Dossier d’en­tre­tiens

Les Bonnes (2020)

Œuvre : Les Bonnes, Robin Orlyn, La Bâtie, Genève, 2020 [crédits com­plets]

Type de sources : Tran­scrip­tions d’en­tre­tiens semi-dirigées (ver­ba­tim épuré)

Pro­jet de recherche : L’ex­péri­ence poli­tique du théâtre con­tem­po­rain (2019–2024)

Chercheur.euse : Aurélien Maig­nant – Fonds Nation­al Suisse pour la recherche scientifique

Data­tion des sources : Entre­tiens menés entre le 1 et le 3 sep­tem­bre 2020 avec de jeunes artistes dans le cadre d’une invi­ta­tion à la Fon­da­tion l’Abri (Genève).

Méthodolo­gie détail­lée : Disponible en ligne

 

Entretien n°1

Femme / 26 ans / Artiste / Va sou­vent au théâtre

En deux mots, pour­riez-vous me dire si le spec­ta­cle vous a plu ? 

Non. Je suis sor­ti de la salle et j’étais super per­plexe. J’arrivais pas à savoir si ça m’avait plu ou pas. Je savais que ça m’avait pas plu mais j’arrivais pas à savoir vrai­ment pourquoi. J’étais dérangé par plein de trucs en fait.

Qu’est-ce qui vous a dérangé ? 

Qu’est-ce qui m’a énervé ? Moi ce qui m’a vache­ment dérangé. Déjà, il y a plusieurs trucs. Je trou­vais que le dis­posi­tif, il était intéres­sant mais qu’il appor­tait rien à la pièce. J’arrivais pas à faire des liens entre texte et mise en scène et dis­posi­tif. Ensuite j’ai trou­vé le jeu d’acteur très mau­vais. Et j’étais pas d’accord avec les choix artis­tiques. Je com­pre­nais pour Robyn Orlin avait choisi de faire jouer des hommes plutôt que des femmes. Je com­pre­nais pas pourquoi Madame c’était un per­son­nage blanc alors que les autres c’était des per­son­nages noirs. Je trou­vais que le jeu était soit super homo­phobe, soit super misog­y­ne. Je com­pre­nais pas pourquoi elle voulait faire un truc drôle alors que c’était si grave. Voilà ce qui m’a dérangé.

Est- ce que vous pour­riez me racon­ter votre expéri­ence de la pièce ? Est-ce que cer­taines scènes vous ont fait réa­gir en particulier ? 

Moi j’ai très très vite décroché en fait. Y’a vrai­ment, je pense, à par­tir du moment où Madame entre sur le plateau, tout le monde qui se passe avec elle. A par­tir du moment où il y a en a un qui ramène du thé, j’étais un peu on and off. Genre, niveau con­cen­tra­tion. J’ai rien qui m’a vrai­ment mar­qué, je dois dire que ça m’a très vite lais­sé indif­férent. Ça m’a très vite plus intéressé en fait. Je pense que ce qui m’a le plus dérangé, c’était vrai­ment ma vision glob­ale, que des élé­ments précis.

Vous avez eu la sen­sa­tion que le spec­ta­cle voulait vous racon­ter une histoire ? 

Oui, c’est vrai­ment une his­toire, avec des per­son­nages et tout. Le dis­posi­tif est super nar­ratif. Après, j’arrivais pas à lire entre les lignes ce qu’elle voulait racon­ter avec cette his­toire, tu vois.

Vous arriver­iez déjà à résumer cette histoire ? 

En gros c’est deux bonnes qui tra­vail­lent pour cette meuf, Madame, et en gros elles vivent trop mal leur sit­u­a­tion de bonnes, elles en ont trop marre d’être des bonnes. Et elles en ont marre de se faire trop mal traiter par Madame, du coup elles veu­lent la tuer. En gros, Madame elle avait un amant et elles ont dénon­cé l’amant à la police. Du coup l’amant il est par­ti à la police, du coup Madame est vrai­ment dévastée. Le mec sort de la police, enfin du comis­sari­at, du coup Madame essaie d’aller le rejoin­dre. Entre temps, les bonnes ont essayé de la tuer, mais elles y arrivent pas. Et du coup elles, bon elles sont tout le temps dans cet espèce de jeu de rôle où elles font sem­blant d’être la bour­geoise Madame et les bonnes en même temps, elles rejouent leurs posi­tions sociales quoi. Et au final, une des deux sœurs tue l’autre et finit par se suicider.

Pour vous, l’une des deux bonnes finit par se sui­cider à la fin ? 

Y’en a une qui est morte, qui revient claire­ment comme un fan­tôme j’ai l’impression. A la fin, elles sont les deux sur ce tapis, elles tombent. C’est un peu comme si elles étaient mortes les deux, donc j’ai com­pris qu’une s’était sui­cidée. C’est parce qu’elle avait trop de remords d’avoir tué sa sœur.

Com­ment vous inter­prétez cette fin ? 

Le sui­cide ? Je sais pas parce que je ne con­nais pas le texte orig­i­nal, du coup moins ça me sem­ble une fin assez trag­ique comme ça, du théâtre, il y a en a un qui tue l’autre, ou l’autre n’est pas mort et il se sui­cide. Je sais pas si ça doit être inter­prété, c’est juste la suite de l’histoire.

Selon vous, est-ce que le mes­sage essaie de faire pass­er une idée en particulier ? 

Je saurais pas dire. Je sais que l’artiste avait prévu de faire jouer le troisième per­son­nage par un noir et qu’elle n’a pas pu pour des raisons pra­tiques quoi. Ce que je lis moi, c’est une cri­tique de la dom­i­na­tion blanche sur les per­son­nes noires. Que les per­son­nes noires peu­vent pas avoir d’autre rôle que celui de bonne, de posi­tions inférieures. C’est une accu­sa­tion du fait qu’elles sont à la mer­ci de per­son­nes blanch­es, bour­geois­es. C’est une cri­tique de ça. Et ce truc de com­ment aus­si quand t’es pau­vre t’as envie de pou­voir jouer à être riche et qu’est-ce que tu mets en place pour pou­voir jouer ce jeu-là.

Que pensez de la manière dont le spec­ta­cle abor­dait la dom­i­na­tion entre class­es sociales ? 

C’était une dom­i­na­tion de classe, mais surtout une dom­i­na­tion raciale en fait. Moi c’est plus ça qui m’a dérangé. Parce que après moi j’essaie de remet­tre ça dans son con­texte où c’est un texte du XXème siè­cle, où la dom­i­na­tion de classe, enfin genre c’est des nar­rat­ifs qu’on reçoit sou­vent, où genre les bour­geois avaient des servi­teurs. Dans ce spec­ta­cle, la bour­geoisie c’est un mod­èle qui est présen­té comme le mod­èle par excel­lence. ça sous-entend que tout le monde au fond aimerait devenir bour­geois s’il l’est pas, l’envie de pou­voir vivre mieux. On asso­cie vivre mieux et vivre avec plus de moyens. C’est présen­té, mais en douce, comme le mod­èle de réus­site, même si c’est peut-être pas ça que l’artiste avait envie de faire, c’est comme ça qu’elle représente les pau­vres. C’est juste des gens qui auraient pas d’autre hori­zon que de devenir des bourges.

Mais pour vous le spec­ta­cle cri­tique les normes bourgeoises ? 

Je crois pas, juste­ment, il le mon­tre, mais du coup il cri­tique ses per­son­nages de pau­vres, il en donne une mau­vaise image. C’est quand même très lit­téral comme inter­pré­ta­tion du texte, il y a aucune dis­tance, donc le spec­ta­cle il juge un peu les pau­vres quoi.

Que pensez-vous de la manière dont le spec­ta­cle abor­de la dom­i­na­tion raciale ? 

Moi ce qui m’a dérangé, c’est que je savais que Robyn Orlin elle se por­tait tou­jours en grande défenseuse de la cul­ture noire et blablabla. Et que, en fait, j’ai l’impression qu’à l’heure d’aujourd’hui, il faut arrêter de par­ler des choses comme ça. Il faudrait avoir de nou­velles manières de racon­ter les his­toires, plutôt que de tou­jours présen­ter les sit­u­a­tions des gens comme on les a tou­jours présen­tées. C’est-à-dire de tou­jours mon­tr­er les noirs au ser­vice des blancs, et puis ce sché­ma de dom­i­na­tion très com­mun qu’on retrou­ve partout. Pour moi ça fait plus avancer rien de mon­tr­er le truc comme ça. Ce qui ferait avancer les choses, ce serait de mon­tr­er une sit­u­a­tion changée, genre de pas repro­duire la dom­i­na­tion, de pas mon­tr­er encore ça comme ça.

Est-ce que le spec­ta­cle vous aurait paru plus per­ti­nent poli­tique­ment si les per­son­nages avaient un autre des­tin que le suicide ? 

Non, ce qui me pose le plus prob­lème, c’est que c’est encore deux heures de pass­er à regarder des noirs au ser­vice des blancs. Après oui, mais au final ça repro­duirait encore le sché­ma clas­sique qui veut que le des­tin des per­son­nes noires, comme c’est des per­son­nes pau­vres, ce serait d’être vouées à l’épuisement et au tra­vail et à la mort. Et puis que les per­son­nes blanch­es et rich­es aient une vie plus tran­quille tu vois. Je sais pas si j’ai envie d’être encore exposé à ça quoi.

Com­ment avez-vous expéri­men­té le jeu et la présence des deux acteurs noirs, par rap­port à ces questions ? 

Moi j’ai trou­vé leur jeu extrême­ment fémin­isé. Il fal­lait que ce soit des femmes clichées. J’ai trou­vé ça mal fait, hyper misog­y­ne. J’arrivais pas à dire si c’était des femmes ou si c’était des hommes homo­sex­uels et en fait c’était super flou comme fron­tière. Super dérangeant, pour moi ça met­tait en exer­gue les liens qu’il y a genre entre homo­pho­bie et misog­y­nie. Là c’était très fla­grant. Et après tu vois, je saurais pas quoi dire du jeu à part ça.

Ce lien entre misog­y­nie et homo­pho­bie, com­ment vous expliquez sa présence dans la pièce ? A qui l’attribuez-vous ?

C’est la faute de l’artiste. Mais en fait, bon moi j’ai beau­coup réfléchi à pourquoi elle a choisi ça tu vois. Et il y a vrai­ment rien qui m’est venu à l’esprit. Je crois qu’elle a voulu être sub­ver­sive, mais ça, c’est plus sub­ver­sif du tout en fait. Met­tre des hommes qui jouent des femmes sur le théâtre, je trou­ve ça extrême­ment anec­do­tique et vrai­ment pas per­ti­nent. Encore moins sur un texte comme ça.

Pourquoi encore moins sur un texte comme ça ? 

Non, je sais pas, pour moi c’est un texte écrit pour des femmes. C’est claire­ment des per­son­nages féminins, avec des noms féminins. Donc en fait, de le faire jouer par des hommes qui car­i­ca­turent des femmes, je vois pas à quoi ça sert. C’est pas du tout un truc qui atta­que­rait la dif­férence entre les gen­res, puisque c’est telle­ment extrav­a­gant et bur­lesque que c’est soit des hommes misog­y­nes qui se foutent de la gueule de femmes stéréo­typées, soit une manière de ridi­culis­er l’homosexualité. Et sur un autre plan, sur la scène aujourd’hui, pourquoi on donne des rôles de femmes à des hommes alors que y’a pas assez de femmes représen­tées dans le théâtre tu vois.

Com­ment avez-vous vécu la scène du meurtre ? Cer­tains spec­ta­teurs m’ont dit que ça avait été poli­tique­ment assez fort comme scène, parce qu’ils avaient ressen­ti une empathie très forte pour les victimes. 

Moi, je t’avoue que ça m’a lais­sé très très froid, je me suis pas du sen­ti empathique de rien. J’ai trou­vé ça mau­vais, les acteurs étaient pas bons. Je suis plus dérangé par l’aspect tech­nique du jeu, qui m’a com­plète­ment empêché de ren­tr­er dans l’histoire. C’est un texte assez com­pliqué à écouter et à recevoir. Je m’y suis per­du beau­coup. Je n’ai ressen­ti aucune empathie. J’ai trou­vé ça lim­ite pathétique.

Pourquoi pathé­tique ?

Pas dans l’histoire. Dans la manière dont c’était exé­cuté. C’est très over the top. Bon en même temps c’est une scène de sui­cide et de meurtre, donc c’est for­cé­ment dra­ma­tique. J’avais l’impression de regarder un soap opéra, tout le long de la pièce, et pour moi ça ressor­tait comme ça. Genre les feux de l’amour, on se sui­cide, tout est très con­venu, pas crédi­ble, c’est pour ça que je dis­ais pathé­tique. C’était très cliché. Plus que super­fi­ciel, je le trou­ve grossier. Ça manque de finesse et de subtilité.

Selon vous, quelles émo­tions l’artiste essayait de vous faire ressen­tir ? Quelle rela­tion voulait-elle con­stru­ire entre vous et la scène ? 

J’imagine que quand tu mets autant d’énergie à racon­ter une his­toire, ton but c’est aus­si que les gens ren­trent dans l’histoire et com­patis­sent avec les per­son­nages. J’pense qu’elle ait voulu nous faire pren­dre de la dis­tance. Pour qu’on réfléchisse plus, il aurait fal­lu un truc très froid, je sais pas com­ment dire, tu fais pas du drôle et du bur­lesque. Je pense que la dis­tance qu’on peut avoir, quand on rigole d’un truc, elle est sou­vent mau­vaise, ou violente.

D’autres per­son­nes m’ont dit que l’idée de l’artiste c’était de faire quelque chose de très super­fi­ciel pour effec­tive­ment créer une dis­tance, qui per­me­tte de voir plus objec­tive­ment le rap­port de dom­i­na­tion sur scène. Vous en pensez quoi ? 

Mais l’humour ça peut être un out­il poli­tique super, ça peut être un par­ti-pris. L’humour ça rend les idées plus faciles, plus acces­si­bles. C’est un peu uni­versel comme ça. Mais du coup si tu tournes les gens en déri­sion, ce que tu rends acces­si­ble, c’est pas la vio­lence qu’ils subis­sent, c’est juste un moment de rigo­lade con­venu. Moi je t’avoue que, en analysant tous les élé­ments après le spec­ta­cle, j’arrivais pas à faire des liens entre les choses, au final je me retrou­ve juste comme si j’étais devant un truc pas struc­turé, ce qui me met­tait dans une posi­tion pas­sive au final et j’avais pas du tout envie d’être act­if et d’analyser ce qu’on me mon­trait, ça m’a pas mis dans cette position-là.

Vous arrivez à imag­in­er d’autres expéri­ences pos­si­bles que la vôtre de ce spectacle ? 

J’imagine que tu peux beau­coup aimer. Tu peux trou­ver ça très sub­ver­sif, et poli­tique, super engagé. Ou vrai­ment être à fond dans l’histoire et trou­ver les per­son­nages attachants et l’histoire très émou­vante. Mais avec tous les élé­ments dont on par­les depuis tout à l’heure, il y a for­cé­ment des gens chez qui ça a marché.

Quelle dif­férence y aurait-il entre une per­son­ne qui aurait trou­vé ça sub­ver­sif et vous pour qui ça n’a pas été le cas ? 

C’est sans doute parce que moi, je vois un peu com­ment elle se posi­tionne. Je dis pas que c’est pas poli­tique, c’est juste que je suis pas d’accord avec elle. C’est des ques­tions de con­vic­tions au final. J’aurais pas fait ces choix, faire jouer des hommes plutôt que des femmes, ça neu­tralise le poli­tique du texte. J’aurais pas choisi des per­son­nes noires pour jouer les bonnes, enfin je sais pas, ça aurait éviter de remon­tr­er tou­jours les mêmes sché­mas. En sachant qu’elle voulait que Madame soit joué par un troisième acteur noir, pour par­ler des ten­sions inter­com­mu­nau­taires, et qu’elle a pas pu, donc qu’elle a juste pris un acteur blanc, je me dis mais ça n’a aucun sens en fait, t’as rien à dire, tu fais des choix artis­tiques au hasard. C’est une meuf qui se veut faire un tra­vail sub­ver­sif, mais c’était juste une his­toire qu’on m’a racon­té quoi, sans trop d’ambition finale­ment, mais surtout, c’était vrai­ment un spec­ta­cle homophobe.

Vous seriez d’accord de détailler pourquoi ? 

Oui oui, bien sûr. Je me dis, pourquoi elle a choisi un jeu aus­si féminin ? Leur jeu était super féminin, mais les per­son­nages n’étaient pas des drag queens. Si il y avait eu une vraie fonc­tion pour les drag queens dans l’histoire, ça m’aurait plus intéressé. Mais c’était pas ça, c’était des mecs qui jouent des femmes, qui repro­duisent tous les codes de la folle, un gros cliché stéréo­typé. Soit tu rece­vais ça comme un truc misog­y­ne, soit c’est une par­o­die de l’homosexuel. Et en plus il y avait ce fan­tasme du mec homo­sex­uel noir très rigo­lo, hyper malaisant, d’autant plus que les acteurs étaient pas homo­sex­uels. Et en plus de ça, de voir des per­son­nes hétéro­sex­uelles qui jouent des homo­sex­uels ça m’énerve, prend des acteurs homo­sex­uels, tu fera des spec­ta­cles moins clichés quoi.

Vous voudriez ajouter quelque chose qu’on aurait pas abordé ? 

Je sais pas. On a pas vrai­ment par­lé du fait que les per­formeurs étaient tou­jours dos à nous, parce qu’incrustés sur un écran. C’était vrai­ment bizarre, un peu vio­lent en fait. J’ai presque l’impression que c’est un choix artis­tique qui est assez fort mais qui en fait ne fait de sens dans le reste de la pièce. C’est un élé­ment qui m’a dérangé. C’est bizarre, c’est vio­lent. Bon c’est peut-être moi qui suis un peu con­ser­va­teur. Avoir des gens qui jouent dos à toi mais que tu regardes sur un écran, je sais pas, ça me fait un peu bizarre. C’est un dis­posi­tif tu vois, moi je trou­ve cool parce que y’avait un truc qui sor­tait du théâtre, mais ça aurait été mieux que ça ait du sens. C’est un dis­posi­tif qui doit servir un pro­pos général. Là c’était vrai­ment, le dis­posi­tif force les acteurs à jouer comme ça, moi ça m’intéresse de les voir jouer comme ça, de regarder com­ment ça les mod­i­fie, je me met à la place de l’artiste hein, mais qu’est-ce que je veux dire avec ça ? C’est un exer­ci­ce d’acteur qui apporte pas grand-chose à l’histoire quoi.

Est-ce que ça ne ser­vait pas à créer une distance ? 

Peut-être que oui, ça crée une dis­tance, mais leur jeu est telle­ment exagéré, les incrus­ta­tions telle­ment kitsh. Et la dis­tance avec eux, oui peut-être, mais elle ne met rien en per­spec­tive. Je crois pas qu’on ait besoin de dis­tance, surtout avec une his­toire de vio­lence et de dom­i­na­tion raciale.

Entretien n°2

 Homme / 22 ans / Danseur / Va sou­vent au théâtre

Vous pou­vez me par­ler de votre expéri­ence du spectacle ? 

J’étais super con­tente de voir du théâtre avec une his­toire. Bah moi je con­nais­sais pas du tout le texte, je savais vrai­ment pas à quoi m’attendre. Je me sou­viens de ce que j’ai ressen­ti dès les pre­mières images du spec­ta­cle. En fait, bon j’étais fatiguée, je me demandais com­ment ça allait se pass­er. Durant les dix pre­mières min­utes, ça m’a mis très mal à l’aise. C’est surtout leur jeu, leur jeu je savais pas si c’était un jeu ou pas, c’était comme si c’était hyper mal joué. Sur le coup je me suis dit non mais qu’est-ce qu’ils font ? ça pre­nait pas, j’avais l’impression de regarder un truc avec des gens qui savent pas faire du théâtre. Après avec la vidéo, ça a pris finalement.

Pourquoi est-ce que ça a com­mencé à vous prendre ? 

Moi j’ai vrai­ment accroché au truc de la vidéo, voir le truc se faire, j’étais très curieuse. Ca a vrai­ment attiré mon atten­tion, c’était visuelle­ment très per­tur­bant comme manière de mon­tr­er la sit­u­a­tion des bonnes quoi. J’étais un peu fascinée, même si c’est peut-être un peu con. C’est sure­ment pas com­pliqué comme effet, mais moi ça me plai­sait bien. Après j’ai com­mencé à me dire que c’était peut-être volon­taire, enfin que c’était une démarche con­sciente de met­tre le spec­ta­teur mal à l’aise. Tu te dis mais pourquoi ils jouent comme ça ? Et après tu com­prends qu’en fait c’est les bonnes qui font sem­blant de jouer aux rich­es, sem­blant de faire Madame et tout ça. C’était un jeu dans un jeu en fait. Je me suis dit peut-être qu’ils jouent mal parce que c’est deux sœurs qui s’amusent et qui font pas de théâtre donc elles jouent mal. Et après, quand tu com­prends qu’elles fai­saient sem­blant et qu’elles se remet­tent à boss­er, ça va un peu mieux. Mais leur jeu ne change pas, alors mon mal à l’aise a con­tin­ué quoi. J’étais mal à l’aise de voir des gens sur scène sans énergie qui pre­nait, comme si on arrivait pas à com­mu­ni­quer le pub­lic et la scène, c’est de la sol­i­dar­ité, je me mets à la place des acteurs et je me sens mal. Je me suis dit si on leur demande de faire tout ce truc hyper maniéré, je me suis dit si on leur demande de faire ça, c’est un gros malaise, si le malaise est volon­taire bah pourquoi pas.

Le malaise ne s’est jamais estompé ? 

Si je crois, à un moment je me suis un peu lais­sée aller, j’ai laché quelque chose. J’ai com­mencé à vrai­ment entr­er dans l’histoire. Je pense aus­si que j’ai com­mencé à plus écouté le texte. Je me suis habituée au jeu et puis les per­son­nages sont devenus des per­son­nages, mal­gré le jeu quoi.

Vous pour­riez résumer l’histoire ?

Bon il y a cette fin qui est très floue, mais en gros c’est deux sœurs qui sont femmes de mai­son, enfin com­ment on dit, les bonnes quoi, femmes de cham­bre, bref. Elles font toute une machi­na­tion, il y a toute cette par­tie où elles jouent un jeu en prenant les robes de leur maitresse tout ça, et après elles essaient de mon­ter tout un plan pour dénon­cer son amant, faire une fausse accu­sa­tion. Moi le truc que j’ai pas com­pris, c’est au fond qu’est-ce qu’elles avaient à y gag­n­er à mon­ter ce plan ? ça j’ai pas réus­si à com­pren­dre. Après la maitresse est dans tous ses états, donc elles ont peur qu’elles décou­vrent ce qu’elles ont fait et que ça remonte jusqu’à elle, qui ont écrit la let­tre. Et après elles se met­tent en tête d’empoisonner leur maitresse et le plan échoue aus­si. La maitresse part chercher l’amant et les deux restent seules. Là y’a tout un truc un peu flou sur une des sœurs qui tue sa sœur déguisée en Madame. La fin, j’ai vu que métaphorique­ment elles avaient tué Madame à tra­vers le déguise­ment, mais qu’en fait une des sœurs était morte.

Vous pou­vez détailler votre com­préhen­sion de la fin ? 

Je sais pas com­ment c’est dans le texte de base. Mais pour moi Madame part et c’est un truc très métaphorique sur les rela­tions entre les gens tu vois. Tout se brouille et pen­dant que l’une est déguisée, l’autre la tue. C’est pour mon­tr­er un peu ce qu’il se passe quand dans la vie tu con­trôles plus rien, que ça te dépasse ou que genre tout part en couille. En fait c’est vrai­ment ce moment où tu com­prends plus le monde autour de toi, mais métaphorique­ment. Il y a aus­si ce truc du pou­voir, on veut tou­jours aller plus haut, en avoir tou­jours plus et au final on se brûle les ailes.

Vous inter­prétez ça comme une sorte de métaphore du pou­voir ? Une puni­tion du désir de pouvoir ?

Oui, on voit qu’elle veut être à la place de sa patronne et que finale­ment elle se fait tuer. Mais je pense pas que ce soit une puni­tion, ce serait salaud de dire ça. Là on par­le pas de quelqu’un qui veut être au pou­voir, puisqu’elle a une très mau­vaise con­di­tion de vie. Puni­tion non, mais c’est une métaphore de ce moment où tu te fais enfumer par le désir d’ascension ou d’amélioration de ta con­di­tion de vie. ça mon­tre com­ment tout seul tu peux finir par en pay­er le prix. Mais dans le spec­ta­cle, c’est pas clair ce que ça veut mon­tr­er. Est-ce que c’est pour nous faire réfléchir à l’ambition ?

Vous dites que vous avez eu du mal à com­pren­dre les moti­va­tions des deux bonnes au début de la pièce ? 

Oui, j’ai pas com­pris ce qu’elles espèrent de ce moment ? Pourquoi elles veu­lent que l’amant aille en prison ? Est-ce que c’est un plan de libéra­tion bien rodé ? Est-ce qu’il est coupable ? C’est juste pour faire du mal à Madame en fait ? Je sais pas ce qu’elles pour­raient y gag­n­er. J’avais l’impression qu’elles avaient quelque chose de con­cret à y gag­n­er, alors que peut-être non, peut-être elles avaient juste peur, ou envie de faire chi­er la maitresse.

Quels sont les élé­ments du spec­ta­cle qui vous ont le plus marqué ? 

Moi j’ai bien aimé, enfin j’ai trou­vé très mar­quant, la scène de folie. Dans la scène, le plus grand des deux comé­di­ens qui jouent les bonne, il s’adresse à nous de manière hyper forte, c’est vrai­ment un moment où ses yeux ils te foutent dans un autre monde. Dans l’histoire on sait pas trop ce qui se passe, il devient fou après avoir tué sa sœur et il monte dans le pub­lic et tout. Je me suis fait pren­dre par l’ambiance, c’était très pesant, assez irréel. Je me suis dit bon bah ok, il a réus­si bas­culer, à mon­tr­er une pro­fondeur. Orlyn a réus­si à bas­culer, à pro­pos­er autre chose et ça fai­sait du bien. Il y a eu une grosse rup­ture d’énergie et on avait vu jusque-là qu’une seule palette d’émotion, de jeu, de couleur qu’on nous trans­met­tait, c’était hyper mono­chrome, c’était vrai­ment que ce truc ah voilà encore des mecs qui sont hyper maniérés et là enfin on avait un petit peu autre chose. Bon c’est peut-être pas un bon exem­ple puisqu’en vérité j’ai presque rien écouté de ce mono­logue, mais c’est ce qui m’a le plus mar­qué à cause de la présence du comé­di­en quoi. Il sor­tait enfin de cette car­i­ca­ture de per­son­nage qui était épaisse, vrai­ment lourde. J’ai eu un sur­saut d’implication quoi, j’étais beau­coup plus à fond.

Quel sens vous don­ner à ce dis­posi­tif de jeu, où les comé­di­ens sont le plus sou­vent au public ? 

J’avais pas l’impression qu’il y avait une volon­té ou un mes­sage, je pense que c’est juste la sig­na­ture de l’artiste, ou un trip qu’elle se fait là-dessus en ce moment. Pour moi c’est plus comme un pein­tre qui utilis­erait tou­jours la même façon de dessin­er ou les mêmes tons. C’était vrai­ment un truc artis­tique. Je crois pas que ça avait une sig­ni­fi­ca­tion genre j’utilise ça pour mon­tr­er tel truc. Ou alors pour par­ler un peu de notre rap­port au miroir, à notre pro­pre image. Ou mon­tr­er le pub­lic, par­ler de la néces­sité de se voir les uns les autres, c’est quand même impor­tant et on se voit pas nor­male­ment en train d’être au théâtre. Mais pour être hon­nête, je me suis pas dit ça sur le coup.

Vous diriez que le spec­ta­cle essaie de créer une dis­tance avec l’histoire et les personnages ? 

Oui je crois, en tout cas plus en dis­tance que d’essayer de nous faire ren­dre plus proche. Sans con­naître le texte, oui, j’ai eu l’impression qu’on voulait me met­tre à dis­tance. Tous ces arti­fices cher­chaient à nous éloign­er de l’histoire de base je pense, le fait qu’ils nous tour­nent le dos, que Madame arrive du pub­lic, etc. Moi je trou­vais pas que ça nous rap­prochait du texte. Je pense que c’était plein d’effets de brume qui nous fai­saient sor­tir de l’histoire. Mais pour en revenir au mono­logue de fin, c’est vrai que j’ai pas écouté le texte, mais là pour le coup j’ai vrai­ment ressen­ti des choses, ça m’a touché, et il y avait plus de dis­tance, mais c’est aus­si parce que c’était moins arti­fi­ciel. Là je suis vrai­ment ren­tré dans sa tête, j’ai tout à coup par­ticipé à ce moment de folie, avec la musique, le fait qu’il vienne vers nous, que d’un coup il change de jeu, tout ça ça m’a éloigné de ce qu’il dis­ait, mais ça m’a pro­fondé­ment mis en émo­tion avec lui. Ça m’a éloigné du texte, mais ça m’a rap­proché du per­son­nage, de son énergie, de com­ment il se sen­tait. Il fai­sait aus­si des trucs fous avec son corps, des trucs trop beaux, qui m’ont beau­coup mar­qué, je me suis même demandé s’il était pas danseur en fait.

Vous pou­vez expliquez davan­tage votre réac­tion à ce que vous avez appelé un jeu stéréotypé. 

Il y avait vrai­ment aucune finesse. On avait l’impression d’un cours de théâtre de boule­vard où elle leur aurait dit « faites les gays ». C’était très maniéré. Il y avait des stéréo­types, des gros clichés. Surtout des clichés qu’aujourd’hui on essaie de gom­mer. On est vrai­ment dans une époque où ça devient très très poli­tique­ment incor­rect de faire ce genre de choses. Pro­pos­er ce jeu d’acteur, c’est un mélange de osé et de très mal­adroit. Je me demande à quel point c’est volon­taire, si elle a réflé­chit à ça ou si elle leur a juste dit faites les gars maniérés, je veux volon­taire­ment créer une image d’hommes homo­sex­uels en train de jouer ça. Je sais pas.

Une autre per­son­ne m’a dit que c’était peut-être juste des hommes qui jouaient des femmes ? 

Putain. C’est encore pire. J’y avais même pas pen­sé. Non mais quand même. Si peut-être. Oulala. Toi tu pens­es quoi ?

Le principe c’est de pas dire ce que je pense. 

Oui c’est vrai. J’y ai même pas pen­sé. Pour moi c’était évi­dent qu’elle leur a dit de chercher un jeu bur­lesque, elle leur a dit de faire la cage aux folles. Je sais pas ce qui est le pire en fait. Si elle leur a dit bon­jour vous êtes des hommes, vous allez jouer des femmes comme des petits garçons qui imi­tent les filles à huit ou neuf ans et font nanana nanana. Bah si c’est ça, c’est vrai­ment choquant.

Plus générale­ment, com­ment vous diriez que le spec­ta­cle abor­de les rela­tions de genre ? 

Je n’étais vrai­ment pas sûr de savoir ce qu’elle voulait nous dire. Je me suis beau­coup remise en ques­tion, en me deman­dant si finale­ment c’était à cause de mon genre que je com­pre­nais pas. Mais ça m’a vrai­ment dérangé, je trou­ve ça beau moi une pièce où il n’y a que des femmes, que des rôles de femmes, c’est rare. De manière générale, pourquoi encore refuser ça ? Je con­nais pas beau­coup de pièces avec que des rôles de femmes. Moi quand j’étais gamine, un des films qui m’a le plus mar­qué, c’est Huit femmes de François Ozon et je pense que c’est pas anodin, ça m’a vrai­ment mar­qué. C’est pas habituel de voir que des femmes qui inter­agis­sent ensem­ble. En tant que fille, c’est un truc qui m’a con­stru­it, je l’ai vrai­ment beau­coup beau­coup vu ce film et je pen­sais juste que j’adorais le film. Mais avec du recul je com­prends que c’est poli­tique, que ces per­son­nages féminins m’ont con­stru­ites. On a besoin de per­son­nages féminin, jouées par des femmes, quand on est une fille. Et il n’y en a pas assez. Alors là c’était vrai­ment dom­mage, ça n’apportait rien à la pièce.

Qu’est-ce que ça aurait changé con­crète­ment pour vous que les per­son­nages de femmes soient joués par des actrices ? 

Si ça avait été la même con­fig­u­ra­tion, avec une maitresse blanche et deux bonnes noires, là ça aurait dérangé. Le fait que ce soit des hommes ça per­met de brass­er tout ça, de cacher ce qu’il y a de vrai­ment dérangeant. Je pense que toute la lec­ture de la pièce se serait cen­trée sur la dom­i­na­tion des couleurs. On se serait cen­trés sur le fait que les deux bonnes sont noires et que la dame est blanche. Parce que c’était des hommes, je ne me suis pas con­cen­trée là-dessus. C’est aus­si peut-être le fait que je sois blanche, ce truc de faire gaffe à tout et de la gauche bien pen­sante un peu. Du coup moi j’aurais perçu ça en mode on te prend comme comé­di­enne noire, juste pour mon­tr­er que dans la vie il y a une hiérarchie.

Qu’avez-vous pen­sé du traite­ment que pro­pose le spec­ta­cle de la ques­tion raciale ? 

Une pen­sée qui m’a tra­ver­sé, c’est que j’ai trou­vé ça facile. Pour se dédouan­er, comme elle voulait absol­u­ment abor­der la ques­tion, dans son dis­cours j’ai trou­vé qu’elle avait mis deux noirs sur scène par cul­pa­bil­ité. Et je trou­ve ça facile. Juste pren­dre des comé­di­ens noirs pour dire vous vous ren­dez compte com­ment je suis engagée et vous non. Vous vous ren­dez compte comme moi je fais du théâtre mil­i­tant et je suis hyper engagée. C’est un peu comme quelqu’un dans une entre­prise qui prend des femmes pour avoir son quo­ta. Per­son­nelle­ment, j’ai pas trou­vé ça hyper per­ti­nent, y’a rien qui m’a par­lé. Moi j’ai pas reçu un mes­sage très clair. Pour que ça soit intéres­sant, il aurait fal­lu que ça soit joué par des femmes en met­tant madame comme per­son­ne noire et les deux bonnes blanch­es, ça ça aurait été plus fort. Mais c’est peut-être hyp­ocrite de ma part, parce que c’est pas comme ça que ça fonc­tionne dans le monde. Mais met­tre des hommes ça efface la ques­tion de la vio­lence raciste. Bon c’est aus­si leur jeu très caricatural.

Jeu qui était le même chez les trois comédiens. 

Oui, et d’ailleurs Madame, parce que l’acteur était blanc, ça fai­sait encore plus théâtre de boule­vard, alors qu’avec les bonnes, je trou­vais plutôt que ça fai­sait amateur.

Qu’avez-vous vécu durant la scène du meurtre ? 

Le moment où elles se bat­tent, ce truc physique est très fort quoi. Elle ne boit pas le thé empoi­son­née en fait, elles se bat­tent, c’était frap­pant. Pen­dant qu’elles met­taient en place tout leur plan pour tuer Madame, pareil, j’ai pas com­pris ce que les bonnes avaient à y gag­n­er. A part la peur d’être dénon­cée. En tous cas j’avais envie que ça marche, j’étais avec elle, j’étais car­ré­ment de leur côté. Je pense qu’elles s’étaient mis­es dans la merde, elles étaient en détresse et puis dans une con­di­tion de vie inférieure. Bon ça ne jus­ti­fie pas d’assassiner la maitresse. Je pense que j’étais plus de leur côté à cause du sus­pens quoi. Le résul­tat est som­bre. Mais t’as qu’une envie c’est qu’elle boive la tasse. Je n’avais pas envie que les deux soient dans la merde, les pau­vres quoi, leur vie est vrai­ment atroce. A ce moment-là, je n’avais pas d’empathique pour Madame. Bon même si, pour de vrai de vrai, à ce moment-là, j’avais envie que per­son­ne meurt, c’est sûr. Je pense que si on a envie que leur plan réus­sisse c’est parce que ça serait un sym­bole d’émancipation, mais en même temps si la maitresse meurt, elles se retrou­vent à la porte et elles ont plus de boulot, donc c’est pas malin quoi. Elle a vrai­ment bien géré le sus­pense, pen­dant tout le moment cen­tral du thé, j’étais com­plète­ment prise quoi.

Vous arriver­iez à imag­in­er d’autres expéri­ences que la vôtre ? 

Oui, fatale­ment je pense que tu t’identifies pas du tout de la même manière si t’es un homme ou une femme. Si t’es noire ou si t’es blanche. Je pense surtout qu’une grande par­tie des gens ont juste pris ça à la légère en mode c’est un truc drôle et voilà. Je pense aus­si que plein de gens auraient pu détester. Peut-être parce que c’est de puristes du texte, des gens qui refusent que des hommes jouent des femmes, autant parce que ça peut être offen­sant pour des réac­tion­naires, ou au con­traire pour des per­son­nes homo­sex­uelles par exemple.

Entretien n°3

 Homme / 24 ans / Met­teur en scène / Va sou­vent au théâtre

Avez-vous aimé le spectacle ? 

Bah c’est pas un spec­ta­cle qui m’a boulever­sé, c’est tech­nique­ment bril­lant, bien réal­isé et tout. J’ai vrai­ment eu du mal à suiv­re et à com­pren­dre le texte, mais j’ai eu la sen­sa­tion de sor­tir en ayant com­pris les enjeux. Après, moi je trou­ve que le dis­posi­tif est sous-util­isé, toute cette vidéo est très peu déjouée, de façon peu intéres­sante. Même dans le rap­port au pub­lic, je me suis dit : moi je con­nais pas Robyn Orlin. J’arrivais avec plein d’apriori posi­tifs parce que je suis très curieux du théâtre africain ou sud-africains. Je suis curieux de savoir ce que c’est que du théâtre là-bas. Et je savais pas grand-chose à part ce que tout le monde dit quoi, qu’elle tra­vaille sur la ques­tion de la race, du racisme, qu’elle est très mar­quée par la ques­tion de l’apartheid, etc. Je me suis dit finale­ment, à la sor­tie du spec­ta­cle, que le mes­sage tenait en une seule idée, pif je mets deux acteurs noirs, et c’est tout. C’est un mes­sage poli­tique, mais en fait c’est juste un geste, sans rien der­rière quoi. Et voilà. L’idée elle marche, c’est pas bête d’avoir fait ça, mais le spec­ta­cle ouvre pas à des trucs qui vont plus loin. Moi sur le moment, rien ne m’a choqué, parce que je suis tris­te­ment hétéro, ce jeu out­ranci­er, très cage aux folles, je me suis dit bon bah c’est des mecs qui jouent des filles, elle leur a demandé ça, moi à la lim­ite ça m’a plutôt par­lé des jeux de masques soci­aux, com­ment dans la vie on endosse est rôles, des gestes ou es atti­tudes. Là c’était là même chose, voilà on explicite un truc de la société et du coup les hommes jouent des femmes comme on joue une car­i­ca­ture. Ca dénonçait plutôt la norme sociale, mais voilà les amis ont été plutôt été touchés, attaqués par cette par­o­die d’homosexualité. Je pense que c’est parce que je suis pas touché par ça, ou plutôt pas con­cerné, donc ça m’est apparu plutôt comme une astuce théâ­trale que comme une mal­adresse ou un attaque poli­tique, genre un truc homophobe.

Quel sens don­nez-vous au dis­posi­tif du spec­ta­cle, qui veut que les acteurs jouent face à un écran et tour­nent sys­té­ma­tique­ment le dos au public ? 

Bah, c’est drôle, sur le moment, j’ai pas ressen­ti grand-chose, à part que c’était hyper lêché. Sur le moment, je posais des ques­tions, je com­pre­nais pas le sens du fond de la vidéo. J’ai déjà vu ça au théâtre en fait, des spec­ta­cles où on pour­rait se con­tenter de regarder l’écran. L’intérêt je pense c’est de voir des bugs ou des glitchs quoi. J’ai juste appré­cié le change­ment de per­spec­tive dès lors que la vidéo fai­sait des redou­ble­ments, mais pour moi ce qu’elle pour­rait racon­ter, c’est que la vidéo aujourd’hui on s’en sert comme un espace de pro­jec­tion de soi ou de fan­tasme de soi. On voy­ait ces deux per­son­nes, seules face à leur écran, et ça dénonçait pas mal cette soli­tude d’aujourd’hui, ce pou­voir de l’écran aus­si de se rêver, de se trans­former, là elles s’imaginaient en grandes bour­geois­es parce qu’elles pou­vaient se met­tre un fond vert et se trans­former. Ils pro­dui­saient un fan­tasme d’eux-mêmes, ils jouaient à ce qu’ils ne sont pas. C’est les moments où vrai­ment la vidéo elle me frap­pait, les moments où j’avais l’impression de regarder à la fois des gens sur Insta­gram et des gens sur­veil­lés par une caméra de sur­veil­lance quoi. Mais le truc c’est qu’elle en fait rien de plus, et qu’on a un peu l’impression qu’elle fait de la vidéo parce que ça la fait chi­er de faire des décors en car­ton-pâte. Comme dans beau­coup de trucs dans ce spec­ta­cle, j’ai eu l’impression qu’elle s’arrêtait à l’idée, que c’était juste on fait ça et c’est tout. C’est un peu pareil quand les acteurs ils vien­nent d’un coup dans le pub­lic, il se passe pas grand-chose.

Com­ment inter­prétez-vous juste­ment le fait d’avoir choisi deux per­formeurs noirs pour inter­préter les bonnes ? 

J’ai trou­vé ça intéres­sant, mais surtout parce que ça m’a per­tur­bé. En fait, en tant que spec­ta­teur c’était juste fou de voir des acteurs noirs, sim­ple­ment parce que c’est rare et ça m’a fait ressen­tir, mais tu vois genre pro­fondé­ment, à quel point c’était rare de voir des corps noirs sur scène. Mais j’étais quand même embêté de n’y voir que ça, embêté de ce truc de on met juste des corps noirs pour par­ler de racisme et c’est tout. Si l’axe ça avait été la lutte des class­es, on aurait juste mis des pro­los. C’est pas suff­isant quoi. Mais bon, ça mon­tre quand même que aujourd’hui il y a quand même encore beau­coup de racisme, mais j’ai l’impression que c’est un peu le point zéro sur lequel tout le monde est d’accord, en fait c’est pas vrai, parce que y’a des gens qui diront qu’aujourd’hui le racisme n’existe plus. Bon, mais comme on sent que ce spec­ta­cle, c’est beau­coup plus une énergie qu’un texte, donc c’est dif­fi­cile de faire pass­er un dis­cours avec juste de l’énergie qu’on te mon­tre. Moi j’ai perçu cette envie de jouer, de faire des masques soci­aux, d’avoir une vio­lence qu’on vit assez fort, avec de la musique et tout, mais pas vrai­ment un dis­cours quoi. C’est peut-être parce qu’elle vient de la danse et pas du théâtre. Je trou­ve qu’il y a quelque chose de bour­geois et d’hypocrite dans ce geste. C’est facile de venir face à un parterre de gens ouverte­ment de gauche et dire juste que c’est mal les pau­vres pau­vres qui meurent de pau­vreté quoi. Ils sont con­tents de voir quelqu’un dire vive la révo­lu­tion. Quand on vient prêch­er la bonne parole devant les con­va­in­cus, pour moi, il y a un manque de con­séquence. Il faut aller chercher ce qui nous dérange ou nous déplace.

À aucun moment du spec­ta­cle vous n’avez été dérangé ? 

Non. Enfin, oui, un peu. Dans leurs coif­fures, avec des tress­es très bicol­ores, il y avait quelque chose de mon­tr­er une cul­ture reven­di­ca­trice et qu’on ne voit pas sou­vent revendi­quer quoi. Peut-être qu’il aurait fal­lu met­tre en per­spec­tive le fait que c’est des acteurs noirs qui jouent face à que des gens blancs, là on aurait été pro­fondé­ment dérangés. Je pense que c’est ce qui aurait pu se pass­er au moment où y’a un acteur qui vient dans le pub­lic, peut-être que pour cer­taines per­son­nes ça a brisé quelque chose. Que Madame la blanche bour­geoise soit dans le pub­lic au départ, qu’elle arrive sur scène, on ressent assez en pro­fondeur le fait que il y a cer­taines per­son­nes qui appar­ti­en­nent à cer­tains espaces et qu’il y a une hiérar­chie quoi.

Vous diriez que le spec­ta­cle vous a racon­té une his­toire ? Vous avez été pris par le récit ? 

Assez peu, je fai­sais beau­coup d’effort pour com­pren­dre ce qui se dis­ait. A la fois, j’ai ressen­ti ce qu’on voulait me dire, mais sur le moment, je com­pre­nais rien. Le texte était vrai­ment un matéri­au, traité juste à l’énergie. Bon j’ai été hap­pé par les moments de cli­max, quand il crie, quand il est filmé et que son image se dédou­ble pen­dant qu’il pète un câble, la musique qui s’intensifie, c’est ça qui fait que j’ai saisi les moments clés de l’histoire. Moi j’ai eu l’impression qu’elle voulait pas nous racon­ter le texte, qu’elle plaquait une lec­ture raciste sur le pro­pos de classe, et c’est tout.

Selon vous, le spec­ta­cle cher­chait-il à vous met­tre à dis­tance de ses personnages ? 

Non, j’avais plutôt l’impression d’être à fond avec les per­son­nages. Je com­pre­nais trop qu’elle pète les plombs, avec tout ce qu’elle a vécu. Et puis bien sûr c’est une manière de nous faire ressen­tir toute la vio­lence accu­mulée dans sa vie de bonne, tout ça qui explose. Même il y a aus­si toute la vidéo et le son qui te met­tent com­plète­ment dans l’histoire. Tout ça me met­tait au dia­pa­son avec eux. Même si par­fois je lâchais prise avec l’idée de com­pren­dre, mais il y avait ce truc où ça coulait, ça avançait et même sans le texte, c’est plutôt l’expérience d’une énergie et d’une vio­lence quoi.

Qu’avez-vous pen­sé des choix de jeu ? 

Pour moi, c’était assez bien, parce que ça fai­sait qu’on pou­vait vrai­ment se plonger de manière sérieuse dans un vieux texte, mais ce jeu out­ranci­er qui allait à fond dans les trucs, avec des gags, mais ça n’ôte rien au fait qu’on com­prend la tragédie de la chose. Mais ils sont telle­ment pas dans ce qu’ils dis­ent, ils se par­lent, mais on dirait pas qu’ils se par­lent. Leur énergie est telle­ment inamovi­ble que du coup ça devient très froid. Mais c’était out­ranci­er sans tourn­er le fond du truc poli­tique en déri­sion, quand même. Je pense que ça essayait d’aller chercher du rire, de trans­former cer­tains trucs en comédie, ça rendait le tout plus trag­ique. For­cé­ment les bonnes sont un peu bru­tales, un peu connes, à la fin elles pètent un plomb et à la fin ça manque de finesse, ça amène un trou­ble dans ce qu’on essaie de nous dire.

Quel trou­ble ?

C’est que finale­ment, alors que tu te dis que, vu ce qu’elle revendique comme dis­cours mil­i­tant, elle est très aveu­gle à plein de choses. Les grandes idées de mise en scène qu’elle pour­rait avoir, ça l’empêche de voir ce que le spec­ta­cle racon­te mal­gré elle. Par exem­ple le fait qu’elle représente une énième fois les homo­sex­uels comme des folles hyper car­i­cat­u­rales. C’est encore pire parce que c’est des hétéros qui jouent l’idée de la folle quoi. On veut faire rire d’autre chose, mais du coup en fait on fait rire du cliché de base. Pour moi elle voulait faire des hommes qui jouent des femmes, mais moi j’avais l’impression qu’elle voulait mon­tr­er vrai­ment des femmes. A aucun moment j’ai eu l’impression que ça par­lait d’homosexualité, j’ai perçu aucun indice de ça. C’est peut-être comme je dis­ais, le fait que je suis pas sen­si­ble à ce genre de chose, que je l’ai pas perçu. Moi sur le coup, j’étais vrai­ment à dire que c’est des hommes qui jouent des femmes, les masques soci­aux et tout ça, comme ce truc de jouer les gestes de la bour­geoise qu’on admire et dont on voudrait avoir la place plus envi­able que la nôtre.

Com­ment vous avez vécu la scène du meurtre ? 

C’était sans doute le moment le plus fort, ça m’a vrai­ment emmené dans un pétage de plombs. Moi ce que je me suis racon­té c’est qu’elle tue sa sœur, qu’elle mour­rait et qu’elle s’empoisonnait ensuite sur le cadavre. Un peu à la Roméo et Juli­ette. Moi j’étais en empathie très forte, je trou­ve ça plus fort qu’il se soit passé ça, plutôt qu’elles aient vrai­ment tuer leur maitresse. ça évite qu’on se retrou­ve avec ce prob­lème de la crim­i­nal­ité, cette ques­tion de la jus­ti­fi­ca­tion du meurtre des rich­es. Du coup, ça me laisse pas avec le prob­lème de faut-il tuer tous les grands bour­geois, ça me laisse plus avec le fait de dire, elles sont dans une impasse de l’oppression sans aucune issue. Elles se met­tent à jouer des trucs pour essay­er de s’en sor­tir, elles finis­sent par se pren­dre dans ce jeu, elles pètent un plomb, elles vont trop loin. Que la sec­onde meurt ou pas, finale­ment elle pour­rait sim­ple­ment se couch­er sur le corps de l’autre et atten­dre d’être con­damnée en mort, ça change rien. Une empathie en fait, avec le fait qu’on com­prend, enfin on com­prend pas le texte, mais on ressent. On ressent pourquoi elle passe à l’acte, on ressent que ça va trop loin dans son exploita­tion et que tant pis, elle pou­vait pas faire autrement. On ressent que c’est inéluctable, que c’est la con­séquence de la vio­lence qu’elle vit. Quoi qu’il en soit ça te laisse en train de te dire, pas du tout la vengeance et que tuer le bour­geois c’est bien, ça te laisse avec juste un con­stat de bon ok com­ment s’en sortir ?

Le con­stat que c’est sans issue ? 

Oui, mais un con­stat qui me donne à moi spec­ta­teur envie de me deman­der com­ment s’en sortir ?

Vous diriez que c’est un effet qu’a eu le spec­ta­cle sur vous ? 

Oui, mais à tra­vers l’empathie, et ça c’est fort quand même. Mais c’est tout. Le spec­ta­cle m’a pas trop stim­ulé. Par con­tre, le fait que ce soit vrai­ment trag­ique à la fin, je sais pas, je me demandais aus­si, en tant que pub­lic à quel point on est com­plice de ce qu’on regarde ? Cette dom­i­na­tion qu’on nous mon­tre, ça m’a fait me dire que j’en étais spec­ta­teur dans la vie de tous les jours et que je fai­sais rien pour ça en fait. C’est ce mélange de com­ment on te fait regarder ça, et en même que c’est très fort dans l’émotion d’être avec les deux. Quand même c’est triste de voir des gens dans un endroit de vie sociale et poli­tique qui fait qu’ils en sont amenés à ça quoi, au sui­cide. Mais pour autant que tu veuilles le voir, c’est tous les jours, même en Suisse, même dans les endroits pro­tégés. Par con­tre, c’était telle­ment une idée, que je me suis pas sen­ti assez con­cerné, ça aurait du être plus réel pour me provo­quer plus quoi. Même si dès fois ils fil­maient le pub­lic, et il com­men­tait com­ment on était habil­lés, pas ça suff­i­sait pas à me sen­tir vrai­ment con­cerné par ce qui se pas­sait sur scène, j’avais pas l’impression d’être tu vois la per­son­ne qui regarde vrai­ment la vio­lence qu’il y a dans cette fic­tion sans rien y voir.

Vous n’avez pas eu l’impression d’être mis en posi­tion dans la fiction ? 

Non.

Selon vous, dans quelle posi­tion le spec­ta­cle voulait vous mettre ? 

Je sais pas. Bon il y a vrai­ment le moment où on filme le pub­lic, c’était un peu une blague. Le fait qu’un acteur parte du pub­lic, comme je le dis­ais, ça ça racon­te quelque chose. Le reste, c’était trop arti­fi­ciel, on sen­tait encore bien que c’était du théâtre, juste une his­toire de fic­tion, c’était pas quelque chose qui se pas­sait de fort dans l’instant présent quoi. Quand il passe de la scène au pub­lic, bon c’est vrai que ça fait une dis­tance, c’est sûre­ment là pour sym­bol­is­er l’éloignement, la perte, peut-être la mort. Mais ça reste sym­bol­ique et pas dans l’instant présent. Encore une fois, c’est juste, on te mon­tre une idée, mais le faire et le vivre con­crète­ment ça apporte pas grand-chose de plus qu’une idée. C’est une artiste qui s’est dit voilà ce que je vais racon­ter, sans jamais se deman­der voilà ce que je veux faire ressentir.

Entretien n°4

 Homme / 30 ans / Met­teur en scène / Va sou­vent au théâtre

En deux mots vous pour­riez me résumer votre expéri­ence du spectacle ? 

Bah sur le coup ça me plai­sait bien, dis­ons la pre­mière moitié. Mais au fur et à mesure, j’ai com­mencé à trou­ver que ça tour­nait en rond. J’ai pas trop aimé à par­tir du moment où Madame entre en scène. En sor­tant, je trou­vais pas ça hor­ri­ble, mais ça m’a pas cap­tivé jusqu’au bout. Puis après en en par­lant, ça a changé ma per­cep­tion. Avec le recul, même le dis­posi­tif visuel, je me dis oulalala c’est fatiguant quand même toute cette vidéo. Je me dis­ais aus­si que ça dit pas grand-chose qu’un truc très basique : il y a des femmes de ménage noires et une madame blanche, y’a une vio­lence à cause de leur couleur de peau et de l’argent qu’elles ont.

Vous diriez que vous avez été pris par une histoire ? 

Non, j’ai pas eu cette impres­sion. Je me sen­tais très à dis­tance avec toute cette vidéo. J’avais l’impression de voir un truc de l’extérieur, en plus les acteurs te tour­nent le dos, je pense qu’il y a un vrai choix de te main­tenir à dis­tance. Aus­si y’a trop de texte, c’est beau­coup de blabla, c’est peut-être parce que le texte est vieux, mais les per­son­nages tout le temps pour rien dire.

Donc selon vous le spec­ta­cle cher­chait à vous met­tre à distance ? 

Ouais on est obser­va­teurs, genre vrai­ment d’une sit­u­a­tion, comme si c’était un cas d’école de la société : il y a deux per­son­nes qui sont au ser­vice d’une autre. Ensuite on nous mon­tre leur révolte intérieure. Après ça n’empêche pas qu’on s’attache aux deux per­son­nages, surtout aux deux acteurs en fait. Mais après c’est pas dans un truc qui est telle­ment dans l’empathie, mais on est plutôt pris par l’énergie des acteurs, surtout l’un des deux, le plus grand, celui qui fait moins out­ran­cière­ment la folle. Dans la tête du per­son­nage, il y avait l’air de se jouer plus de choses. Et quand il arrive dans le pub­lic, là je me sen­tais vrai­ment avec lui, j’avais l’impression que j’aurais pu me pro­jeter dans sa tête. Son énergie d’acteur et de danseur t’amenait vers lui, c’était pas telle­ment l’histoire où ce qu’il disait.

L’émotion était plutôt lié à sa présence réelle ? 

Oui, je com­pre­nais pas trop les enjeux de son his­toire avec sa sœur, la fin est un peu cryp­tée, donc c’est dur d’avoir des émo­tions. On se dit pas à la pau­vre il lui arrive ça. Par con­tre, à la fin il nous regarde, il s’approche de nous. Le fait de le voir de près, il est presque en larmes, c’était ça qui m’a vrai­ment fait ressen­tir cette émotion.

Il y avait donc une ten­sion entre un dis­posi­tif qui vous met­tait à dis­tance et l’énergie des acteurs ? 

Oui c’est ça qui m’a lais­sé per­plexe, je n’en reti­rais rien de très pré­cis. L’artiste n’est pas pré­cise dans son dis­cours, elle prend Genet, elle choisit deux acteurs noirs. Après je vois pas ce que ça ajoute au pro­pos les écrans. Imag­i­nons qu’elle avait du théâtre plus clas­sique, ça aurait eu le même mes­sage poli­tique qu’avec tous ces écrans, tout ce dis­posi­tif. J’arrive pas à en retir­er quelque chose de plus fort, c’est séduisant esthé­tique­ment, l’incrustation vidéo elle est cool, mais en plus je vois pas l’intérêt, je vois même pas pourquoi elle a choisi d’incruster dans un vieux film. Dif­fi­cile d’y voir autre chose qu’un délire esthé­tique, qui a pas beau­coup de sens politiquement

Selon vous com­ment le spec­ta­cle abor­de-t-il la ques­tion du rap­port de pouvoir ? 

Les rap­ports de pou­voir ils passent beau­coup par ce qui est dit, et ce que Orlin a apporté en plus c’est les jeux de regards entre les acteurs. On sent qu’ils ne se regar­dent jamais dans les yeux, que ce sont des gens qui sont des étrangers les uns pour les autres. Et puis ça se repro­duit quand les deux sœurs jouent à être Madame, elles s’évitent leurs regards. Dès qu’elles sor­tent du jeu de rôle, elles arrivent à se par­ler en face à face. Au fond, je me dis voilà oui, le spec­ta­cle mon­tre une dom­i­na­tion d’une classe sociale sur un autre, et ça recoupe une dom­i­na­tion de race. Mais à part le mon­tr­er, une fois qu’il l’a com­pris, qu’est-ce que ça amène ? qu’est-ce que ça fait vivre ? En plus, plus cette fin sera floue, plus le con­tenu poli­tique sera flou. Si à la fin elles butent la maitresse, ça a un sens pré­cis. Si elle se sui­cide ça a un sens pré­cis. Mais là on sait pas trop. C’est une cri­tique de la dom­i­na­tion, certes, mais c’est pas la pre­mière fois qu’on voit ça quoi. Si on te mon­tre des gens bour­geois qui ont une femme de ménage, il faut faire plus que le mon­tr­er, ou juste le raconter.

Poli­tique­ment, quelle fin aurait le plus de sens pour vous ? 

Mais j’avais vu un film une fois, avec une his­toire du genre, ou à la fin elles tuent leur maitre. Mais c’est la fin qui me sem­ble la plus sub­ver­sive. C’est un peu facile, genre vous dominez les gens, mais à la fin les gens vont se retourn­er con­tre vous. C’est basique, mais ça a plus de sens. Si on fait un spec­ta­cle qui mon­tre juste des gens dom­inés en dis­ant, oh mon dieu, regardez comme c’est hor­ri­ble à la fin le gens qui sont écrasés par les autres se sui­ci­dent. Moi j’ai un peu envie, en tous cas je pense que c’est impor­tant, de voir des tra­jec­toires où les gens ils pren­nent le pou­voir, les mon­tr­er comme étant capa­ble de se révolter de se pren­dre en main.

D’autres per­son­nes m’ont dit que ça avait du sens parce que ça per­me­t­tait de mon­tr­er que la dom­i­na­tion était si forte qu’on ne pou­vait pas en échap­per, jusqu’au suicide ? 

C’est un débat, c’est clair. Moi je me sou­viens d’un autre, film, de Ken Loach, sur l’uberisation des livreurs, il galère le gars et tout, il lui arrive que des merdes, c’est vrai­ment la pau­vreté atroce, et ça se ter­mine dans les pleurs et les larmes. J’étais sor­ti et je me dis­ais, bon mais ça sert à quoi de faire un film comme ça, y’a pas d’échappatoire et le cap­i­tal­isme va nous broy­er. Moi j’ai envie de voir des trucs qui pro­posent des échap­pa­toires, au moins qui les rêvent, qui sont des fan­tasmes de lutte réc­it. Faut bouf­fer autre chose que des émo­tions de soumis­sion ou de dés­espoir, les gens ne vont plus jamais croire à rien. La gauche est déjà syn­onyme de défaite dans l’histoire récente, un mou­ve­ment qui se vit tou­jours dans le fait de sauver les meubles. Avec un spec­ta­cle comme ça, faire pas d’échappatoire c’est très paresseux, genre poli­tique­ment. Il suf­fit de lire les jour­naux franchement.

Une autre per­son­ne m’a dit que si elles avaient réus­si à tuer la maitresse, ça aurait don­né au spec­ta­cle un pro­pos hor­ri­ble sur la légiti­ma­tion du meurtre. 

Oui, certes. Mais moi j’aurais vu le merutre pas comme une légiti­ma­tion, mais comme un genre de mise en scène des rap­ports de vio­lence, pas une légiti­ma­tion, mais une sorte de démon­stra­tion qu’il existe et que juste­ment, ça mon­tr­erait à quel point la vio­lence subie est grande et que la réponse est à la hau­teur de la vio­lence. Faut pas en déduire que tout le monde devrait tuer leurs employeurs. Rien que quand les dirigeants d’Air France s’étaient fait déchir­er leurs chemis­es, tout le monde avait crié au scan­dale. Si rien que ça c’était pas accept­able, met­tre en scène la mort des maitres, des employeurs, c’est d’autant plus fort, c’est dire, en fait c’est pas une blague la souf­france des gens et ça va se retourn­er con­tre vous. C’est ça qui serait impor­tant aus­si aujourd’hui, savoir qui est dans les salles de théâtre. C’est pas la même chose si tu le joue dans la rue ou si tu le mon­tres à Vidy. A Vidy, où la moitié du spec­ta­cle doit avoir des gens qui font leur ménage à leur place, tu pour­rais insuf­fler quelque chose, une remise en ques­tion. C’est peut-être un peu opti­miste, mais ça rap­pellerait aux dom­i­nants que c’est pas acquis, que ça va se retourn­er con­tre eux.

Vous avez eu l’impression que le spec­ta­cle tour­nait en déri­sion une souffrance ? 

Non quand même pas, mais il aurait fal­lu traiter la pièce avec plus de lour­deur. En ajoutant de la légèreté, on capte pas assez suff­isam­ment la détresse, c’est plutôt qu’on la perd de vue. Les choix de jeu, faire de ces deux comé­di­ens des clichés d’homosexuels, ça fait un peu grin­cer des dents quand même. Je com­prends pas le choix de pren­dre des hommes et de les faire jouer comme des folles, alors que sta­tis­tique­ment c’est beau­coup plus des femmes qui font le ménage chez les hommes, et des femmes noires d’ailleurs. L’artiste aurait dû aller jusqu’au bout. Tout ça ça éloigne de la réal­ité de la souf­france, du ser­vice. Elle les mon­tre en train de désir­er les attrib­uts ves­ti­men­taires de la maitresse et c’est dilué dans un réc­it du genre folle par­o­dique. Si ça avait été des femmes qui essayaient des habits aux­quels elles auraient jamais eu accès, là ça aurait été plus fort. Avec cette Madame ultra-out­ran­cière, on per­dait de vue les rap­ports de classe.

Vous pour­riez détailler pourquoi ça vous a dérangé dans le con­tenu poli­tique du spectacle ? 

Bah tes habits, ça fait que ton appar­te­nance sociale on la voit avant que t’ouvres la bouche. La maitresse repère en un quart de sec­onde que les bonnes ont essayé son maquil­lage. Il y a plein de trucs qui rap­pel­lent que la vie est impi­toy­able là-dessus, genre si tu viens pas d’un cer­tain milieu, tu es cramé direct quand t’essayes d’être qui t’es pas. Et puis en fait, j’pense que c’est dans le texte, et que les cos­tumes du spec­ta­cle, bon ils sont très stylés, mais du coup ça bal­aie tout ça. Madame est pas mieux, elle a pas l’air mieux, tout est très expéri­men­tal dans les vête­ments, alors on voit pas la classe. Là c’est telle­ment le bor­del qu’on remar­que pas qui porte quoi.

Pour vous, le rap­port de pou­voir aurait été plus vis­i­ble si les cos­tumes et le jeu étaient plus réalistes ? 

Oui. Bon, c’est surtout qu’il y a pas assez de con­trastes entre les deux class­es sociales. On peut pas trop iden­ti­fi­er que l’acteur blanc est mieux habil­lé, qu’on le désire plus que les acteurs noirs. Genre, ça aurait pu être une his­toire qui se passe à Paris en 2020, avec une maitresse genre avo­cate, en se deman­dant com­ment elle est habil­lée aujourd’hui, ça aurait plus par­ler. En tous cas, moi c’est ça que j’aurais eu envie de voir je crois. Le fait que les trois aient un jeu pareil, du coup on voit pas d’écart, on voit pas trop de vio­lence. La vio­lence elle est pas présente. Madame elle est pas si vio­lente que ça quoi, c’est un prob­lème. Tu te dis jamais mon dieu qu’est-ce qu’elle abuse. J’ai pas eu genre de l’empathie pour elle, parce qu’elle est quand même exas­pérante quoi, comme je l’ai vécu, c’est quand même la meuf qui se rend pas compte de sa con­di­tion, qui capte rien, y’a un truc qu’on se dit jamais, c’est que les trois elles ont un truc en com­mun. Elles sont toutes trois oppressés par les hommes, genre Mon­sieur, on le voit jamais, mais on sent bien que c’est lui qui fait la loi. C’est un peu le truc qui pour­rait les rassem­bler, on sent com­bi­en Madame est soumise.

Vous pour­riez décrire cette soumission ? 

Bah elle insiste à fond sur com­bi­en elle aime, com­bi­en elle doit aller le chercher, c’est vrai­ment son devoir, elle est pris­on­nière de l’institution du mariage. C’est la femme qui doit tout faire, elle est là ah le pau­vre il est en prison. Le choix de pren­dre des acteurs hommes ça vient diluer encore cet enjeu je crois. C’est trop bizarre que ce soit pas des femmes qui jouent. C’est une pièce qui par­le de la con­di­tion des femmes quand même.

Vous arriver­iez à résumer glob­ale­ment le pro­jet poli­tique du spectacle ? 

À mon avis, la fin est si floue, que le pro­pos poli­tique va pas plus loin que ren­dez-vous compte que les gens qui sont à votre ser­vice n’ont pas votre couleur de peau. Quand même, ça pose la ques­tion de à quoi ça sert de juste dire cette his­toire. A la fin, elle aurait pu ajouter une optique de révolte, dire les gens sont capa­bles de pren­dre les armes, alors posez-vous des ques­tions. Ma syn­thèse, ça va plus loin que ah je vais mon­ter Les Bonnes, j’ai une idée, j’ai vu qu’en Europe c’est les noirs qui font le ménage, donc je vais faire des bonnes noires et c’est tout.

Vous arriver­iez à imag­in­er d’autres expéri­ences que la vôtre ? 

Pen­dant le spec­ta­cle, j’imaginais ce que pour­rais penser quelqu’un qui a effec­tive­ment une femme de ménage noire. Je pense que tu pour­rais pas voir le spec­ta­cle sans te remet­tre en ques­tion. Soit tu vas te jus­ti­fi­er, tu vas te dire, moi je la paye bien et c’est un tra­vail comme un autre, con­traire­ment à cette Madame hor­ri­ble et per­verse. Mais c’est sans doute le seul truc. Mal­heureuse­ment, je doute que ce spec­ta­cle puisse te pouss­er à aban­don­ner ça quoi. Mais ça pose aus­si des ques­tions générales, sur le per­son­nel, qui fait des tâch­es ingrates de ménage. Le fait d’avoir pris des hommes pour faire le ménage à l’intérieur d’une mai­son, ça per­turbe quand même ta per­cep­tion de la vie de d’habitude, parce que c’est les hommes qui font le ménage dans l’espace pub­lic, genre la rue, dans la vraie vie je veux dire, alors que les femmes font plutôt le ménage dans les lieux, par exem­ple les bib­lio­thèques munic­i­pales. D’ailleurs, leurs vête­ments un peu fluo, ça me fai­sait penser aux tenues de tra­vail en extérieur, genre les pan­talons chantiers. En tout cas, moi ce spec­ta­cle il m’a fait réfléchir à mes inter­ac­tions avec ces gens, avec la manière dont je me com­porte genre avec les agents d’entretien par exem­ple, les éboueurs.

Entretien n°5

 Homme / 27 ans / Acteur / Va sou­vent au théâtre

En deux mots vous avez appré­cié le spectacle ? 

Con­crète­ment, sur le paper oui. L’idée est bonne, tu pas d’une ques­tion raciale. Tu vends quelque chose de soci­ologique­ment engagé en par­tant d’un vieux texte. ça a l’air cool. Mais au fur et à mesure bof. Au début j’ai bien ri, je suis entré dans le dis­posi­tif, mais après ça dégringole quoi. Déjà, tu te dis ok, des acteurs racisés dans les Bonnes, c’est un geste poli­tique, ok, mais au bout de cinq min­utes on oublie. Et en plus tu mets des hommes, qui jouent des femmes. Du coup, après, tu mets des hommes blancs qui jouent une femme avec deux per­son­nes racisés. Pourquoi ? Pourquoi ce choix ? Le jeu a viré à la car­i­ca­ture, ce qui est très prob­lé­ma­tique pour moi. Ce sur quoi j’étais plutôt motivé s’est effon­dré, et à la fin c’est un spec­ta­cle que j’ai jugé pro­fondé­ment dérangeant.

Pour­riez-vous résumer votre expéri­ence du spectacle ? 

En entrant dans la salle, je voy­ais déjà une cer­taine pop­u­la­tion, beau­coup de per­son­nes LGBTQI+ comme moi, recon­naiss­ables, j’en con­nais­sais la plu­part. Tu vois à quel pub­lic ça s’adresse. Et tu vois ce per­son­nage de Madame. Tu trou­ves ça extrav­a­gant, joli, beau. En ren­trant, c’est plutôt agréable, il y a une diver­sité dans le pub­lic, bon, du pub­lic de la cul­ture quoi. C’était assez agréable. Les moments qui m’ont mar­qué c’est vrai­ment l’entrée de Madame, où en fait c’est très drôle, mais ça ne fait que des rebonds, c’est drôle, et hop c’est plus drôle, que des aller-retours entre des moments de la pièce. La scène était intéres­sante, mais bon c’était pas très rem­pli non plus. Il y a beau­coup de lumières, un gros dis­posi­tif, mais tu t’attends à ce qu’il y est plus de choses, mais tout se passe sur une petite par­tie du plateau, ce qui est un peu dom­mage. Je crois que le jeu, le texte au début, c’est intéres­sant d’avoir un vieux texte comme ça, une anci­enne manière de par­ler, mais finale­ment c’est tor­du et cool à la fois, tu sens qu’on peut se l’approprier : mais au prof­it de quoi ?

Selon vous, qu’a cher­ché à faire Orlyn avec ce spectacle ? 

C’est très per­son­nel, mais je crois qu’elle a voulu par­ler de la con­di­tion sociale des per­son­nes racisées, dans une pièce qui par­le déjà de con­di­tion sociale. En rajoutant deux per­son­nes noires, je vois le mes­sage der­rière, même avant que les per­son­nages ou les acteurs se met­tent à par­ler. ça par­le de l’esclavage passé, de com­ment on traite des per­son­nes racisées aujourd’hui. En prenant une vieille pièce, elle mon­tre qu’on est tou­jours en train de recon­duire les vieux sché­mas d’oppression des per­son­nes noires par les per­son­nes blanches.

Vous avez pen­sé quoi de la fic­tion elle-même ? Vous vous êtes sen­ti impliqué dans l’histoire ?

C’est une excel­lente ques­tion. Je crois pas. J’ai pas été pris du tout par les per­son­nages. Mis à part peut-être les cinq pre­mières de chaque per­son­nage, parce que tu les décou­vres, tu décou­vres leur corps, leurs voix. Mais après, ça traine en longueur, ça s’étiole, tu te perds. Et puis ils par­lent d’une manière bien trop anci­enne et com­pliqué pour que tu puiss­es te sen­tir proche d’eux.

 

[l’en­quêté a du par­tir avant la fin de l’entretien]