Dossier d’entretiens
Les Bonnes (2020)
Œuvre : Les Bonnes, Robin Orlyn, La Bâtie, Genève, 2020 [crédits complets]
Type de sources : Transcriptions d’entretiens semi-dirigées (verbatim épuré)
Projet de recherche : L’expérience politique du théâtre contemporain (2019–2024)
Chercheur.euse : Aurélien Maignant – Fonds National Suisse pour la recherche scientifique
Datation des sources : Entretiens menés entre le 1 et le 3 septembre 2020 avec de jeunes artistes dans le cadre d’une invitation à la Fondation l’Abri (Genève).
Méthodologie détaillée : Disponible en ligne
Entretien n°1
Femme / 26 ans / Artiste / Va souvent au théâtre
En deux mots, pourriez-vous me dire si le spectacle vous a plu ?
Non. Je suis sorti de la salle et j’étais super perplexe. J’arrivais pas à savoir si ça m’avait plu ou pas. Je savais que ça m’avait pas plu mais j’arrivais pas à savoir vraiment pourquoi. J’étais dérangé par plein de trucs en fait.
Qu’est-ce qui vous a dérangé ?
Qu’est-ce qui m’a énervé ? Moi ce qui m’a vachement dérangé. Déjà, il y a plusieurs trucs. Je trouvais que le dispositif, il était intéressant mais qu’il apportait rien à la pièce. J’arrivais pas à faire des liens entre texte et mise en scène et dispositif. Ensuite j’ai trouvé le jeu d’acteur très mauvais. Et j’étais pas d’accord avec les choix artistiques. Je comprenais pour Robyn Orlin avait choisi de faire jouer des hommes plutôt que des femmes. Je comprenais pas pourquoi Madame c’était un personnage blanc alors que les autres c’était des personnages noirs. Je trouvais que le jeu était soit super homophobe, soit super misogyne. Je comprenais pas pourquoi elle voulait faire un truc drôle alors que c’était si grave. Voilà ce qui m’a dérangé.
Est- ce que vous pourriez me raconter votre expérience de la pièce ? Est-ce que certaines scènes vous ont fait réagir en particulier ?
Moi j’ai très très vite décroché en fait. Y’a vraiment, je pense, à partir du moment où Madame entre sur le plateau, tout le monde qui se passe avec elle. A partir du moment où il y a en a un qui ramène du thé, j’étais un peu on and off. Genre, niveau concentration. J’ai rien qui m’a vraiment marqué, je dois dire que ça m’a très vite laissé indifférent. Ça m’a très vite plus intéressé en fait. Je pense que ce qui m’a le plus dérangé, c’était vraiment ma vision globale, que des éléments précis.
Vous avez eu la sensation que le spectacle voulait vous raconter une histoire ?
Oui, c’est vraiment une histoire, avec des personnages et tout. Le dispositif est super narratif. Après, j’arrivais pas à lire entre les lignes ce qu’elle voulait raconter avec cette histoire, tu vois.
Vous arriveriez déjà à résumer cette histoire ?
En gros c’est deux bonnes qui travaillent pour cette meuf, Madame, et en gros elles vivent trop mal leur situation de bonnes, elles en ont trop marre d’être des bonnes. Et elles en ont marre de se faire trop mal traiter par Madame, du coup elles veulent la tuer. En gros, Madame elle avait un amant et elles ont dénoncé l’amant à la police. Du coup l’amant il est parti à la police, du coup Madame est vraiment dévastée. Le mec sort de la police, enfin du comissariat, du coup Madame essaie d’aller le rejoindre. Entre temps, les bonnes ont essayé de la tuer, mais elles y arrivent pas. Et du coup elles, bon elles sont tout le temps dans cet espèce de jeu de rôle où elles font semblant d’être la bourgeoise Madame et les bonnes en même temps, elles rejouent leurs positions sociales quoi. Et au final, une des deux sœurs tue l’autre et finit par se suicider.
Pour vous, l’une des deux bonnes finit par se suicider à la fin ?
Y’en a une qui est morte, qui revient clairement comme un fantôme j’ai l’impression. A la fin, elles sont les deux sur ce tapis, elles tombent. C’est un peu comme si elles étaient mortes les deux, donc j’ai compris qu’une s’était suicidée. C’est parce qu’elle avait trop de remords d’avoir tué sa sœur.
Comment vous interprétez cette fin ?
Le suicide ? Je sais pas parce que je ne connais pas le texte original, du coup moins ça me semble une fin assez tragique comme ça, du théâtre, il y a en a un qui tue l’autre, ou l’autre n’est pas mort et il se suicide. Je sais pas si ça doit être interprété, c’est juste la suite de l’histoire.
Selon vous, est-ce que le message essaie de faire passer une idée en particulier ?
Je saurais pas dire. Je sais que l’artiste avait prévu de faire jouer le troisième personnage par un noir et qu’elle n’a pas pu pour des raisons pratiques quoi. Ce que je lis moi, c’est une critique de la domination blanche sur les personnes noires. Que les personnes noires peuvent pas avoir d’autre rôle que celui de bonne, de positions inférieures. C’est une accusation du fait qu’elles sont à la merci de personnes blanches, bourgeoises. C’est une critique de ça. Et ce truc de comment aussi quand t’es pauvre t’as envie de pouvoir jouer à être riche et qu’est-ce que tu mets en place pour pouvoir jouer ce jeu-là.
Que pensez de la manière dont le spectacle abordait la domination entre classes sociales ?
C’était une domination de classe, mais surtout une domination raciale en fait. Moi c’est plus ça qui m’a dérangé. Parce que après moi j’essaie de remettre ça dans son contexte où c’est un texte du XXème siècle, où la domination de classe, enfin genre c’est des narratifs qu’on reçoit souvent, où genre les bourgeois avaient des serviteurs. Dans ce spectacle, la bourgeoisie c’est un modèle qui est présenté comme le modèle par excellence. ça sous-entend que tout le monde au fond aimerait devenir bourgeois s’il l’est pas, l’envie de pouvoir vivre mieux. On associe vivre mieux et vivre avec plus de moyens. C’est présenté, mais en douce, comme le modèle de réussite, même si c’est peut-être pas ça que l’artiste avait envie de faire, c’est comme ça qu’elle représente les pauvres. C’est juste des gens qui auraient pas d’autre horizon que de devenir des bourges.
Mais pour vous le spectacle critique les normes bourgeoises ?
Je crois pas, justement, il le montre, mais du coup il critique ses personnages de pauvres, il en donne une mauvaise image. C’est quand même très littéral comme interprétation du texte, il y a aucune distance, donc le spectacle il juge un peu les pauvres quoi.
Que pensez-vous de la manière dont le spectacle aborde la domination raciale ?
Moi ce qui m’a dérangé, c’est que je savais que Robyn Orlin elle se portait toujours en grande défenseuse de la culture noire et blablabla. Et que, en fait, j’ai l’impression qu’à l’heure d’aujourd’hui, il faut arrêter de parler des choses comme ça. Il faudrait avoir de nouvelles manières de raconter les histoires, plutôt que de toujours présenter les situations des gens comme on les a toujours présentées. C’est-à-dire de toujours montrer les noirs au service des blancs, et puis ce schéma de domination très commun qu’on retrouve partout. Pour moi ça fait plus avancer rien de montrer le truc comme ça. Ce qui ferait avancer les choses, ce serait de montrer une situation changée, genre de pas reproduire la domination, de pas montrer encore ça comme ça.
Est-ce que le spectacle vous aurait paru plus pertinent politiquement si les personnages avaient un autre destin que le suicide ?
Non, ce qui me pose le plus problème, c’est que c’est encore deux heures de passer à regarder des noirs au service des blancs. Après oui, mais au final ça reproduirait encore le schéma classique qui veut que le destin des personnes noires, comme c’est des personnes pauvres, ce serait d’être vouées à l’épuisement et au travail et à la mort. Et puis que les personnes blanches et riches aient une vie plus tranquille tu vois. Je sais pas si j’ai envie d’être encore exposé à ça quoi.
Comment avez-vous expérimenté le jeu et la présence des deux acteurs noirs, par rapport à ces questions ?
Moi j’ai trouvé leur jeu extrêmement féminisé. Il fallait que ce soit des femmes clichées. J’ai trouvé ça mal fait, hyper misogyne. J’arrivais pas à dire si c’était des femmes ou si c’était des hommes homosexuels et en fait c’était super flou comme frontière. Super dérangeant, pour moi ça mettait en exergue les liens qu’il y a genre entre homophobie et misogynie. Là c’était très flagrant. Et après tu vois, je saurais pas quoi dire du jeu à part ça.
Ce lien entre misogynie et homophobie, comment vous expliquez sa présence dans la pièce ? A qui l’attribuez-vous ?
C’est la faute de l’artiste. Mais en fait, bon moi j’ai beaucoup réfléchi à pourquoi elle a choisi ça tu vois. Et il y a vraiment rien qui m’est venu à l’esprit. Je crois qu’elle a voulu être subversive, mais ça, c’est plus subversif du tout en fait. Mettre des hommes qui jouent des femmes sur le théâtre, je trouve ça extrêmement anecdotique et vraiment pas pertinent. Encore moins sur un texte comme ça.
Pourquoi encore moins sur un texte comme ça ?
Non, je sais pas, pour moi c’est un texte écrit pour des femmes. C’est clairement des personnages féminins, avec des noms féminins. Donc en fait, de le faire jouer par des hommes qui caricaturent des femmes, je vois pas à quoi ça sert. C’est pas du tout un truc qui attaquerait la différence entre les genres, puisque c’est tellement extravagant et burlesque que c’est soit des hommes misogynes qui se foutent de la gueule de femmes stéréotypées, soit une manière de ridiculiser l’homosexualité. Et sur un autre plan, sur la scène aujourd’hui, pourquoi on donne des rôles de femmes à des hommes alors que y’a pas assez de femmes représentées dans le théâtre tu vois.
Comment avez-vous vécu la scène du meurtre ? Certains spectateurs m’ont dit que ça avait été politiquement assez fort comme scène, parce qu’ils avaient ressenti une empathie très forte pour les victimes.
Moi, je t’avoue que ça m’a laissé très très froid, je me suis pas du senti empathique de rien. J’ai trouvé ça mauvais, les acteurs étaient pas bons. Je suis plus dérangé par l’aspect technique du jeu, qui m’a complètement empêché de rentrer dans l’histoire. C’est un texte assez compliqué à écouter et à recevoir. Je m’y suis perdu beaucoup. Je n’ai ressenti aucune empathie. J’ai trouvé ça limite pathétique.
Pourquoi pathétique ?
Pas dans l’histoire. Dans la manière dont c’était exécuté. C’est très over the top. Bon en même temps c’est une scène de suicide et de meurtre, donc c’est forcément dramatique. J’avais l’impression de regarder un soap opéra, tout le long de la pièce, et pour moi ça ressortait comme ça. Genre les feux de l’amour, on se suicide, tout est très convenu, pas crédible, c’est pour ça que je disais pathétique. C’était très cliché. Plus que superficiel, je le trouve grossier. Ça manque de finesse et de subtilité.
Selon vous, quelles émotions l’artiste essayait de vous faire ressentir ? Quelle relation voulait-elle construire entre vous et la scène ?
J’imagine que quand tu mets autant d’énergie à raconter une histoire, ton but c’est aussi que les gens rentrent dans l’histoire et compatissent avec les personnages. J’pense qu’elle ait voulu nous faire prendre de la distance. Pour qu’on réfléchisse plus, il aurait fallu un truc très froid, je sais pas comment dire, tu fais pas du drôle et du burlesque. Je pense que la distance qu’on peut avoir, quand on rigole d’un truc, elle est souvent mauvaise, ou violente.
D’autres personnes m’ont dit que l’idée de l’artiste c’était de faire quelque chose de très superficiel pour effectivement créer une distance, qui permette de voir plus objectivement le rapport de domination sur scène. Vous en pensez quoi ?
Mais l’humour ça peut être un outil politique super, ça peut être un parti-pris. L’humour ça rend les idées plus faciles, plus accessibles. C’est un peu universel comme ça. Mais du coup si tu tournes les gens en dérision, ce que tu rends accessible, c’est pas la violence qu’ils subissent, c’est juste un moment de rigolade convenu. Moi je t’avoue que, en analysant tous les éléments après le spectacle, j’arrivais pas à faire des liens entre les choses, au final je me retrouve juste comme si j’étais devant un truc pas structuré, ce qui me mettait dans une position passive au final et j’avais pas du tout envie d’être actif et d’analyser ce qu’on me montrait, ça m’a pas mis dans cette position-là.
Vous arrivez à imaginer d’autres expériences possibles que la vôtre de ce spectacle ?
J’imagine que tu peux beaucoup aimer. Tu peux trouver ça très subversif, et politique, super engagé. Ou vraiment être à fond dans l’histoire et trouver les personnages attachants et l’histoire très émouvante. Mais avec tous les éléments dont on parles depuis tout à l’heure, il y a forcément des gens chez qui ça a marché.
Quelle différence y aurait-il entre une personne qui aurait trouvé ça subversif et vous pour qui ça n’a pas été le cas ?
C’est sans doute parce que moi, je vois un peu comment elle se positionne. Je dis pas que c’est pas politique, c’est juste que je suis pas d’accord avec elle. C’est des questions de convictions au final. J’aurais pas fait ces choix, faire jouer des hommes plutôt que des femmes, ça neutralise le politique du texte. J’aurais pas choisi des personnes noires pour jouer les bonnes, enfin je sais pas, ça aurait éviter de remontrer toujours les mêmes schémas. En sachant qu’elle voulait que Madame soit joué par un troisième acteur noir, pour parler des tensions intercommunautaires, et qu’elle a pas pu, donc qu’elle a juste pris un acteur blanc, je me dis mais ça n’a aucun sens en fait, t’as rien à dire, tu fais des choix artistiques au hasard. C’est une meuf qui se veut faire un travail subversif, mais c’était juste une histoire qu’on m’a raconté quoi, sans trop d’ambition finalement, mais surtout, c’était vraiment un spectacle homophobe.
Vous seriez d’accord de détailler pourquoi ?
Oui oui, bien sûr. Je me dis, pourquoi elle a choisi un jeu aussi féminin ? Leur jeu était super féminin, mais les personnages n’étaient pas des drag queens. Si il y avait eu une vraie fonction pour les drag queens dans l’histoire, ça m’aurait plus intéressé. Mais c’était pas ça, c’était des mecs qui jouent des femmes, qui reproduisent tous les codes de la folle, un gros cliché stéréotypé. Soit tu recevais ça comme un truc misogyne, soit c’est une parodie de l’homosexuel. Et en plus il y avait ce fantasme du mec homosexuel noir très rigolo, hyper malaisant, d’autant plus que les acteurs étaient pas homosexuels. Et en plus de ça, de voir des personnes hétérosexuelles qui jouent des homosexuels ça m’énerve, prend des acteurs homosexuels, tu fera des spectacles moins clichés quoi.
Vous voudriez ajouter quelque chose qu’on aurait pas abordé ?
Je sais pas. On a pas vraiment parlé du fait que les performeurs étaient toujours dos à nous, parce qu’incrustés sur un écran. C’était vraiment bizarre, un peu violent en fait. J’ai presque l’impression que c’est un choix artistique qui est assez fort mais qui en fait ne fait de sens dans le reste de la pièce. C’est un élément qui m’a dérangé. C’est bizarre, c’est violent. Bon c’est peut-être moi qui suis un peu conservateur. Avoir des gens qui jouent dos à toi mais que tu regardes sur un écran, je sais pas, ça me fait un peu bizarre. C’est un dispositif tu vois, moi je trouve cool parce que y’avait un truc qui sortait du théâtre, mais ça aurait été mieux que ça ait du sens. C’est un dispositif qui doit servir un propos général. Là c’était vraiment, le dispositif force les acteurs à jouer comme ça, moi ça m’intéresse de les voir jouer comme ça, de regarder comment ça les modifie, je me met à la place de l’artiste hein, mais qu’est-ce que je veux dire avec ça ? C’est un exercice d’acteur qui apporte pas grand-chose à l’histoire quoi.
Est-ce que ça ne servait pas à créer une distance ?
Peut-être que oui, ça crée une distance, mais leur jeu est tellement exagéré, les incrustations tellement kitsh. Et la distance avec eux, oui peut-être, mais elle ne met rien en perspective. Je crois pas qu’on ait besoin de distance, surtout avec une histoire de violence et de domination raciale.
Entretien n°2
Homme / 22 ans / Danseur / Va souvent au théâtre
Vous pouvez me parler de votre expérience du spectacle ?
J’étais super contente de voir du théâtre avec une histoire. Bah moi je connaissais pas du tout le texte, je savais vraiment pas à quoi m’attendre. Je me souviens de ce que j’ai ressenti dès les premières images du spectacle. En fait, bon j’étais fatiguée, je me demandais comment ça allait se passer. Durant les dix premières minutes, ça m’a mis très mal à l’aise. C’est surtout leur jeu, leur jeu je savais pas si c’était un jeu ou pas, c’était comme si c’était hyper mal joué. Sur le coup je me suis dit non mais qu’est-ce qu’ils font ? ça prenait pas, j’avais l’impression de regarder un truc avec des gens qui savent pas faire du théâtre. Après avec la vidéo, ça a pris finalement.
Pourquoi est-ce que ça a commencé à vous prendre ?
Moi j’ai vraiment accroché au truc de la vidéo, voir le truc se faire, j’étais très curieuse. Ca a vraiment attiré mon attention, c’était visuellement très perturbant comme manière de montrer la situation des bonnes quoi. J’étais un peu fascinée, même si c’est peut-être un peu con. C’est surement pas compliqué comme effet, mais moi ça me plaisait bien. Après j’ai commencé à me dire que c’était peut-être volontaire, enfin que c’était une démarche consciente de mettre le spectateur mal à l’aise. Tu te dis mais pourquoi ils jouent comme ça ? Et après tu comprends qu’en fait c’est les bonnes qui font semblant de jouer aux riches, semblant de faire Madame et tout ça. C’était un jeu dans un jeu en fait. Je me suis dit peut-être qu’ils jouent mal parce que c’est deux sœurs qui s’amusent et qui font pas de théâtre donc elles jouent mal. Et après, quand tu comprends qu’elles faisaient semblant et qu’elles se remettent à bosser, ça va un peu mieux. Mais leur jeu ne change pas, alors mon mal à l’aise a continué quoi. J’étais mal à l’aise de voir des gens sur scène sans énergie qui prenait, comme si on arrivait pas à communiquer le public et la scène, c’est de la solidarité, je me mets à la place des acteurs et je me sens mal. Je me suis dit si on leur demande de faire tout ce truc hyper maniéré, je me suis dit si on leur demande de faire ça, c’est un gros malaise, si le malaise est volontaire bah pourquoi pas.
Le malaise ne s’est jamais estompé ?
Si je crois, à un moment je me suis un peu laissée aller, j’ai laché quelque chose. J’ai commencé à vraiment entrer dans l’histoire. Je pense aussi que j’ai commencé à plus écouté le texte. Je me suis habituée au jeu et puis les personnages sont devenus des personnages, malgré le jeu quoi.
Vous pourriez résumer l’histoire ?
Bon il y a cette fin qui est très floue, mais en gros c’est deux sœurs qui sont femmes de maison, enfin comment on dit, les bonnes quoi, femmes de chambre, bref. Elles font toute une machination, il y a toute cette partie où elles jouent un jeu en prenant les robes de leur maitresse tout ça, et après elles essaient de monter tout un plan pour dénoncer son amant, faire une fausse accusation. Moi le truc que j’ai pas compris, c’est au fond qu’est-ce qu’elles avaient à y gagner à monter ce plan ? ça j’ai pas réussi à comprendre. Après la maitresse est dans tous ses états, donc elles ont peur qu’elles découvrent ce qu’elles ont fait et que ça remonte jusqu’à elle, qui ont écrit la lettre. Et après elles se mettent en tête d’empoisonner leur maitresse et le plan échoue aussi. La maitresse part chercher l’amant et les deux restent seules. Là y’a tout un truc un peu flou sur une des sœurs qui tue sa sœur déguisée en Madame. La fin, j’ai vu que métaphoriquement elles avaient tué Madame à travers le déguisement, mais qu’en fait une des sœurs était morte.
Vous pouvez détailler votre compréhension de la fin ?
Je sais pas comment c’est dans le texte de base. Mais pour moi Madame part et c’est un truc très métaphorique sur les relations entre les gens tu vois. Tout se brouille et pendant que l’une est déguisée, l’autre la tue. C’est pour montrer un peu ce qu’il se passe quand dans la vie tu contrôles plus rien, que ça te dépasse ou que genre tout part en couille. En fait c’est vraiment ce moment où tu comprends plus le monde autour de toi, mais métaphoriquement. Il y a aussi ce truc du pouvoir, on veut toujours aller plus haut, en avoir toujours plus et au final on se brûle les ailes.
Vous interprétez ça comme une sorte de métaphore du pouvoir ? Une punition du désir de pouvoir ?
Oui, on voit qu’elle veut être à la place de sa patronne et que finalement elle se fait tuer. Mais je pense pas que ce soit une punition, ce serait salaud de dire ça. Là on parle pas de quelqu’un qui veut être au pouvoir, puisqu’elle a une très mauvaise condition de vie. Punition non, mais c’est une métaphore de ce moment où tu te fais enfumer par le désir d’ascension ou d’amélioration de ta condition de vie. ça montre comment tout seul tu peux finir par en payer le prix. Mais dans le spectacle, c’est pas clair ce que ça veut montrer. Est-ce que c’est pour nous faire réfléchir à l’ambition ?
Vous dites que vous avez eu du mal à comprendre les motivations des deux bonnes au début de la pièce ?
Oui, j’ai pas compris ce qu’elles espèrent de ce moment ? Pourquoi elles veulent que l’amant aille en prison ? Est-ce que c’est un plan de libération bien rodé ? Est-ce qu’il est coupable ? C’est juste pour faire du mal à Madame en fait ? Je sais pas ce qu’elles pourraient y gagner. J’avais l’impression qu’elles avaient quelque chose de concret à y gagner, alors que peut-être non, peut-être elles avaient juste peur, ou envie de faire chier la maitresse.
Quels sont les éléments du spectacle qui vous ont le plus marqué ?
Moi j’ai bien aimé, enfin j’ai trouvé très marquant, la scène de folie. Dans la scène, le plus grand des deux comédiens qui jouent les bonne, il s’adresse à nous de manière hyper forte, c’est vraiment un moment où ses yeux ils te foutent dans un autre monde. Dans l’histoire on sait pas trop ce qui se passe, il devient fou après avoir tué sa sœur et il monte dans le public et tout. Je me suis fait prendre par l’ambiance, c’était très pesant, assez irréel. Je me suis dit bon bah ok, il a réussi basculer, à montrer une profondeur. Orlyn a réussi à basculer, à proposer autre chose et ça faisait du bien. Il y a eu une grosse rupture d’énergie et on avait vu jusque-là qu’une seule palette d’émotion, de jeu, de couleur qu’on nous transmettait, c’était hyper monochrome, c’était vraiment que ce truc ah voilà encore des mecs qui sont hyper maniérés et là enfin on avait un petit peu autre chose. Bon c’est peut-être pas un bon exemple puisqu’en vérité j’ai presque rien écouté de ce monologue, mais c’est ce qui m’a le plus marqué à cause de la présence du comédien quoi. Il sortait enfin de cette caricature de personnage qui était épaisse, vraiment lourde. J’ai eu un sursaut d’implication quoi, j’étais beaucoup plus à fond.
Quel sens vous donner à ce dispositif de jeu, où les comédiens sont le plus souvent au public ?
J’avais pas l’impression qu’il y avait une volonté ou un message, je pense que c’est juste la signature de l’artiste, ou un trip qu’elle se fait là-dessus en ce moment. Pour moi c’est plus comme un peintre qui utiliserait toujours la même façon de dessiner ou les mêmes tons. C’était vraiment un truc artistique. Je crois pas que ça avait une signification genre j’utilise ça pour montrer tel truc. Ou alors pour parler un peu de notre rapport au miroir, à notre propre image. Ou montrer le public, parler de la nécessité de se voir les uns les autres, c’est quand même important et on se voit pas normalement en train d’être au théâtre. Mais pour être honnête, je me suis pas dit ça sur le coup.
Vous diriez que le spectacle essaie de créer une distance avec l’histoire et les personnages ?
Oui je crois, en tout cas plus en distance que d’essayer de nous faire rendre plus proche. Sans connaître le texte, oui, j’ai eu l’impression qu’on voulait me mettre à distance. Tous ces artifices cherchaient à nous éloigner de l’histoire de base je pense, le fait qu’ils nous tournent le dos, que Madame arrive du public, etc. Moi je trouvais pas que ça nous rapprochait du texte. Je pense que c’était plein d’effets de brume qui nous faisaient sortir de l’histoire. Mais pour en revenir au monologue de fin, c’est vrai que j’ai pas écouté le texte, mais là pour le coup j’ai vraiment ressenti des choses, ça m’a touché, et il y avait plus de distance, mais c’est aussi parce que c’était moins artificiel. Là je suis vraiment rentré dans sa tête, j’ai tout à coup participé à ce moment de folie, avec la musique, le fait qu’il vienne vers nous, que d’un coup il change de jeu, tout ça ça m’a éloigné de ce qu’il disait, mais ça m’a profondément mis en émotion avec lui. Ça m’a éloigné du texte, mais ça m’a rapproché du personnage, de son énergie, de comment il se sentait. Il faisait aussi des trucs fous avec son corps, des trucs trop beaux, qui m’ont beaucoup marqué, je me suis même demandé s’il était pas danseur en fait.
Vous pouvez expliquez davantage votre réaction à ce que vous avez appelé un jeu stéréotypé.
Il y avait vraiment aucune finesse. On avait l’impression d’un cours de théâtre de boulevard où elle leur aurait dit « faites les gays ». C’était très maniéré. Il y avait des stéréotypes, des gros clichés. Surtout des clichés qu’aujourd’hui on essaie de gommer. On est vraiment dans une époque où ça devient très très politiquement incorrect de faire ce genre de choses. Proposer ce jeu d’acteur, c’est un mélange de osé et de très maladroit. Je me demande à quel point c’est volontaire, si elle a réfléchit à ça ou si elle leur a juste dit faites les gars maniérés, je veux volontairement créer une image d’hommes homosexuels en train de jouer ça. Je sais pas.
Une autre personne m’a dit que c’était peut-être juste des hommes qui jouaient des femmes ?
Putain. C’est encore pire. J’y avais même pas pensé. Non mais quand même. Si peut-être. Oulala. Toi tu penses quoi ?
Le principe c’est de pas dire ce que je pense.
Oui c’est vrai. J’y ai même pas pensé. Pour moi c’était évident qu’elle leur a dit de chercher un jeu burlesque, elle leur a dit de faire la cage aux folles. Je sais pas ce qui est le pire en fait. Si elle leur a dit bonjour vous êtes des hommes, vous allez jouer des femmes comme des petits garçons qui imitent les filles à huit ou neuf ans et font nanana nanana. Bah si c’est ça, c’est vraiment choquant.
Plus généralement, comment vous diriez que le spectacle aborde les relations de genre ?
Je n’étais vraiment pas sûr de savoir ce qu’elle voulait nous dire. Je me suis beaucoup remise en question, en me demandant si finalement c’était à cause de mon genre que je comprenais pas. Mais ça m’a vraiment dérangé, je trouve ça beau moi une pièce où il n’y a que des femmes, que des rôles de femmes, c’est rare. De manière générale, pourquoi encore refuser ça ? Je connais pas beaucoup de pièces avec que des rôles de femmes. Moi quand j’étais gamine, un des films qui m’a le plus marqué, c’est Huit femmes de François Ozon et je pense que c’est pas anodin, ça m’a vraiment marqué. C’est pas habituel de voir que des femmes qui interagissent ensemble. En tant que fille, c’est un truc qui m’a construit, je l’ai vraiment beaucoup beaucoup vu ce film et je pensais juste que j’adorais le film. Mais avec du recul je comprends que c’est politique, que ces personnages féminins m’ont construites. On a besoin de personnages féminin, jouées par des femmes, quand on est une fille. Et il n’y en a pas assez. Alors là c’était vraiment dommage, ça n’apportait rien à la pièce.
Qu’est-ce que ça aurait changé concrètement pour vous que les personnages de femmes soient joués par des actrices ?
Si ça avait été la même configuration, avec une maitresse blanche et deux bonnes noires, là ça aurait dérangé. Le fait que ce soit des hommes ça permet de brasser tout ça, de cacher ce qu’il y a de vraiment dérangeant. Je pense que toute la lecture de la pièce se serait centrée sur la domination des couleurs. On se serait centrés sur le fait que les deux bonnes sont noires et que la dame est blanche. Parce que c’était des hommes, je ne me suis pas concentrée là-dessus. C’est aussi peut-être le fait que je sois blanche, ce truc de faire gaffe à tout et de la gauche bien pensante un peu. Du coup moi j’aurais perçu ça en mode on te prend comme comédienne noire, juste pour montrer que dans la vie il y a une hiérarchie.
Qu’avez-vous pensé du traitement que propose le spectacle de la question raciale ?
Une pensée qui m’a traversé, c’est que j’ai trouvé ça facile. Pour se dédouaner, comme elle voulait absolument aborder la question, dans son discours j’ai trouvé qu’elle avait mis deux noirs sur scène par culpabilité. Et je trouve ça facile. Juste prendre des comédiens noirs pour dire vous vous rendez compte comment je suis engagée et vous non. Vous vous rendez compte comme moi je fais du théâtre militant et je suis hyper engagée. C’est un peu comme quelqu’un dans une entreprise qui prend des femmes pour avoir son quota. Personnellement, j’ai pas trouvé ça hyper pertinent, y’a rien qui m’a parlé. Moi j’ai pas reçu un message très clair. Pour que ça soit intéressant, il aurait fallu que ça soit joué par des femmes en mettant madame comme personne noire et les deux bonnes blanches, ça ça aurait été plus fort. Mais c’est peut-être hypocrite de ma part, parce que c’est pas comme ça que ça fonctionne dans le monde. Mais mettre des hommes ça efface la question de la violence raciste. Bon c’est aussi leur jeu très caricatural.
Jeu qui était le même chez les trois comédiens.
Oui, et d’ailleurs Madame, parce que l’acteur était blanc, ça faisait encore plus théâtre de boulevard, alors qu’avec les bonnes, je trouvais plutôt que ça faisait amateur.
Qu’avez-vous vécu durant la scène du meurtre ?
Le moment où elles se battent, ce truc physique est très fort quoi. Elle ne boit pas le thé empoisonnée en fait, elles se battent, c’était frappant. Pendant qu’elles mettaient en place tout leur plan pour tuer Madame, pareil, j’ai pas compris ce que les bonnes avaient à y gagner. A part la peur d’être dénoncée. En tous cas j’avais envie que ça marche, j’étais avec elle, j’étais carrément de leur côté. Je pense qu’elles s’étaient mises dans la merde, elles étaient en détresse et puis dans une condition de vie inférieure. Bon ça ne justifie pas d’assassiner la maitresse. Je pense que j’étais plus de leur côté à cause du suspens quoi. Le résultat est sombre. Mais t’as qu’une envie c’est qu’elle boive la tasse. Je n’avais pas envie que les deux soient dans la merde, les pauvres quoi, leur vie est vraiment atroce. A ce moment-là, je n’avais pas d’empathique pour Madame. Bon même si, pour de vrai de vrai, à ce moment-là, j’avais envie que personne meurt, c’est sûr. Je pense que si on a envie que leur plan réussisse c’est parce que ça serait un symbole d’émancipation, mais en même temps si la maitresse meurt, elles se retrouvent à la porte et elles ont plus de boulot, donc c’est pas malin quoi. Elle a vraiment bien géré le suspense, pendant tout le moment central du thé, j’étais complètement prise quoi.
Vous arriveriez à imaginer d’autres expériences que la vôtre ?
Oui, fatalement je pense que tu t’identifies pas du tout de la même manière si t’es un homme ou une femme. Si t’es noire ou si t’es blanche. Je pense surtout qu’une grande partie des gens ont juste pris ça à la légère en mode c’est un truc drôle et voilà. Je pense aussi que plein de gens auraient pu détester. Peut-être parce que c’est de puristes du texte, des gens qui refusent que des hommes jouent des femmes, autant parce que ça peut être offensant pour des réactionnaires, ou au contraire pour des personnes homosexuelles par exemple.
Entretien n°3
Homme / 24 ans / Metteur en scène / Va souvent au théâtre
Avez-vous aimé le spectacle ?
Bah c’est pas un spectacle qui m’a bouleversé, c’est techniquement brillant, bien réalisé et tout. J’ai vraiment eu du mal à suivre et à comprendre le texte, mais j’ai eu la sensation de sortir en ayant compris les enjeux. Après, moi je trouve que le dispositif est sous-utilisé, toute cette vidéo est très peu déjouée, de façon peu intéressante. Même dans le rapport au public, je me suis dit : moi je connais pas Robyn Orlin. J’arrivais avec plein d’apriori positifs parce que je suis très curieux du théâtre africain ou sud-africains. Je suis curieux de savoir ce que c’est que du théâtre là-bas. Et je savais pas grand-chose à part ce que tout le monde dit quoi, qu’elle travaille sur la question de la race, du racisme, qu’elle est très marquée par la question de l’apartheid, etc. Je me suis dit finalement, à la sortie du spectacle, que le message tenait en une seule idée, pif je mets deux acteurs noirs, et c’est tout. C’est un message politique, mais en fait c’est juste un geste, sans rien derrière quoi. Et voilà. L’idée elle marche, c’est pas bête d’avoir fait ça, mais le spectacle ouvre pas à des trucs qui vont plus loin. Moi sur le moment, rien ne m’a choqué, parce que je suis tristement hétéro, ce jeu outrancier, très cage aux folles, je me suis dit bon bah c’est des mecs qui jouent des filles, elle leur a demandé ça, moi à la limite ça m’a plutôt parlé des jeux de masques sociaux, comment dans la vie on endosse est rôles, des gestes ou es attitudes. Là c’était là même chose, voilà on explicite un truc de la société et du coup les hommes jouent des femmes comme on joue une caricature. Ca dénonçait plutôt la norme sociale, mais voilà les amis ont été plutôt été touchés, attaqués par cette parodie d’homosexualité. Je pense que c’est parce que je suis pas touché par ça, ou plutôt pas concerné, donc ça m’est apparu plutôt comme une astuce théâtrale que comme une maladresse ou un attaque politique, genre un truc homophobe.
Quel sens donnez-vous au dispositif du spectacle, qui veut que les acteurs jouent face à un écran et tournent systématiquement le dos au public ?
Bah, c’est drôle, sur le moment, j’ai pas ressenti grand-chose, à part que c’était hyper lêché. Sur le moment, je posais des questions, je comprenais pas le sens du fond de la vidéo. J’ai déjà vu ça au théâtre en fait, des spectacles où on pourrait se contenter de regarder l’écran. L’intérêt je pense c’est de voir des bugs ou des glitchs quoi. J’ai juste apprécié le changement de perspective dès lors que la vidéo faisait des redoublements, mais pour moi ce qu’elle pourrait raconter, c’est que la vidéo aujourd’hui on s’en sert comme un espace de projection de soi ou de fantasme de soi. On voyait ces deux personnes, seules face à leur écran, et ça dénonçait pas mal cette solitude d’aujourd’hui, ce pouvoir de l’écran aussi de se rêver, de se transformer, là elles s’imaginaient en grandes bourgeoises parce qu’elles pouvaient se mettre un fond vert et se transformer. Ils produisaient un fantasme d’eux-mêmes, ils jouaient à ce qu’ils ne sont pas. C’est les moments où vraiment la vidéo elle me frappait, les moments où j’avais l’impression de regarder à la fois des gens sur Instagram et des gens surveillés par une caméra de surveillance quoi. Mais le truc c’est qu’elle en fait rien de plus, et qu’on a un peu l’impression qu’elle fait de la vidéo parce que ça la fait chier de faire des décors en carton-pâte. Comme dans beaucoup de trucs dans ce spectacle, j’ai eu l’impression qu’elle s’arrêtait à l’idée, que c’était juste on fait ça et c’est tout. C’est un peu pareil quand les acteurs ils viennent d’un coup dans le public, il se passe pas grand-chose.
Comment interprétez-vous justement le fait d’avoir choisi deux performeurs noirs pour interpréter les bonnes ?
J’ai trouvé ça intéressant, mais surtout parce que ça m’a perturbé. En fait, en tant que spectateur c’était juste fou de voir des acteurs noirs, simplement parce que c’est rare et ça m’a fait ressentir, mais tu vois genre profondément, à quel point c’était rare de voir des corps noirs sur scène. Mais j’étais quand même embêté de n’y voir que ça, embêté de ce truc de on met juste des corps noirs pour parler de racisme et c’est tout. Si l’axe ça avait été la lutte des classes, on aurait juste mis des prolos. C’est pas suffisant quoi. Mais bon, ça montre quand même que aujourd’hui il y a quand même encore beaucoup de racisme, mais j’ai l’impression que c’est un peu le point zéro sur lequel tout le monde est d’accord, en fait c’est pas vrai, parce que y’a des gens qui diront qu’aujourd’hui le racisme n’existe plus. Bon, mais comme on sent que ce spectacle, c’est beaucoup plus une énergie qu’un texte, donc c’est difficile de faire passer un discours avec juste de l’énergie qu’on te montre. Moi j’ai perçu cette envie de jouer, de faire des masques sociaux, d’avoir une violence qu’on vit assez fort, avec de la musique et tout, mais pas vraiment un discours quoi. C’est peut-être parce qu’elle vient de la danse et pas du théâtre. Je trouve qu’il y a quelque chose de bourgeois et d’hypocrite dans ce geste. C’est facile de venir face à un parterre de gens ouvertement de gauche et dire juste que c’est mal les pauvres pauvres qui meurent de pauvreté quoi. Ils sont contents de voir quelqu’un dire vive la révolution. Quand on vient prêcher la bonne parole devant les convaincus, pour moi, il y a un manque de conséquence. Il faut aller chercher ce qui nous dérange ou nous déplace.
À aucun moment du spectacle vous n’avez été dérangé ?
Non. Enfin, oui, un peu. Dans leurs coiffures, avec des tresses très bicolores, il y avait quelque chose de montrer une culture revendicatrice et qu’on ne voit pas souvent revendiquer quoi. Peut-être qu’il aurait fallu mettre en perspective le fait que c’est des acteurs noirs qui jouent face à que des gens blancs, là on aurait été profondément dérangés. Je pense que c’est ce qui aurait pu se passer au moment où y’a un acteur qui vient dans le public, peut-être que pour certaines personnes ça a brisé quelque chose. Que Madame la blanche bourgeoise soit dans le public au départ, qu’elle arrive sur scène, on ressent assez en profondeur le fait que il y a certaines personnes qui appartiennent à certains espaces et qu’il y a une hiérarchie quoi.
Vous diriez que le spectacle vous a raconté une histoire ? Vous avez été pris par le récit ?
Assez peu, je faisais beaucoup d’effort pour comprendre ce qui se disait. A la fois, j’ai ressenti ce qu’on voulait me dire, mais sur le moment, je comprenais rien. Le texte était vraiment un matériau, traité juste à l’énergie. Bon j’ai été happé par les moments de climax, quand il crie, quand il est filmé et que son image se dédouble pendant qu’il pète un câble, la musique qui s’intensifie, c’est ça qui fait que j’ai saisi les moments clés de l’histoire. Moi j’ai eu l’impression qu’elle voulait pas nous raconter le texte, qu’elle plaquait une lecture raciste sur le propos de classe, et c’est tout.
Selon vous, le spectacle cherchait-il à vous mettre à distance de ses personnages ?
Non, j’avais plutôt l’impression d’être à fond avec les personnages. Je comprenais trop qu’elle pète les plombs, avec tout ce qu’elle a vécu. Et puis bien sûr c’est une manière de nous faire ressentir toute la violence accumulée dans sa vie de bonne, tout ça qui explose. Même il y a aussi toute la vidéo et le son qui te mettent complètement dans l’histoire. Tout ça me mettait au diapason avec eux. Même si parfois je lâchais prise avec l’idée de comprendre, mais il y avait ce truc où ça coulait, ça avançait et même sans le texte, c’est plutôt l’expérience d’une énergie et d’une violence quoi.
Qu’avez-vous pensé des choix de jeu ?
Pour moi, c’était assez bien, parce que ça faisait qu’on pouvait vraiment se plonger de manière sérieuse dans un vieux texte, mais ce jeu outrancier qui allait à fond dans les trucs, avec des gags, mais ça n’ôte rien au fait qu’on comprend la tragédie de la chose. Mais ils sont tellement pas dans ce qu’ils disent, ils se parlent, mais on dirait pas qu’ils se parlent. Leur énergie est tellement inamovible que du coup ça devient très froid. Mais c’était outrancier sans tourner le fond du truc politique en dérision, quand même. Je pense que ça essayait d’aller chercher du rire, de transformer certains trucs en comédie, ça rendait le tout plus tragique. Forcément les bonnes sont un peu brutales, un peu connes, à la fin elles pètent un plomb et à la fin ça manque de finesse, ça amène un trouble dans ce qu’on essaie de nous dire.
Quel trouble ?
C’est que finalement, alors que tu te dis que, vu ce qu’elle revendique comme discours militant, elle est très aveugle à plein de choses. Les grandes idées de mise en scène qu’elle pourrait avoir, ça l’empêche de voir ce que le spectacle raconte malgré elle. Par exemple le fait qu’elle représente une énième fois les homosexuels comme des folles hyper caricaturales. C’est encore pire parce que c’est des hétéros qui jouent l’idée de la folle quoi. On veut faire rire d’autre chose, mais du coup en fait on fait rire du cliché de base. Pour moi elle voulait faire des hommes qui jouent des femmes, mais moi j’avais l’impression qu’elle voulait montrer vraiment des femmes. A aucun moment j’ai eu l’impression que ça parlait d’homosexualité, j’ai perçu aucun indice de ça. C’est peut-être comme je disais, le fait que je suis pas sensible à ce genre de chose, que je l’ai pas perçu. Moi sur le coup, j’étais vraiment à dire que c’est des hommes qui jouent des femmes, les masques sociaux et tout ça, comme ce truc de jouer les gestes de la bourgeoise qu’on admire et dont on voudrait avoir la place plus enviable que la nôtre.
Comment vous avez vécu la scène du meurtre ?
C’était sans doute le moment le plus fort, ça m’a vraiment emmené dans un pétage de plombs. Moi ce que je me suis raconté c’est qu’elle tue sa sœur, qu’elle mourrait et qu’elle s’empoisonnait ensuite sur le cadavre. Un peu à la Roméo et Juliette. Moi j’étais en empathie très forte, je trouve ça plus fort qu’il se soit passé ça, plutôt qu’elles aient vraiment tuer leur maitresse. ça évite qu’on se retrouve avec ce problème de la criminalité, cette question de la justification du meurtre des riches. Du coup, ça me laisse pas avec le problème de faut-il tuer tous les grands bourgeois, ça me laisse plus avec le fait de dire, elles sont dans une impasse de l’oppression sans aucune issue. Elles se mettent à jouer des trucs pour essayer de s’en sortir, elles finissent par se prendre dans ce jeu, elles pètent un plomb, elles vont trop loin. Que la seconde meurt ou pas, finalement elle pourrait simplement se coucher sur le corps de l’autre et attendre d’être condamnée en mort, ça change rien. Une empathie en fait, avec le fait qu’on comprend, enfin on comprend pas le texte, mais on ressent. On ressent pourquoi elle passe à l’acte, on ressent que ça va trop loin dans son exploitation et que tant pis, elle pouvait pas faire autrement. On ressent que c’est inéluctable, que c’est la conséquence de la violence qu’elle vit. Quoi qu’il en soit ça te laisse en train de te dire, pas du tout la vengeance et que tuer le bourgeois c’est bien, ça te laisse avec juste un constat de bon ok comment s’en sortir ?
Le constat que c’est sans issue ?
Oui, mais un constat qui me donne à moi spectateur envie de me demander comment s’en sortir ?
Vous diriez que c’est un effet qu’a eu le spectacle sur vous ?
Oui, mais à travers l’empathie, et ça c’est fort quand même. Mais c’est tout. Le spectacle m’a pas trop stimulé. Par contre, le fait que ce soit vraiment tragique à la fin, je sais pas, je me demandais aussi, en tant que public à quel point on est complice de ce qu’on regarde ? Cette domination qu’on nous montre, ça m’a fait me dire que j’en étais spectateur dans la vie de tous les jours et que je faisais rien pour ça en fait. C’est ce mélange de comment on te fait regarder ça, et en même que c’est très fort dans l’émotion d’être avec les deux. Quand même c’est triste de voir des gens dans un endroit de vie sociale et politique qui fait qu’ils en sont amenés à ça quoi, au suicide. Mais pour autant que tu veuilles le voir, c’est tous les jours, même en Suisse, même dans les endroits protégés. Par contre, c’était tellement une idée, que je me suis pas senti assez concerné, ça aurait du être plus réel pour me provoquer plus quoi. Même si dès fois ils filmaient le public, et il commentait comment on était habillés, pas ça suffisait pas à me sentir vraiment concerné par ce qui se passait sur scène, j’avais pas l’impression d’être tu vois la personne qui regarde vraiment la violence qu’il y a dans cette fiction sans rien y voir.
Vous n’avez pas eu l’impression d’être mis en position dans la fiction ?
Non.
Selon vous, dans quelle position le spectacle voulait vous mettre ?
Je sais pas. Bon il y a vraiment le moment où on filme le public, c’était un peu une blague. Le fait qu’un acteur parte du public, comme je le disais, ça ça raconte quelque chose. Le reste, c’était trop artificiel, on sentait encore bien que c’était du théâtre, juste une histoire de fiction, c’était pas quelque chose qui se passait de fort dans l’instant présent quoi. Quand il passe de la scène au public, bon c’est vrai que ça fait une distance, c’est sûrement là pour symboliser l’éloignement, la perte, peut-être la mort. Mais ça reste symbolique et pas dans l’instant présent. Encore une fois, c’est juste, on te montre une idée, mais le faire et le vivre concrètement ça apporte pas grand-chose de plus qu’une idée. C’est une artiste qui s’est dit voilà ce que je vais raconter, sans jamais se demander voilà ce que je veux faire ressentir.
Entretien n°4
Homme / 30 ans / Metteur en scène / Va souvent au théâtre
En deux mots vous pourriez me résumer votre expérience du spectacle ?
Bah sur le coup ça me plaisait bien, disons la première moitié. Mais au fur et à mesure, j’ai commencé à trouver que ça tournait en rond. J’ai pas trop aimé à partir du moment où Madame entre en scène. En sortant, je trouvais pas ça horrible, mais ça m’a pas captivé jusqu’au bout. Puis après en en parlant, ça a changé ma perception. Avec le recul, même le dispositif visuel, je me dis oulalala c’est fatiguant quand même toute cette vidéo. Je me disais aussi que ça dit pas grand-chose qu’un truc très basique : il y a des femmes de ménage noires et une madame blanche, y’a une violence à cause de leur couleur de peau et de l’argent qu’elles ont.
Vous diriez que vous avez été pris par une histoire ?
Non, j’ai pas eu cette impression. Je me sentais très à distance avec toute cette vidéo. J’avais l’impression de voir un truc de l’extérieur, en plus les acteurs te tournent le dos, je pense qu’il y a un vrai choix de te maintenir à distance. Aussi y’a trop de texte, c’est beaucoup de blabla, c’est peut-être parce que le texte est vieux, mais les personnages tout le temps pour rien dire.
Donc selon vous le spectacle cherchait à vous mettre à distance ?
Ouais on est observateurs, genre vraiment d’une situation, comme si c’était un cas d’école de la société : il y a deux personnes qui sont au service d’une autre. Ensuite on nous montre leur révolte intérieure. Après ça n’empêche pas qu’on s’attache aux deux personnages, surtout aux deux acteurs en fait. Mais après c’est pas dans un truc qui est tellement dans l’empathie, mais on est plutôt pris par l’énergie des acteurs, surtout l’un des deux, le plus grand, celui qui fait moins outrancièrement la folle. Dans la tête du personnage, il y avait l’air de se jouer plus de choses. Et quand il arrive dans le public, là je me sentais vraiment avec lui, j’avais l’impression que j’aurais pu me projeter dans sa tête. Son énergie d’acteur et de danseur t’amenait vers lui, c’était pas tellement l’histoire où ce qu’il disait.
L’émotion était plutôt lié à sa présence réelle ?
Oui, je comprenais pas trop les enjeux de son histoire avec sa sœur, la fin est un peu cryptée, donc c’est dur d’avoir des émotions. On se dit pas à la pauvre il lui arrive ça. Par contre, à la fin il nous regarde, il s’approche de nous. Le fait de le voir de près, il est presque en larmes, c’était ça qui m’a vraiment fait ressentir cette émotion.
Il y avait donc une tension entre un dispositif qui vous mettait à distance et l’énergie des acteurs ?
Oui c’est ça qui m’a laissé perplexe, je n’en retirais rien de très précis. L’artiste n’est pas précise dans son discours, elle prend Genet, elle choisit deux acteurs noirs. Après je vois pas ce que ça ajoute au propos les écrans. Imaginons qu’elle avait du théâtre plus classique, ça aurait eu le même message politique qu’avec tous ces écrans, tout ce dispositif. J’arrive pas à en retirer quelque chose de plus fort, c’est séduisant esthétiquement, l’incrustation vidéo elle est cool, mais en plus je vois pas l’intérêt, je vois même pas pourquoi elle a choisi d’incruster dans un vieux film. Difficile d’y voir autre chose qu’un délire esthétique, qui a pas beaucoup de sens politiquement
Selon vous comment le spectacle aborde-t-il la question du rapport de pouvoir ?
Les rapports de pouvoir ils passent beaucoup par ce qui est dit, et ce que Orlin a apporté en plus c’est les jeux de regards entre les acteurs. On sent qu’ils ne se regardent jamais dans les yeux, que ce sont des gens qui sont des étrangers les uns pour les autres. Et puis ça se reproduit quand les deux sœurs jouent à être Madame, elles s’évitent leurs regards. Dès qu’elles sortent du jeu de rôle, elles arrivent à se parler en face à face. Au fond, je me dis voilà oui, le spectacle montre une domination d’une classe sociale sur un autre, et ça recoupe une domination de race. Mais à part le montrer, une fois qu’il l’a compris, qu’est-ce que ça amène ? qu’est-ce que ça fait vivre ? En plus, plus cette fin sera floue, plus le contenu politique sera flou. Si à la fin elles butent la maitresse, ça a un sens précis. Si elle se suicide ça a un sens précis. Mais là on sait pas trop. C’est une critique de la domination, certes, mais c’est pas la première fois qu’on voit ça quoi. Si on te montre des gens bourgeois qui ont une femme de ménage, il faut faire plus que le montrer, ou juste le raconter.
Politiquement, quelle fin aurait le plus de sens pour vous ?
Mais j’avais vu un film une fois, avec une histoire du genre, ou à la fin elles tuent leur maitre. Mais c’est la fin qui me semble la plus subversive. C’est un peu facile, genre vous dominez les gens, mais à la fin les gens vont se retourner contre vous. C’est basique, mais ça a plus de sens. Si on fait un spectacle qui montre juste des gens dominés en disant, oh mon dieu, regardez comme c’est horrible à la fin le gens qui sont écrasés par les autres se suicident. Moi j’ai un peu envie, en tous cas je pense que c’est important, de voir des trajectoires où les gens ils prennent le pouvoir, les montrer comme étant capable de se révolter de se prendre en main.
D’autres personnes m’ont dit que ça avait du sens parce que ça permettait de montrer que la domination était si forte qu’on ne pouvait pas en échapper, jusqu’au suicide ?
C’est un débat, c’est clair. Moi je me souviens d’un autre, film, de Ken Loach, sur l’uberisation des livreurs, il galère le gars et tout, il lui arrive que des merdes, c’est vraiment la pauvreté atroce, et ça se termine dans les pleurs et les larmes. J’étais sorti et je me disais, bon mais ça sert à quoi de faire un film comme ça, y’a pas d’échappatoire et le capitalisme va nous broyer. Moi j’ai envie de voir des trucs qui proposent des échappatoires, au moins qui les rêvent, qui sont des fantasmes de lutte récit. Faut bouffer autre chose que des émotions de soumission ou de désespoir, les gens ne vont plus jamais croire à rien. La gauche est déjà synonyme de défaite dans l’histoire récente, un mouvement qui se vit toujours dans le fait de sauver les meubles. Avec un spectacle comme ça, faire pas d’échappatoire c’est très paresseux, genre politiquement. Il suffit de lire les journaux franchement.
Une autre personne m’a dit que si elles avaient réussi à tuer la maitresse, ça aurait donné au spectacle un propos horrible sur la légitimation du meurtre.
Oui, certes. Mais moi j’aurais vu le merutre pas comme une légitimation, mais comme un genre de mise en scène des rapports de violence, pas une légitimation, mais une sorte de démonstration qu’il existe et que justement, ça montrerait à quel point la violence subie est grande et que la réponse est à la hauteur de la violence. Faut pas en déduire que tout le monde devrait tuer leurs employeurs. Rien que quand les dirigeants d’Air France s’étaient fait déchirer leurs chemises, tout le monde avait crié au scandale. Si rien que ça c’était pas acceptable, mettre en scène la mort des maitres, des employeurs, c’est d’autant plus fort, c’est dire, en fait c’est pas une blague la souffrance des gens et ça va se retourner contre vous. C’est ça qui serait important aussi aujourd’hui, savoir qui est dans les salles de théâtre. C’est pas la même chose si tu le joue dans la rue ou si tu le montres à Vidy. A Vidy, où la moitié du spectacle doit avoir des gens qui font leur ménage à leur place, tu pourrais insuffler quelque chose, une remise en question. C’est peut-être un peu optimiste, mais ça rappellerait aux dominants que c’est pas acquis, que ça va se retourner contre eux.
Vous avez eu l’impression que le spectacle tournait en dérision une souffrance ?
Non quand même pas, mais il aurait fallu traiter la pièce avec plus de lourdeur. En ajoutant de la légèreté, on capte pas assez suffisamment la détresse, c’est plutôt qu’on la perd de vue. Les choix de jeu, faire de ces deux comédiens des clichés d’homosexuels, ça fait un peu grincer des dents quand même. Je comprends pas le choix de prendre des hommes et de les faire jouer comme des folles, alors que statistiquement c’est beaucoup plus des femmes qui font le ménage chez les hommes, et des femmes noires d’ailleurs. L’artiste aurait dû aller jusqu’au bout. Tout ça ça éloigne de la réalité de la souffrance, du service. Elle les montre en train de désirer les attributs vestimentaires de la maitresse et c’est dilué dans un récit du genre folle parodique. Si ça avait été des femmes qui essayaient des habits auxquels elles auraient jamais eu accès, là ça aurait été plus fort. Avec cette Madame ultra-outrancière, on perdait de vue les rapports de classe.
Vous pourriez détailler pourquoi ça vous a dérangé dans le contenu politique du spectacle ?
Bah tes habits, ça fait que ton appartenance sociale on la voit avant que t’ouvres la bouche. La maitresse repère en un quart de seconde que les bonnes ont essayé son maquillage. Il y a plein de trucs qui rappellent que la vie est impitoyable là-dessus, genre si tu viens pas d’un certain milieu, tu es cramé direct quand t’essayes d’être qui t’es pas. Et puis en fait, j’pense que c’est dans le texte, et que les costumes du spectacle, bon ils sont très stylés, mais du coup ça balaie tout ça. Madame est pas mieux, elle a pas l’air mieux, tout est très expérimental dans les vêtements, alors on voit pas la classe. Là c’est tellement le bordel qu’on remarque pas qui porte quoi.
Pour vous, le rapport de pouvoir aurait été plus visible si les costumes et le jeu étaient plus réalistes ?
Oui. Bon, c’est surtout qu’il y a pas assez de contrastes entre les deux classes sociales. On peut pas trop identifier que l’acteur blanc est mieux habillé, qu’on le désire plus que les acteurs noirs. Genre, ça aurait pu être une histoire qui se passe à Paris en 2020, avec une maitresse genre avocate, en se demandant comment elle est habillée aujourd’hui, ça aurait plus parler. En tous cas, moi c’est ça que j’aurais eu envie de voir je crois. Le fait que les trois aient un jeu pareil, du coup on voit pas d’écart, on voit pas trop de violence. La violence elle est pas présente. Madame elle est pas si violente que ça quoi, c’est un problème. Tu te dis jamais mon dieu qu’est-ce qu’elle abuse. J’ai pas eu genre de l’empathie pour elle, parce qu’elle est quand même exaspérante quoi, comme je l’ai vécu, c’est quand même la meuf qui se rend pas compte de sa condition, qui capte rien, y’a un truc qu’on se dit jamais, c’est que les trois elles ont un truc en commun. Elles sont toutes trois oppressés par les hommes, genre Monsieur, on le voit jamais, mais on sent bien que c’est lui qui fait la loi. C’est un peu le truc qui pourrait les rassembler, on sent combien Madame est soumise.
Vous pourriez décrire cette soumission ?
Bah elle insiste à fond sur combien elle aime, combien elle doit aller le chercher, c’est vraiment son devoir, elle est prisonnière de l’institution du mariage. C’est la femme qui doit tout faire, elle est là ah le pauvre il est en prison. Le choix de prendre des acteurs hommes ça vient diluer encore cet enjeu je crois. C’est trop bizarre que ce soit pas des femmes qui jouent. C’est une pièce qui parle de la condition des femmes quand même.
Vous arriveriez à résumer globalement le projet politique du spectacle ?
À mon avis, la fin est si floue, que le propos politique va pas plus loin que rendez-vous compte que les gens qui sont à votre service n’ont pas votre couleur de peau. Quand même, ça pose la question de à quoi ça sert de juste dire cette histoire. A la fin, elle aurait pu ajouter une optique de révolte, dire les gens sont capables de prendre les armes, alors posez-vous des questions. Ma synthèse, ça va plus loin que ah je vais monter Les Bonnes, j’ai une idée, j’ai vu qu’en Europe c’est les noirs qui font le ménage, donc je vais faire des bonnes noires et c’est tout.
Vous arriveriez à imaginer d’autres expériences que la vôtre ?
Pendant le spectacle, j’imaginais ce que pourrais penser quelqu’un qui a effectivement une femme de ménage noire. Je pense que tu pourrais pas voir le spectacle sans te remettre en question. Soit tu vas te justifier, tu vas te dire, moi je la paye bien et c’est un travail comme un autre, contrairement à cette Madame horrible et perverse. Mais c’est sans doute le seul truc. Malheureusement, je doute que ce spectacle puisse te pousser à abandonner ça quoi. Mais ça pose aussi des questions générales, sur le personnel, qui fait des tâches ingrates de ménage. Le fait d’avoir pris des hommes pour faire le ménage à l’intérieur d’une maison, ça perturbe quand même ta perception de la vie de d’habitude, parce que c’est les hommes qui font le ménage dans l’espace public, genre la rue, dans la vraie vie je veux dire, alors que les femmes font plutôt le ménage dans les lieux, par exemple les bibliothèques municipales. D’ailleurs, leurs vêtements un peu fluo, ça me faisait penser aux tenues de travail en extérieur, genre les pantalons chantiers. En tout cas, moi ce spectacle il m’a fait réfléchir à mes interactions avec ces gens, avec la manière dont je me comporte genre avec les agents d’entretien par exemple, les éboueurs.
Entretien n°5
Homme / 27 ans / Acteur / Va souvent au théâtre
En deux mots vous avez apprécié le spectacle ?
Concrètement, sur le paper oui. L’idée est bonne, tu pas d’une question raciale. Tu vends quelque chose de sociologiquement engagé en partant d’un vieux texte. ça a l’air cool. Mais au fur et à mesure bof. Au début j’ai bien ri, je suis entré dans le dispositif, mais après ça dégringole quoi. Déjà, tu te dis ok, des acteurs racisés dans les Bonnes, c’est un geste politique, ok, mais au bout de cinq minutes on oublie. Et en plus tu mets des hommes, qui jouent des femmes. Du coup, après, tu mets des hommes blancs qui jouent une femme avec deux personnes racisés. Pourquoi ? Pourquoi ce choix ? Le jeu a viré à la caricature, ce qui est très problématique pour moi. Ce sur quoi j’étais plutôt motivé s’est effondré, et à la fin c’est un spectacle que j’ai jugé profondément dérangeant.
Pourriez-vous résumer votre expérience du spectacle ?
En entrant dans la salle, je voyais déjà une certaine population, beaucoup de personnes LGBTQI+ comme moi, reconnaissables, j’en connaissais la plupart. Tu vois à quel public ça s’adresse. Et tu vois ce personnage de Madame. Tu trouves ça extravagant, joli, beau. En rentrant, c’est plutôt agréable, il y a une diversité dans le public, bon, du public de la culture quoi. C’était assez agréable. Les moments qui m’ont marqué c’est vraiment l’entrée de Madame, où en fait c’est très drôle, mais ça ne fait que des rebonds, c’est drôle, et hop c’est plus drôle, que des aller-retours entre des moments de la pièce. La scène était intéressante, mais bon c’était pas très rempli non plus. Il y a beaucoup de lumières, un gros dispositif, mais tu t’attends à ce qu’il y est plus de choses, mais tout se passe sur une petite partie du plateau, ce qui est un peu dommage. Je crois que le jeu, le texte au début, c’est intéressant d’avoir un vieux texte comme ça, une ancienne manière de parler, mais finalement c’est tordu et cool à la fois, tu sens qu’on peut se l’approprier : mais au profit de quoi ?
Selon vous, qu’a cherché à faire Orlyn avec ce spectacle ?
C’est très personnel, mais je crois qu’elle a voulu parler de la condition sociale des personnes racisées, dans une pièce qui parle déjà de condition sociale. En rajoutant deux personnes noires, je vois le message derrière, même avant que les personnages ou les acteurs se mettent à parler. ça parle de l’esclavage passé, de comment on traite des personnes racisées aujourd’hui. En prenant une vieille pièce, elle montre qu’on est toujours en train de reconduire les vieux schémas d’oppression des personnes noires par les personnes blanches.
Vous avez pensé quoi de la fiction elle-même ? Vous vous êtes senti impliqué dans l’histoire ?
C’est une excellente question. Je crois pas. J’ai pas été pris du tout par les personnages. Mis à part peut-être les cinq premières de chaque personnage, parce que tu les découvres, tu découvres leur corps, leurs voix. Mais après, ça traine en longueur, ça s’étiole, tu te perds. Et puis ils parlent d’une manière bien trop ancienne et compliqué pour que tu puisses te sentir proche d’eux.
[l’enquêté a du partir avant la fin de l’entretien]