col­lecter les don­nées, con­stituer un échan­til­lon et coder des variables.

Col­lecter des données

Cette note syn­thé­tise pour l’essentiel les remar­ques méthodologiques de Mar­tin (2020) en les adap­tant aux études de réception.

La pre­mière étape est de décider d’un mode de col­lecte des don­nées. La méth­ode la plus util­isée est le ques­tion­naire indi­vidu­el qui, surtout dans ses ver­sions numériques, stan­dard­ise effi­cace­ment les infor­ma­tions (voir l’encadré qui lui est con­sacré sur cette page). Cela dit, on peut aus­si chercher à « coder » des don­nées quan­ti­ta­tives en analysant dif­férents matéri­aux préex­is­tant. C’est ce que pro­pose Boltan­s­ki (1984) quand il quan­ti­fie des cour­ri­ers de lecteur.ices selon une quin­zaine de vari­ables, mais cette méth­ode peut très bien s’appliquer à des com­men­taires web (voir l’encadré cor­re­spon­dant) ou même à des tran­scrip­tions d’entretiens (qui peu­vent alors être analysées en « quali-quan­ti »). Le « codage » désigne ici la stan­dard­i­s­a­tion d’informations empiriques en vue d’établir des indi­ca­teurs com­pa­ra­bles. Il peut se faire « à la main » (par exem­ple en comp­tant com­bi­en de fois les lecteurs usent de phras­es affir­ma­tives dans leur cour­ri­er) ou avec l’aide de logi­ciels de lex­i­cométrie ou de logométrie (qui comptent automa­tique­ment des mots où des struc­tures dis­cur­sives). Sig­nalons finale­ment que beau­coup d’approches quan­ti­ta­tives recourent à ce qu’on appelle de « l’analyse sec­ondaire » en s’appuyant sur des don­nées pré­con­sti­tuées par d’autres enquêtes, qu’il s’agisse de travaux uni­ver­si­taires dont les don­nées sont ouvertes (open-data) et peu­vent être réu­til­isées (dans la fran­coph­o­nie, on utilise régulière­ment le réseau [Quetelet]) ou les recense­ments d’organismes nationaux (comme l’INSEE en France ou l’OFS en Suisse). Sig­nalons la présence de cer­tains cor­pus d’études quan­ti­ta­tives de récep­tion dans la sec­tion [Sources de récep­tion]de cette plateforme.

Échan­til­lon­ner

La sec­onde étape est d’élaborer un échan­til­lon, con­cept-clé de la soci­olo­gie quan­ti­ta­tive. Cer­taines enquêtes sont dites « exhaus­tives » lorsque les chercheur.euses ont accès à l’ensemble des per­son­nes qu’ils ou elles veu­lent étudi­er (groupe qu’on appelle la « pop­u­la­tion de référence »). Mais, pour vis­er des résul­tats desquels on peut infér­er des infor­ma­tions sur une pop­u­la­tion plus grande (les résident.es d’un pays, ou les mem­bres d’une insti­tu­tion), la plu­part des enquêtes sont « échan­til­lon­nées ». Comme l’ont démon­tré plusieurs travaux, une enquête rigoureuse­ment échan­til­lon­née sur 5000 per­son­nes peut s’avérer plus représen­ta­tive qu’une enquête sur deux mil­lions de per­son­nes sans échan­til­lon­nage (Mar­tin, 2020). Un échan­til­lon est dit « représen­tatif » lorsqu’il pos­sède la même struc­ture que la pop­u­la­tion de référence. Un échan­til­lon ne doit pas néces­saire­ment chercher à être représen­tatif et il faut tou­jours rester conscient.e que cette homolo­gie des struc­tures ne peut empirique­ment s’obtenir que sur un nom­bre restreint de vari­ables (âge, genre, etc.). Une enquête basée sur la représen­ta­tiv­ité doit tou­jours pré­cis­er par rap­port à quelle pop­u­la­tion et selon quelles variables.

Il existe dif­férentes méth­odes d’échantillonnage.

Les échan­til­lons dits « aléa­toires sim­ples » sont choi­sis de manière aléa­toire par­mi la pop­u­la­tion étudiée (ce qui sig­ni­fie qu’aucun principe ne gou­verne le choix). Cepen­dant, con­stru­ire un dis­posi­tif d’aléatoire non-biaisé est dif­fi­cile (choisir des pro­fils au hasard sur un réseau social induit un biais généra­tionnel, aller par­ler à des enquêté.es qui se ren­dent le matin dans une librairie induit d’autres biais, etc.). Une telle méth­ode devra alors rigoureuse­ment jus­ti­fi­er les con­di­tions de prob­a­bil­ité pour chaque indi­vidu de se retrou­ver ou non dans l’échantillon. Elle est sou­vent dif­fi­cile à met­tre en place, sauf si toute la pop­u­la­tion de référence a préal­able­ment été codée à d’autres fins dans une « base de sondage » par une organ­i­sa­tion (la liste des abonné.es d’un mag­a­zine, des adhérent.es d’un musée, des élèves d’un lycée, etc.).

Les échan­til­lons « aléa­toires strat­i­fiés » sont con­sti­tués par le tirage au sort d’individus, mais dans des groupes spé­ci­fiques préal­able­ment découpés. Ils sont dits « pro­por­tion­nels » si les chercheur.euses font en sorte que l’échantillon soit pro­por­tion­nel à la pop­u­la­tion de référence (si l’on veut étudi­er les pra­tiques de con­som­ma­tion cul­turelle d’un pays con­tenant 52% de femmes, l’échantillon doit con­tenir 52% d’enquêtées). Cet échan­til­lon peut aus­si être « non-pro­por­tion­nel », notam­ment si l’on veut étudi­er à part égale des phénomènes peu fréquents ou dif­fi­ciles à quan­ti­fi­er dans une pop­u­la­tion de référence (par exem­ple étudi­er les com­porte­ments iden­ti­fi­ca­toires sur un échan­til­lon con­sti­tué à 10% de fans de Star Wars, 10% de fans du Seigneur des Anneaux, 10% de fans de Games of Thrones, etc.).

Les échan­til­lons sont dits « empiriques » lorsque les indi­vidus sont choi­sis sur des critères spé­ci­fiques. Les plus courants sont dits par quo­ta : l’enquête con­stru­it (et jus­ti­fie) un échan­til­lon par­ti­c­uli­er qu’elle est plus ou moins libre de recruter où elle veut (telle part de genre, telle part de class­es d’âge, telle part de diplômes, etc.). L’échantillonnage par quo­ta est la méth­ode la plus effi­cace si l’on souhaite obtenir un échan­til­lon représen­tatif d’une pop­u­la­tion don­née (ce qui n’est pas néces­saire­ment une qual­ité méthodologique – beau­coup de pop­u­la­tions de références ne sont pas décrites : pro­duire un échan­til­lon représen­tatif des « comédien.nes de théâtre suiss­es » est impos­si­ble, puisque per­son­ne ne dis­pose des don­nées soci­ologiques com­plètes de cette population).

Très fréquents eux-aus­si, cer­tains échan­til­lons non-aléa­toires sont dits « volon­taires » lorsque la méthodolo­gie repose sur la par­tic­i­pa­tion inten­tion­nelle des enquêté.es (c’est le cas par exem­ple des pro­to­coles reposant sur la dif­fu­sion en ligne d’un ques­tion­naire dig­i­tal). Cette méth­ode est l’une des plus faciles à met­tre en œuvre, mais induit des risques (l’absence de réponse, voir l’encadré sur les « décon­v­enues » ci-dessous) et d’autres biais (quelles sont les raisons qui ont poussé les enquêté.es à répon­dre ? Met­tre en avant leur point de vue ?).

Ces méth­odes d’échantillonnage doivent être envis­agées comme des pos­si­bil­ités, des appuis pour se pos­er les bonnes ques­tions, jamais comme des freins. En pra­tique, beau­coup d’enquêtes les com­bi­nent et les adaptent à leurs besoins intel­lectuels : l’intuition de la per­ti­nence de l’enquête, encadrée par l’autocritique, reste le meilleur guide. Aucun échan­til­lon­nage n’est par­fait et chaque méth­ode apporte ses pro­pres biais. Toute enquête est au moins per­ti­nente pour décrire le réel social qu’elle saisit, ce qui est d’autant plus vrai dans les études de récep­tion, qui par­tent du principe (qual­i­tatif) qu’il n’existe pas de « fausse » manière de recevoir une œuvre – et que chaque récepteur.trice est un sujet d’étude légitime en lui ou en elle-même. Toute inférence ultérieure sur une pop­u­la­tion de référence (10% des fans de l’échantillon sont X donc les fans en général sont X) doit en revanche se faire avec la plus grande pru­dence et jamais sans expliciter les biais dont les chercheur.euses ont connaissance.

Coder les variables

La méth­ode d’enquête déter­mine en par­tie la nature des don­nées récoltées. Ces don­nées sont dites « pri­maires » ou empiriques, on peut déjà les soumet­tre à de pre­mières analy­ses. Cela dit, il est sou­vent néces­saire de les « coder » pour les ren­dre plus faciles à manip­uler dans des logi­ciels quan­ti­tat­ifs. Par exem­ple, des logi­ciels tableurs comme Excel ont besoin que toutes les valeurs soient infor­ma­tique­ment exactes. La plu­part des bases de don­nées néces­si­tent une har­mon­i­sa­tion. C’est aus­si à ce stade que l’on peut opér­er des regroupe­ments. Par exem­ple, dans une base de don­nées où l’âge des enquêté.es est indiqué par un chiffre, il est bon d’ajouter une colonne qui regroupe les enquêté.es par classe d’âge, en ayant établi des tranch­es cohérentes avec la prob­lé­ma­tique de la recherche. Les répons­es « qual­i­ta­tives », issues par exem­ple une ques­tion ouverte sur les pra­tiques de lec­ture ou les cir­con­stances de la décou­verte d’une œuvre, peu­vent aus­si être regroupées en caté­gories, tou­jours selon la prob­lé­ma­tique. L’important est d’ajouter des infor­ma­tions par « regroupe­ment » sans sup­primer les don­nées empiriques.

Il faut aus­si dis­tinguer les vari­ables qui sont ordonnables comme les class­es d’âge, les notes et les diplômes ou encore les pra­tiques quan­tifi­ables (« Vous lisez moins d’un livre par an » ; « Vous lisez entre 1 et 5 livres par an », etc.). Notons que la con­struc­tion de class­es par regroupe­ment peut aider les chercheur.euses à affin­er les pan­els (en cher­chant une égal­ité ou une représen­ta­tiv­ité des pra­tiques). Enfin, pour faciliter l’analyse, il peut s’avérer utile d’ajouter à la base de don­nées des vari­ables com­binées qui joignent plusieurs valeurs : « homme de moins de 30 ans », « homme entre 30 et 50 ans », etc. ».

Ces vari­ables pri­maires (et par­fois affinées) lais­sent ensuite place à la créa­tion de vari­ables dites « syn­thé­tiques ». Une vari­able syn­thé­tique est une com­bi­nai­son de vari­ables pri­maires opéra­tionnal­isée selon la prob­lé­ma­tique. Par exem­ple, dans La Cul­ture des indi­vidus, Bernard Lahire étudie les con­so­nances et les dis­so­nances entre con­som­ma­tion de cul­ture légitime et peu légitime. Pour ce faire, il établit notam­ment une vari­able syn­thé­tique com­plexe qui regroupe plusieurs ensem­bles de don­nées pri­maires (en reco­dant notam­ment les répons­es pour leur ajouter un degré de légitim­ité). Sa vari­able lui per­met ensuite d’établir un con­tin­u­um des pro­fils du plus con­son­nant (l’enquêté.e ne con­somme que de la cul­ture légitime ou peu légitime) au plus dis­so­nant (l’enquêté.e con­somme à part égale de la cul­ture légitime et peu légitimée) mais aus­si décliné par médias (l’enquêté.e est consonnant.e dans ses pra­tiques lit­téraires, mais dissonant.e dans ses pra­tiques télévisuelles).

Des vari­ables syn­thé­tiques peu­vent aus­si repos­er sur un cal­cul de score. L’enquêteur.trice affecte des valeurs numériques à ses don­nées pri­maires et code un cal­cul. Par exem­ple, après une ques­tion à choix mul­ti­ple « quel type de média con­som­mez-vous ? », chaque réponse cochée est affec­tée d’une valeur 1 et l’addition de ces valeurs étab­lis des pro­fils de diver­sité (mais pas d’intensité, on peut très bien dire ne con­som­mer que des livres, sans que cela n’indique en quelle quantité).

Out­ils informatiques

L’analyse quan­ti­ta­tive repose le plus sou­vent sur deux types de logi­ciels : le pre­mier sert à gér­er une base de don­nées, le sec­ond à l’analyser et à visu­alis­er ces analyses.

Gér­er la base de don­nées est un tra­vail con­stant (har­monis­er, recoder, regrouper, tra­quer les inévita­bles erreurs) qui peut se faire sous Excel, Num­bers ou OpenOf­fice par exem­ple, mais durant lequel il est préférable de ne pas chang­er de logi­ciel. Microsoft Excel a l’avantage de gér­er au mieux le for­mat .xlsx (qui lui est natif), for­mat par­ti­c­ulière­ment bien pris en charge par les logi­ciels d’analyse. Mieux vaut être par­ti­c­ulière­ment prudent.e sur les sauve­g­ardes : har­monis­er une base de don­nées revient sou­vent à pro­duire des opéra­tions automa­tiques sur des mil­liers, voire des dizaines de mil­liers de ligne et donc à faire des erreurs dont on ne se rend pas compte sur le coup, sus­cep­ti­bles d’émerger seule­ment des jours, voire des semaines plus tard.

Les logi­ciels d’analyse, de leur côté, sont beau­coup plus com­plex­es et diver­si­fiés. Cer­tains sont payants et ori­en­tés vers la mani­a­bil­ité et les visu­al­i­sa­tions sim­ples (comme Tableau), d’autres sont pen­sés spé­ci­fique­ment pour les tests sta­tis­tiques (et donc les cor­pus prin­ci­pale­ment quan­ti­tatif). Pour la plu­part des enquêtes de récep­tion, on con­seille vive­ment R, et sa vari­ante plus mani­able R Stu­dio. Référence dans le monde de l’analyse quan­ti­ta­tive, R est en réal­ité une inter­face de pro­gram­ma­tion qui a le dou­ble avan­tage d’être gra­tu­ite et ouverte (on peut lui ajouter des pack­ages ce qui rend ses pos­si­bil­ités virtuelle­ment infinies). Cela dit, c’est peut-être celui où la courbe de pro­gres­sion est la plus ardue et l’enquêteur.ice auto­di­dacte devra con­sacr­er un cer­tain temps à l’apprentissage. Pour cou­vrir une large part des besoins imag­in­ables pour les études de récep­tion, mieux vaut se focalis­er sur l’apprentissage : des fonc­tion­nal­ités de base [lien], des pack­ages de ges­tion de don­nées comme dplyr [lien] et des pack­ages de visu­al­i­sa­tion comme ggplot [lien]. Ces trois ressources per­me­t­tent déjà d’accomplir beaucoup.

Lire des exemples

La soci­olo­gie de la cul­ture en général, et la soci­olo­gie de la récep­tion en par­ti­c­uli­er, regor­gent d’exemples qui ont fait date, comme les travaux de Lahire ou de Boltan­s­ki cités ci-dessus aux­quels il faudrait ajouter Bour­dieu & Dard­el (1967) dont les travaux quan­ti­tat­ifs sur les publics de musée ont été précurseurs dans la francophonie.

Dans le champ des études de récep­tion, on peut ren­voy­er à des travaux illus­trant d’autres notices de cette page comme la lex­i­cométrie des com­men­taires Ama­zon pro­posée par Legal­lois & Pou­dat [Les com­men­taires web].

Valérie Beau­douin et Dominique Pasquier pro­pose une analyse quan­ti­ta­tive des struc­tures qui gou­ver­nent le monde de la cri­tique ama­teur dans les com­men­taires rédigés sur le site Viv@films. [lien]

Les audi­ence stud­ies anglo­phones ont pro­posé divers­es méth­odes pour « décrire des struc­tures récur­rentes et repro­ductibles dans les réac­tions d’un pub­lic » comme le soulig­nent Davis & Michell (2011) dans une enquête sur Avatar croisant approches qual­i­ta­tives et quan­ti­ta­tives [lien]. On trou­vera chez Dea­con & Knight­ley (2011) une syn­thèse sur les liens entre approches quan­ti­ta­tives et récep­tion (des médias de masse, essen­tielle­ment la télévision).

Sur ce site, on trou­vera en accès libre plusieurs cor­pus de sources issus d’études quan­ti­ta­tives de récep­tion, comme une vaste enquête inter­na­tionale sur les per­son­nages de fic­tion [lien]. À ces cor­pus sont tou­jours annexées les références des pub­li­ca­tions sci­en­tifiques où les enquêteur.ices com­mentent leurs résul­tats et leurs méthodes.

Bib­li­ogra­phie

Luc Boltan­s­ki (1984), « La Dénon­ci­a­tion », Actes de recherche en sci­ences sociales, n°51.

Bernard Lahire (2006), La cul­ture des indi­vidus, Paris, La Découverte.

David Dea­con & Emi­ly Kneight­ley (2011), “Quan­ti­ta­tive Audi­ence Research : Embrac­ing the Poor Rela­tion”, dans V. Nightin­gale (dir.), The Hand­book of Media Audi­ences, Lon­dres, Blackwell.

Charles Davis & Car­olyn Michelle (2011), « Q Method­ol­o­gy in Audi­ence Research : Bridg­ing the

Qualitative/Quantitative ‘Divide’? », Par­tic­i­pa­tions, vol. 8/2.

Olivi­er Mar­tin (2020), L’analyse quan­ti­ta­tive des don­nées, Paris, Armand Col­in, 5e éd.

Valérie Beau­douin, Dominique Pasquier (2014), « Organ­i­sa­tion et hiérar­chi­sa­tion des mon­des” de la cri­tique ama­teur cinéphile », Réseaux, n°183.

Le focus group

Inspi­ra­tions

Soci­olo­gie prag­ma­tique / Audi­ence studies

Objec­tif

Rassem­bler des enquêté.es autour d’une dis­cus­sion com­mune sur un sujet, par exem­ple leur expéri­ence de récep­tion ou leur inter­pré­ta­tion d’une œuvre. Le focus group est une méth­ode qual­i­ta­tive qui inter­roge non pas le vécu indi­vidu­el, mais la manière dont une récep­tion est mise en jeu dans une dis­cus­sion col­lec­tive aus­si bien que la manière dont cer­tains aspects de l’œuvre peu­vent se plu­ralis­er dans un débat. Son objet d’analyse est donc le groupe, mais aus­si l’individu en tant que mem­bre du groupe, et non la sub­jec­tiv­ité d’un.e enquêté.e.

Descrip­tion

Les focus group relèvent de l’approche qual­i­ta­tive et peu­vent, sous plusieurs aspects, être com­parés à des entre­tiens. Ils peu­vent être plus ou moins libres, quoique tou­jours encadrés par une per­son­ne mod­éra­trice (qui n’est pas néces­saire­ment le ou la chercheur.euse). Un focus group est sou­vent con­sti­tué de qua­tre à douze par​tic​i​pant​.es qui dis­cu­tent durant une à deux heures d’un pan­el de sujets prob­lé­ma­tisés en amont par les chercheur.euses. Comme durant un entre­tien, la parole des par​tic​i​pant​.es peut-être plus ou moins cadrée, en pre­scrivant des con­signes ( « Dites tout ce qui vous passe par la tête », « Con­cen­trez-vous sur vos émo­tions », « Évitez de par­ler de vos émo­tions », etc.). Comme après un entre­tien, le focus group donne lieu à un enreg­istrement qu’il revient aux chercheur.euses de retran­scrire, ce qui peut se faire en optant pour l’une ou l’autre norme (voir la sec­tion con­sacrée aux entre­tiens [lien]).

En revanche, con­traire­ment aux entre­tiens, le focus group réplique une sit­u­a­tion de délibéra­tion col­lec­tive. S’il est beau­coup util­isé dans les études de récep­tion, sans doute plus que l’entretien en rai­son d’une tra­di­tion méthodologique anglo-sax­onne, c’est que les con­tenus médi­a­tiques (qu’on par­le d’art légitime comme de pro­grammes d’information télévi­suels) don­nent le plus sou­vent lieu à des dis­cus­sions, des débats devant le poste, dans la salle de classe ou à la sor­tie du théâtre, débats qui con­ti­en­nent quan­tité d’informations sur la réception.

Plus exacte­ment, le focus group per­met d’étudier com­ment un indi­vidu met en jeu (en scène, en dis­cours, etc.) sa récep­tion dans un con­texte col­lec­tif. On peut avancer l’hy­pothèse que le focus group per­met d’ac­céder à ce que Serge Tis­seron appelle l’ex­tim­ité d’un indi­vidu, c’est-à-dire « le proces­sus par lequel des frag­ments du soi intime sont pro­posés au regard d’autrui afin d’être validés » (Tis­seron, 2011). À tra­vers le focus group, les chercheur.euses ont accès à une parole moins intime que lors de l’entretien, qui peut révéler d’autres dynamiques.

Toute tran­scrip­tion d’un focus group peut don­ner lieu à au moins deux types d’analyse. Un pre­mier regard se con­cen­tr­era sur l’individu dans le groupe : com­ment défend-t-il ou elle son inter­pré­ta­tion ? quels sont les argu­ments qui lui font révis­er sa parole ? quels enjeux soci­aux ou poli­tiques perçoit-t-il ou elle en sous-texte de la dis­cus­sion sur une œuvre ? quelles sont les straté­gies de posi­tion­nement qu’il ou elle met en place ? (et bien d’autres ques­tions). Un deux­ième regard se portera plutôt sur le groupe lui-même, indépen­dam­ment des straté­gies indi­vidu­elles : quels ont été les sujets abor­dés ? quels ont été les con­sen­sus, les cli­vages, les incer­ti­tudes ? Le groupe per­met par exem­ple de « car­togra­phi­er » facile­ment « l’e­space des inter­pré­ta­tions pos­si­bles » (Maig­nant, 2021).

Méth­ode

La sin­gu­lar­ité de chaque enquête exige l’invention d’une méth­ode unique. Cela dit, quelques repères peu­vent être utiles et don­ner des pistes pour struc­tur­er un pro­to­cole de focus group.

1) Définir le « guide d’enquête ».

Ce guide peut être adressé à l’ensemble des par​tic​i​pant​.es ou unique­ment à la per­son­ne mod­éra­trice. Il con­tient dif­férents axes de dis­cus­sion, ain­si que la durée qui peut être con­sacrée à cha­cun de ces axes. Un axe peut s’ouvrir sur une invi­ta­tion libre (« Main­tenant, j’aimerais vous enten­dre par­ler du sens caché de cette scène de Game of Thrones) ou, à l’autre extrême, annon­cer aux par​tic​i​pant​.es qu’à la fin du temps ils et elles devront pro­pos­er leur réponse à une ques­tion très pré­cise, ce qui peut même se faire sur papi­er (« Nous allons par­ler d’Hermione pen­dant 15 min­utes et à la fin je voudrais que vous répondiez sur ce for­mu­laire à trois ques­tions con­cer­nant votre iden­ti­fi­ca­tion à Hermione).

Quelques astuces pour éla­bor­er le guide d’enquête :

- priv­ilégi­er des ques­tions qui ne sem­blent pas trop « dif­fi­ciles » à dis­cuter en public ;

- priv­ilégi­er des ques­tions qui ten­dent à ouvrir une dis­cus­sion générale ;

- adopter une logique de gra­da­tion dans le degré de pré­ci­sion et d’ai­sance avec le sujet qu’im­pliquent les ques­tions (pour le dire de manière rapi­de­ment, pos­er les ques­tions « sim­ples » et générales au début de la discussion) ;

- bien indi­quer le découpage des temps de discussion ;

- éviter (ou pas) les ques­tions qui ris­queraient de laiss­er s’imposer dans la dis­cus­sion des indi­vidus ayant une exper­tise particulière.

2) Choisir le cadre.

L’enquêteur.trice doit d’abord décider d’un cadre logis­tique, qui aura des con­séquences sur les résul­tats. Suiv­ant la prob­lé­ma­tique de l’enquête, il ou elle doit décider : du nom­bre total de groupes, du nom­bre de par​tic​i​pant​.es par groupe, de la durée de la dis­cus­sion, du lieu où elle aura lieu. Bien sûr, comme dans toute démarche d’enquête, rien ne vaut l’expérience et il est préférable d’organiser des ses­sions tests. De manière générale, tant que la méth­ode est claire­ment présen­tée, une même enquête peut légitime­ment se baser sur plusieurs focus groups ayant eu lieu dans des cadres différents.

3) Choisir les par​tic​i​pant​.es.

Sur ce point, mieux vaut se baser sur son intu­ition, sa con­nais­sance de sa prob­lé­ma­tique et idéale­ment des expéri­ences tests. Notons que plusieurs ques­tions ne doivent pas rester des angles morts, car elles influ­enceront les don­nées : les per­son­nes qui dis­cu­tent se con­nais­sent-elles ? parta­gent-elles un cadre social com­mun (par exem­ple, sans se con­naitre, ils et elles sont étudiant.es dans la même uni­ver­sité) ? appar­ti­en­nent-elles toutes à un groupe social lié au sujet (de nom­breux focus group sont organ­isés avec des « fans » d’une œuvre) ? ont-elles toutes des pro­fils soci­ologiques sim­i­laires (âge, genre, niveau d’éducation, etc.) et quelles dynamiques peu­vent se repro­duire dans le groupe (dans un focus group, comme dans un repas de famille, cer­tains peu­vent monop­o­lis­er la parole, d’autres s’en remet­tre à plus charis­ma­tique que soi, etc.). Avoir con­science des enjeux soci­aux de répar­ti­tion de la parole est à ce titre impor­tant : la parole ne se répar­tit pas de la même manière dans un groupe selon qu’il est homogène ou mixte en matière de class­es sociales, d’o­rig­ine eth­nique, de genre, etc.

Ce point est une étape clé de la méthodolo­gie, même si ce n’est pas néces­saire­ment une étape clé des résul­tats : en études de récep­tion, associ­er cer­tains phénomènes de récep­tion à des car­ac­téris­tiques sociales est une pos­si­bil­ité. D’ailleurs Lyn Thomas (2006), dans un arti­cle d’autocritique, a bien mon­tré com­ment un.e chercheur.euse pou­vait, sous cou­vert d’analyse des déter­mi­nants soci­aux, jus­ti­fi­er les récep­tions des indi­vidus en pro­je­tant sur elles et eux leurs pro­pres stéréo­types de classe (son arti­cle racon­te d’ailleurs une expéri­ence de focus group sur la fic­tion radio­phonique The Archers).

4) Choisir la per­son­ne modératrice.

Pour des raisons pra­tiques, il s’agit le plus sou­vent de l’enquêteur.trice qui a organ­isé le focus group. Cela dit, ce n’est pas une loi absolue, et il peut être prof­itable, ou du moins intéres­sant, de recourir à une tierce per­son­ne préal­able­ment briefée. Le prin­ci­pal intérêt est d’éviter qu’une fig­ure d’autorité s’impose, fig­ure vers laque­lle les par​tic​i​pant​.es se tourn­eraient pour arbi­tr­er un éventuel débat ou qui les pousseraient à ques­tion­ner leur légitim­ité (puis-je vrai­ment dire ce que j’ai pen­sé de cette œuvre face à un.e per­son­ne iden­ti­fiée comme spécialiste ?).

Ruben­stein, qui a beau­coup util­isé les focus group dans des études de récep­tion por­tant sur les arts visuels, décrit effi­cace­ment les tâch­es et les qual­ités req­ui­s­es de la per­son­ne modératrice :

- aider les par​tic​i​pant​.es à se sen­tir détendu.es, mais aus­si légitimes ;

- s’assurer que tout le monde par­le, en inci­tant les silen​cieux​.ses à s’exprimer et en évi­tant les monop­o­li­sa­tions de la parole ou l’installation d’un dia­logue entre deux per­son­nes au détri­ment des autres ;

- répon­dre à tous les prob­lèmes ou com­men­taires, mais sans jamais répon­dre aux ques­tions du guide d’enquête ;

- rester neu­tre et sans biais, ou du moins per­former cette attitude ;

- éviter que la con­ver­sa­tion ne s’écarte trop du sujet (Ruben­stein, 1986).

5) Men­er la discussion.

Dif­fi­cile d’anticiper ici tous les prob­lèmes pos­si­bles, liés pour la plu­part à la prob­lé­ma­tique de l’enquête et à la manière dont le guide de dis­cus­sion est pen­sé. Cela dit, plusieurs points peu­vent aider à la tenue d’un focus group réussi.

- Dis­pos­er d’une salle con­fort­able et calme, mais pas for­cé­ment plongée dans un silence pesant.

- Ne pas oubli­er de prévenir les par​tic​i​pant​.es qu’ils et elles seront enregistré.es et véri­fi­er qu’ils et elles sont d’accord.

- Ouvrir la dis­cus­sion en présen­tant la posi­tion de la per­son­ne mod­éra­trice, ain­si que l’enquête et ses enjeux, avec le plus de trans­parence possible.

- Com­mencer la dis­cus­sion par deux tours de tables formels où chaque participant.e prend la parole dans l’ordre où ils et elles sont assis​.es. Durant le pre­mier tour, chacun.e se présent.e et dit un mot sur lui ou elle. Durant le sec­ond tour, ils ou elles sont invité.es à répon­dre à une ques­tion sim­ple qui fait office d’ice­break­er. Cette ques­tion peut intro­duire le sujet en douceur (« Dans quelles cir­con­stances avez-vous regardé le film dont nous allons par­ler ? ») ou être volon­taire­ment absurde (« Quel est votre plat préféré et pourquoi ? »).

- Présen­ter dans le détail le guide d’enquête, les dif­férentes étapes de la dis­cus­sion et les durées prévues.

- Ne pas hésiter à recourir à l’humour pour flu­id­i­fi­er la dis­cus­sion. Plus spé­ci­fique­ment, l’autodérision sur sa posi­tion et sa pra­tique de chercheur.euse aide sou­vent les enquêté.es à se sen­tir légitimes.

Lire des exem­ples d’enquêtes

Inger-Lise Kalvik­nes Bore a beau­coup util­isé les focus groups pour étudi­er la manière dont les enjeux soci­aux des séries télés sont dis­cutés, tem­pérés, appro­fondis ou tournés en déri­sion dans une « dis­cus­sion ordi­naire » [lien].

Lyn Thomas, évo­quée plus haut, a elle aus­si tra­vail­lés sur les feuil­leton et expose des résul­tats, mais surtout des obser­va­tions méthodologiques dans un texte traduit en français (2006).

Bib­li­ogra­phie

 

Duch­esne, Sophie et Haegel, Flo­rence. (2004), L’en­quête et ses méth­odes : les entre­tiens col­lec­tifs. Nathan, pp.126.

Kalvik­nes Bore, Inger-Lise (2012), “Focus Group Research and TV Com­e­dy Audi­ences”, Par­tic­i­pa­tions, vol. 9/2.

Maig­nant, Aurélien (2021), « Itinéraires her­méneu­tiques. La théorie nar­ra­tive comme car­togra­phie », Acta Fab­u­la, n°22/2.

Ruben­stein, R. (1986). “You have to expe­ri­ence it. Focus groups and obser­va­tions at the Ontario Sci­ence Cen­tre”, Toron­to, Ontario Sci­ence Centre.

Thomas, Lyn (2006), « La con­struc­tion et l’interprétation de l’appartenance de classe dans les études qual­i­ta­tives de récep­tion », dans I. Char­p­en­tier (dir.), Com­ment sont reçues les œuvres ?, Paris, Créaphis.

Tis­seron, S. (2011). Intim­ité et extim­ité. Com­mu­ni­ca­tions, 88, 83–91. 

L’observation participante

Dis­ci­plines

Sci­ences sociales, Psychologie

Objec­tif

Les chercheur.euses par­ticipent active­ment à des pra­tiques sociales dans leur milieu natif d’ef­fec­tu­a­tion. Iels adoptent une posi­tion à mi-chemin de l’ob­ser­va­tion réflex­ive (prise de note) et de la par­tic­i­pa­tion active (être soi-même agi.e par la pratique).

Descrip­tion

L’ob­ser­va­tion par­tic­i­pante se car­ac­térise par l’ob­ser­va­tion directe, sur le ter­rain ou en sit­u­a­tion réelle, des actions et inter­ac­tions des indi­vidus dans leur envi­ron­nement quo­ti­di­en par un.e chercheur.euse. Elle occa­sionne des inter­ac­tions sociales privées entre chercheur.euse et par​tic​i​pant​.es. Dans ce cadre, on s’ef­force de s’in­té­gr­er autant que pos­si­ble à la rou­tine d’un groupe afin de mieux com­pren­dre ses com­porte­ments, ses pra­tiques, ses valeurs, ses opin­ions, etc. En s’im­pli­quant per­son­nelle­ment, on parvient à dévelop­per une sen­si­bil­ité accrue et une meilleure com­préhen­sion du phénomène étudié. 

L’ob­ser­va­tion par­tic­i­pante cherche à doc­u­menter de l’in­térieur des phénomènes soci­aux dif­fi­ciles à mesur­er autrement, via les con­nais­sances sen­si­bles qui nais­sent de la prox­im­ité avec le ter­rain et la réal­ité quo­ti­di­enne des observé.es. 

Une autre fonc­tion essen­tielle de l’ob­ser­va­tion par­tic­i­pante est de décrire de manière aus­si pré­cise que pos­si­ble l’ex­péri­ence du groupe et des indi­vidus qui le com­posent. Les influ­ences socio­cul­turelles et inter­per­son­nelles sont relevées grâce à ces obser­va­tions, plaçant les chercheur.euses dans une posi­tion où iels peu­vent not­er les actions, pen­sées et sen­ti­ments exprimés. 

Mise en place

La soci­o­logue Sylvie Tétreault sug­gère une mise en place qua­tre étapes, qu’ont peut syn­thé­tis­er ainsi : 

1) Déter­min­er les objectifs

L’ob­ser­va­tion par­tic­i­pante s’in­scrit dans le domaine de la recherche qual­i­ta­tive, exigeant une com­pat­i­bil­ité avec les car­ac­téris­tiques du sujet étudié et de la ques­tion de recherche. L’idéal est de choisir un sujet com­plexe lié aux per­son­nes vivant le phénomène étudié. Lae chercheur.euse ne pose pas d’hy­pothès­es préal­ables et doit rester ouvert aux révéla­tions et aux expéri­ences vécues sur le ter­rain. Un exem­ple sig­ni­fi­catif est l’é­tude de Stahl et al. (2010). Ils ont observé com­ment les per­son­nes non voy­antes nav­iguent dans l’en­vi­ron­nement urbain, explo­rant com­ment les élé­ments comme les bor­dures de trot­toir et les struc­tures tex­turées ser­vent de repères et de préven­tion des acci­dents. Cette méth­ode mixte, com­bi­nant obser­va­tion struc­turée (think aloud) et entre­tiens, a per­mis de déter­min­er les aspects essen­tiels pour con­cevoir des sur­faces urbaines adap­tées à la marche. 

2) Iden­ti­fi­er les par​tic​i​pant​.es

Le groupe est sélec­tion­né en fonc­tion du thème de recherche des chercheur.euses, ses mem­bres devenant les par​tic​i​pant​.es de fac­to. En cas d’ob­ser­va­tion ouverte, chaque participant.e doit sign­er un for­mu­laire de con­sen­te­ment. Si l’ob­ser­va­tion est clan­des­tine, les per­son­nes con­cernées ne sont pas infor­mées de l’é­tude en cours (par exem­ple : des per­son­nes dans une salle d’at­tente ou un groupe de per­son­nes âgées dans un cen­tre com­mer­cial). Obtenir leur con­sen­te­ment dans ce con­texte peut être injus­ti­fié et dif­fi­cile selon cette méthode.

3) Recueil­lir les données

La prise de notes revêt une impor­tance cru­ciale lors de l’ob­ser­va­tion par­tic­i­pante. Toutes les don­nées col­lec­tées sur le ter­rain (notes de ter­rain) sont sous la respon­s­abil­ité unique de l’observateur.trice. Pour faciliter cette tâche, il est essen­tiel de pren­dre des notes rapi­de­ment et de manière sys­té­ma­tique pour ne pas per­dre d’élé­ments impor­tants. Les don­nées doivent être brutes, instinc­tives, et non fil­trées. L’u­til­i­sa­tion d’un enreg­istreur vocal peut être utile. Selon Char­maz (2001), ces notes ont plusieurs fonc­tions, telles que :

  • Décrire les per­son­nes observées et leur envi­ron­nement de vie
  • Iden­ti­fi­er les modes de com­mu­ni­ca­tion util­isés au sein du groupe
  • Pré­cis­er les con­di­tions sociales, l’en­vi­ron­nement physique, et les cir­con­stances dans lesquelles les inter­ac­tions ont lieu
  • Enreg­istr­er les actions indi­vidu­elles et collectives
  • Not­er les com­porte­ments, les écarts, les conflits
  • Détailler des sit­u­a­tions avec anec­dotes et observations
  • Met­tre en évi­dence des élé­ments sig­ni­fi­cat­ifs expli­quant les réac­tions observées
  • Cap­tur­er les expres­sions ou ter­mes util­isés par les par​tic​i​pant​.es
  • Faire émerg­er pro­gres­sive­ment des thèmes-clés et des idées à retenir

Il est impor­tant de dif­férenci­er les notes descrip­tives (par exem­ple : décrire un envi­ron­nement, un dia­logue recon­sti­tué) des notes réflex­ives (par exem­ple : pen­sées per­son­nelles, impres­sions de l’ob­ser­va­teur). Date, heure et lieu doivent être notés pour chaque obser­va­tion. Les sup­ports peu­vent vari­er : cahi­er, car­net de bord, guide avec ques­tions ouvertes, liste à cocher, enreg­istreur vocal, ou tablette électronique.

4) Analyser les données

Après l’ob­ser­va­tion, les chercheur.euses dis­posent de nom­breuses don­nées à traiter. Il est essen­tiel de les class­er en fonc­tion de leur nature et de leur con­tenu. Sou­vent, le proces­sus d’analyse com­mence alors que l’observateur.trice est encore sur le ter­rain, ses réflex­ions illus­trant ses impres­sions et sa com­préhen­sion de la sit­u­a­tion. C’est pourquoi il peut être dif­fi­cile de sépar­er ces deux étapes. Pour faciliter l’analyse, lae chercheur.euse peut s’ap­puy­er sur un cadre de référence ou un mod­èle théorique, en se con­cen­trant sur des aspects spé­ci­fiques (par exem­ple : com­porte­ments négat­ifs observés). 

Lire des exem­ples d’enquête 

L’ob­ser­va­tion par­tic­i­pante est peu pra­tiquée dans les études de récep­tion. S’agis­sant d’une méthodolo­gie prévue pour s’im­merg­er dans des univers soci­aux ou des moments liés à une pra­tique par­ti­c­ulière, les études de récep­tion s’y sont assez peu intéressées, dans la mesure où la récep­tion est rarement une activ­ité isolée. 

Vu sous le prisme l’in­verse, on peut con­sid­ér­er que l’ensem­ble des chercheur.euses en études de récep­tion sont aus­si des récepteur.trices d’oeu­vres cul­turelles à plein titre. 

Cela dit, l’ob­ser­va­tion par­tic­i­pante est par­fois util­isée pour s’im­merg­er à l’in­térieur de com­mu­nautés fédérées par leur récep­tion d’une oeu­vre ou d’un cor­pus cul­turel, notam­ment les groupes de fans. C’est par exem­ple ce qu’a fait Chris­t­ian Le Bart (2004) en étu­di­ant les straté­gies iden­ti­taires de dif­férentes com­mu­nautés de fans, s’im­mergeant dans des con­textes comme des salons ou des conventions.

Bib­li­ogra­phie

Beck­er, H. S. (2003), « Inférence et preuve en obser­va­tion par­tic­i­pante. Fia­bil­ité des don­nées et valid­ité des hypothès­es », in D. Céfaï (dir.), L’enquête de ter­rain, Paris, La Décou­verte, pp. 350–362.

Char­maz, K., & Mitchell, R. G. (2001). « Ground­ed the­o­ry in ethnog­ra­phy », in P. A. Atkin­son, A. Cof­fey, S. Dela­m­ont, J. Lofland, L. H. Lofland (dir.), Hand­book of ethnog­ra­phy, Lon­dres, Sage, pp. 160–174.

Chris­t­ian Le Bart (2004), « Straté­gies iden­ti­taires de fans. L’op­ti­mum de dif­féren­ci­a­tion », Revue française de soci­olo­gie, vol. 45, pp. 283–306.

Agne­ta Stahl (2010), « Detec­tion of warn­ing sur­faces in pedes­tri­an envi­ron­ments : The impor­tance for blind peo­ple of kerbs, depth, and struc­ture of tac­tile sur­faces », Dis­abil­i­ty and Reha­bil­i­ta­tion, vol. 32, n°6,  pp. 469–482.

Sylvie Tétreault (2014), « Obser­va­tion par­tic­i­pante », in S. Tétreault, P. Guillez (dir.), Guide pra­tique de recherche en réadap­ta­tion, Lou­vain-la-Neuve, De Boeck Supérieur.

L’expérimentation cognitive (narratologie)

Dis­ci­plines

Neu­ro­sciences, Psy­cholo­gie cog­ni­tive, Nar­ra­tolo­gie, Théorie des médias

Objec­tif

Pro­pos­er des pro­to­coles avec ou sans appareil­lage expéri­men­tal qui per­me­t­tent d’ob­serv­er cer­tains aspects cog­ni­tifs de la réception

Descrip­tion

Les approches cog­ni­tives se fraient une place tou­jours plus grande dans les dis­ci­plines cul­turelles, non seule­ment parce qu’elles se sont tou­jours intéressées à des proces­sus cul­turels, mais aus­si parce que le déplace­ment épisté­mologique qu’elles per­me­t­tent intéressent de plus en plus de chercheur.euses sans qu’ils ou elles soient néces­saire­ment for­mées sur la ques­tion. Le réper­toire méthodologique qu’elles amè­nent est très large, allant de l’herméneutique inféren­tielle clas­sique à l’observation empirique en lab­o­ra­toire, cette dernière pou­vant être appareil­lée (pour observ­er des phénomènes neu­ro­bi­ologiques) ou non (nom­bre d’expériences en psy­cholo­gie cog­ni­tive ne requièrent aucun matériel de laboratoire).

S’il est dif­fi­cile de syn­thé­tis­er effi­cace­ment l’apport de ces approches, il est bon de rap­pel­er que leurs impor­ta­tions dans les dis­ci­plines cul­turelles engage régulière­ment la ques­tion de la récep­tion : ce que l’on veut observ­er, c’est sou­vent la rela­tion cog­ni­tive des récepteur.ices aux œuvres.

Indé­ni­able­ment, plusieurs sujets phares des études de récep­tion sont acces­si­bles sous une forme cog­ni­tive : les réac­tions émo­tion­nelles au sens large (empathie, affects, peur, rire, etc.), la représen­ta­tion men­tale d’un monde racon­té (immer­sion, hypothès­es nar­ra­tives, repérage déic­tique, etc.), les com­porte­ments atten­tion­nels (le temps de lec­ture d’un livre, la tra­jec­toire du regard d’un spec­ta­teur, la con­cen­tra­tion face à la télévi­sion, etc.).

Cela dit, le pan­el de méth­odes et de pro­to­coles est aus­si vaste que les dis­ci­plines cog­ni­tives elles-mêmes. Cette entrée se con­cen­tre sur quelques usages récents issus des théories du réc­it. La nar­ra­tolo­gie « cog­ni­tive », par­fois appelée de « sec­onde » ou de « troisième » généra­tion, s’organise autour de deux grandes ques­tions : com­ment les réc­its sont-ils traités men­tale­ment ? et quels effets pro­duisent-ils sur le plan cog­ni­tif ? Ponctuelle­ment, des nar­ra­to­logues pro­posent des pro­to­coles expéri­men­taux que l’on peut légitime­ment con­sid­ér­er comme des enquêtes de récep­tion (même si toutes et tous insis­tent régulière­ment sur le manque de don­nées empiriques et la néces­sité de mul­ti­pli­er les expérimentations).

Le pre­mier grand champ d’interrogation relève des opéra­tions cog­ni­tives d’imagination du monde nar­ré. Si les débats sont nom­breux, la plu­part des nar­ra­to­logues s’accordent à con­sid­ér­er le réc­it comme un ensem­ble d’accessoires déclen­chant des opéra­tions de représen­ta­tion men­tale de l’univers racon­té (sou­vent appelé sto­ry­world). Le réc­it comme opéra­tion cog­ni­tive engage d’abord à étudi­er la con­struc­tion d’un « mod­èle men­tal de sit­u­a­tion » (Jahn, 2004), soit à com­pren­dre la manière dont les récepteur.ices se fig­urent en esprit les élé­ments, per­son­nages, l’espace ou le temps nar­rés (Her­man, 2002). Dans un sec­ond temps, il est pos­si­ble d’analyser les opéra­tions cog­ni­tives de deux­ième niveau qui sont pro­duites à l’intérieur de ce sto­ry­world : lire des états men­taux des per­son­nages (Zun­shine, 2006), tiss­er des liens de causal­ité com­plexe (Her­man, 2012), typ­i­fi­er les pro­tag­o­nistes (Phe­lan, 2012) ou encore utilis­er la struc­ture nar­ra­tive comme sup­port à la mémori­sa­tion d’informations (Cam­pi­on, 2015). Le sec­ond champ d’interrogation, la part « cog­ni­tive » des effets du réc­it, est lié au pre­mier mais pose des ques­tions dif­férentes. Le phénomène le plus sujet à l’étude expéri­men­tale est sans doute la réac­tion émo­tion­nelle (Keen, 2006). Depuis la décou­verte des neu­rones miroirs et de leur rôle dans les proces­sus dits « empathiques », plusieurs pro­to­coles d’études ont essayé d’analyser les liens entre formes nar­ra­tives (ou médi­ales) et émo­tions (Lav­o­cat, 2016 & 2017), par­fois avec appareil­lage : que nous dit l’imagerie cérébrale de la lec­ture ou de la spectation ?

Lire des exem­ples d’enquête (avec et sans appareillage)

Cam­pi­on (2015) pro­pose un pro­to­cole visant à étudi­er le rôle de la représen­ta­tion men­tale d’un sto­ry­world dans la com­préhen­sion d’une sit­u­a­tion factuelle. Menée avec des enfants agé.es d’une dizaine d’années, son expéri­ence com­pare la manière dont les sujets com­pren­nent un proces­sus biologique (l’infection d’une dent) après avoir exposé un groupe à des expli­ca­tions non-nar­ra­tives ou à un réc­it com­plexe. Divers tests per­me­t­tent de récolter des don­nées qui sont ensuite com­parées selon des vari­ables qual­i­ta­tives et quan­ti­ta­tives. [Lire l’enquête]

Dans le cadre d’une étude de l’Inserm (Metz-Lutz et al., 2010), des sujets ont été allongés dans un appareil IRM et exposés à des vidéos de pièces de théâtre nar­ra­tives dans des lunettes spé­ciales. L’étude a notam­ment mon­tré que des aires cérébrales par­ti­c­ulières s’activaient, celles asso­ciées notam­ment à l’empathie et à la « théorie de l’esprit » (notre capac­ité à com­pren­dre les états men­taux des autres de l’extérieur). Les résul­tats indiquent que l’on peut observ­er cog­ni­tive­ment les moments (les scènes) durant lesquels les spec­ta­teurs s’imaginent le plus « à la place » des per­son­nages. Il sem­ble aus­si que ces moments soient cor­rélés à une dés­ac­ti­va­tion d’une zone cérébrale liée à la con­science de soi. [Lire l’enquête]

Dans les media stud­ies, nom­bre d’études sur la télévi­sion sont dites on line lorsqu’elles col­lectent des don­nées sur le com­porte­ment atten­tion­nel et cog­ni­tif de sujets directe­ment observés face à l’écran (con­traire­ment à des enquêtes soci­ologiques a pos­te­ri­ori con­cer­nant par exem­ple le type de pro­grammes vision­nés). Plusieurs travaux étu­di­ent l’attention et ses fluc­tu­a­tions face à divers types d’émission. Daniel R. Ander­son a notam­ment mené une dizaine d’études suiv­ant des pro­to­coles dif­férents. Cer­taines formes médi­ales et nar­ra­tives (les cuts, les couleurs, les vari­a­tions sonores, les dia­logues, etc.) sem­blent plus prop­ices à capter l’attention, d’autres à la main­tenir ou au con­traire à sus­citer son relâche­ment : on trou­vera une syn­thèse de ces pro­to­coles dans Berros, 2007. [Lire l’enquête]

Bib­li­ogra­phie

BERROS, Jesus Berme­jo (2007), Généra­tion télévi­sion, Lou­vain-La-Neuve, De Boeck Supérieur.

CAMPION, Bap­tiste (2015), « Éval­uer le réc­it comme acte cog­ni­tif. Quel cadre pour les approches expéri­men­tales ? », Les Cahiers de nar­ra­tolo­gie, n°28.

HERMAN, David (2002). Sto­ry Log­ic. Prob­lems and Pos­si­bil­i­ties of Nar­ra­tive, Lin­coln and Lon­don, Uni­ver­si­ty of Nebras­ka Press.

– (2013). Sto­ry­telling and the Sci­ences of Mind, Cam­bridge — Lon­don, The MIT Press.

JAHN, Man­fred (2004). « Foun­da­tion­al Issues in Teach­ing Cog­ni­tive Nar­ra­tol­ogy », Euro­pean Jour­nal of Eng­lish Stud­ies, n°8, pp. 105–127.

KEEN, Suzanne (2007), Empa­thy and the Nov­el, Oxford, Oxford Uni­ver­si­ty Press.

LAVOCAT, Françoise (2016), Fait et Fic­tion : pour une fron­tière, Paris, Seuil.

– (2017), (dir.) Inter­pré­ta­tion lit­téraire et sci­ences cog­ni­tives, Paris, Hermann.

METZ-LUTZ, Marie-Noëlle, et al. (2010), « What Phys­i­o­log­i­cal Changes and Cere­bral Traces Tell Us about Adhe­sion to Fic­tion Dur­ing The­ater-Watch­ing ? », Fron­tiers in Human Neu­ro­science, n°59.

ZUNSHINE, Lisa (2006), Why We Read Fic­tion ? The­o­ry of Mind and the Nov­el, Colum­bus, Ohio State University.

Le journal de lecture

Inspi­ra­tions

Didac­tique de la lit­téra­ture / Soci­olo­gie prag­ma­tique / Cul­tur­al Studies

Objec­tifs

Le jour­nal de lec­ture per­met un accès appro­fon­di et sur un temps long à l’expérience vécue durant la lec­ture, le plus sou­vent d’un texte lit­téraire. Sou­vent mis en place dans le cadre d’enseignements sco­laires, ils lais­sent une lib­erté plus ou moins grande aux enquêté.es pour détailler l’itinéraire de leur récep­tion, à l’écrit. Ils ont l’intérêt de faire émerg­er des traces de lec­tures, mais aus­si des dis­cours qui la ponctuent ou des bilans. Les jour­naux de lec­ture sont un moyen d’accéder à l’expérience intime, ou plus exacte­ment à « l’extimité » (les manières choisies par un indi­vidu pour don­ner accès à son intim­ité) de la lec­ture, puisque les enquêté.es rédi­gent seul​.es leurs journaux.

On pour­ra lire un guide long et détail­lé à la sec­tion suiv­ante.

Lire un exem­ple d’enquête

Anne-Claire Marpeau a pub­lié une étude sur le débat dans la fic­tion en con­texte sco­laire où elle utilise les sources de récep­tion pro­duites par des jour­naux de lec­ture. [lien]

Descrip­tion

L’analyse des don­nées col­lec­tées durant une enquête util­isant les JDL est sou­vent effi­cace sur un mode com­para­tiste : aus­si, les jour­naux sont le plus sou­vent instau­rés auprès d’un pool d’enquêté.es confronté.es à la même œuvre. La pra­tique est apparue dans les didac­tiques de la lit­téra­ture (d’où l’usage de « lec­ture ») et elle cherche à saisir le temps long de la récep­tion (vari­a­tions émo­tion­nelles, etc.), ce qui sem­ble plus adap­té au roman qu’à des expéri­ence à la tem­po­ral­ité close (comme le ciné­ma ou le théâtre), cela dit, des « jour­naux de spec­ta­tion » peu­vent aus­si être mis en place pour étudi­er la récep­tion de séries télévisées, ou au con­traire analyser les pra­tiques cul­turelles d’un sujet (le jour­nal des films vision­nés pen­dant quelques mois, par exemple).

La recon­sti­tu­tion de ce « texte de lecteur ou de lec­trice » (Langlade, Roux­el, 2004) par le chercheur ou la chercheuse per­met donc d’ac­céder à la diver­sité des effets du texte et à la poly­sémie d’une œuvre. Si on peut dire qu’il y a autant de textes que de lecteur·rice·s, le jour­nal de lec­ture est une entrée pour décou­vrir cette mul­ti­plic­ité des textes.

La diver­sité de ces récep­tions four­nit au chercheur ou la chercheuse le moyen d’ap­pro­fondir sa pro­pre récep­tion de l’œu­vre et des pistes d’analyse cri­tique. Elle per­met aus­si d’en­vis­ager l’œu­vre lit­téraire comme un objet cul­turel, qui cir­cule dans le monde social, et d’in­scrire alors son tra­vail dans le champ des études cul­turelles. Les récur­rences et les diver­gences des dis­cours tenus sur les œuvres offrent aus­si le reflet de ce que Stan­ley Fish appelle des « com­mu­nautés inter­pré­ta­tives » (2007).

Méth­ode

La sin­gu­lar­ité de chaque enquête exige l’invention d’une méth­ode unique. Cela dit, quelques repères peu­vent être utiles et don­ner des pistes pour struc­tur­er un protocole.

1) Définir l’objet de sa recherche. Cherche-t-on à tra­vailler sur les émo­tions que la lec­ture d’une œuvre sus­cite ? Sur les inter­pré­ta­tions de cette œuvre ? Sur des pro­fils de lecteur ou de lectrice ?

2) Rassem­bler les enquêté.es durant une séance pré­para­toire et expos­er les con­signes de rédac­tion du jour­nal de lec­ture. Quelle œuvre ? Quelle durée ? Quelle longueur ? Expliciter les per­spec­tives de recherche (ce que l’on a envie d’observer, vos émo­tions, etc.) peut per­me­t­tre de ras­sur­er les enquêté.es, mais va inévitable­ment les aigu­iller vers cer­taines attentes. Cela dit, dans la plu­part des sit­u­a­tions, ne pas expliciter les per­spec­tives induira d’autres attentes, liées aux pré­con­cep­tions des enquêté.es sur ce qui intéresse une recherche (des étudiant.es auront par exem­ple ten­dance à adopter des rap­ports ana­ly­tiques et dis­tan­ciés à la lec­ture si on ne pré­cise pas que la recherche porte sur les affects ressentis).

3) Il con­vient aus­si d’insister sur une cer­taine régu­lar­ité dans la tenue du jour­nal ain­si que de trou­ver un dis­posi­tif sim­ple pour la col­lecte ultérieure des don­nées, comme le tapuscrit. On peut au con­traire val­oris­er un for­mat de jour­nal man­u­scrit, qui ouvre de plus larges pos­si­bil­ités d’appropriation de la lec­ture (comme l’ajout d’illustrations). Le jour­nal man­u­scrit est prob­a­ble­ment un espace plus favor­able à l’expression d’une intimité.

4) Dans l’analyse, tenir compte du pro­fil de chaque enquêté.e si l’on veut con­stru­ire une prob­lé­ma­tique soci­ologique. Garder à l’esprit que la lec­ture est une pra­tique aux usages soci­aux les plus divers, mais aus­si sur laque­lle les chercheurs et les chercheuses en études cul­turelles ont de nom­breuses préconceptions.

5) Inter­préter les dits et les non-dits. L’analyse doit tenir compte de la « sit­u­a­tion d’ex­a­m­en » que con­stitue une enquête sur la lec­ture. Ce qui est dit peut révéler ce que l’enquêté·e pense vrai­ment ou ce qu’il ou elle pense devoir dire, ce qu’il importe de dire. La pro­fes­sion d’un intérêt pour le texte lu peut aus­si bien révéler un véri­ta­ble intérêt qu’un intérêt de façade. Par exem­ple, tout ce qui sem­ble aller dans le sens d’une val­i­da­tion des normes et des représen­ta­tions col­lec­tives de la lit­téra­ture ou de la lec­ture légitimes (éloge des clas­siques, analyse de texte, cita­tion de noms d’au­teurs, de titres d’œu­vres ou encore de con­cepts lit­téraires appar­tenant à la cul­ture sco­laire, etc.) peut man­i­fester une « bonne volon­té » sco­laire chez l’enquêté·e

6) La répéti­tion, le lap­sus, l’er­reur, le non-dit (par exem­ple, l’ab­sence de men­tion d’un per­son­nage impor­tant ou d’un événe­ment cru­cial dans un réc­it) four­nissent égale­ment des pistes d’in­ter­pré­ta­tion des lec­tures sub­jec­tives. De manière générale, tout ce qui sem­ble écrit par inad­ver­tance, sans inten­tion de l’écrire, peut être révélateur.

7) L’analyse des illus­tra­tions et de leur lien avec le texte écrit peut égale­ment fournir des pistes d’in­ter­pré­ta­tion fructueuses.

8) De manière générale, si le pro­to­cole le per­met, l’analyse des jour­naux de lec­ture se prête très bien aux approches com­para­tistes. Grâce aux jour­naux de lec­ture, on peut repér­er des récur­rences qui reflè­tent des représen­ta­tions du monde dans une com­mu­nauté de lec­ture don­née. Cela per­met de voir com­ment un groupe de lecteurs et de lec­tri­ces com­posent et con­stituent une com­mu­nauté interprétative.

9) Le chercheur ou la chercheuse pour­ra com­pléter cette analyse en col­lec­tant d’autres don­nées sous d’autres for­mats, comme l’en­tre­tien, le ques­tion­naire ou encore sa pro­pre analyse du texte.

10) Comme pour toute enquête de récep­tion : ouvrir à la com­para­i­son avec d’autres sources. On pour­ra par exem­ple analyser les vari­a­tions émo­tion­nelles et inter­pré­ta­tives en diachronie, à par­tir de traces de lec­tures du passé, comme les arti­cles de cri­tiques lit­téraires ou les jour­naux intimes (traces dont il faut inté­gr­er la spé­ci­ficité dans l’analyse car ce ne sont pas des jour­naux de lec­ture). Les réac­tions et inter­pré­ta­tions qui se répè­tent et qui restent à tra­vers le temps peu­vent alors éclair­er l’esthé­tique de l’auteur.

Bib­li­ogra­phie

Fish, Stan­ley (1980), Is There a Text in This Class ? The Author­i­ty of Inter­pre­tive Com­mu­ni­ty, Cam­bridge, MA.

Roux­el Annie, Langlade Gérard (2004) (dir.), Le Sujet lecteur. Lec­ture sub­jec­tive et enseigne­ment de la lit­téra­ture, Rennes, Press­es Uni­ver­si­taires de Rennes.

L’autobiographie de lecteur​.ice
Les commentaires web

Dis­ci­plines et champs

Analyse du dis­cours / Soci­olo­gie de la récep­tion / Human­ités numériques

Objec­tifs

Don­ner son avis sur un objet cul­turel est une pra­tique sociale par­ti­c­ulière­ment répan­due, indis­so­cia­ble sans doute de la pro­duc­tion même de ces objets. L’avènement du numérique par­tic­i­patif, de l’ « inter­net social » a mul­ti­plié les lieux d’expression et sor­ti la récep­tion pop­u­laire de l’invisibilité où la main­te­nait la cri­tique professionnelle.

De plus en plus de per­spec­tives pro­posent d’u­tilis­er ces espaces de com­men­taires comme des cor­pus de sources de récep­tion, aux­quels on peut pos­er les ques­tions les plus variées.

Méth­ode

Il est tout à fait viable de men­er des études de récep­tion sur des cor­pus con­sti­tués, au sens large, de « com­men­taires web ». Ce terme recou­vre toute­fois des réal­ités dif­férentes. Pour ne par­ler que de la fran­coph­o­nie, il peut désign­er des textes, sou­vent courts, lais­sés sous la forme d’évaluation sur des sites général­istes (comme les « Avis » sur Ama­zon ou Google) ou sur des plate­formes spé­cial­isées, comme Babe­lio pour la lit­téra­ture ou AlloCiné pour le ciné­ma (qui a la par­tic­u­lar­ité de faire coex­is­ter dans deux espaces proches la « Cri­tique presse » et la « Cri­tique spec­ta­teurs »). Enfin, cer­taines plate­formes par­tic­i­pa­tives s’orientent vers des pra­tiques d’analyses longues proches de la cri­tique « pro­fes­sion­nelle » (Sen­s­Cri­tique) et d’autres sont des espaces tenus unique­ment par des com­mu­nautés qui se revendiquent comme fans (divers forum, par exem­ple Pottermore).

Ces sources ont en com­mun une énon­ci­a­tion par­ti­c­ulière : les récepteur.ices se posent comme amateur.ices, mais adoptent une pos­ture « cri­tique ». Il s’agit d’abord et avant tout de don­ner un avis pré­cis, qui a sou­vent pour fonc­tion une recom­man­da­tion (aller voir ou non le film). Con­traire­ment à beau­coup pro­to­coles, comme les entre­tiens, les enquêté.es déci­dent de l’œuvre dont ils et elles vont par­ler, ain­si que des critères aux­quels ils et elles vont prêter atten­tion. En ce sens, on par­le de sources « pré­con­sti­tuées » (elles exis­taient avant qu’un.e chercheur.euse ne décide de men­er une enquête). Tous ces élé­ments doivent être pris en compte lorsque l’on réflé­chit à l’établissement d’un cor­pus : quelle(s) œuvres ? quelle péri­od­ic­ité ? quelle(s) plateforme(s) ?

Pour cette rai­son, elles sont plus dif­fi­ciles à abor­der dans une optique com­para­tiste. Par exem­ple, il n’est pas aisé de com­par­er un com­men­taire où un.e enquêté n’évaluerait le film que via la per­for­mance des comédien.nes avec un com­men­taire qui s’attarderait surtout à inscrire l’œuvre dans la fil­mo­gra­phie de son ou de sa réalisateur.ice.

Cela dit, les com­men­taires web ouvrent de nom­breuses prob­lé­ma­tiques : décrire cer­taines pra­tiques de récep­tion, délim­iter des com­mu­nautés inter­pré­ta­tives, étudi­er les valeurs et les modes de jus­ti­fi­ca­tion dom­i­nants pour éval­uer les œuvres, etc. De par leur quan­tité et leur préex­is­tence à l’enquête, les com­men­taires web per­me­t­tent d’imaginer plus facile­ment des études quan­ti­ta­tives : quelle est la part des com­men­taires qui s’attardent sur les aspects formels ? sur le jeu ? sur la fig­ure auc­to­ri­ale ? etc.

Lire un exem­ple d’étude de réception

Dominique Legal­lois et Céline Pou­dat ont pro­posé une analyse de l’ax­i­olo­gie de la récep­tion (quelles valeurs mobilisent les récepteur.ices ?) dans 400 com­men­taires Ama­zon. Leur enquête mon­tre un dou­ble usage, qual­i­tatif et quan­ti­tatif, du cor­pus [lien].

Lau­rent Jul­li­er a beau­coup étudié les modal­ités de la récep­tion du ciné­ma sur inter­net via des analy­ses qual­i­ta­tives de com­men­taires lais­sés par des inter­nautes sur IMDB, par exem­ple à pro­pos de Boule­vard de la mort [lien] 

Bib­li­ogra­phie

Dominique Legal­lois, Céline Pou­dat, « Com­ment par­ler des livres que l’on a lus ? Dis­cours et axi­olo­gie des avis des inter­nautes », Semen, n°26, 2008, [en ligne].

La recréation participative
La recherche-action

Exem­ples de protocoles

Concevoir des journaux de lecture (Marpeau, 2021)

Source : Anne-Claire Marpeau, « Les jour­naux de lec­tures. Un out­il pour la recherche et pour l’en­seigne­ment », Ate­lier de Théorie Lit­téraire de Fab­u­la, 2021 [repro­duit avec l’au­tori­sa­tion de l’autrice]. 

Les jour­naux de lec­ture, dont la pro­duc­tion est un exer­ci­ce à la croisée de la lec­ture et de l’écri­t­ure, appa­rais­sent comme des out­ils de recherche et d’en­seigne­ment intéres­sants et stim­u­lants à qui souhaite enquêter sur l’in­ter­pré­ta­tion et la récep­tion des œuvres lit­téraires et/ou pro­pos­er un exer­ci­ce qui favorise l’ap­pro­pri­a­tion lec­torale à ses étudiant·e·s[1]. Ils con­stituent en effet ce que Marie Par­men­tier appelle des « traces de lec­tures », qui s’ap­par­entent à la fois à des dis­cours qui « ponctuent la lec­ture[2] » et à des « bilans de lec­ture[3] ». Ils per­me­t­tent donc d’ac­céder de manière appro­fondie à l’ac­tiv­ité de lecteur·rice·s empiriques, à tra­vers une méthodolo­gie de l’en­quête de ter­rain qui reste à dévelop­per dans le champ des études littéraires.

Un out­il pour la recherche

Étudi­er la lec­ture et la récep­tion des œuvres littéraires

Les jour­naux de lec­ture per­me­t­tent de recueil­lir des don­nées de ter­rain sur la lec­ture et la récep­tion des œuvres lit­téraires. Ils peu­vent donc être inté­grés à un dis­posi­tif d’en­quête qui vise à étudi­er la lec­ture, ses acteur·rice·s, ses procédés et le par­cours d’une œuvre, de sa pro­duc­tion à la réception.

L’in­térêt du jour­nal de lec­ture est qu’il per­met d’ac­céder à une récep­tion sur le temps long : plutôt que de saisir seule­ment une appré­ci­a­tion de lec­ture à un moment don­né, ou au con­traire, de recueil­lir un bilan de lec­ture réfléchi qui s’ap­par­ente davan­tage à une démarche cri­tique, le chercheur ou la chercheuse peut par ce biais recueil­lir les traces d’une lec­ture dans sa durée, avec ses vari­a­tions émo­tion­nelles et inter­pré­ta­tives. Surtout si le jour­nal porte sur la lec­ture d’une œuvre inté­grale, on y trou­vera une évo­lu­tion des appré­ci­a­tions et des inter­pré­ta­tions d’un texte. On y trou­vera égale­ment l’oc­ca­sion d’ap­pro­fondir la com­préhen­sion de ce qu’est et de ce que fait la lec­ture et la récep­tion d’une œuvre littéraire.

Un sec­ond intérêt du jour­nal de lec­ture pour la recherche lit­téraire est de pénétr­er dans la sin­gu­lar­ité d’une récep­tion indi­vidu­elle, sou­vent peu acces­si­ble au chercheur ou à la chercheuse, qui éclaire à la fois l’œu­vre lue et le sujet qui lit. L’écri­t­ure des impres­sions et inter­pré­ta­tions de lec­ture durant le proces­sus même de cette lec­ture sem­ble représen­ter un accès priv­ilégié à ce que Gérard Langlade appelle le « texte du lecteur », qui se définit comme « l’ac­tiv­ité orig­i­nale de celui qui, auteur plus ou moins con­scient de sa lec­ture, mar­que son rap­port aux œuvres de l’empreinte de ses inter­ro­ga­tions, de ses fan­tasmes et de ses désirs[4]». La recon­sti­tu­tion de ce texte de lecteur ou de lec­trice par le chercheur ou la chercheuse per­met donc d’ac­céder à la diver­sité des effets du texte et à la poly­sémie d’une œuvre. Si on peut dire qu’il y a autant de textes que de lecteur·rice·s, le jour­nal de lec­ture est une entrée pour décou­vrir cette mul­ti­plic­ité des textes. La diver­sité de ces récep­tions four­nit au chercheur ou la chercheuse le moyen d’ap­pro­fondir sa pro­pre récep­tion de l’œu­vre et des pistes d’analyse cri­tique. Elle per­met aus­si d’en­vis­ager l’œu­vre lit­téraire comme un objet cul­turel, qui cir­cule dans le monde social, et d’in­scrire alors son tra­vail dans le champ des études culturelles.

Non seule­ment le jour­nal de lec­ture four­nit des don­nées sur la lec­ture sub­jec­tive, mais il per­met aus­si d’ac­céder au « sujet-lecteur », le lecteur ou la lec­trice empirique qui est « au cœur de toute expéri­ence vivante de la lit­téra­ture, de toute appréhen­sion sen­si­ble, éthique et esthé­tique des œuvres[5]». Le jour­nal de lec­ture n’a sans doute pas le pou­voir de faire accéder à l’in­tim­ité nue du lecteur ou de la lec­trice. Le dis­cours tenu sur l’œu­vre lue, s’il est tourné vers un regard extérieur qui incar­ne sou­vent l’in­sti­tu­tion, sera infor­mé par ce que celui ou celle qui écrit le jour­nal croit être les attentes du chercheur ou de la chercheuse. On accèdera donc davan­tage à l » « extim­ité » du lecteur ou de la lec­trice, pour repren­dre le terme de Serge Tis­seron, c’est-à-dire au « proces­sus par lequel des frag­ments du soi intime sont pro­posés au regard d’autrui afin d’être validés[6]». Prob­lé­ma­tis­er et analyser cette extim­ité comme telle n’en est pas moins intéres­sant, comme je le mon­tre par la suite (cf. « Recueil­lir et analyser les jour­naux de lec­ture »). Col­lecter des jour­naux de lec­ture per­met donc d’ap­préhen­der des récep­tions indi­vidu­elles, mais égale­ment ce qu’il y a de col­lec­tif dans ces récep­tions car, comme le rap­pelle Gérard Langlade

le lecteur à tou­jours affaire à ses « autres » : les sou­venirs enfouis issus de son his­toire per­son­nelle, les scé­nar­ios fan­tas­ma­tiques tis­sés par son incon­scient et activés par les œuvres de fic­tion, le bruisse­ment des divers­es com­mu­nautés inter­pré­ta­tives aux­quelles il par­ticipe, le frayage des langues et des lan­gages qui médi­a­tisent son rap­port au monde[7].

Les récur­rences et les diver­gences des dis­cours tenus sur les œuvres offrent le reflet de ce que Stan­ley Fish appelle une « com­mu­nauté inter­pré­ta­tive ». La notion per­met de penser l’in­ter­sec­tion de l’in­di­vidu­el et du col­lec­tif dans l’acte inter­pré­tatif : « le lecteur […] est le mem­bre d’une com­mu­nauté dont les attentes au regard de la lit­téra­ture déter­mi­nent le type d’at­ten­tion qu’il lui prête et donc le type de lit­téra­ture qu’il “fait”[8]

Selon Stan­ley Fish, les straté­gies de lec­ture mis­es en place par les mem­bres d’une com­mu­nauté inter­pré­ta­tive précè­dent le texte plutôt qu’elles n’en découlent : « ces straté­gies exis­tent avant l’acte de lire et déter­mi­nent en con­séquence la forme de ce qui est lu, plutôt que l’in­verse, comme cela est sou­vent pré­sumé[9]». Stan­ley Fish envis­age dès lors l’in­ter­pré­ta­tion comme un acte à la fois objec­tif et subjectif :

Une com­mu­nauté inter­pré­ta­tive n’est pas objec­tive parce qu’en tant que rassem­ble­ment d’in­térêts, d’in­ten­tions et d’ob­jec­tifs par­ti­c­uliers, son point de vue est davan­tage intéressé que neu­tre ; mais selon le même raison­nement, les sig­ni­fi­ca­tions et textes pro­duits par une com­mu­nauté inter­pré­ta­tive ne sont pas sub­jec­tifs parce qu’ils ne provi­en­nent pas d’un indi­vidu isolé mais d’un point de vue pub­lic et de con­ven­tion[10].

Chaque lecteur et lec­trice appar­tient à plusieurs com­mu­nautés inter­pré­ta­tives dont on trou­vera les car­ac­téris­tiques dans les jour­naux de lec­ture. Ces derniers offrent alors une entrée extrême­ment per­ti­nente pour appro­fondir la théorie des com­mu­nautés inter­pré­ta­tives et la manière dont elles se con­stituent et se man­i­fes­tent au sujet d’une œuvre don­née. Ils four­nissent en out­re des pistes de com­préhen­sion de ce qui fait qu’une œuvre n’est pas reçue de manière sim­i­laire en diachronie et en syn­chronie et de ce qui reste de l’in­ter­pré­ta­tion d’une œuvre à tra­vers le temps.

Enfin, les jour­naux de lec­tures con­stituent un sup­port graphique et icono­graphique intéres­sant à analyser. Ils per­me­t­tent d’ac­céder à des récep­tions sous un for­mat peu habituel, qui invite le chercheur ou la chercheuse à dévelop­per des out­ils d’analyse stim­u­lants pour la recherche littéraire.

Recueil­lir et analyser les jour­naux de lecture

Définir l’ob­jet de sa recherche : il est impor­tant de définir claire­ment l’ob­jet de sa recherche pour recueil­lir les don­nées de ter­rain par le biais du jour­nal de lec­ture. Cherche-t-on à tra­vailler sur les émo­tions que la lec­ture d’une œuvre sus­cite ? Sur les inter­pré­ta­tions de cette œuvre ? Sur des pro­fils de lecteur ou de lec­trice ? Les objets de la recherche peu­vent être mul­ti­ples et ils vari­ent au cours de la recherche mais il est néces­saire de clar­i­fi­er cette ques­tion au départ, car les con­signes don­nées aux enquêté·e·s en découlent et ces con­signes auront un effet sur les don­nées récoltées.

Définir les con­signes de l’en­quête : un des écueils de l’en­quête de ter­rain, qu’elle soit quan­ti­ta­tive ou qual­i­ta­tive, est celui des biais que le cadre de la recherche crée dans l’e­sprit de l’enquêté·e. Les attentes du chercheur ou de la chercheuse et les attentes sociales, qu’elles soient réelles ou imag­inées par l’enquêté·e, ont une influ­ence sur la manière dont l’enquêté·e y répond. Comme les soci­o­logues de la lec­ture le rap­pel­lent, « la sit­u­a­tion d’en­quête s’ap­par­ente à l’ensem­ble des sit­u­a­tions où les pro­duc­tions lin­guis­tiques sont, explicite­ment ou implicite­ment, soumis­es à l’é­val­u­a­tion et où l’en­quê­teur, comme dans les exa­m­ens sco­laires ou les entre­tiens d’embauche, occupe une posi­tion dom­i­nante[11]». L’anonymi­sa­tion des don­nées, out­re qu’elle doit être pra­tiquée pour répon­dre aux critères éthiques d’une enquête sur sujets humains, doit être explic­itée pour faciliter la lib­erté de parole des enquêté·e·s. En out­re, il peut être intéres­sant de ne pas dévoil­er l’ob­jet de la recherche ou au con­traire de l’ex­pliciter si on veut éviter les effets de cen­sure ou de val­i­da­tion des attentes imag­inées. Ce choix dépend de l’ob­jet de la recherche. Par exem­ple, lors de mon enquête durant mon tra­vail de thèse, dans lequel je cher­chais notam­ment à accéder à des lec­tures sub­jec­tives de Madame Bovary de Flaubert et aux réac­tions, émo­tions et inter­pré­ta­tions que sus­ci­tait son per­son­nage prin­ci­pal, j’ai choisi l’ex­plic­i­ta­tion afin de min­imiser les effets de cen­sure liés aux attentes insti­tu­tion­nelles et sco­laires de la « bonne » lec­ture, ana­ly­tique et dis­tancée. Mon enquête a été présen­tée à des élèves dans le con­texte de la classe et avec l’ac­cord et le sou­tien de l’en­seignante. Par ailleurs, ma posi­tion de chercheuse a sans doute con­tribué à don­ner à mon tra­vail un aspect « sérieux » et légitime, qui a pu influ­encer la manière dont les lecteur·rice·s ont abor­dé leur par­tic­i­pa­tion, dans un con­texte sco­laire spé­ci­fique, celui de la fil­ière lit­téraire, où l’ap­pren­tis­sage des codes de la cul­ture let­trée est par­ti­c­ulière­ment prég­nant. Il a donc fal­lu « ten­ter de redéfinir une sit­u­a­tion qui avait toutes chances d’être spon­tané­ment perçue […] comme une sorte d’ex­a­m­en cul­turel[12]» et sco­laire. Il a ain­si été rap­pelé aux élèves que leur par­tic­i­pa­tion serait anonymisée et non éval­uée et que leur enseignante n’y aurait pas accès. J’ai égale­ment val­orisé dans ma présen­ta­tion du pro­jet l’aspect émo­tion­nel et sub­jec­tif de la lec­ture et insisté sur l’in­térêt de toute participation.

Par ailleurs, pour accéder à une lec­ture indi­vidu­elle dans sa durée, il sem­ble impor­tant que le jour­nal de lec­ture soit rédigé avec régu­lar­ité. On peut donc guider les enquêté·e·s sur le rythme de lec­ture et d’écri­t­ure en leur rap­pelant qu’il est pos­si­ble de choisir un rythme qui leur con­vient (pren­dre des notes tous les chapitres par exem­ple) mais qu’il est impor­tant que le tra­vail s’ap­par­ente à un jour­nal à entrées régulières et non pas seule­ment à un bilan en fin de lecture.

Enfin, le choix du for­mat du jour­nal de lec­ture n’est pas anodin. On peut laiss­er les enquêté·e·s choisir leur for­mat, ce qui four­nit des don­nées sur le rap­port à la lec­ture et à l’écri­t­ure des enquêté·e·s, qu’il soit man­u­scrit ou tapuscrit, plus ou moins esthétisé (le choix d’un cahi­er de brouil­lon se dis­tingue par exem­ple du choix d’un car­net à cou­ver­ture dure et ornée). Enfin, la dimen­sion man­u­scrite du jour­nal autorise peut-être une plus grande spon­tanéité dans la prise des notes de lec­ture et la pra­tique de l’il­lus­tra­tion, dont on peut rap­pel­er qu’elle est la bien­v­enue, dans la mesure où elle ne fait pas par­tie des pra­tiques spon­tanées dans le cadre des exer­ci­ces tra­di­tion­nels sur la lecture.

Lec­tures pré­para­toires : pour analyser les jour­naux, il sem­ble impor­tant de con­naître les travaux sur la lec­ture et la récep­tion. Ce cor­pus pré­para­toire à l’analyse se com­pose des études lit­téraires de la récep­tion et de la lec­ture mais aus­si des historien·ne·s et des soci­o­logues de la lec­ture. Je four­nis ci-dessous une bib­li­ogra­phie indica­tive tirée de mon tra­vail de thèse.

L’analyse : tenir compte du pro­fil du lecteur ou de la lec­trice et du chercheur et de la chercheuse. Toute lec­ture est située sociale­ment. L’analyse des jour­naux de lec­ture, si on veut éviter qu’elle soit un sim­ple reflet des représen­ta­tions du chercheur ou de la chercheuse, devrait pren­dre en compte le sexe, l’âge, le milieu social, le par­cours sco­laire et pro­fes­sion­nel du lecteur ou de la lec­trice et inter­préter les liens entre les pro­pos tenus et ce pro­fil. De même, le chercheur ou la chercheuse devrait réfléchir à ses pro­pres représen­ta­tions et biais cog­ni­tifs en rela­tion avec son objet de recherche. Tra­vailler sur la lec­ture implique notam­ment de se pencher sur les représen­ta­tions sociales et cul­turelles de cette dernière et le rôle que ces représen­ta­tions ont joué dans la for­ma­tion et les pra­tiques du chercheur ou de la chercheuse. Les chercheurs et les chercheuses en lit­téra­ture sont des lecteur·rice·s expert·e·s, for­més aux codes et aux normes de l’in­sti­tu­tion lit­téraire, qui ont appris à lire un cer­tain cor­pus d’une cer­taine manière, à s’ap­puy­er sur des lec­tures cri­tiques et à en pro­duire[13]. La lec­ture savante est val­orisée dans l’in­sti­tu­tion lit­téraire, ce qui peut impli­quer un biais d’analyse fort et l’écueil du juge­ment de valeur pour un chercheur ou une chercheuse qui n’en retrou­verait pas les traces dans les jour­naux de lecture.

L’analyse : inter­préter les dits et les non-dits. Le tra­vail d’analyse des jour­naux de lec­ture est un tra­vail pru­dent qui implique de pren­dre de nom­breuses pré­cau­tions. Il soumet le chercheur ou la chercheuse à la pro­duc­tion d’hy­pothès­es et au ques­tion­nement per­ma­nents. Je four­nis ici quelques pistes tirées de mon expéri­ence lors de mon tra­vail de thèse pour guider le tra­vail du chercheur ou de la chercheuse.

L’analyse doit tenir compte de la « sit­u­a­tion d’ex­a­m­en » que con­stitue une enquête sur la lec­ture. Ce qui est dit peut révéler ce que l’enquêté·e pense vrai­ment ou ce qu’il ou elle pense devoir dire, ce qu’il importe de dire. La pro­fes­sion d’un intérêt pour le texte lu peut aus­si bien révéler un véri­ta­ble intérêt[14] qu’un intérêt de façade. Ain­si, il est intéres­sant d’in­ter­préter les pro­pos en gar­dant en tête cette dou­ble pos­si­bil­ité. Par exem­ple, tout ce qui sem­ble aller dans le sens d’une val­i­da­tion des normes et des représen­ta­tions col­lec­tives de la lit­téra­ture ou de la lec­ture légitimes (éloge des clas­siques, analyse de texte, cita­tion de noms d’au­teurs, de titres d’œu­vres ou encore de con­cepts lit­téraires appar­tenant à la cul­ture sco­laire, etc.) peut man­i­fester une « bonne volon­té[15]» sco­laire chez l’enquêté·e. Ceci donne des pistes d’in­ter­pré­ta­tion de la con­sti­tu­tion des représen­ta­tions et des inter­pré­ta­tions dom­i­nantes sur telle ou telle œuvre lit­téraire. Au con­traire, l’in­dif­férence ou le rejet de ces codes sont à interpréter.

On gardera par ailleurs à l’e­sprit que les pro­pos tenus sur un texte sont trib­u­taires de biais cog­ni­tifs : le biais de néga­tiv­ité par exem­ple pousse quelqu’un à exprimer davan­tage ce qu’il n’a pas aimé, pas com­pris, etc. Le biais de con­fir­ma­tion pousse à priv­ilégi­er les infor­ma­tions val­i­dant une hypothèse pré­conçue. On peut à ce titre recon­stituer des sché­mas de pen­sée dans les jour­naux de lec­ture, qui en dis­ent autant du texte lu que du lecteur ou de la lectrice.

La répéti­tion, le lap­sus, l’er­reur, le non-dit (par exem­ple, l’ab­sence de men­tion d’un per­son­nage impor­tant ou d’un événe­ment cru­cial dans un réc­it) four­nissent égale­ment des pistes d’in­ter­pré­ta­tion des lec­tures sub­jec­tives. De manière générale, tout ce qui sem­ble écrit par inad­ver­tance, sans inten­tion de l’écrire, peut être révélateur.

L’analyse des illus­tra­tions et de leur lien avec le texte écrit peut égale­ment fournir des pistes d’in­ter­pré­ta­tion fructueuses.

Enfin, la com­para­i­son s’avère essen­tielle à l’analyse, car c’est en réal­ité en recoupant les dif­férents jour­naux de lec­ture qu’on aura une idée de ce qui appar­tient à la lec­ture sub­jec­tive d’un·e enquêté·e et à une lec­ture collective.

L’analyse : la com­para­i­son. Grâce aux jour­naux de lec­ture, on peut repér­er des récur­rences qui reflè­tent des représen­ta­tions du monde dans une com­mu­nauté de lec­ture don­née. Cela per­met de voir com­ment un groupe de lecteurs et de lec­tri­ces com­posent et con­stituent une com­mu­nauté inter­pré­ta­tive. Le chercheur ou la chercheuse pour­ra com­pléter cette analyse en col­lec­tant d’autres don­nées sous d’autres for­mats, comme l’en­tre­tien, le ques­tion­naire ou encore sa pro­pre analyse du texte. Dans le cadre d’une recherche sur le temps long, l’analyse des « sou­venirs de lec­ture » à l’im­age du tra­vail de Brigitte Loui­chon est aus­si par­ti­c­ulière­ment intéres­sante[16].

On pour­ra par ailleurs analyser les vari­a­tions émo­tion­nelles et inter­pré­ta­tives en diachronie, à par­tir de traces de lec­tures du passé, comme les arti­cles de cri­tiques lit­téraires ou les jour­naux intimes (traces dont il faut inté­gr­er la spé­ci­ficité dans l’analyse car ce ne sont pas des jour­naux de lec­ture). Les réac­tions et inter­pré­ta­tions qui se répè­tent et qui restent à tra­vers le temps peu­vent alors éclair­er l’esthé­tique de l’au­teur. Par exem­ple, dans mon tra­vail de thèse, j’ai repéré le fait que depuis la pub­li­ca­tion de Madame Bovary de Flaubert, Emma Bovary sus­cite des juge­ments négat­ifs auprès des dif­férentes com­mu­nautés inter­pré­ta­tives dont j’ai étudié les traces de lec­ture. Mau­vaise épouse, mau­vaise lec­trice et mau­vaise amoureuse, elle appa­raît tou­jours une fig­ure-repous­soir, mais pour dif­férentes raisons qui peu­vent s’ex­pli­quer par l’évo­lu­tion des codes de genre dans la société patri­ar­cale mais aus­si par la nar­ra­tion flauber­ti­enne et notam­ment l’emploi du dis­cours indi­rect libre. La voix et le point de vue de l’héroïne ne sont jamais enten­dus seuls, ils sont tou­jours con­trôlés par la voix nar­ra­tive, ce qui n’at­tribue que peu d’au­tonomie au per­son­nage et peu de capac­ité à sus­citer l’empathie. On peut émet­tre l’hy­pothèse que l’in­trigue du roman mais aus­si la nar­ra­tion flauber­ti­enne con­tribuent à faire du per­son­nage prin­ci­pal un per­son­nage décep­tif pour son lectorat.

Un objet à exploiter. À la croisée d’une pra­tique de lec­ture, d’écri­t­ure et d’il­lus­tra­tion, le jour­nal de lec­ture est un objet à part entière, dont l’ex­ploita­tion peut s’avér­er fructueuse pour la recherche sur la créa­tion lit­téraire et l’in­ter­mé­di­al­ité. Il peut ain­si servir de sup­port à des recherch­es-actions, des mis­es en scène lec­torales, des expo­si­tions, etc.

Un out­il pour l’enseignement

L’in­térêt péd­a­gogique de l’exercice

Le jour­nal de lec­ture présente dif­férents intérêts pour l’en­seigne­ment de la littérature :

  1. Il per­met de pro­pos­er aux étudiant·e·s en lit­téra­ture un exer­ci­ce qui sort des canons de l’en­seigne­ment lit­téraire et qui donne l’oc­ca­sion d’ex­primer son avis sur un texte de manière plus libre et diver­si­fiée que les exer­ci­ces cri­tiques comme la dis­ser­ta­tion, l’ex­posé ou le com­men­taire. Mon expéri­ence est qu’il sus­cite sou­vent un vif intérêt.
  2. Le jour­nal de lec­ture peut servir d’outil métaréflexif sur les attentes de la lec­ture à l’u­ni­ver­sité, notam­ment en pre­mière année de Licence de Let­tres. L’enseignant·e pour­ra l’ex­ploiter pour men­er l’étudiant·e à com­pren­dre la dif­férence entre la lec­ture immer­sive et sub­jec­tive et la lec­ture dis­tancée et ana­ly­tique mais aus­si les liens qui s’étab­lis­sent entre les deux (par exem­ple, le lien entre les effets d’un texte et l’analyse de son registre).
  3. Le jour­nal de lec­ture con­stitue un out­il d’ap­pro­pri­a­tion du texte, notam­ment dans le cas de la lec­ture d’une œuvre inté­grale, car il per­met un va-et-vient immer­sif et réflexif sur le texte et une mat­u­ra­tion des effets de ce dernier. C’est aus­si une pro­duc­tion per­son­nelle : il pos­sède un car­ac­tère tan­gi­ble et créatif. Il peut à ce titre favoris­er une expéri­ence de lec­ture sat­is­faisante pour les étudiant·e·s.
  4. Le jour­nal de lec­ture est un out­il pré­cieux pour les révi­sions et pour la réflex­ion de l’étudiant·e sur ses objets de recherche, notam­ment s’il ou elle s’ori­ente vers la recherche lit­téraire. Il four­nit à l’étudiant·e une trace per­son­nelle et appro­fondie de ses lec­tures tout au long de son par­cours uni­ver­si­taire, lec­tures qui peu­vent par­fois être loin­taines lors des exa­m­ens ou de l’en­trée en master.
  5. Le jour­nal de lec­ture offre en out­re à l’enseignant·e une piste de com­préhen­sion des vari­a­tions entre sa lec­ture de l’œu­vre et celle de ses étudiant·e·s. Il est un out­il de dia­logue et de réflex­ion sur sa pra­tique d’en­seigne­ment : il lui per­met d’en­richir son analyse de l’œu­vre et d’adapter son enseigne­ment aux attentes et aux représen­ta­tions de ses étudiant·e·s.

La mise en place de l’exercice

  1. Les con­signes du jour­nal de lec­ture dans le cadre d’un cours peu­vent être très diver­si­fiées. Il con­vient de les expliciter en clar­i­fi­ant les attentes, surtout en cas d’é­val­u­a­tion. Veut-on que l’étudiant·e développe sa lec­ture sub­jec­tive et émo­tion­nelle de l’œu­vre ? Son texte de lecteur·rice ? Qu’il ou elle pro­duise une lec­ture inter­pré­ta­tive ou thé­ma­tique de l’œu­vre ? En fonc­tion de l’ob­jec­tif assigné à l’ex­er­ci­ce, on pour­ra don­ner une liste de ques­tions et de con­seils que l’étudiant·e peut se pos­er quand il ou elle rédi­ge son journal.

On pour­ra par exem­ple leur deman­der de :

– not­er leurs réac­tions émo­tion­nelles face au texte et en tir­er des con­clu­sions sur l’esthé­tique de l’œuvre

– pro­duire un juge­ment esthé­tique, par exem­ple en rel­e­vant des pas­sages qui leur ont plu et en expli­quant pourquoi

– établir des liens avec d’autres œuvres lit­téraires et artistiques

- établir des liens avec des sit­u­a­tions per­son­nelles ou collectives

- not­er les récur­rences d’un thème ou d’une image dans l’œu­vre et en pro­duire une analyse

- analyser un extrait, une phrase

- faire une antholo­gie de citations

- pro­duire des hypothès­es sur le texte, des prob­lé­ma­tiques d’é­tude de l’œuvre

- illus­tr­er leur lec­ture en expli­quant le lien entre l’im­age pro­duite et le texte lu

- faire des exer­ci­ces de rhé­torique : pas­tiche, con­tin­u­a­tions, réécri­t­ure, etc.

- pos­er des ques­tions à l’enseignant·e

  1. Types d’ex­er­ci­ces : le jour­nal de lec­ture peut être un exer­ci­ce en soi mais peut aus­si servir de tra­vail pré­para­toire à un tra­vail sec­ond dont je donne ici une liste d’ex­em­ples non exhaus­tive. On peut ain­si pro­pos­er aux étudiant·e·s de rédi­ger un jour­nal en vue d’un tra­vail sur la récep­tion d’une œuvre à par­tir d’autres traces de lec­ture ou encore dans la per­spec­tive d’un ate­lier-lec­ture durant lequel les étudiant·e·s peu­vent dis­cuter de leur lec­ture sous forme de table-ronde, ou bien d’un débat en classe ou enfin d’un tra­vail plus académique comme un essai dans lequel l’étudiant·e présen­tera par exem­ple son texte de lecteur ou les con­clu­sions qu’il ou elle a tiré de l’exercice.

Quelques écueils

  1. Dans le cadre d’un tra­vail de recherche, il me sem­ble impor­tant d’in­sis­ter sur l’in­tim­i­da­tion liée à la « sit­u­a­tion d’ex­a­m­en » que provoque une enquête sur la lec­ture empirique. Ain­si, afin de guider mes enquêté·e·s, j’avais présen­té un jour­nal de lec­ture sur Madame Bovary rédigé par un adulte de ma con­nais­sance et qui mon­trait bien l’in­vestisse­ment indi­vidu­el et émo­tion­nel du lecteur dans le texte et l’ab­sence d’at­tentes sco­laires. Mais ceci s’est au con­traire avéré intim­i­dant pour certain·e·s élèves, qui se sont dit qu’ils ou elles n’ar­riveraient pas à écrire de manière aus­si intéres­sante ou bien rédigée, comme l’a souligné leur réac­tion lors de la présen­ta­tion du pro­jet et/ou d’un entre­tien indi­vidu­el à la fin du pro­jet. J’ai ten­té de dimin­uer cet effet d’in­tim­i­da­tion en rap­pelant que je n’at­tendais rien de par­ti­c­uli­er mais il me sem­ble que don­ner un mod­èle de jour­nal n’é­tait pas une bonne idée.
  2. La ques­tion de l’é­val­u­a­tion des jour­naux est impor­tante. Elle est forte­ment décon­seil­lée dans le cadre d’un tra­vail de recherche car elle provoque un biais très impor­tant. Dans cadre d’un tra­vail d’en­seigne­ment, on ne peut pas atten­dre le même résul­tat en fonc­tion du choix et de la manière d’é­val­uer. On peut émet­tre l’hy­pothèse que la pro­duc­tion d’un tra­vail per­son­nel et intime peut ain­si être inhibée par l’idée d’être évalué·e. L’étudiant·e cherchera sans doute à se rac­crocher aux codes de la lec­ture sco­laire, dis­tancée et ana­ly­tique. Si on veut favoris­er une pra­tique de lec­ture dif­férente, on peut par exem­ple pro­pos­er aux étudiant·e·s de rédi­ger leurs jour­naux pour leurs yeux seuls mais de les exploiter dans le cadre d’un tra­vail sec­ond. On peut aus­si choisir de n’é­val­uer que cer­tains exer­ci­ces du jour­nal, notam­ment les exer­ci­ces de rhé­torique ou encore n’é­val­uer que la régu­lar­ité de la rédac­tion et non le contenu.
  3. Le décourage­ment et la fatigue représen­tent un écueil pour cet exer­ci­ce, notam­ment dans le cadre d’un pro­jet de recherche basé sur une par­tic­i­pa­tion volon­taire. Il est à cet égard impor­tant de se man­i­fester de temps en temps auprès des enquêté·e·s durant la rédac­tion du jour­nal, d’une manière ou d’une autre (mes­sage, présence, entre­tien, etc.). De mon expéri­ence, la rédac­tion des jour­naux est sou­vent plus détail­lée et régulière au début du pro­jet qu’à la fin. Rédi­ger un jour­nal de lec­ture néces­site des com­pé­tences en écri­t­ure et une cer­taine moti­va­tion. Le chercheur ou la chercheuse devra adapter ses attentes au pro­fil de ses enquêté·e·s et il ou elle fera peut-être l’ex­péri­ence de quelques décon­v­enues, comme le fait de récolter moins de jour­naux que prévus ou des jour­naux moins four­nis que prévus, en rai­son de leur longueur par exem­ple. Mais ceci con­stitue en soi un ter­rain de réflex­ion intéres­sant sur la lec­ture d’une œuvre inté­grale et tout jour­nal de lec­ture est exploitable dans le cadre d’une étude com­parée avec d’autres journaux.

Bib­li­ogra­phie indicative

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Notes

[1] Cet arti­cle est le fruit de mes réflex­ions à l’is­su de mon tra­vail de thèse inti­t­ulé Emma entre les lignes : récep­tions, lecteurs et lec­tri­ces de Madame Bovary de Flaubert, thèse de doc­tor­at en Lit­téra­ture générale et com­parée sous la direc­tion de Hen­ri Gar­ric et André Lam­on­tagne, École Nor­male Supérieure de Lyon – Uni­ver­sité de Colom­bie-Bri­tan­nique, 2019.

[2] Marie Par­men­tier, « Lec­tures réelles et théories lit­téraires », Poé­tique, n° 181, Paris, Le Seuil, 2017, p. 136.

[3] Ibid.

[4] Gérard Langlade, « La lec­ture sub­jec­tive est-elle sol­u­ble dans l’en­seigne­ment de la lit­téra­ture ? », Études de Let­tres, n°1, 2014 [en ligne].

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[5] Annie Roux­el et Gérard Langlade (dir.), Le sujet lecteur. Lec­ture sub­jec­tive et enseigne­ment de la lit­téra­ture, PUR, Rennes, 2004, p. 12.

[6] Serge Tis­seron, « Intim­ité et extim­ité », Com­mu­ni­ca­tions, 88, 2011, p. 84.

[7] Gérard Langlade, « La lec­ture sub­jec­tive… », op. cit.

[8] Stan­ley Fish, Is There a Text in This Class ? The Author­i­ty of Inter­pre­tive Com­mu­ni­ty, Cam­bridge, MA, 1980, p.11. [Je traduis]).

[9] Ibid., p. 14.

[10] Ibid.

[11] Gérard Mauger, Claude Poli­ak et Bernard Pudal, His­toires de lecteurs, Broissieux, Le Cro­quant, 2010 [1999], p. 23.

[12] Ibid.

[13] Voir à ce titre le tra­vail de thèse de Mor­gane Maridet sur la lec­ture en khâgne (références dans la bib­li­ogra­phie indicative).

[14] Cet intérêt se man­i­festera par d’autres signes dans le jour­nal de lec­ture, comme la répéti­tion de cet intérêt, la men­tion d’é­mo­tions éprou­vées à la lec­ture, l’in­ter­pré­ta­tion d’un pas­sage, la copie de cita­tion, la for­mu­la­tion de lien avec la vie per­son­nelle du lecteur ou de la lec­trice, etc.

[15] Gérard Mauger, Claude Poli­ak, Bernard Pudal, His­toires de lecteurs, op. cit., p. 25.

[16] Brigitte Loui­chon, La lit­téra­ture après coup, Rennes, PUR, 2009.

Enquêter sur des plateformes numériques : BookTubes, Bookstagrams, Booklr (Siguier, 2020)

Source : Marine Sigu­ier, extrait de la thèse Homo­topies lit­téraires et images partagées. Fig­u­ra­tions du lecteur, du livre et de la lec­ture sur trois plate­formes numériques (YouTube, Insta­gram, Tum­blr).Soutenue le 18 décem­bre 2020, CELSA-GRIPIC.

Enquêter sur des cor­pus infi­nis : de la flâner­ie numérique à la pro­duc­tion catégorielle

Nous cher­chons dans ce tra­vail de thèse à délim­iter les fron­tières des espaces lit­téraires qui se sont con­sti­tués au fil des années sur YouTube ( « Book­tube »), Insta­gram ( « Book­sta­gram ») et Tum­blr ( « Booklr »), via les innom­brables pub­li­ca­tions d’internautes évo­quant leurs lec­tures sur ces plate­formes de partage d’images et de vidéos. Con­traire­ment aux sites lit­téraires spé­cial­isés tels que Babe­lio, Livrad­dict ou Goodreads, rien dans le design de ces plate­formes ne prévoit de caté­gorie réservée aux con­tenus relat­ifs à la lec­ture. Une pre­mière étape de l’analyse relève donc de la prob­lé­ma­tique de l’aiguille dans la botte de foin : com­ment débus­quer les con­tenus lit­téraires au sein du foi­son­nement numérique ? Cet impératif exploratoire pose un cer­tain nom­bre de dif­fi­cultés méthodologiques.

Face aux cor­pus numériques, on ne peut faire l’économie d’une phase d’immersion, voire d’errance, au sein de ces con­trées inex­plorées. Sur­mon­ter le ver­tige de cette plongée en terre incon­nue, c’est déjà accepter le car­ac­tère aléa­toire de la recherche. Flân­er de compte en compte, de lien hyper­texte en lien hyper­texte, de hash­tag en hash­tag, revient alors à s’approprier la logique de sérendip­ité du web. L’instrumentalisation de cet heureux hasard, de cette fac­ulté à trou­ver ce qu’on ne cher­chait pas, per­met un cer­tain nom­bre de « trou­vailles ver­nac­u­laires »[1] qui peu à peu struc­turent l’analyse et font émerg­er de nou­velles inter­ro­ga­tions. Cepen­dant, cette flâner­ie reste tou­jours encadrée par le fonc­tion­nement algo­rith­mique des plate­formes, qui cir­con­scrit la dimen­sion hasardeuse de nos démarch­es préliminaires.

Une recherche en col­lab­o­ra­tion avec le dispositif

La struc­tura­tion de notre cor­pus exploratoire reste trib­u­taire du sys­tème de recom­man­da­tion inté­gré dans les dis­posi­tifs, qui nous per­met de faire émerg­er des con­tenus par effet de voisi­nage. Ce sys­tème s’appuie sur un dou­ble mécan­isme : une sug­ges­tion de mots-clés asso­ciés aux recherch­es effec­tuées par les usagers, et une sug­ges­tion de con­tenus sim­i­laires à ceux déjà « suiv­is » par l’usager, en fonc­tion de la nature des comptes aux­quels il est déjà abon­né. Nous avons con­sti­tué un pré-cor­pus à par­tir d’un fonc­tion­nement en enton­noir : une pre­mière phase de recherche à par­tir d’une recherche des mots-clés « Book­sta­gram », « Book­tube » et « Booklr », com­binée à l’abonnement à des comptes sug­gérés par les dis­posi­tifs ; puis une phase d’exploration des con­tenus pro­posés par la plate­forme d’après ces abon­nements. Ain­si, une recherche du mot-clé « Book­sta­gram » sur Insta­gram entraîne un mécan­isme de sug­ges­tion en deux temps, illus­tré dans la fig­ure ci-dessous.

Fig­ure 1. Sug­ges­tions algo­rith­miques sur Instagram

Source : cap­ture d’écran du 28/06/2019, page d’accueil Instagram.

Le terme recher­ché est d’abord asso­cié à plusieurs hash­tags (entourés en jaune) et à plusieurs comptes (entourés en rouge). La per­ti­nence des comptes sug­gérés ici relève de dynamiques de sélec­tion pro­pres aux logiques du dis­posi­tif, dont on ne peut que sup­pos­er qu’elles s’appuient à la fois sur la « pop­u­lar­ité » des comptes sélec­tion­nés automa­tique­ment, et sur le tra­vail d’étiquetage de leurs con­tenus effec­tué par les usagers eux-mêmes, qui font appa­raître le terme « Book­sta­gram » dans leur pseu­do­nyme. Par ailleurs, l’abonnement à plusieurs de ces comptes sug­gérés en barre de recherche entraîne l’émergence d’une sec­onde fonc­tion­nal­ité de recom­man­da­tion : une rubrique inti­t­ulée « Sug­ges­tions pour vous » (entourée en vert), pro­pose alors une sélec­tion per­son­nal­isée de comptes, en fonc­tion des abon­nements préal­ables. La pre­mière phase de notre recherche a con­sisté à nous abon­ner mas­sive­ment et « à l’aveugle » (sans critères de dis­tinc­tion ini­ti­aux) à ces comptes « élus » par l’algorithme. En suiv­ant une démarche sim­i­laire pour Tum­blr et YouTube, nous nous sommes abon­née à une cen­taine de comptes sur chaque plateforme.

Accéder à cer­tains types de con­tenus en s’appuyant sur les sug­ges­tions automa­tiques du dis­posi­tif peut con­stituer pour le chercheur un out­il pré­cieux, mais qui com­porte de nom­breux écueils. Ce posi­tion­nement méthodologique fait courir un risque d’enfermement au sein d’un sys­tème de fil­trage spé­ci­fié, lais­sant invis­i­bles des con­tenus poten­tielle­ment per­ti­nents pour notre étude, en pro­posant unique­ment des con­tenus très sim­i­laires à ceux déjà suiv­is. Cet écueil d’une « lit­téra­ture en bulle de fil­tre » [2], s’il peut dif­fi­cile­ment être déjoué, mérite néan­moins d’être recon­nu et iden­ti­fié. Les espaces autodésignés que sont Book­tube, Book­sta­gram et Booklr ne rassem­blent ni ne résument à eux seuls tous les con­tenus relat­ifs à la lec­ture sur ces trois plate­formes. Leur représen­ta­tiv­ité est donc con­testable, mais nous con­sid­érons cepen­dant qu’ils met­tent au jour des dynamiques de stan­dard­i­s­a­tion, des effets de stéréo­typ­ies et des esthé­tiques visuelles, qui méri­tent d’être étudiés dans toute leur com­plex­ité et leur spé­ci­ficité. Tout en admet­tant l’existence inéluctable de con­tenus mal référencés, et qui échap­pent donc à cette recherche par mots-clés, nous pro­posons de con­tourn­er cet éter­nel point d’achoppement en renonçant d’emblée à toute pré­ten­tion d’exhaustivité. Ne plus se focalis­er sur les zones d’ombre ( « qu’est-ce que je ne vois pas ? »), mais sur le régime de vis­i­bil­ité ( « pourquoi est-ce que je vois ce que je vois ? », « pourquoi ce con­tenu est-il favorisé au détri­ment d’un autre ? »), nous per­me­t­tra d’adopter un regard opérant sur nos objets de recherche. L’approche sys­témique et automa­tisée des plate­formes numériques, via l’analyse de don­nées, n’est alors effi­cace que si elle est cou­plée à une approche « manuelle », au cas par cas.

Après cette pre­mière étape d’abonnement sans autres critères de dis­tinc­tion que les sug­ges­tions algo­rith­miques, nous avons donc effec­tué un sec­ond tra­vail de sélec­tion plus qual­i­tatif. Ce pré-cor­pus ini­tial d’environ 300 comptes a été réduit de moitié, selon nos pro­pres critères plus sub­jec­tifs, fonc­tion à la fois de :

- leur pop­u­lar­ité : étant don­né la nature de nos ques­tions de recherche, nous avons priv­ilégié les comptes les plus « pop­u­laires », tout en ayant con­science de la rel­a­tiv­ité de cette appel­la­tion. Procé­dant par élim­i­na­tion, nous avons gardé tous les comptes ayant plus de 5000 « abon­nés » (à quelques excep­tions près), chiffre à la fois con­séquent et dérisoire com­paré à l’audience de plusieurs mil­lions d’abonnés dont béné­fi­cient d’autres pro­duc­teurs de con­tenus relat­ifs à la mode, l’humour ou les jeux vidéos dans ces espaces.

- leur activ­ité : nous avons priv­ilégié les comptes les plus act­ifs, pub­liant du con­tenu régulière­ment (au moins une fois par semaine), afin de pou­voir éval­uer l’évolution des pub­li­ca­tions sur plusieurs mois, et de béné­fici­er d’un matéri­au de base assez dynamique pour appréhen­der les ten­dances à l’œuvre dans une per­spec­tive diachronique.

- leur nation­al­ité : les comptes ont égale­ment été sélec­tion­nés selon une volon­té de par­ité représen­ta­tive entre comptes anglo­phones et comptes fran­coph­o­nes. Il s’agissait de pou­voir iden­ti­fi­er les nom­breux points com­muns dans les normes esthé­tiques et dis­cur­sives, sans pour autant écras­er les éventuelles spé­ci­ficités cul­turelles entre ces dif­férents espaces. Notons cepen­dant que la taille rel­a­tive­ment restreinte de notre cor­pus nous per­met d’identifier plus aisé­ment des enjeux d’uniformisation que l’influence des spé­ci­ficités nationales sur la nature des con­tenus pub­liés, qui aurait néces­sité une analyse à plus grande échelle. Nous sup­posons égale­ment que notre choix de focal­i­sa­tion sur des pra­tiques qui revendiquent leur leur adéqua­tion à des fonc­tion­nements stan­dard­is­és masque par déf­i­ni­tion les ini­tia­tives plus mar­ginales qui vis­eraient au con­traire à faire val­oir des dif­férences en fonc­tion des pays. 

- leur diver­sité : l’hétérogénéité de ces comptes tient d’abord au statut de leurs pro­prié­taires. Nous avons tenu à met­tre en regard les comptes de par­ti­c­uliers avec des comptes de pro­fes­sion­nels des métiers du livre (édi­teurs, auteurs, libraires…). Cette dif­férence de pos­tures nous per­met d’évaluer les dynamiques de cir­cu­la­tion à l’œuvre dans la pro­duc­tion de con­tenus relat­ifs à la lit­téra­ture. Tout en restant cir­con­scrits aux mêmes espaces médi­a­tiques (Insta­gram, YouTube ou Tum­blr), ces con­tenus tra­versent dif­férentes strates sociales qui les requal­i­fient à l’aune de logiques marchan­des, pro­mo­tion­nelles, péd­a­gogiques, etc. 

La sug­ges­tion de con­tenus con­stitue donc un out­il priv­ilégié de notre démarche exploratoire. Mais cette dernière ne repose pas seule­ment sur une stratégie d’abonnement qui sup­pose un geste act­if de la part de l’internaute. Elle fonde égale­ment son acces­si­bil­ité sur un « déjà-là » vis­i­ble en per­ma­nence. De nos pra­tiques d’abonnement découlent en effet des sug­ges­tions de con­tenus per­son­nal­isés, rassem­blées sous la rubrique « Recom­man­da­tions » sur YouTube, et « Explo­ration » pour Tum­blr et Insta­gram (sym­bol­isées sur ces deux plate­formes par une bous­sole, entourée en rouge sur les images ci-dessous).

Fig­ure 2. Une explo­ration orientée

Source : cap­tures d’écran du 30/11/2019, sug­ges­tions de con­tenus sur YouTube, Tum­blr et Instagram.

La métaphore spa­tiale est filée à tra­vers l’axiologie mobil­isée par les dis­posi­tifs, qui pro­posent de « guider » l’internaute dans son « explo­ration » pour « décou­vrir » de nou­veaux con­tenus. Ce champ lex­i­cal de l’aventurier, se frayant un chemin par­mi la pro­liféra­tion des con­tenus, masque la puis­sance du cadrage édi­to­r­i­al où le fonc­tion­nement algo­rith­mique prend entière­ment en charge l’agrégation de ces con­tenus pro­posés au sein d’une même scène visuelle. C’est à par­tir de ces assem­blages automa­tisés et à grande échelle que nous avons établi notre pro­pre tra­vail de sélec­tion et d’archivage des con­tenus. Ain­si, aux pre­miers gestes de recherche exploratoire par mots-clés, en « col­lab­o­ra­tion » avec le dis­posi­tif, se sub­stitue un tra­vail heuris­tique de veille, por­tant à la fois sur les con­tenus pub­liés par les inter­nautes « suiv­is » (ges­tion­naires de comptes aux­quels nous sommes abon­née), et une explo­ration ponctuelle de ces nou­veaux con­tenus suggérés. 

Cette nav­i­ga­tion à la fois aléa­toire et ori­en­tée s’est rapi­de­ment imposée comme un exer­ci­ce quo­ti­di­en : de sep­tem­bre 2017 à décem­bre 2019, tous les matins, pen­dant une heure, nous nous sommes livrée à un tra­vail de veille sur les trois plate­formes étudiées. Cet ancrage dans le « temps long » – deux années qui parais­sent dérisoires à l’échelle d’une his­toire des médias tra­di­tion­nelle, mais déjà sig­ni­fica­tives à l’aune de la « tem­po­ral­ité Inter­net » – entraîne une sys­tématic­ité qui per­met d’identifier dans une cer­taine mesure des ten­dances, des formes par­ti­c­ulière­ment cir­cu­lantes, des élé­ments récur­rents, etc.

Ce retour à l’échelle « micro » s’avère égale­ment essen­tielle pour repér­er ce que l’algorithme ne pou­vait voir : les vari­a­tions, les mésusages, ou les détourne­ments ironiques der­rière la pra­tique d’étiquetage des con­tenus, à l’instar de l’image ci-dessous.

Fig­ure 3. Usage ironique du hash­tag « #book­sta­gram »

Source : cap­ture d’écran du 24/12/2018, compte Insta­gram ellemady.

Ici le hash­tag « #book­sta­gram » est util­isé de manière ironique ; il joue « con­tre » l’image d’un livre pour enfants qui lui est asso­ciée. C’est donc en por­tant un regard « au cas par cas » sur ces pra­tiques de caté­gori­sa­tion, de con­sti­tu­tion de fron­tières sym­bol­iques et d’autodéterminations com­mu­nau­taires que nous avons cher­ché à saisir les représen­ta­tions du livre, du lecteur et de la lec­ture qui cir­cu­lent dans ces con­textes spé­ci­fiques. Aux caté­gori­sa­tions du dis­posi­tif et aux pra­tiques d’autolabellisation des usagers s’ajoute alors notre pro­pre pos­ture de clas­si­fi­ca­tion réflex­ive, élaborée au fil de nos explo­rations empiriques et en col­lab­o­ra­tion avec le fonc­tion­nement stan­dard­isé des dispositifs.

Au sujet de l’activité sociale liée à la lit­téra­ture, Jérôme Meizoz souligne la pos­si­bil­ité d’observer des « régu­lar­ités » plutôt que des « règles », dans la mesure où « les acteurs soci­aux y exer­cent des impro­vi­sa­tions capa­bles d’en déré­gler les rou­tines » [3]. C’est ce repérage de régu­lar­ités que nous visons par cette veille quo­ti­di­enne au long terme, com­binée à un appui sur les sys­tèmes de recom­man­da­tion. Ain­si, s’il est dif­fi­cile de définir à notre échelle les usages lit­téraires des plate­formes en ter­mes de pro­por­tions (minori­taires ou majori­taires ?), nous pou­vons néan­moins nous référ­er à la stan­dard­i­s­a­tion indus­tri­al­isée de ces pra­tiques (appui sur les sys­tèmes de recom­man­da­tion) et à notre pro­pre ancrage tem­porel pour en faire émerg­er les sail­lances. Fix­er des bornes tem­porelles au tra­vail d’exploration per­met alors de pren­dre du recul vis-à-vis du matéri­au étudié, et de pondér­er l’écueil de la « val­ori­sa­tion de l’exception comme métaphore de l’ensemble » [4]. Cette étape heuris­tique est indis­so­cia­ble d’un geste d’archivage, à tra­vers des cap­tures d’écran, qui per­me­t­tent de garder la trace de ces par­cours éphémères.

Le chercheur et le screen­shot : réflex­ions sur nos pro­pres pra­tiques taxinomiques

Après deux ans et demi de veille sys­té­ma­tisée, notre dossier « Cap­tures d’écran » compte plusieurs mil­liers d’images. La part quan­ti­ta­tive de notre recherche réside ain­si dans ce minu­tieux tra­vail d’exploration, de repérage et de tri : à par­tir des sys­tèmes de recom­man­da­tion de chaque plate­forme, qui con­tribuent à faire émerg­er des con­tenus sans cesse renou­velés, s’opère notre pro­pre tra­vail de sélec­tion et de qual­i­fi­ca­tion manuelle.

Le screen­shot relève d’un principe de fix­a­tion, que Julia Bonac­cor­si définit comme un dou­ble geste d’élec­tion de l’image ( « en quelque sorte “choisie” pour devenir archive ») et de désig­na­tion ( « le chercheur la doc­u­mente, l’indexe en fonc­tion de ses critères pro­pres de codage et de référen­ci­a­tion » [5]). Cette pra­tique ordi­naire de la cap­ture d’écran, qui relève davan­tage de la chas­se au tré­sor que de la col­lecte sys­té­ma­tisée, a été notam­ment revendiquée par Gus­ta­vo Gomez-Mejia et Eti­enne Can­del, qui pro­posent d’assumer cette méth­ode qui « ne se veut ni eth­nologique, ni soci­ologique » [6], guidée avant tout par une « sen­si­bil­ité sémi­ologique » [7]. Cette pre­mière étape de sélec­tion nous place d’emblée dans le sil­lage des chercheurs préférant les « sail­lances dis­cur­sives » [8], les « obser­va­tions informelles » [9], la « valeur de l’exemplification » [10], et la qual­ité de « l’explicitation réflex­ive » [11] à la quête d’exhaustivité. C’est donc par un geste de fix­a­tion et de trans­for­ma­tion du visuel que nous opérons notre pro­pre échan­til­lon­nage d’images ain­si mis­es en collection.

La pra­tique du screen­shot relève d’une dynamique de repro­duc­tion, mais égale­ment de trans­for­ma­tion de l’image ini­tiale. Le choix du cadrage traduit d’emblée une pos­ture de recherche : en nous attachant à cap­tur­er non seule­ment l’image pub­liée, mais égale­ment ce qu’il y a autour (l’interface du site qui l’encadre, la men­tion du nom­bre de likes, les com­men­taires asso­ciés…), nous nous inscrivons dans une tra­di­tion sémi­o­tique qui souligne l’importance du con­texte de pro­duc­tion et de cir­cu­la­tion, con­férant « son statut et sa valeur » [12] à l’image. Ne pas dis­soci­er les con­tenus de l’environnement médi­a­tique d’où ils émer­gent nous per­met ain­si de con­stituer des col­lec­tions sans écras­er les spé­ci­ficités du milieu d’origine. À ce pre­mier geste de cadrage s’ajoute un sec­ond geste d’éditorialisation : en entourant des détails sur cer­taines images, nous mod­i­fions le statut du doc­u­ment par une ori­en­ta­tion de sa récep­tion. Sélec­tion­ner un détail dans une image, c’est néces­saire­ment « en mod­i­fi­er le for­mat et matérielle­ment, trans­former l’image, la faire dis­paraître pour en faire advenir une autre » [13]. Ce proces­sus de fix­a­tion trans­forme égale­ment les tem­po­ral­ités : en « cap­turant » des sto­ries, ces vidéos et pho­togra­phies vouées à n’exister que pen­dant 24h sur Insta­gram, nous sub­ver­tis­sons leur nature éphémère pour les trans­former en archives. Ce tra­vail de col­lec­tion est donc égale­ment un tra­vail de pro­duc­tion à part entière : c’est à tra­vers une série d’opérations sur les images que nous faisons émerg­er notre corpus. 

Les cap­tures d’écran con­stituent ain­si des représen­ta­tions de représen­ta­tions. L’élection de l’image (qui s’effectue tou­jours au détri­ment de mil­liers d’autres con­tenus poten­tiels) se cristallise dans la pro­duc­tion de caté­gories d’archivage con­stru­ites arbi­traire­ment. Les images ain­si « cap­turées » au gré d’une cer­taine sub­jec­tiv­ité sont ensuite classées dans des dossiers qui nous servi­ront par la suite de source priv­ilégiée. Ces pra­tiques de découpage font advenir du sens à tra­vers la créa­tion de caté­gories pro­pres au regard que nous por­tons sur nos objets. La con­sti­tu­tion de notre pro­pre dossier « cap­tures d’écran » traduit un pre­mier tra­vail tax­i­nomique informel, en con­stante évo­lu­tion, et guidé par une intu­ition heuris­tique plus que par une vision d’ensemble prédéter­minée.

Fig­ure 4. Ébauche de caté­gori­sa­tion des images « capturées »

Source : cap­ture d’écran du 23/04/2020, extraits du con­tenu de notre dossier « Cap­tures d’écran ».

À l’euphorie exploratoire suc­cède ensuite la ratio­nal­i­sa­tion thé­ma­tique. Cette phase de « range­ment » icono­graphique est à l’origine de la struc­tura­tion de nos réflex­ions, redis­tribuées à par­tir de ces ensem­bles hétéro­clites. C’est égale­ment à par­tir de ces caté­gories her­méneu­tiques que seront con­sti­tuées les planch­es d’images fig­urées en annexe de la thèse. Julia Bonac­cor­si souligne la dimen­sion opérante d’une dis­po­si­tion tab­u­laire, qui per­met de « faire se ren­con­tr­er les images » [14]. Dis­pos­er ces dernières en mosaïques présente un dou­ble avan­tage : ne pas écras­er l’effet de séri­al­ité indis­so­cia­ble de la cir­cu­la­tion des images au sein des dis­posi­tifs numériques, et faire émerg­er du sens par effet de voisi­nage. Ain­si, sur Insta­gram, YouTube ou Tum­blr, chaque image (ou vidéo) s’inscrit dans une logique de « feed », de flux, qui lui fait côtoy­er d’autres con­tenus visuels. En repro­duisant ce mode de présen­ta­tion en annexe, nous pro­lon­geons ce fonc­tion­nement médi­a­tique, tout en créant nos pro­pres effets de sens. Cette recon­sti­tu­tion d’ensembles selon des critères qui nous sont pro­pres per­met ain­si de faire jail­lir visuelle­ment des simil­i­tudes, une esthé­tique com­mune, des scéno­gra­phies récur­rentes, etc. De ces con­struc­tions séri­al­isées seront ensuite extraites des images spé­ci­fiques, sélec­tion­nées pour leur incar­na­tion exem­plaire de la « caté­gorie » qu’elles représen­tent, et inté­grées dans le corps de notre thèse. À chaque image analysée au fil de nos réflex­ions répon­dent ain­si des dizaines d’images sim­i­laires, dont cer­taines seront réper­toriées à la fin de cette thèse. Ce principe de « cita­tion icono­graphique » [15] nous per­met de lim­iter l’écueil de la sur­in­ter­pré­ta­tion arti­fi­cielle d’une image isolée, en lui con­férant une cer­taine valeur de représen­ta­tiv­ité a min­i­ma.

C’est donc en asso­ciant « boite noire » algo­rith­mique et regard qual­i­tatif que nous avons con­stru­it notre pro­pre méthodolo­gie de recherche. Les sys­tèmes de recom­man­da­tion inté­grés aux plate­formes, qui per­me­t­tent de faire émerg­er des con­tenus iden­ti­fiés comme sim­i­laires, ont con­sti­tué l’instrument cen­tral de notre démarche exploratoire. C’est en épou­sant les logiques automa­tisées des dis­posi­tifs que nous avons choisi de délim­iter notre cor­pus, sans pour autant éviter tous les écueils inhérents à cette analyse de l’outil par l’outil. La pro­duc­tion de nos pro­pres caté­gories thé­ma­tiques, à par­tir de sug­ges­tions algo­rith­miques recen­sées quo­ti­di­en­nement, nous a per­mis d’opérer un tra­vail d’objectivation tax­i­nomique qui a con­sti­tué le point de départ de notre réflex­ion sur Book­tube, Book­sta­gram et Booklr.

Notes

[1] Gus­ta­vo Gomez Mejia, « Cap­tur­er des écrans : désirs, dis­pari­tions, débor­de­ments », sémi­naire Cor­pus native­ment numériques, organ­isé par Chris­tine Barats, CEDITEC, 25 jan­vi­er 2019.

[2] Alexan­dra Saem­mer, « Lit­téra­ture et numérique : archéolo­gie d’un para­doxe », Revue de recherch­es en lit­tératie médi­a­tique mul­ti­modale, op. cit.

[3] Jérôme Meizoz, « “Écrire, c’est entr­er en scène” : la lit­téra­ture en per­son­ne », COn­TEXTES [en ligne], 2015. URL : http://​jour​nals​.openedi​tion​.org/​c​o​n​t​e​x​t​e​s​/6003.

[4] Lau­rent Gervereau, « Le musée, source ou moteur de recherche ? », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, vol. 4, n°72, pp. 125–131 ; cité par Julia Bonac­cor­si, Fan­tas­magories de l’écran : Pour une approche visuelle de la tex­tu­al­ité numérique, op. cit.

[5] Julia Bonac­cor­si, Fan­tas­magories de l’écran : Pour une approche visuelle de la tex­tu­al­ité numérique, op. cit., p. 83.

[6] Eti­enne Can­del et Gus­ta­vo Gomez-Mejia, « Le bou­ton like : poé­tique du clic, ver­tige des dis­cours », Semen [en ligne], n°42, 2017. URL : http://​jour​nals​.openedi​tion​.org/​s​e​m​e​n​/​10623.

[7] Ibid.

[8] Ibid.

[9] Lev Manovich, Insta­gram and Comtem­po­rary Image, pub­lié en ligne – Licence Cre­ative Com­mons, 2017, p. 101.

[10] Guil­laume Heuguet, Méta­mor­phoses de la musique et cap­i­tal­isme médi­a­tique. Au prisme de YouTube (2005–2018), thèse de doc­tor­at en Sci­ences de l’in­for­ma­tion et de la com­mu­ni­ca­tion, Paris, CELSA, 2018.

[11] Yves Jean­neret, « L’optique du sus­tain­able : ter­ri­toires médi­atisés et savoirs vis­i­bles », Ques­tions de com­mu­ni­ca­tion, n°17, 2010, pp. 59–80.

[12] Julia Bonac­cor­si, Fan­tas­magories de l’écran. Pour une approche visuelle de la tex­tu­al­ité numérique, op. cit. p. 70.

[13] Ibid., p. 84.

[14] Ibid., p. 86.

[15] Lau­rent Gervereau, His­toire du visuel au XXe siè­cle, Paris, Seuil, 2003, p. 486 ; cité par Julia Bonac­cor­si, Fan­tas­magories de l’écran. Pour une approche visuelle de la tex­tu­al­ité numérique, op. cit., p. 78.

      Questionnaire pour les spectateur.ices de théâtre (Maignant, 2020)

      Ce ques­tion­naire a été élaboré dans le cadre d’un pro­jet de recherche sur la récep­tion poli­tique du théâtre con­tem­po­rain. L’en­jeu de la recherche est d’é­tudi­er dans le détail les manières dont le pub­lic racon­te son expéri­ence du spec­ta­cle, les modes de jus­ti­fi­ca­tion invo­qué, les formes de poli­ti­sa­tion des événe­ments scéniques et les rap­ports com­plex­es entre la per­cep­tion du soi « inter­pré­tant » et la per­cep­tion du reste du pub­lic. L’en­tre­tien est conçu pour faire émerg­er des nar­ra­tions de soi, prêter atten­tion aux émo­tions et aux sen­sa­tions sans nég­liger des proces­sus her­méneu­tiques plus classiques. 

      On peut lire sur ce site dif­férents cor­pus pro­duits à par­tir de ce pro­to­cole [lien ; lien ; lien], mais aus­si une jus­ti­fi­ca­tion détail­lée de la forme de ce ques­tion­naire [lien].

      En deux mots, est-ce que le spec­ta­cle vous a plu ? 

      relances pos­si­bles :

      détailler les raisons

      iden­ti­fi­ca­tion de moments marquants

      Pour­riez-vous me racon­ter votre expéri­ence du spectacle ? 

      relances pos­si­bles :

      autodéf­i­ni­tion de l’idée d’expérience

      émo­tions, coprésence, rap­port à la salle

      obser­va­tions socio-culturelles

      expéri­ence para-spectaculaire

      Diriez-vous que le spec­ta­cle vous a racon­té une histoire ? 

      relances pos­si­bles :

      réflex­ions sur la narrativité

      prob­lé­ma­tiques fait/fiction

      [si oui] Pour­riez me re-racon­ter cette histoire ?

      relances pos­si­bles :

      empathie, éval­u­a­tions des personnages

      rap­port à l’instance superorganisatrice

      opéra­tions narratives

      Pour­riez-vous me résumer vos prin­ci­pales réac­tions au spectacle ?

      relances pos­si­bles :

      nature de l’émotion racontée

      organ­i­sa­tion de la réponse

      échelles de justification

      iden­ti­fi­ca­tion de moments marquants

       

      Selon vous, quelles sont les inten­tions éthiques ou poli­tiques du spectacle ?

      relances pos­si­bles :

      autodéf­i­ni­tion d’éthique / politique

      échelle et type de justification

      NB : moment charnière pour la suite de l’entretien qui per­met d’aborder plus spé­ci­fique­ment les points soulevés

      Avez-vous eu le sen­ti­ment que le spec­ta­cle por­tait un ou des discours ?

      relances pos­si­bles :

      [si non] pourquoi ?

      con­tenu des discours

      instances respon­s­ables du discours

      mon­tage rhé­torique (poly­phonie)

       Qu’avez-vous pen­sé de la manière dont le spec­ta­cle abor­dait le sujet X ?

      NB : ques­tion­nement sur un thème éthique ou poli­tique à con­stru­ire d’abord selon des évi­dences, puis au fil des répons­es obtenues durant les entre­tiens précé­dents sur le même spectacle

      Quelles attentes aviez-vous à l’égard du spectacle ?

      relances pos­si­bles :

      échelle et type de justification

      pré­con­nais­sances encyclopédiques

      Com­ment décririez-vous la posi­tion dans laque­lle le spec­ta­cle veut vous mettre ? 

      relances pos­si­bles :

      échelle et type de justification

      méta-con­science collective

      coprésence et performativité

      per­cep­tion sensorielle

      Com­ment décririez-vous votre rap­port au reste du public ?

      relances pos­si­bles :

      organ­i­sa­tion du dispositif

      type d’affect

      Pou­vez-vous établir des liens entre la per­son­ne que vous êtes (per­son­nal­ité, tra­jec­toire sociale, expéri­ence per­son­nelle) et ce que vous venez de dire de votre expéri­ence du spectacle ? 

      NB : ques­tion d’autodéfinition soci­ologique qui est le plus à même de sus­citer des sujets intimes et sen­si­bles, relancer avec précaution

      Arriver­iez-vous à imag­in­er d’autres expéri­ences de ce spec­ta­cle que la vôtre ?

      relances pos­si­bles :

      imag­i­na­tion expérientielle

      hypothès­es sociologiques

      échelle et type de justification

      Diriez-vous que ce spec­ta­cle a changé quelque chose en vous ?

      relances pos­si­bles :

      échelle et type de justification

      NB : tou­jours de manière évo­lu­tive, on peut déclin­er la ques­tion sur une thé­ma­tique pré­cise (« a changé votre opin­ion sur X »)

      Y a‑t-il des élé­ments essen­tiels de votre expéri­ence que nous n’avons pas abordés ?

       

      Guide pour la conception d’enquêtes (Citton, 2016)

      Source : Yves Cit­ton, « Guide pra­tique pour la con­cep­tion d’enquêtes dans le domaine des études cul­turelles « , non pub­lié, ressources péd­a­gogiques, 2016.

      1. Les études cul­turelles ne por­tent pas directe­ment sur les envi­ron­nements matériels au sein desquels nous vivons, mais sur la façon dont des per­cep­tions humaines ont for­mé cer­tains élé­ments de ces envi­ron­nements, ain­si que sur la façon dont des per­cep­tions humaines sont affec­tées par ces élé­ments. Dans la majorité des cas, les élé­ments sur lesquels les études cul­turelles por­tent leur atten­tion sont iden­ti­fiés comme des « oeu­vres » (ou des « dis­posi­tifs artis­tiques »), mais elles peu­vent aus­si porter sur des représen­ta­tions non iden­ti­fiées comme artis­tiques (des dis­cours non-lit­téraires, des modes d’actions poli­tiques, etc.). L’important est que les études cul­turelles por­tent non directe­ment sur la réal­ité elle-même, mais sur des façons de percevoir, exprimer ou représen­ter la réalité.

      2. La pre­mière étape de la recherche con­siste à ten­ter de pré­cis­er un cer­tain prob­lème qui sera étudié à tra­vers un cer­tain corpus.

      2.1. Le prob­lème se con­stru­it à par­tir de votre intu­ition que quelque chose est intéres­sant, et mérit­erait d’être creusé pour être mieux com­pris (par vous-même, d’abord, puis pour les autres ensuite).

      QUESTION 1 : Quel prob­lème vous sem­ble intéres­sant à l’intersection entre votre exis­tence et votre domaine d’étude ? Votre recherche sera d’autant plus intéres­sante que vous vous poserez un prob­lème réel, vécu, grand ou petit, sur lequel vous butez vous-même lorsque vous essayez de don­ner sens à votre vie. Par­mi tous les prob­lèmes que vous pou­vez iden­ti­fi­er dans votre vécu (ou dans celui de vos proches ou de votre époque), lequel vous paraît pou­voir être élu­cidé au mieux dans le cadre de votre domaine d’étude, qui peut être en apparence très éloigné de votre vie actuelle (la tragédie grecque, le roman médié­val, la rhé­torique d’Ancien Régime, la poésie sym­bol­iste, etc.) ? Cette dis­tance entre votre domaine d’étude et votre vie actuelle est une dif­fi­culté qu’il faut trans­former en atout heuris­tique, en instru­ment de décou­verte : elle doit être prise comme une oppor­tu­nité de pren­dre du recul par rap­port aux œil­lères qui restreignent notre per­cep­tion de notre présent.

      D’où la QUESTION 2 : Com­ment pou­vez-vous utilis­er les com­pé­tences acquis­es dans vos études spé­cial­isées pour opér­er un retour réflexif inat­ten­du sur l’un des prob­lèmes de votre existence ?

      2.2. Une bonne façon de con­stru­ire ce pont entre votre domaine d’étude et votre vie actuelle con­siste à iden­ti­fi­er un cor­pus promet­teur, c’est-à-dire un ensem­ble lim­ité de doc­u­ments qui vous sem­blent intéres­sants (éton­nants, énig­ma­tiques, incom­préhen­si­bles, beaux, fasci­nants), dont vous avez l’intuition que l’étude appro­fondie pour­rait vous faire pro­gress­er dans l’analyse de votre prob­lème. Vous pou­vez toute­fois aus­si par­tir d’un cor­pus qui vous plait (une œuvre qui vous charme, vous trou­ble, vous inter­roge), et vous deman­der à par­tir d’elle quels sont les prob­lèmes que cette œuvre vous invite à pos­er si vous voulez mieux com­pren­dre ses enjeux.

      Dans tous les cas, il faut se pos­er la QUESTION 3 : Quel ensem­ble de doc­u­ments définir pré­cisé­ment, sur lesquels votre recherche focalis­era son atten­tion pour ten­ter de faire avancer votre com­préhen­sion d’un prob­lème actuel ?

      3. Lorsque vous avez (même vague­ment) iden­ti­fié un prob­lème et un cor­pus pos­si­bles, le tra­vail con­siste à pré­cis­er leur artic­u­la­tion con­ceptuelle en for­mu­lant une hypothèse de recherche. Deman­dez-vous, tou­jours à par­tir de vos intu­itions (encore non-con­fir­mées), ce que votre recherche pour­rait con­tribuer à démontrer.

      La for­mu­la­tion de l’hypothèse de recherche artic­ule la QUESTION 4 : Qu’est-ce que votre étude du cor­pus choisi pour­rait apporter à notre com­préhen­sion de quel prob­lème ? Pour être sat­is­faisante, votre hypothèse de recherche doit sat­is­faire cer­tains critères :

      3.1. Votre hypothèse doit être objec­tivée : même si vous êtes par­ti de votre intu­ition per­son­nelle pour iden­ti­fi­er votre prob­lème et votre cor­pus, il faut désor­mais pass­er à un mode de dis­cours et d’argumentation qui vous efface en tant que sujet d’énonciation et de réflex­ion. Votre hypothèse est for­mulée par vous en tant qu’individu rationnel non-spé­ci­fié à l’intention de tout autre indi­vidu rationnel appelé à en suiv­re ou à en cri­ti­quer la démon­stra­tion. Il faut donc vous lim­iter à énon­cer ce que n’importe qui pour­rait con­stater à votre place, en pré­cisant explicite­ment les con­di­tions d’observation req­ui­s­es pour suiv­re les dif­férentes étapes de votre raisonnement.

      TEST 1 : Deman­dez-vous, à chaque étape de votre raison­nement, si un pro­fesseur tatil­lon, une étu­di­ante ivoiri­enne, un moine japon­ais ou un chas­seur amérin­di­en (ayant appris le français) pour­raient con­venir avec votre argumentation.

      3.2. Votre hypothèse doit être con­tre-intu­itive : pour que votre tra­vail soit véri­ta­ble­ment intéres­sant, il faut que ses résul­tats puis­sent sur­pren­dre ce que votre lecteur sait déjà avant de le lire. Pas besoin de se fatiguer pen­dant des semaines et de noir­cir des pages de papi­er pour démon­tr­er que le soleil se lève le matin et se couche le soir. Il faut que votre hypothèse vous sur­prenne vous-même en prenant le con­tre-pied de ce que vous pen­siez être une évidence.

      TEST 2 : Deman­dez à vos proches s’ils sont a pri­ori d’accord avec la for­mu­la­tion con­traire à celle de votre hypothèse ; s’ils l’acceptent en majorité, votre hypothèse est bien contre-intuitive.

      3.3. Votre hypothèse doit être fal­si­fi­able : il faut for­muler une hypothèse dont, à l’intérieur d’une cer­taine procé­dure d’enquête, on puisse décider si elle est con­fir­mée ou réfutée par les résul­tats (a pri­ori incon­nus) de l’enquête. Il faut se méfi­er des hypothès­es telle­ment générales qu’on peut retourn­er toute sit­u­a­tion pour démon­tr­er aus­si bien qu’elles sont vraies ou qu’elles sont fauss­es (typ­ique­ment : « Dieu existe et Il est bon »).

      TEST 3 : Deman­dez-vous quel dis­posi­tif expéri­men­tal per­me­t­trait de réfuter votre hypothèse (et essayez de com­pren­dre pourquoi vous pensez qu’il trancherait en faveur de votre hypothèse)

      3.4. Suiv­ant votre domaine d’étude, votre hypothèse gag­n­era en intérêt si elle peut con­duire à des expéri­men­ta­tions quan­tifi­ables : imag­inez un dis­posi­tif d’enquête (ques­tion­naire, pro­to­cole d’observation et de comp­tage) qui puisse faire appa­raître des résul­tats quan­ti­tat­ifs selon dif­férents paramètres du prob­lème posé. Les études lit­téraires, autre­fois allergiques à la quan­tifi­ca­tion, béné­fi­cient aujourd’hui d’outils numériques qui per­me­t­tent de jus­ti­fi­er des intu­itions inter­pré­ta­tives à l’aide de décomptes pré­cis d’occurrence de mots, de cor­réla­tions entre con­textes, etc. : servez-vous-en !

      TEST 4 : Deman­dez-vous à quelle dis­tri­b­u­tion de résul­tats vous vous atten­dez à par­tir de votre hypothèse ini­tiale, et quelles seraient les procé­dures d’enquêtes quan­ti­ta­tives qui vous per­me­t­traient de véri­fi­er con­crète­ment ces résul­tats atten­dus. Une hypothèse de recherche est d’autant plus forte qu’elle est con­tre-intu­itive et qu’on peut la soumet­tre à l’épreuve d’une véri­fi­ca­tion quan­ti­ta­tive ou d’une réfu­ta­tion empirique.

      4. Dans la mesure où elle s’inscrit dans un con­texte uni­ver­si­taire, votre hypothèse doit égale­ment être infor­mée par l’état de la recherche (ou « état de l’art »), c’est-à-dire, en principe, par l’ensemble des recherch­es antérieures menées sur les ques­tions que vous traitez. En tant que chercheur débu­tant, il vous est bien enten­du dif­fi­cile de con­naître ce qui s’est fait dans un domaine que vous décou­vrez – et c’est l’une des fonc­tions de votre directeur ou direc­trice de recherche que de vous ori­en­ter de son mieux dans l’état de la recherche. Vous dis­posez néan­moins d’outils bib­li­ographiques pour ten­ter par vous-même de faire le point sur les acquis disponibles des pub­li­ca­tions antérieures.

      4.1. Vous pou­vez bien enten­du recourir à des moteurs de recherche général­istes attrape-tout (comme Google, Yahoo, etc.), qui ramè­nent dans leurs filets tout ce qui se trou­ve être fréquem­ment con­sulté sur Inter­net. Si cela fait sou­vent appa­raître des approches inat­ten­dues et extra-dis­ci­plinaires qui peu­vent stim­uler votre réflex­ion, il est impératif de vous sen­si­bilis­er aux statuts d’autorité très vari­ables de ce à quoi vous allez avoir accès. Des infor­ma­tions puisées sur le site du Monde ou du New York Times sont cen­sées avoir été véri­fiées et donc porter un cer­tain poids d’autorité, alors qu’une cita­tion tirée d’un blog per­son­nel peut par­faite­ment relever d’un délire qui dis­crédit­erait l’ensemble de votre tra­vail, si vous y souscriv­iez naïve­ment comme à une vérité établie.

      QUESTION 5 à vous pos­er chaque fois que vous citez une source extérieure aux revues et cir­cuits uni­ver­si­taires : D’où provient cette cita­tion et com­ment pour­rez-vous jus­ti­fi­er l’autorité que vous lui accordez ?

      4.2. Il faut donc surtout recourir à des instru­ments bib­li­ographiques spé­ci­fiques à la recherche uni­ver­si­taire (MLA Bib­li­og­ra­phy ou la Bib­li­ogra­phie der franzö­sis­chen Lit­er­atur­wis­senschaft de Klapp pour la lit­téra­ture, par exem­ple). Chaque champ dis­ci­plinaire dis­pose de quelques instru­ments (doré­na­vant numérisés) qui vous per­me­t­tent de faire le point sur ce qui s’est pub­lié dans les revues et les ouvrages spé­cial­isés. Appren­dre à manier de tels instru­ments con­stitue une par­tie cen­trale de l’apprentissage de chercheur que pro­pose un mas­ter. Il faut donc ici se pos­er la

      QUESTION 6 : Quels sont les dix ou vingt références (arti­cles dans des revues uni­ver­si­taires ou ouvrages de chercheurs) qui ont mar­qué les analy­ses faites à ce jour du prob­lème que vous traitez ? Qu’il s’agisse d’un tra­vail de fin de semes­tre, d’un mémoire de mas­ter ou d’une thèse de doc­tor­at, cet effort d’inscription de votre réflex­ion indi­vidu­elle au sein de références pré­cis­es faites à l’état le plus récent de la recherche col­lec­tive est absol­u­ment cen­tral dans le développe­ment par­al­lèle de votre statut indi­vidu­el de chercheur et de cette entre­prise col­lec­tive qu’est la recherche uni­ver­si­taire. L’hypothèse de recherche issue de votre intu­ition pre­mière doit donc se pré­cis­er et s’infléchir au vu de ce qui a déjà été démon­tré ou invalidé dans le domaine sur lequel vous travaillez.

      D’où la QUESTION 7 : Étant don­né ce qui a déjà été pub­lié sur le prob­lème que vous essayez de pos­er, lesquels de ses aspects restent-ils à explor­er en pri­or­ité et com­ment votre approche par­ti­c­ulière et votre cor­pus par­ti­c­uli­er vous per­me­t­tent-ils de faire avancer au mieux la réflex­ion collective ?

      5. Ce proces­sus d’élaboration pro­gres­sive de votre hypothèse de recherche con­duira sou­vent égale­ment à devoir affin­er la délim­i­ta­tion de votre cor­pus. Ce cor­pus peut être con­sti­tué par des œuvres déjà exis­tantes (textes lit­téraires, ban­des dess­inées, films, vidéo), par des doc­u­ments his­toriques que vous irez extraire de divers­es archives, mais il peut aus­si être con­sti­tué par des don­nées pro­duites par votre recherche elle-même (répons­es à des ques­tion­naires, résul­tats d’observations directes, etc.). Le cor­pus doit être jus­ti­fi­able par des argu­ments épisté­mologiques et/ou prag­ma­tiques : même si vous avez été orig­inelle­ment guidé vers lui par votre intu­ition, il faut que vous puissiez don­ner des argu­ments objec­tivés sur les lim­ites que vous lui assignez. Pourquoi avoir inclus ou exclu telle œuvre plutôt que telle autre ? Pourquoi com­mencer à telle date et finir à telle autre ? Com­ment les don­nées ont-elles été rassem­blées ? En jus­ti­fi­ant les lim­ites assignées au cor­pus, cer­tains argu­ments prag­ma­tiques sont recev­ables : étant don­né les ressources ou la tem­po­ral­ité lim­itée de l’enquête, vous pour­rez rarement être exhaus­tif. Mais il faut égale­ment que vous trou­viez des raisons « sci­en­tifiques » pour jus­ti­fi­er les lim­ites de votre cor­pus, et pour con­va­in­cre de sa représen­ta­tiv­ité. Toute sélec­tion de don­nées visant à con­stituer un cor­pus peut être accusée de biais­er les résul­tats obtenus (une enquête sur le tra­vail des coif­feurs n’interrogeant que des chauves sera con­sid­érée comme peu représen­ta­tive) : il faut donc veiller à neu­tralis­er par avance tout choix (même involon­taire) qui pour­rait faire sus­pecter un biais ou une défor­ma­tion inval­i­dant la représen­ta­tiv­ité du corpus.

      6. À la fois votre hypothèse et votre cor­pus peu­vent être retouchés et affinés au fil du déroule­ment de la recherche, mais une fois qu’ils sont sta­bil­isés, alors l’enquête com­mence véri­ta­ble­ment comme une mise à l’épreuve de votre hypothèse sur votre corpus.

      6.1. Dans le cas des études lit­téraires, les textes étudiés con­stituent « la réal­ité extérieure » sur laque­lle les hypothès­es inter­pré­ta­tives doivent être testées. Les textes ont une réal­ité objec­tive (les mots, les phras­es qui les con­stituent), et votre tra­vail con­siste à prou­ver l’adéquation entre ce que vous dites de leur sig­ni­fi­ca­tion et ce que tout lecteur peut con­stater dans les phras­es qui les com­posent. C’est pourquoi les « preuves » de vos analy­ses pren­nent la forme de cita­tions. Les cita­tions ne doivent toute­fois jamais être sim­ple­ment lancées au lecteur comme des preuves brutes : il faut 1° com­mencer par les situer dans leur con­texte, puis 2° les citer exacte­ment sans rien y altér­er, puis 3° les com­menter pour mon­tr­er à votre lecteur quels sont, en elles, les élé­ments qui ser­vent de preuve à votre démon­stra­tion, et enfin 4° expliciter pré­cisé­ment ce que prou­vent ces élé­ments au sein de votre démonstration.

      6.2. Dans le cas d’études cul­turelles dont le cor­pus n’est pas con­sti­tué par des textes lit­téraires, la mise à l’épreuve con­siste en un dou­ble mou­ve­ment de va-et-vient : 1° inter­préter cer­taines don­nées de votre cor­pus comme con­tribuant à éclair­er un aspect intéres­sant de votre prob­lème de départ et 2° for­muler vos ques­tion­nements de façon à faire appa­raître comme per­ti­nentes cer­taines don­nées observées dans votre corpus.

      Dans les deux cas, l’enquête implique de répéter à par­tir de dif­férents angles d’attaque la même QUESTION 8 : Quels élé­ments sont-ils à extraire de votre cor­pus pour prouver/illustrer au mieux l’hypothèse que vous testez sur eux ?

      7. La règle d’or de ce tra­vail de mise à l’épreuve con­siste à devenir vous-même votre plus impi­toy­able cri­tique : l’apprentissage de la recherche con­siste à faire par­ler en soi une voix qui cherche con­stam­ment à point­er les faib­less­es des argu­ments que vous pro­posez. Cela passe par l’application sans mer­ci du TEST 5 : Deman­dez-vous, pour chaque affir­ma­tion que vous faites, en quoi l’affirmation con­tra­dic­toire à celle que vous faites pour­rait elle aus­si être juste, et cherchez alors à refor­muler votre affir­ma­tion plus pré­cisé­ment de façon à ne pas l’exposer à la réfutation.

      7.1. Un pre­mier type d’objection peut provenir d’un défaut de logique au sein de votre démon­stra­tion. Chaque fois que vous faites une affir­ma­tion générale (sur la déf­i­ni­tion d’un phénomène, sur une impli­ca­tion logique entre deux obser­va­tions, etc.), soumet­tez-vous au TEST 6 : Deman­dez-vous s’il n’y aurait pas un con­tre-exem­ple qui pour­rait percer un trou dans votre affir­ma­tion. Refor­mulez alors votre affir­ma­tion de façon plus pré­cise et plus rigoureuse afin d’exclure ce con­tre-exem­ple qu’on pour­rait vous objecter.

      7.2. Un deux­ième type d’objection peut venir des travaux antérieurs déjà réal­isés par d’autres chercheurs dans votre domaine d’enquête. TEST 7 : Deman­dez-vous si votre affir­ma­tion n’a pas déjà été soit invalidée, soit établie par des travaux antérieurs. Si c’est le cas, elle manque de per­ti­nence sous sa forme actuelle et doit être révisée.

      7.3. Un troisième type d’objection peut venir d’une autre inter­pré­ta­tion pos­si­ble des don­nées que vous commentez.

      TEST 8 : Deman­dez-vous com­ment on pour­rait inter­préter les don­nées de façon à leur faire dire le con­traire de ce que vous voulez leur faire dire. Si on peut le faire, révisez votre for­mu­la­tion de façon à empêch­er qu’on inter­prète les don­nées de façon con­traire à votre affirmation.

      7.4. Un qua­trième type d’objection peut venir de l’attention portée à d’autres don­nées de votre cor­pus que celles que vous avez choisi de met­tre en valeur.

      TEST 9 : Deman­dez-vous s’il n’y aurait pas dans votre cor­pus d’autres don­nées (cita­tions) qu’on pour­rait évo­quer pour invalid­er votre inter­pré­ta­tion. Si oui, ajustez votre inter­pré­ta­tion pour pren­dre en compte ces autres don­nées, ou alors expliquez pourquoi elles ne peu­vent pas être util­isées pour atta­quer la valid­ité de votre inter­pré­ta­tion. Tout cela doit vous con­duire à rédi­ger votre tra­vail de recherche de façon « dialogique » (con­for­mé­ment aux théories de Mikhail Bakhtine), ou de façon « dialec­tique » (selon une tra­di­tion qui remonte à Pla­ton), c’est-à-dire comme un dia­logue inces­sant entre vos affir­ma­tions et, d’une part, les thès­es préex­is­tantes qu’elles con­fir­ment ou infir­ment et, d’autre part, les réfu­ta­tions pos­si­bles aux­quelles elles pour­raient faire face de la part d’interlocuteurs à venir. Ce dial­o­gisme se mar­que dans votre dis­cours par des mar­queurs logiques de con­ces­sion (comme « quoique », « bien que », « toute­fois », « néan­moins », « et pour­tant », « mal­gré cela », etc.), qui doivent tou­jours com­plé­menter les mar­queurs logiques de con­séquence (comme « car », « parce que », « puisque », « en effet », « par con­séquent », « il en découle que », etc.).

      RÈGLE GÉNÉRALE : une hypothèse de recherche n’est jamais com­plète­ment prou­vée ; elle est (pro­vi­soire­ment) vic­to­rieuse dans la mesure où elle a déjà anticipé, dans sa for­mu­la­tion même, les objec­tions que ses lecteurs les plus cri­tiques pour­ront lui faire.

      8. La vraie recherche con­siste à s’efforcer de trou­ver davan­tage que ce que l’on cher­chait. La mise à l’épreuve de votre hypothèse sur votre cor­pus doit idéale­ment con­duire à ce que votre cor­pus vous fasse entrevoir de nou­veaux prob­lèmes que vous ne sus­pec­tiez pas au moment de votre réflex­ion ini­tiale. En d’autres ter­mes : un cor­pus (une cita­tion) ne doit pas seule­ment être util­isé pour prou­ver ou illus­tr­er l’hypothèse de départ, mais pour la faire rebondir vers des prob­lé­ma­ti­sa­tions ou des solu­tions inat­ten­dues et insoupçon­nées. Chaque fois que vous com­mentez une cita­tion (points 3° et 4° de 6.1. ci-dessus), con­tin­uez à l’analyser et à l’interpréter jusqu’à trou­ver dans ses détails apparem­ment insignifi­ants de quoi enrichir et déplac­er votre ques­tion­nement originel.

      QUESTION 9 : Que pou­vez-vous trou­ver de plus dans la cita­tion (ou la don­née) com­men­tée que ce que vous en avez tiré pour prou­ver votre hypothèse – et quelle autre impli­ca­tion insoupçon­née de votre prob­lème de départ se trou­ve révélée par ce sur­plus-de-sens que vous en avez extrait ?

      9. La rédac­tion finale, sous forme de texte suivi (tra­vail de sémi­naire, mémoire, thèse), des prémiss­es, des pro­to­coles et des résul­tats de votre recherche peut pren­dre des formes mul­ti­ples, qui deman­dent à être ajustées à la nature tou­jours par­ti­c­ulière de chaque enquête.

      9.1. Le mode de pro­gres­sion canon­ique de la dis­ser­ta­tion en trois par­ties (et trois sous-par­ties) peut être utile pour véri­fi­er mécanique­ment le traite­ment dialogique-dialec­tique des objec­tions pos­si­bles. La rédac­tion se com­pose alors en répé­tant des mou­ve­ments en trois temps : 1° Affir­ma­tion d’une thèse ; 2° Con­tre-affir­ma­tion de l’antithèse, qui est directe­ment con­tra­dic­toire à la pre­mière thèse, pour mesure ce qu’elle aus­si com­porte de vérité ; 3° Éval­u­a­tion des mérites respec­tifs et des lim­ites d’applicabilité de la thèse et de l’antithèse, et dégage­ment d’une con­cil­i­a­tion qui dépasse leur oppo­si­tion appar­ente pour mon­tr­er plus pré­cisé­ment com­ment elles s’articulent ensem­ble dans une même problématique.

      9.2. Un for­mat stan­dard sur lequel on pour­ra se rabat­tre par défaut se com­pose des par­ties suivantes :

      • I. For­mu­la­tion du prob­lème et de l’hypothèse de recherche (y com­pris de leurs enjeux poten­tielle­ment plus larges au-delà du domaine d’enquête lui-même)
      • II. Présen­ta­tion du cor­pus sélec­tion­né (et jus­ti­fi­ca­tion des choix opérés)
      • III. Syn­thèse des prin­ci­paux travaux antérieurs per­ti­nents déjà réal­isés par d’autres chercheurs sur le prob­lème et/ou le cor­pus de l’enquête
      • IV. Explic­i­ta­tion des pro­to­coles mobil­isés pour réalis­er l’enquête
      • V. Présen­ta­tion des analy­ses menées par l’enquête et de leurs prin­ci­paux résul­tats (avec à chaque étape un effort pour dis­cuter et neu­tralis­er par avance les objec­tions possibles)
      • VI. Résumé des con­clu­sions prin­ci­pales aux­quelles a abouti l’enquête et ouver­ture sur d’autres enjeux pos­si­bles des hypothès­es dis­cutées durant l’enquête.
      • VII. Annex­es regroupant cer­tains détails des don­nées ou des pro­to­coles syn­thétisés ou rapi­de­ment évo­qués dans le corps du texte lui-même.

      10. La vie de l’enquête – ce qui la rend vivante pour le chercheur, et donc intéres­sante pour le lecteur – tient à un équili­bre frag­ile entre, d’une part, le respect de règles du jeu aus­si explicites et rigoureuses que pos­si­ble et, d’autre part, une ouver­ture con­stante à la sur­prise et à l’improvisation face à l’inconnu. Dans le domaine des études cul­turelles, les meilleurs travaux sont ceux qui parvi­en­nent à établir cer­tains résul­tats con­va­in­cants sur les ques­tions orig­inelle­ment posées, mais surtout à génér­er de nou­velles ques­tions aux­quelles ils ne répon­dent pas eux-mêmes, mais dont ils font sen­tir la per­ti­nence insoupçon­née jusque-là. Par­venir à for­muler un prob­lème de façon intéres­sante est sou­vent plus utile que pou­voir lui apporter une solu­tion. Les prob­lèmes les plus impor­tants ne sauraient avoir de réponse toute faite imposée de haut, mais exi­gent de chaque lecteur qu’il s’y con­fronte à par­tir de sa sit­u­a­tion sin­gulière : l’aider à for­muler une ques­tion adapt­able à sa sit­u­a­tion compte ain­si davan­tage qu’énoncer une réponse for­cé­ment trop générale pour s’appliquer à chaque sit­u­a­tion concrète.

      Questionnaire pour le public de théâtre (Pavis, 2016)

      La dernière ver­sion de ce ques­tion­naire a été pro­posée par Patrice Pavis en 2016, dans une réédi­tion de L’analyse des spec­ta­cles (Paris, Armand Col­in). Ce ques­tion­naire par­ti­c­ulière­ment détail­lé et minu­tieux, même s’il s’in­scrit dans l’his­toire des études de récep­tion au théâtre, s’adresse essen­tielle­ment aux cri­tiques et aux ana­lystes. Décom­posé en de nom­breuses sous-caté­gories issues de l’analyse théâ­trale, il est dif­fi­cile­ment applic­a­ble à la récep­tion de spectateur.trices ordi­naires. On observe par exem­ple que deux ques­tions seule­ment, à la fin, sont con­sacrées à la ques­tion spé­ci­fique du « spec­ta­teur ». Enfin, l’an­crage dans la tra­di­tion sémi­o­tique de l’in­ter­pré­ta­tion est très mar­qué (un bref point con­clusif évoque « ce qui n’est pas sémi­o­ti­s­able »). Cela dit, ce ques­tion­naire peut être aisé­ment rac­cour­ci et adap­té en ce sens, selon les prob­lé­ma­tiques de l’enquête.

      1. Car­ac­téris­tiques générales de la mise en scène

      – Ce qui tient les élé­ments du spec­ta­cle (rap­ports des sys­tèmes scéniques).

      – Cohérence ou inco­hérence de la mise en scène : sur quoi se fonde-t-elle ?

      – Place de la mise en scène dans le con­texte cul­turel et esthétique.

      – Qu’est-ce qui vous dérange dans cette mise en scène : quels moments forts, faibles ou ennuyeux ? Com­ment se situe-t-elle dans la pro­duc­tion actuelle ?

      2) Scéno­gra­phie

      – Formes de l’e­space urbain, archi­tec­tur­al, scénique, gestuel, etc.

      – Rap­port entre espace du pub­lic et espace de jeu.

      – Fonc­tion dra­maturgique de l’e­space scénique et de son occupation.

      – Rap­port du scénique et de l’extrascénique.

      – Lien entre l’e­space util­isé et la fic­tion du texte dra­ma­tique mise en scène.

      – Rap­port du mon­tré et du caché.

      – Com­ment évolue la scéno­gra­phie ? À quoi cor­re­spon­dent ses transformations ?

      –Sys­tèmes des couleurs, des formes, des matières : leurs connotations.

       

      3) Sys­tème des éclairages

      – Nature, lien à la fic­tion, à la représen­ta­tion, à l’acteur.

      – Effets sur la récep­tion du spectacle.

       

      4) Objets

      – Nature, fonc­tion, matière, rap­port à l’e­space et au corps, sys­tème de leur emploi.

       

      5) Cos­tumes, maquil­lages, masques

      – Fonc­tion, sys­tème, rap­port au corps.

       

      6) Per­for­mance des acteurs

      – Descrip­tion physique des acteurs (gestuelle, mim­ique, maquil­lage) ; change­ments dans leur apparence.

      – Kinesthésie pré­sumée des acteurs ; kinesthésie induite chez l’observateur.

      – Con­struc­tion des per­son­nages ; acteur/rôle.

      – Rap­port de l’ac­teur et du groupe : déplace­ments, rap­ports d’ensem­ble, trajectoire.

      – Rap­port texte/corps.

      – Voix : qual­ités, effets pro­duits, rap­port à la dic­tion et au chant.

      – Statut du comé­di­en : son passé, sa sit­u­a­tion dans la pro­fes­sion, etc.

       

      7) Fonc­tion de la musique, du bruit, du silence

      – Nature et car­ac­téris­tiques : rap­port à la fable, à la diction.

      – À quels moments inter­vi­en­nent-ils ? Con­séquences sur le reste de la représentation.

       

      8) Rythme du spectacle

      – Rythme de quelques sys­tèmes sig­nifi­ants (échanges des dia­logues, éclairages, cos­tumes, ges­tu­al­ité, etc.). Lien entre durée réelle et durée vécue.

      – Le rythme glob­al du spec­ta­cle : rythme con­tinu ou dis­con­tinu, change­ments de régime, lien avec la mise en scène.

       

      9) Lec­ture de la fable par cette mise en scène

      – Quelle his­toire est racon­tée ? Résumez-la. La mise en scène racon­te-t-elle la même his­toire que le texte ?

      – Quels choix dra­maturgiques ? Cohérence ou inco­hérence de la lecture ?

      – Quelles ambiguïtés dans le texte, quels éclair­cisse­ments dans la mise en scène ?

      – Quelle organ­i­sa­tion de la fable ?

      – Com­ment la fable est-elle con­stru­ite par l’ac­teur et la scène ?

      – Quel est le genre du texte dra­ma­tique selon cette mise en scène ?

      – Autres options de mise en scène possibles.

       

      10) Le texte dans la mise en scène

      – Choix de la ver­sion scénique : quelles modifications ?

      – Car­ac­téris­tiques de la tra­duc­tion (le cas échéant). Tra­duc­tion, adap­ta­tion, réécri­t­ure ou écri­t­ure originale ?

      – Quelle place la mise en scène accorde-t-elle au texte dramatique ?

      – Rap­ports du texte et de l’im­age, de l’or­eille et de l’oeil.

       

      11) Le spectateur

      – À l’in­térieur de quelle insti­tu­tion théâ­trale se situe cette mise en scène ?

      – Quelles attentes aviez-vous de ce spec­ta­cle (texte, met­teur en scène, acteurs) ?

      – Quels pré­sup­posés sont néces­saires pour appréci­er ce spectacle ?

      – Com­ment a réa­gi le public ?

      – Rôle du spec­ta­teur dans la pro­duc­tion du sens. La lec­ture encour­agée est-elle uni­voque ou plurielle ?

      – Quelles images, quelles scènes, quels thèmes vous inter­pel­lent et vous restent ?

      – Com­ment l’at­ten­tion du spec­ta­teur est-elle manip­ulée par la mise en scène ?

       

      12) Les traces

      – Com­ment not­er (pho­togra­phi­er ou filmer) ce spectacle ?

      – Com­ment en con­serv­er la mémoire ?

       

      13) Ce qui n’est pas sémiotisable

      – Ce qui dans votre lec­ture de la mise en scène n’a pas pris de sens.

      – Ce qui n’est pas réductible au signe et au sens (et pourquoi).

       

      14) Bilan

      – Quels prob­lèmes par­ti­c­uliers à examiner ?

      – Autres remar­ques, autres caté­gories pour cette mise en scène et pour le questionnaire.

      Questionnaire pour le public de théâtre (Ubersfeld, 1987)

      La dernière ver­sion de ce ques­tion­naire a été pro­posée par Anne Ubers­feld dans Théâtre. Modes d’ap­proches (A. Hel­bo (dir.), 1987). L’ob­jec­tif de l’autrice est de pro­pos­er un ensem­ble de ques­tions sim­ples à des­ti­na­tion des spectateur.trices à la fin d’un spec­ta­cle de théâtre. Un tel ques­tion­naire met en avant les com­posantes empiriques de l’ex­péri­ence spec­ta­trice (le choix du spec­ta­cle, le prix de l’en­trée, l’événe­ment social, etc.) et laisse la com­plex­ité de l’in­ter­pré­ta­tion à deux ques­tions con­clu­sives. Il est cen­tré sur l’ex­péri­ence cul­turelle de la récep­tion comme moment social.

      1) Les sup­ports matériels 

      – Com­ment le spec­ta­cle (ne) se fait-il (pas) con­naître ? Mar­ques d’i­den­ti­fi­ca­tion, abon­nements, accueil par la presse, pro­grammes et affiches.

      – Com­ment le spec­ta­cle se situe dans l’e­space (urbain). Quarti­er, pub­lic visé, désir assumé, archi­tec­ture, rap­port au quotidien.

      – Com­ment le spec­ta­cle se situe-t-il par rap­port à l’his­toric­ité ? Exploita­tion / refus / dévoile­ment d’une tra­di­tion, d’un dis­posi­tif, d’un ordre.

       2) L’entrée

      – Com­ment avez-vous choisi la pièce ?

      – Où/comment avez-vous trou­vé les bil­lets ? Ont-ils fait un trou dans votre budget ?

      3) La communication

      – Fonc­tion sociale du spec­ta­cle : con­struc­tion de la con­ven­tion, de l’il­lu­sion (rôle du foy­er, de l’en­tracte, de l’après-spec­ta­cle, des répétitions).

      – Rôle de con­trat spec­tac­u­laire : y a‑t-il priv­ilège d’une dimen­sion du spec­ta­cle : partage d’un savoir, présence/corps de l’acteur/de la troupe, émotion/stimulation, non-com­mu­ni­ca­tion, non-cognitif.

      4) La réception

      – Com­ment avez-vous perçu / com­pris / inter­prété le pro­jet spectaculaire ?

      – Le pub­lic a‑t-il été inter­pel­lé globalement ?

      Questionnaire pour le public de théâtre (Helbo, 1987)

      La pre­mière ver­sion de ce ques­tion­naire a été pro­posée par André Hel­bo dans Théâtre. Modes d’ap­proches (A. Hel­bo (dir.), 1987). L’idée de l’au­teur est d’in­ter­roger la rela­tion vécue par le pub­lic à cer­tains élé­ments par­ti­c­uliers d’un spec­ta­cle théâ­tral. Sa propo­si­tion reprend un découpage her­méneu­tique par élé­ments (l’e­space, les objets, les comédien.nes, etc.). Les ques­tions posées sont sim­ples, mais par­fois ori­en­tées sur des points très pré­cis. Une part impor­tante des ques­tions recourt à un vocab­u­laire tech­nique sur le théâtre qui révèle l’an­crage uni­ver­si­taire du questionnaire.

      1. L’e­space scénique

      – Sa nature et la forme du théâtre ?

      – Sa nature (mimé­tique-ludique) ?

      – Coor­don­nées de l’e­space (ouvert-fer­mé, hau­teur-pro­fondeur, vaste-réduit, vide-occupé) ?

      – Rap­ports du scénique et de l’extra-scène ?

      – Quelle esthé­tique (couleurs, formes, style, référence culturelle) ?

      1. Les objets

      – Orig­ine ?

      – Matière ?

      – Nom­bre ?

      – Poly­va­lence ?

      – Util­ité ?

      – Fonc­tion­nement rhétorique-symbolique ?

      1. Les comé­di­ens

      – Nom­bre de comédiens ?

      – Rap­port per­son­nage-acteur, type-individuation ?

      – Apparence, âge, sexe, gestuelle, voix-dic­tion, costume ?

      – Social­ité du comé­di­en : his­toire, rôles déjà joués, appar­te­nance à une troupe ?

      1. Le drame

      – Quel genre ?

      – Quelle fable ?

      – Le mode d’échange ?

      – La part d’im­pro­vi­sa­tion et l’aléatoire ?

      1. Le tra­vail du met­teur en scène

      – Com­ment met-il la fic­tion en valeur (fic­tion­nal­i­sa­tion) ?

      – Quel type de référent choisit-il (his­torique, con­tem­po­rain, fantastique…) ?

      – Com­ment fait-il le découpage en unités ?

      – Priv­ilégie-t-il le con­tinu ou le discontinu ?

      – Y a‑t-il pré­dom­i­nance du visuel ou del’é­coute (parole, musique) ?

       

      Ques­tions d’enquête

      Qu’est-ce qu’une source de réception ?
      Qu’est-ce qu’une déconvenue ?

      La notion de « décon­v­enue » a été con­cep­tu­al­isée par Daniel Bizeul non seule­ment comme une com­posante de la pra­tique de l’en­quête de ter­rain mais aus­si comme une com­posante des résul­tats même de l’en­quête (Bizeul, 1999). Ain­si, sur le ter­rain, le chercheur ou la chercheuse se voit confronté·e à une série de refus, d’ob­sta­cles, de sit­u­a­tions inat­ten­dues par rap­port à la con­sti­tu­tion du pro­to­cole d’en­quête : « Une enquête, en effet, est for­mée d’une suc­ces­sion de con­tacts réus­sis et ratés, d’informations neuves, d’idées qui tour­nent court, de fréquen­ta­tions oblig­ées, de déplace­ments pour rien, de journées où rien ne se passe. » (Bizeul, 1999, p. 111).

      Ces décon­v­enues, qui peu­vent appa­raître comme des mis­es en dan­ger de l’en­quête, en con­stituent en réal­ité une des ressources . Elles per­me­t­tent, selon Daniel Bizeul, de fournir des pistes d’analyse et de compréhension :

      - de l’ap­plic­a­bil­ité de la méthodolo­gie util­isée (par exem­ple, le refus de rédi­ger un jour­nal de lec­ture peut être lié à la dif­fi­culté que représente ce tra­vail pour les enquêté·es) et du fait que la méthodolo­gie d’enquête ne con­siste pas seule­ment en l’application de cer­taines méth­odes éprou­vées mais aus­si en la néces­sité de « faire avec sa pro­pre per­son­ne, les mou­ve­ments d’autrui, les cir­con­stances, les matéri­aux de divers­es sortes, afin d’en tir­er par­ti » (Bizeul, 1999, 112) ;

      - du milieu social et de la sit­u­a­tion de récep­tion analysée. Ain­si, le refus de col­la­bor­er d’un·e jeune lecteur·ice élève au sujet d’un cor­pus de lec­tures sco­laires lors d’un entre­tien peut sig­naler le sen­ti­ment d’être pris dans une sit­u­a­tion d’ex­a­m­en qui repro­duit la sit­u­a­tion sco­laire alors même que le chercheur ou la chercheuse n’é­val­ue pas les pro­pos tenus. Ce refus indique que la récep­tion d’un cor­pus perçu comme sco­laire doit être com­prise et analysée avec la prise en compte du fac­teur institutionnel ;

      - de l’ob­jet analysé (par exem­ple, en matière de récep­tions, les silences sur un aspect pour­tant essen­tiel d’une oeu­vre comme un per­son­nage prin­ci­pal peu­vent indi­quer quelque chose du rap­port per­son­nel que l’enquêté·e à ce personnage) ;

      -pour les débutant·es dans la recherche, qu’il est inévitable d’aller à l’aveuglette, d’être perdu·e ou tenu à l’écart par les enquêté·es, d’avoir le sen­ti­ment d’être embobiné·e, sans que cela déval­orise le tra­vail (Bizeul, 1999, p. 112).

      Les décon­v­enues infor­ment aus­si le cours de l’en­quête et font émerg­er de nou­velles prob­lé­ma­tiques. Ain­si, lors de son tra­vail de thèse, le refus tardif d’une enseignante cana­di­enne de faire par­ticiper sa classe à une enquête sur la lec­ture sco­laire a obligé Anne-Claire Marpeau à mod­i­fi­er sa prob­lé­ma­tique com­para­tiste et à se con­cen­tr­er sur le pro­gramme du bac­calau­réat français et sur la lec­ture de Madame Bovary, ce qui a fait émerg­er de manière beau­coup plus vivace les prob­lé­ma­tiques de genre présentes dans la récep­tion de ce roman et dans la récep­tion cri­tique en général. Autre exem­ple, celui de Marine Lam­bolez, qui s’est vu fer­mer les portes d’un des trois étab­lisse­ments sco­laires dans lesquels elle réal­i­sait son enquête de ter­rain après un an de tra­vail sur place en rai­son d’un change­ment d’avis de la direc­tion d’étab­lisse­ment sans jus­ti­fi­ca­tion. C’est alors l’ac­cès à un tiers des enquêté·es qui est per­du et il faut réfléchir à d’autres moyens de les recruter, à d’autres enquêté·es pos­si­bles et décrire en détails ce change­ment bru­tal de pro­to­cole de recherche, en s’in­ter­ro­geant notam­ment sur ce que ce refus soudain apporte à la com­préhen­sion de l’in­sti­tu­tion sco­laire, sur les enjeux méthodologiques d’un tra­vail de récep­tion empirique soumis aux aléas du ter­rain et sur le rôle du ter­rain dans la recherche, entre con­di­tion et élé­ment d’a­gence­ment de la recherche. Il sem­ble donc par­ti­c­ulière­ment heuris­tique de faire une part aux décon­v­enues au cours du tra­vail d’en­quête et dans la resti­tu­tion des résul­tats de l’enquête.

      Bib­li­ogra­phie :
      Bizeul D. (1999), « Faire avec les décon­v­enues. Une enquête en milieu nomade », Sociétés con­tem­po­raines, n°33–34, 111–137.
      Anne-Claire Marpeau, Emma entre les lignes : récep­tions, lecteurs et lec­tri­ces de Madame Bovary de Flaubert, thèse de doc­tor­at en Lit­téra­ture générale et com­parée sous la direc­tion de Hen­ri Gar­ric et André Lam­on­tagne, École Nor­male Supérieure de Lyon – Uni­ver­sité de Colom­bie-Bri­tan­nique, 2019.

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