Cette page compile des connaissances générales sur les études de réception telles qu’elles se sont constituées, essentiellement à l’université, depuis la fin du XXème siècle. Interdisciplinaires depuis leur naissance, les perspectives critiques qui interrogent la réception peuvent difficilement être synthétisées en quelques mots, tant ont été diverses les manières de collecter des sources, mais surtout de les commenter Les perspectives présentées ici sont réparties en deux sous-sections distinctes.
La première section, Articles et enquêtes, recense des travaux plutôt courts qui problématisent la question des sources de réception dans les études culturelles (littérature, cinéma, théâtre, etc.). Cette section présente des enquêtes ponctuelles ayant été menées par des chercheur.euses sur des corpus précis. Elles ne visent pas à formuler des approches théoriques de la réception, mais présentent des exemples de méthodologie et de traitement des sources. Chacune est présentée brièvement dans sa singularité, mais aussi selon ses inscriptions disciplinaires et notionnelles : chaque synthèse signale la méthode d’enquête mise en place (travail sur des sources existantes, entretiens, questionnaires, etc.).
La seconde section, Écoles et courants, a une vocation plus encyclopédique. Elle présente succintement les grandes tendances qui ont traversé et traversent encore les études de réception en théorie. Cette section ne recense pas d’enquêtes spécifiques, ni de méthodologie de collecte de sources, elle met l’accent sur les positions théoriques (et signale des références bibliographiques). En revanche, à la fin de chaque notice consacrée à une école ou à un courant, on dresse une liste non-exhaustive de problématiques possibles pour des enquêtes concrètes, inspirées des développements théoriques qui les précèdent. Ces questions peuvent être directement appliquées à des analyses de sources (dont plusieurs corpus complets sont intégralement disponibles sur le site).
L’ensemble de la plateforme Comment sont reçues les oeuvres ? fonctionne sur un mode participatif et nous ne croyons qu’à l’ouverture et à la mutualisation : n’hésitez pas à nous écrire pour augmenter ou amender cette page – toute participation est bienvenue.
Articles et enquêtes
Que fait #MeToo à la littérature (Zenetti, 2022)
Auteur.ice : Marie-Jeanne Zenetti
Source : https://journals.openedition.org/fixxion/2148#
Méthode : analyse littéraire
Champs disciplinaires : littérature / études de genre / théories de la réception
Mots-clés : lecture féministe / lecture littéraire / pratiques interprétatives / violences sexuelles / stratégies de pouvoir
Synthèse : Marie-Jeanne Zenetti s’interroge sur ce que le mouvement #MeToo et les études de genre font à la réception critique littéraire. L’article invite à analyser les enjeux de pouvoir de l’opposition entre des modes de lecture identifiés par la sociologie comme des lectures “esthètes” qui favorisent la critique interne des textes et des lectures “référentielles” qui favorisent une confrontation du texte au monde extra-littéraire. Ce faisant, Marie-Jeanne Zenetti montre comment la réception critique adopte toujours à la fois des postures esthètes et référentielles mais que le discours qui consiste à brouiller ces postures de lecture et à dévaloriser la lecture référentielle, comme l’a fait la réception critique de l’oeuvre de Matzneff, est un discours critique qui, au delà de ses enjeux de distinction, comporte des enjeux de pouvoir qui dédouanent voire favorisent les abus sexuels. La lecture féministe, en posant la question de savoir qui décrète comment le texte doit être lu et à qui profite ce cadrage de la lecture et en favorisant une clarification des postures de lecture et énonciatives, s’oppose par sa pratique herméneutique à ce discours critique “pervers” qui prone l’autonomie de l’art tout en jouant sur la référentialité de l’oeuvre.
Que chercher dans l’article : Un cadrage théorique sur la réception critique contemporaine et une analyse des enjeux herméneutiques d’une réception politique des textes comme la critique féministe.
Extrait : « [L]a croyance en l’autonomie de la littérature […] sert [une] stratégie, parce qu’elle définit certaines lectures comme impertinentes. En refusant la référentialité, elle interdit la confrontation d’un discours à des faits sur le mode de la vérification. Elle rend ainsi possible la circulation, pour certains individus seulement, entre différents mondes interprétatifs rendus étanches pour d’autres, circulation caractéristique du discours pervers. Cette ambivalence-là […] n’est pas une polysémie et elle ne favorise pas la liberté du lectorat : c’est un brouillage organisé, qui impose une manière de lire. Selon le lecteur ou la lectrice, le mode de lecture autorisé diffère, de façon à toujours servir les intérêts de l’écrivain dans sa double entreprise de prédation sexuelle et littéraire. Cela ne veut pas dire que toute lecture esthète ou valorisant l’ambivalence sémantique est toujours une lecture complice. Mais cela justifie à mon sens la critique féministe dont une telle lecture peut faire l’objet. Faire de la critique en féministe suppose en effet aussi de situer ses outils et ses méthodes, de contextualiser l’usage des modèles interprétatifs que l’on mobilise et de les critiquer en interrogeant les rapports de pouvoir qu’ils dissimulent. [L]a lecture esthète et la lecture référentielle [doivent être considérées] moins comme des “positions” théoriques incompatibles dans le champ littéraire que comme des choix stratégiques, dont la mise en oeuvre mérite d’être étudiée au cas par cas » (§26)
L’implication narrative sur Twitter (Goudmand, 2021)
Autrice : Anaïs Goudmand
Source : https://www.cairn.info/revue-reseaux-2021–5‑page-175.htm (Réseaux, 2021)
Champs disciplinaires : Analyse discursive, Media Studies, Narratologie
Mots-clés : Commentaires twitters, Analyse qualitative, Réception live, Mise en intrigue, Jugements
Corpus et méthodologie :
Le corpus rassemblé par Anaïs Goudmand contient près de 6000 tweets publiés dans les quarante-huit heures qui circonscrivent la diffusion de l’épisode final de la série Downton Abbey. L’intégralité de ce corpus, ainsi que la méthodologie à l’origine de sa constitution, sont disponibles sur cette plateforme [voir le corpus], accompagnés d’une sélection problématisée des tweets proposée par la chercheuse.
Synthèse :
Le corpus de live tweets constitue un ensemble de « traces numériques » dont l’étude est spécifique. Ses enjeux sont proches de ceux des enquêtes de réception sur les commentaires web ou la littérature numérique [voir les méthodes]. Le live permet notamment d’observer des réceptions, quoique consciemment émises dans un espace public, avec une certaine instantanéité, c’est le cas par exemple des réactions émotionnelles ou sur la progression narrative.
Cette enquête de terrain se donne pour objectif central l’étude de l’engagement narratif des spectateur.trices au sens large, ce qui est favorisé par le choix de l’épisode final, où se polarisent particulièrement les réceptions, puisque c’est lui qui résout l’ensemble des arcs narratifs installés au fil de la série. Sur les plans affectifs et cognitifs, il opère aussi le soulagement de la tension narrative accumulée.
Une première partie de l’enquête s’intéresse à la manière dont les récepteur.trices décrivent le contexte de réception de la série (ce qui est favorisé par les codes de la mise en scène de soi sur Twitter). L’enquête montre que la VOD déplace la fonction intégratrice et familiale de la télévision, mais aussi que les spectateur.trices reconstruisent des contextes de réception collectifs, propices à l’échange et à l’émotion partagée, ou en tous cas à sa négociation (puisque beaucoup se scénarisent dans un visionnage contraint ou épuisant). Dans beaucoup de sources, un lien direct s’observe entre aménagement d’un contexte de réception confortable et favorisation de l’expérience immersive.
La seconde partie de l’enquête se concentre sur les réactions à la tension narrative et montre que, pour discuter d’un récit, les récepteur.ices esquissent quantité de scénarios anticipatoires. Twitter devient une agora où se déroule un débat sur ce qu’il va se passer ensuite dans le final. Anaïs Goudmand souligne d’abord huit usages du live-tweet en contexte fictionnel, soit huit manières dont il affecte l’engagement des spectateur.trices :
1) Il rend la réception plus amusante.
2) Il offre aux téléspectateurs la possibilité de contrôler leur environnement social.
3) Il leur offre une validation de leurs interprétations.
4) Il implique une attention partagée entre les écrans.
5) Il augmente l’engagement, et rend l’expérience plus exigeante.
6) Il rend l’expérience plus intense et plus passionnelle.
7) Il réduit le zapping.
8) Il permet un approfondissement des connaissances.
L’enquête étudie ensuite, dans les sources de réception, les différents types de relation tissés avec les personnages ainsi que la manière dont leurs trajectoires sont modalisées dans des scénarios anticipatoires : c’est presque toujours le personnage qui sert de support aux hypothèses sur la suite du récit. Ces anticipations évoluent au fur et à mesure que des individus ou des groupes assertent des probabilités et contestent celles défendues par d’autres. La gestion du rythme narratif peut également constituer un indice de développements possibles : quelques spectateur.trices considèrent que la résolution de certains problèmes intervient trop tôt dans l’épisode pour pouvoir être considérée comme un dénouement et procurer du soulagement et anticipent donc de nouveaux retardements.
Parmi les scénarios anticipatoires, beaucoup ont une valeur humoristique (romances alternatives, slash fictions, parodies, transfictions burlesques, etc.) favorisée par le contexte de twitter. Cela dit, ces variantes humoristiques reposent sur les mêmes mécanismes d’engagement narratif : affection ou rejet des personnages, connaissances interculturelles, réaction au suspens, etc. Lorsqu’un scénario rassemble en live une communauté twitter, même s’il est humoristique comme c’est le ca d’une romance homosexuelle entre deux personnages conservateurs, tous les éléments ultérieurs de l’épisode qui pourraient valider ce scénarios sont repris et commentés. La notion de vérité dans la fiction est au cœur des débats, notamment lorsque certain.e.s défendent « sérieusement » des scénarios parodiques.
La dernière partie de l’enquête montre qu’un troisième type de réaction majoritaire tient non plus dans la formulation de scénarios anticipatoires, mais dans l’évaluation du scénario avéré. Souvent les récepteur.trices relient certains développements à l’intentionnalité auctoriale et à une motivation narrative qui leur apparaissent si flagrantes et si caricaturales qu’elles les empêchent d’accepter de croire à l’autonomie du monde narratif. Une constante se dégage : la tension entre désir et probabilité. Les spectateur.trices qui trouvent la série insupportable appellent de leurs vœux un dénouement apocalyptique tout en sachant qu’il n’aura pas lieu. Les spectateur.trices qui ont été précédemment déçu.e.s par la série émettent le souhait qu’elle reprenne un cours plus satisfaisant, sans pour autant se faire d’illusion. En outre, quand le dénouement est prévisible, c’est l’intérêt pour le sort des personnages qui crée malgré tout de la tension narrative. L’attachement au personnage fait craindre jusqu’au bout un dénouement dysphorique, même quand il est peu probable.
Extrait :
« On se bornera donc à conclure que, dans certains cas, l’expérience de la tension narrative peut être vécue par les spectateurs qui n’apprécient pas le récit, qui se réapproprient et détournent les stratégies narratives de la mise en intrigue. Cependant, ce travail ne se résume pas à confirmer une intuition théorique : il permet d’affiner la compréhension de l’expérience de la narrativité. En effet, les théories du récit sont fondées sur l’hypothèse de réceptions « coopérantes », qui construisent l’anticipation du dénouement en s’appuyant sur l’identification de régularités génériques et diégétiques. Suivant ce modèle, qui est celui de la vraisemblance et de la probabilité, les récepteurs cherchent à identifier le scénario qui a le plus de chance de se conformer avec le dénouement qui sera retenu par les auteurs. Or ici, on l’a vu, nombre de scénarios proposés par les usagers sont fondés sur l’invraisemblance, ce qu’il faut certainement, là encore, rattacher au mode d’interaction impliqué par Twitter, qui encourage des usages de la tension narrative qui ne sont guère mis en avant dans les théories du récit. Dans le live-tweet de Downton Abbey, l’enjeu n’est pas toujours de deviner la suite – ce qui a un intérêt limité dans la mesure où celle-ci se révèle souvent prévisible –, mais parfois de produire le scénario le plus absurde et le plus drôle. Cette généralisation du régime de l’irrévérence, qui a été souvent analysée par les chercheurs en études médiatiques, complexifie assurément la tâche des narratologues. » (Goudmand, p.204)
Les publics, entre usages de la télévision et réception des programmes (Pasquier, 2021)
Auteur.ice : Dominique Pasquier
Source : Revue Réseaux, 2021/5, n° 229, “Télévision : les publics”, dir. Dominique Pasquier et Frank Rebillard.
Méthode : Étude de réception télévisuelle / Questionnaires
Champs disciplinaires : Sociologie de la culture / Théories de la réception
Mots-clés : Télévision / Expérience collective / Questionnaires
Synthèse :
Dominique Pasquier rappelle tout d’abord la pertinence des études sur la télévision, restée premier loisir à domicile, qui a le pouvoir de rassembler la population lors d’évènements importants (annonces gouvernementales, Coupe du Monde de football..). Cette importance de la télévision est liée, selon elle, au fait que les « programmes dont on parle et dont on a envie de parler avec les autres sont ceux qui restent au coeur des usages », faisant de la présumée universalité du poste de télévision un argument particulièrement solide pour justifier le succès de cette dernière. Elle pose la question suivante :« Comment repenser aujourd’hui les études de réception ? », après l’essor des études ethnographiques de réception des années quatre-vingt-dix. Dominique Pasquier souligne notamment les limites rencontrées par les enquêtes de réception et explique en quoi la position surplombante de chercheureuse dans les recherches sur les consommations culturelles des classes populaires peut être un obstacle à l’enquête. Elle propose l’ethnographie en ligne comme l’une des solutions possibles à ce biais. Elle développe également la notion de consommation culturelle en public et en coulisse, couplée avec les performances de genre des enquêté·es, en s’appuyant les concepts de frontstage et backstage de Goffman comme on le voit dans l’extrait ci-dessous. Les performances de genre, comme développées par Judith Butler, sont les comportements et les manières d’être qui répondent aux normes sociales basées sur le genre, c’est-à-dire aux idéaux de féminité et de virilité, et signifient aux autres notre adhésion plus ou moins complète à ces idéaux.
Que chercher dans l’article : Des perspectives nouvelles sur l’étude des réceptions et une étude de cas très utile aussi bien théoriquement que méthodologiquement sur les interactions entre réception télévisuelle et performance de genre.
Extrait : « En ouvrant un deuxième terrain par questionnaire auprès de collégiens et lycéens sur leur relation aux nombreuses séries dites collège diffusées alors, j’ai compris combien la piste de l’expérience collective de la réception était importante. Les réponses aux questionnaires étaient en total décalage avec les chiffres d’audience que j’avais : il y avait une démission massive devant l’affichage de consommation des séries les plus populaires comme Hélène et les garçons, et un rejet extrême de tout investissement dans la fiction du côté des jeunes garçons. À 10–11 ans, ils pouvaient encore faire des « erreurs sociales » comme de dire aimer Premiers Baisers ou Hélène, mais à 13 ans ils avaient bien compris le risque que leur ferait courir la moindre déclaration d’intérêt pour des séries basées sur des intrigues sentimentales. Bref, dans ces questionnaires passés en classe, sous le regard des autres élèves, il ne fallait pas se tromper : une fille pouvait dire aimer Hélène tant qu’elle était à l’école primaire, mais au collège elle courrait le risque de passer pour quelqu’un de puéril qui ne sait pas que les séries américaines jouissent d’une meilleure réputation dans la sociabilité adolescente. Quant aux garçons, c’était la grande débandade : soit ils cochaient rageusement qu’ils n’aimaient rien, soit ils se rabattaient sur des séries sans risque au sein des groupes de pairs comme Parker Lewis ou Le Prince de Bel-Air, qui proposaient des héros masculins ayant deux qualités importantes : des déboires côté sentimental et une franche détestation de l’école… Il y a donc des enjeux forts de « présentation de soi » comme téléspectateur, au sens goffmanien du terme, avec un jeu complexe entre scène et coulisses. Le problème, c’est que les déclarations varient en fonction des contextes d’interaction : on peut dire ne pas aimer une série même si on la regarde assidûment, comme dire la regarder alors qu’on ne l’aime pas, tout dépend des interlocuteurs et de la position qu’on souhaite faire valoir. En cela, la réception est un processus fondamentalement social : c’est la circulation du sens dans les interactions qu’il faut parvenir à suivre. Ce qui n’a rien d’évident à mettre en œuvre concrètement car finalement le chercheur attrape surtout les postures du frontstage et qu’il lui est bien plus difficile d’avoir accès au backstage. »
La lecture comme un jeu : pratiques ludiques de la lecture en régime audiovisuel (Siguier, 2019)
Autrice : Marine Siguier
Source : https://ojs.uclouvain.be/index.php/rec/article/view/52183
Méthode : Visionnage de vidéos YouTube (BookTubes) / Analyse sémiologique des vidéos
Champs disciplinaires : Sciences de la communication et de l’information ; Media Studies
Mots-clés : Jeux littéraires / Réception / Régime audiovisuel / BookTubes / Oralité
Synthèse : Marine Siguier avance l’idée que « certaines cultures médiatiques instituent des mises en scène ludiques de la littérature » (p. 93), en distinguant la culture télévisuelle de la culture médiatique des plateformes sociales, en particulier la plateforme de vidéos YouTube qui mobilise « une forte culture de la « trivialité » (Jeanneret, 2008), de la participation et de la collectivité, » et se présente comme « un espace privilégié pour « jouer » avec le littéraire » ( p. 93).
Le concept de trivialité est « défini par Yves Jeanneret comme « le caractère transformateur et créatif de la transmission et de la réécriture des êtres culturels à travers différents espaces sociaux » dans Critique de la trivialité » (p. 100).
Marine Siguier se penche à ce titre sur un corpus de 41 vidéo BookTubes pour montrer que s’y développe une mise en scène ludique du littéraire qui s’inscrit dans la dimension orale et ludique de la littérature, se distinguant en ceci à la culture écrite du livre. La méthodologie de la chercheuse consiste en une analyse sémiologique de vidéos de trois chaînes de BookTubeuses françaises populaires.
L’article propose une définition des pratiques ludiques de la lecture comme un « respect de règles spécifiques, permettant de créer un monde parallèle à mi-chemin entre le monde réel et le monde fictif » (p. 96), dans la lignée des travaux de François Jost sur la télévision et le jeu télévisuel, des définitions de la lecture par Umberto Eco et des études du jeu de Juul et Jorgensen. La spécificité du jeu télévisuel est non seulement de reposer sur une énonciation de règles du jeu mais aussi de reposer sur la la présence d’un double public (participant et regardant).
Le concept de “médiagénie” de Philippe Marion, défini comme « la capacité d’un projet narratif ou d’un genre “à se réaliser de manière optimale en choisissant le partenaire médiatique qui leur convient le mieux” », sert à soutenir l’hypothèse de la chercheuse selon laquelle le dispositif médiatique de YouTube est plus approprié au développement des pratiques ludiques du livres que le régime télévisuel.
La chercheuse montre que contrairement aux émissions littéraires télévisées qui se sont basées sur le modèle d’Apostrophes animée par Bernard Pivot et qui sont centrées sur la figure de l’écrivain, et non du lecteur ordinaire, les BookTubes favorisent un partage littéraire ludique à travers la figure omniprésente du lecteur anonyme qui “joue” à la littérature. Ainsi, la dimension ludique des BookTubes repose sur la répétition du “même” et sur une culture de la participation des abonnée·es (et donc de la réception) et de la collaboration entre BookTubers. Les challenges littéraires présents dans les BookTubes reposent sur des mises en scènes du littéraire spécifiques à la culture médiatique de YouTube, en périphérie du texte littéraire lui-même mais centrées par exemple sur la matérialité de l’objet livre (le Book Tower Challenge), le jeu avec la dimension iconographique du langage numérique (l’Emoticone Book Challenge) ou encore, un détournement ludique de la dimension encyclopédique de la culture littéraire (l’Infinite Book Challenge).
Que chercher dans l’article :
- des outils de théorisation de la réception dans les cultures médiatiques, en particulier celles des plateformes sociales
- une méthodologie d’analyse des productions sur les plateformes de vidéos partagées
- des éléments de compréhension de la culture littéraire médiatique contemporaine qui repose sur le mariage du livre et de l’audiovisuel et de ce qu’on pourrait appeler des “réceptions créatives” (ici, la production de jeux télévisés ou de BookTubes challenges à partir de la lecture d’ouvrages, en majorité de fiction)
- des outils de compréhension des liens entre régimes médiatiques numériques et cultures de la réception
- des illustrations des phénomènes de mises en scènes ludiques du littéraires en régime audiovisuel
Extrait : « En mobilisant une forte culture de la trivialité, de la participation et de la collectivité, la plateforme [YouTube] a rapidement été instituée comme espace privilégié pour la médiatisation de contenus ludiques. Les pratiques des Booktubeurs, loin de s’inscrire dans une logique de résistance, se développent en adéquation avec cet imaginaire du jeu, en s’appropriant des formes circulantes telles que le challenge. Ces nouveaux gestes ritualisés donnent lieu à des réappropriations du livre spécifiques, en périphérie du texte littéraire lui-même. En apparence inédits, voire parfois déroutants, ces usages réinvestissent des enjeux de matérialité, d’iconicité et de capital culturel tributaires d’une mémoire audiovisuelle de la médiation littéraire, ré-émergeant ici sous une autre forme et dans un autre espace. Pour autant, ce type de pratique extra-littéraire ne prétend pas se substituer à des activités de critique du texte en lui-même. Parallèlement à la « frivolité » assumée et revendiquée des challenges, les Booktubeurs s’attachent par ailleurs à mettre en scène un rapport plus traditionnel et plus direct au récit, livrant leur opinion sur l’écriture, l’histoire, les personnages, etc. Le challenge constitue ainsi avant tout un mode de médiatisation complémentaire et cette alliance d’analyses textuelles et de jeux plus éloignés d’une littérarité stricto sensu contribue à faire circuler – et donc vivre une « certaine idée » (Peytard, 1990) du partage littéraire au sein de l’espace social. » ( p. 109)
Appropriations des idées féministes et transformation de soi par la lecture (Albenga & Bachmann, 2015)
Auteur.ice : Vivane Albenga et Laurence Bachmann
Source : https://www.cairn.info/revue-politix-2015–1‑page-69.htm (Politix, 2015)
Méthode : Entretiens avec des lectrices ; observation participante de cercles de lecture
Champs disciplinaires : socio-histoire de la réception/ sociologie de la lecture / Gender Studies
Mots-clés : Appropriation / identifications / pratiques de soi / transgression/ autonomie / diffusion des idées politiques
Synthèse : L’article se situe dans le champ de la socio-histoire de la réception “qui porte la focale sur les différents aspects des pratiques de lecture pour saisir le sens que les lecteurs et lectrices produisent à partir des livres” (p. 70), dans le sillage des travaux de Roger Chartier, Pierre Bourdieu et Janice Radway. Les chercheuses analysent la réception et l’appropriation de textes contenant des idées féministes dans deux terrains composés de lectrices de classe moyenne, à travers des entretiens et des observations participantes de cercles de lecture.
Le profil sociologique des enquêtées représente l’entre-deux caractéristique des classes moyennes et sa porosité avec les classes populaires et supérieures. Ainsi, les six lectrices dont les trajectoires sont présentées dans l’article possède un capital culturel qui les distingue des classes populaires mais qui n’est pas objectivé dans une profession de classe supérieure.
Les chercheuses s’interrogent donc sur les différentes modalités d’appropriation des idées féministes et leurs effets sur les trajectoires des lectrices, notamment dans le cadre des sociabilités féminines. Les pratiques de lecture sont appréhendées ici comme des pratiques de soi inscrites dans un espace des possibles de classe et de genre, qui produisent des effets de subversion du genre. Il s’agit de “comprendre comment des textes littéraires, de sciences humaines ou de développement personnel, souvent objets d’échange dans des sociabilités féminines, viennent en support à des trajectoires de transgression voire de subversion du genre de femmes des classes moyennes » (p. 75). Les chercheuses relèvent à ce titre deux types d’appropriation des idées féministes à travers les lectures : d’un côté la légitimation de transgressions à l’égard des normes dominantes de la féminité et de l’autre, la diffusion de l’idée d’autonomie matérielle et symbolique à l’égard des hommes.
L’article soulève notamment deux points importants en matière de réception et de circulation des idées : tout d’abord, le différentialisme fondé sur un essentialisme du féminin dans certains textes peut encourager l’émancipation des lectrices qui, sans se positionner dans les différents courants féministes, y voient un support de subjectivation et d’autonomisation. La réception de ces textes essentialistes montre que leurs ressorts anti-féministes peuvent être mis au service d’une idée d’autonomie des femmes, ce qui soulève l’importance de prendre en compte la réception effective des textes pour analyser la circulation des d’idées qu’ils contiennent. Ensuite, les checrheuses relèvent l’importance des sociabilités plutôt que celle du capital culturel pour l’appropriation des idées féministes dans leur dimension pratique plus que symbolique : « Contre intuitivement, ce n’est donc pas le capital culturel « objectivé », sous forme de diplômes et de positionnement dans l’espace social, qui permet les appropriations des idées féministes : c’est l’échange des lectures, notamment d’auteures femmes, et la possibilité de faire valider ces lectures par d’autres avec qui on travaille son rapport à soi (p. 88) ».
Que chercher dans l’article :
- les modalités d’appropriation des idées dans les pratiques de lecture (circulations entre le contenu des corpus et les pratiques de lecture ) ;
- un support méthodologique d’analyse des processus d’identification lectorale dans les discours des enquêté·es ;
- des éléments pour la théorisation de la dimension éthique de la lecture comme un travail sur soi et de transformation de soi ;
- des éléments de compréhension de la circulation des idées féministes depuis les textes jusqu’à leurs réceptions.
Extrait : “Ainsi, pour reprendre des éléments des cas d’étude cités, la lecture peut, au cours de sa vie, permettre à une femme de prendre conscience de la domination masculine sur son lieu de travail, dans son couple ou dans sa famille ; de nourrir cette prise de conscience entre amies par l’échange de livres et autour des livres ; de mettre ensuite en pratique ce savoir et agir sur sa situation (faire valoir ses droits, quitter son compagnon, revendiquer son autonomie financière, vouloir devenir écrivaine en connaissant les obstacles à l’écriture pour les femmes, etc.) ; de comprendre a posteriori et légitimer des choix en dehors des normes (assumer d’être célibataire ou de le devenir, de ne pas vouloir d’enfants) ; puis de nommer et dénoncer les rapports sociaux de sexe dans ses relations (conscientiser ses collègues, amies, membres de sa famille ou de son cercle de lecture en lisant publiquement et à haute voix des textes féministes) ; et enfin de s’approprier les questions de genre sur le plan collectif (militer dans une association féministe). Et si ces trajectoires ne franchissent pas toutes les mêmes seuils, du moins se construisent-elles en tant que dynamiques émancipatoires. La confrontation entre les deux terrains le montre bien, il s’agit davantage d’un continuum que d’une opposition entre réticences à se dire féministe et appropriations des idées d’autonomie” (p. 88–89).
La critique polyphonique (Baroni, 2014)
Auteur.ice : Raphaël Baroni
Source : https://journals.openedition.org/contextes/5979 (COnTEXTES, 2014)
Méthode : Comparaison de « positions discursives » dans sources de réception prééxistantes
Champs disciplinaires : Analyse de discours / Narratologie / Linguistique
Mots-clés : Polyphonie / Auteur.ice implicte / Postures auctoriales / Médias / Énonciation et Locution / Personnage / Voix narrative
Synthèse : L’article définit le récit (avec des exemples littéraires et théâtraux) comme un ensemble polyphonique à plusieurs échelles : entre les perspectives des personnages, mais aussi dans un dispositif rhétorique complexe qui inclut l’auteur.ice (empirique, implicite, etc.) et les voix narrantes. Raphaël Baroni propose d’expliquer une partie des divergences de réception comme des positionnements distincts, pris par les récepteur.ices dans cette polyphonie. L’étude de sources de réceptions empiriques devrait alors se faire en décrivant comment les récepteur.ices attribuent des énoncés (et de croyances / valeurs) à des instances locutoires.
Que chercher dans les sources : Comment les récepteur.trices reconstituent le dispositif rhétorique du récit et attribuent des énoncés à différentes voix possibles ? Comment les récepteur.trices évaluent ensuite ces voix où les jeux entre ces voix résultant de l’interprétation ?
Extrait : “Il faudrait compléter cette étude par une analyse beaucoup plus exhaustive et précise des réactions des lecteurs empiriques (incluant ceux qui refusent de lire pour telle ou telle raison). On pourrait ainsi faire émerger des lignes de force collectives permettant de dresser une carte des divergences et des convergences interprétatives significatives. Plusieurs voies pourraient être empruntées : on pourrait s’appuyer sur l’ensemble des comptes-rendus publiés (et leur évolution dans le temps), étudier la correspondance de l’auteur avec ses lecteurs, procéder à des tests empiriques (par exemple au sein d’une classe).” (§34)
Entre sociologie de la consommation culturelle et sociologie de la réception culturelle (Lahire, 2009)
Auteur.ice : Bernard Lahire
Source :https://www.cairn.info/revue-idees-economiques-et-sociales-2009–1‑page‑6.htm
Méthode : Approche comparative / Critique théorique
Champs disciplinaires : Sociologie / Cultural studies
Mots-clés : Consommation culturelle / Réception culturelle / Sociologie / Comparaison
Synthèse : Dans cet article Bernard Lahire revient en détails sur deux approches différentes, la sociologie de la consommation culturelle et la sociologie de la réception culturelle. Il en dresse d’abord l’état de l’art :
« La sociologie de la consommation culturelle est devenue classique en France depuis près de quarante ans maintenant. C’est Pierre Bourdieu qui en a le plus complètement formalisé, théorisé le programme (notamment dans l’ouvrage La Distinction. Critique sociale du jugement, paru en 1979). Mais elle a inspiré aussi les grandes enquêtes du ministère de la Culture sur Les Pratiques culturelles des Français de 1973, 1981, 1989 et 1997.
La sociologie de la réception, quant à elle, puise ses sources théoriques en France dans plusieurs grandes directions :
- l’esthétique de la réception de Hans Robert Jauss
- les réflexions sur l’appropriation culturelle de Michel de Certeau ;
- les éléments de réflexion sur une sociologie de la réception artistique (picturale) de Jean-Claude Passeron ;
- une partie des travaux relevant des Cultural studies avec la figure notamment de Richard Hoggart, fondateur du Centre pour les études culturelles contemporaines de Birmingham en 1964, et dont l’ouvrage The Uses of Literacy est introduit en France par Jean-Claude Passeron en 1970, sous le titre La Culture du pauvre. »
Il s’applique ensuite à montrer les similitudes, les différences, parfois la complémentarité, ainsi que les limites de ces méthodes.
Il montre notamment comment l’articulation des deux approches est possible en voyant comment deux groupes socialement différenciés et dotés font la réception d’une même oeuvre.
Ses conclusions méthodologiques pour le meilleur usage de ces approches sont les suivantes : tandis que la sociologie de la consommation culturelle agrège des mêmes oeuvres au sein d’un grand groupe (les romans policiers, les jeux télévisés, les teen drama…), pour des facilités statistiques notamment, la sociologie de la réception s’attache elle à une oeuvre précise et singulière.
Que chercher dans l’article : Une comparaison entre deux approches théoriques pour étudier les pratiques culturelles.
Extrait : « La sociologie de la réception va permettre de pointer le risque de légitimisme culturel de la sociologie de la consommation culturelle. En effet, la sociologie de la consommation culturelle a manifesté souvent un certain légitimisme culturel, c’est-à-dire qu’elle regarde le monde à travers les catégories de perception et d’évaluation des dominants (il ne faut jamais perdre de vue le fait qu’on a affaire ici à une sociologie des inégalités). Ceux qui ne possèdent pas les « codes » sont définis par (et réduits à) leur « pauvreté culturelle » par cette sociologie, sans qu’on puisse décrire et analyser leurs pratiques, leurs goûts, leurs expériences. (…) [tandis que] le sociologue ne doit jamais présupposer l’existence de connaissances, de compétences ou d’appétences chez les enquêtés les plus riches en capital culturel. (…) Le risque des enquêtes de réception lorsqu’elles sont,(…) des manières de réhabiliter la liberté des lecteurs et l’inventivité des tactiques, de mettre en exergue les multiples résistances face aux contraintes des textes et des stratégies dominantes, est de ne pas voir en quoi la réception peut être bornée, délimitée tant par le contexte de lecture (lorsque l’institution scolaire, religieuse, politique, juge et sanctionne les écarts, les mésinterprétations, les malentendus ou les hérésies) que par les schèmes d’expérience à partir desquels les lecteurs s’approprient les textes ; schèmes d’expérience qui sont, cela va de soi, le produit des socialisations passées et présentes. (…)que les lycéens qui aujourd’hui s’approprient de façon peu orthodoxe les textes qu’on leur donne à lire sont immédiatement sanctionnés par l’institution (comme l’a bien montré Fanny Renard dans sa récente thèse sur Les Lectures scolaires et extrascolaires de lycéens [11]). (…) De même, il ne faut jamais oublier que, loin d’être libres de toute contrainte, les différents publics sont le produit d’une socialisation plus ou moins diffuse ou explicite et que leurs comportements sont le fruit d’habitudes culturelles tout à fait contraignantes. »
L’axiologie des commentaires en ligne (Legallois & Poudat, 2008)
Auteur.ice : Dominique Legallois, Céline Poudat
Source : https://journals.openedition.org/semen/8444 (Semen, 2008)
Champs disciplinaires : Analyse discursive, Sociologie de la réception
Mots-clés : Commentaires web, Analyse quantitative, Valeurs, Axiologie de la lecture.
Corpus :
Les auteur.ice entendent décrire l’axiologie de la « critique amateure » à travers une étude des commentaires laissés en ligne par des internautes à propos d’œuvres culturelles (voir la section « commentaires web » sur la page Méthodologie de cette plateforme).
Pour ce faire, leur corpus isole 319 critiques publiées sur Amazon entre 2000 et 2008 par 283 internautes distincts à propos de 21 romans classiques et contemporains. Ce corpus est doublé d’un second corpus, constitué uniquement de commentaires Amazon à propos d’œuvres récemment primées (Renaudot, Goncourt, Médicis). Les deux corpus permettent d’étudier d’éventuelles différences d’évaluation lorsque les œuvres ont reçu une validation institutionnelle récente.
Méthode et synthèse :
S’inspirant notamment des travaux de Jean-Louis Dufays sur les pratiques de lecture et leur axiologie, les auteur.ice cherchent essentiellement à identifier les valeurs mobilisées dans ces commentaires web. Dans ce cadre théorique, chaque œuvre est investie de valeurs relativement auxquelles se définit un point de vue interprétatif. L’article reprend les valeurs proposées par Dufays, soit l’esthétique (beauté), la référentialité (vérité), l’éthique (bonté), la signifiance (polysémie), l’informativité (nouveauté), le psychoaffectif (l’émotion) et y ajoute la valeur littéraire (utile notamment pour le second corpus : le livre méritait-il son prix ?).
La première étape de l’analyse opte pour une approche qualitative, divisée en deux questions centrales : de quoi parlent les commentaires web ? de qui est-il parlé dans ces commentaires ?
Une lecture qualitative permet aux auteur.ice de sélectionner dans les sources de réception différentes manières de parler du livre, en faisant apparaitre les plus significatives. Leur typologie montre que les commentaires s’attardent particulièrement sur le genre du livre (généricité et attentes), son histoire (personnages et intrigues), son message (discours et idéologie), son texte (style et narration).
S’agissant de la seconde question, les auteur.ices étudient comment les commentaires mobilisent différents rôles d’énonciation. « L’énonciateur-lecteur » se représente dans son activité de lecture, en se constituant comme témoin général des intentions de l’œuvre. Plus personnel, « l’énonciateur-liseur » se positionne comme personne réelle, avec des attentes subjectives. « L’énonciateur-évaluateur » et « L’énonciateur-critique » entrent tous deux dans la sphère du jugement, mais le premier est centré sur ses émotions alors que le second construit sa légitimité à recommander une lecture. Enfin, « l’énonciateur méta-critique » va proposer sa propre interprétation de la réception critique d’une œuvre (surtout si elle a été primée).
La seconde étape de l’analyse opte pour une approche quantitative, via l’informatisation des données, plus spécifiquement du type de valeur mobilisé dans les commentaires. Pour ce faire, les séquences évaluatives du corpus sont identifiées, puis balisées en XML avec les valeurs listées par Dufays et finalement valencées (positive ou négative). Sans entrer dans le détail des résultats, accessible en lign, l’enquête montre une prédominance nette des valeurs émotives et esthétiques ainsi qu’une attention largement portée sur l’intrigue (qui peut être évaluée selon plusieurs valeurs, comme l’esthétique, l’émotion ou même la référentialité).
Extrait :
La description proposée ici est bien sûr fragmentaire et devra être complétée, mais elle permet de saisir certains éléments en jeu dans ce genre émergent. Discours extrêmement stéréotypé, par son contenu, mais aussi par son dispositif énonciatif, l’avis est avant tout la construction énonciative d’une position dans les différents champs de valeurs, un jeu d’adhésion ou de distanciation avec une doxa. Réaction plutôt qu’analyse, l’avis est largement influencé par le mode de lecture dominant, à savoir la lecture participative.
Pourtant, s’il est stéréotypé, ce genre émergent possède incontestablement une certaine forme de complexité, en raison, justement de la diversité des valeurs qu’il articule. Ainsi, il est remarquable que l’avis cumule systématiquement les trois genres aristotéliciens : le genre épidictique, puisqu’il s’agit bien de louer ou blâmer une œuvre ; le genre judiciaire, puisqu’il s’agit de la défendre ou de l’attaquer ; le genre délibératif enfin, puisqu’il s’agit de la conseiller ou de la déconseiller. Autrement dit, l’avis constitue pour l’analyste, un discours extrêmement intéressant puisqu’il y voit se jouer et se construire, une rhétorique pragmatique « ordinaire » qui en dit long sur le travail souterrain des valeurs soutenant toute position argumentative.
Sociologie du courrier de lecture (Charpentier, 2006)
Auteur.ice : Isabelle Charpentier
Source : « Lectrices et lecteurs de Passion simple d’Annie Ernaux : enjeux sexués des réceptions d’une écriture de l’intime sexuel », dans I. Charpentier (dir.), Comment sont reçues les œuvres, Saint-Étienne, Créaphis.
Méthode et corpus : Étude quantitative et qualitative du courrier des lecteur.trices : environ 250 lettres reçues et archivées par l’autrice en 1992
Champs disciplinaires : Sociologie de la lecture / Gender Studies
Mots-clés : Réception genrée / Appropriation / Lecture réelle / Autonomie / Différentialisme / Domination
Synthèse : Comment la sociologie de la réception peut-elle se saisir du corpus particulier que sont les courriers de lecteur.trices ? Quelles hypothèses peut-elle formuler ? Dans une première partie quantitative, l’article propose une objectivation sociologique du lectorat analysé, rendue possible par les informations biographiques que donnent les récepteur.rices dans leur courrier. L’enquête déconcerte plusieurs préjugés par l’analyse statistique : le courrier est pour moitié masculin, la majorité des sources où se manifestent empathie et identification émane des quinquagénaires. Autre hypothèse marquante : l’intérêt des lecteur.trices pour Passion simple semble inversement proportionnel à leur niveau d’éducation. Les classes populaires lui écrivent davantage à propos d’ouvrages dont le sujet est plus social, moins centré sur la passion amoureuse.
Dans une seconde partie qualitative, l’enquête aborde les mécanismes « d’identification projective » observables dans les courriers. L’œuvre-source étant un récit socio-autobiographique, Charpentier analyse le rôle de la différence de genre dans les projections des récepteur.trices à la place d’Annie Ernaux. Un premier motif consistant : la plupart de celles et ceux qui écrivent le font pour dire combien Passion simple a fait écho à leur vie amoureuse. L’analyse textuelle des sources souligne une relation entre la familiarité du ton et la proximité revendiquée de son histoire personnelle avec celle du livre : on écrit à Ernaux comme à une amie qui aurait vécu une expérience identique. Les lectrices, d’abord, tendent à rédiger, dans leurs courriers, des renarrations complexes de leurs histoires amoureuses, où elles racontent par exemple avoir vécu à l’identique certains moments clés du livre. Elles comparent même les caractéristiques de leurs amants réels avec le personnage de Passion simple, imitant même parfois codes d’écriture d’Ernaux. Plusieurs vont jusqu’à parler du livre comme d’un guide de comportement éthique, « une bible ». Beaucoup témoignent aussi d’une lecture ayant eu un effet « déculpabilisant » sur leur relation éthique à elles-mêmes, certaines faisant du courrier un espace de libération des tabous sexuels et sociaux à l’intérieur d’un sentiment de communauté avec l’autrice. Du côté des récepteurs masculins, la situation est différente sur le plan identificatoire : la plupart attestent avec étonnement, voire avec fascination, combien « leur » expérience amoureuse est rendue avec justesse sous la plume d’une femme. Une faible partie des récepteurs masculins disent s’identifier à l’amant du livre, comme objets du désir féminin. Une large partie dit au contraire s’identifier à l’autrice, comme émetteur d’un désir finalement commun à l’intérieur d’une communauté fantasmée « des amoureux ». Cela dit, la plupart des récepteurs masculins optent pour des courriers plus pudiques et réservés, ne se livrant que rarement à des narrations sentimentales ou érotiques, se concentrant sur le sentiment puissant de solidarité qui les unis, selon eux, à l’autrice. Résolument influencé par la sociologique compréhensive et les travaux sur l’agentivité, l’ensemble du travail sur les sources interroge la négociation des normes et des structures sociales dont Passion simple devient le terrain, en tant que les lecteur.ices se l’approprient différemment.
Que chercher dans les sources :
- Quel degré de proximité affective émane stylistiquement des sources ?
- Comment les récepteur.trices re-racontent des séquences de leur vie personnelle à l’aune d’une intrigue littéraire proche ?
- Quelle forme prend l’identification à l’auteur.ice dans les sources ?
- Comment est construite la figure auctoriale (ici, comme une sœur, une confidente, une amante possible, etc.) ?
- Quelles structures sociales sont réaffirmées, négociées ou transgressées dans la source de réception, c’est-à-dire à travers le récit de sa lecture ?
Textes, imprimés, lectures (Chartier, 1988)
Auteur·rice : Roger Chartier
Source : dans Martine Poulain (dir.), Pour une sociologie de la lecture : lecture et lecteurs dans la France contemporaine, Paris, Le Cercle de la librairie, 1988
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1003769h/f21.item
Méthode : Étude des pratiques de l’imprimé dans les sociétés anciennes (analyse des processus de mise en texte et mise en imprimé et recueil et analyse des lectures effectives)
Champs disciplinaires : Socio-histoire des pratiques de lectures / Histoire du livre
Mots-clés : Pratiques de lecture/ Appropriations/Différenciation/Texte-objet-pratique /Imprimé
Synthèse : À partir de la lecture du prologue de la Celestia de Fernando de Rojas (1507) publié dans les décennies qui suivent le comencement de l’imprimerie, Roger Chartier développe les hypothèses et les notions fondatrices d’une étude des pratiques de l’imprimé. Il interroge en particulier la façon dont ce dernier bouleverse la culture et les pratiques privées et collectives de la communication, notamment en Occident.
Roger Chartier présente d’emblée sa démarche intellectuelle comme une volonté de sortir de l’aporie entre la toute-puissance du texte et son pouvoir de contrainte sur le lecteur et la liberté totale du lecteur, par “ une socio-histoire des pratiques de lecture […] qui vise à identifier les modalitées partagées du lire qui donnent formes et sens aux gestes individuels et qui place au centre de son interrogation les processus par lesquels, face à un texte, un sens est historiquement produit et une signification différentiellement construite” (p. 11).
L’article entreprend donc de répondre à une question reprise à Rojas, à savoir “comment un texte qui est le même pour tous ceux qui le lisent peut-il devenir […] un intrument de discorde et bataille entre ses lecteurs” ? (p. 14). La réponse à cette question implique pour Roger Chartier une analyse conjointe des contraintes matérielles de la lecture et des réceptions des textes.
Pour expliquer ces différences, il s’agit selon l’historien de se pencher sur les lecteurs eux-mêmes mais aussi sur les sociabilités du lire, les rapports entre textualité et oralité et la distinction entre texte (travail d’écriture) et imprimé (fabrication du livre), pour comprendre les pratiques du lire différenciées qu’ils engagent. Les pratiques de lecture sont donc pensées comme le processus par lequel les oeuvres prennent sens, à travers une triangulation entre “le texte, l’objet qui le porte et la pratique qui s’en empare”(p. 16).
Ainsi, Roger Chartier propose d’identifier plusieurs cas de variations de significations des textes liés au fait :
- qu’un texte stable est donné à lire en des formes imprimées qui changent, à travers l’exemple de Georges Dandin, de Molière);
- que le passage d’un texte d’une mise en imprimé à une autre implique des transfomations dans sa lettre même, comme c’est le cas pour les titres du catalogue de la Bibliothéque bleue ;
- qu’un “texte stable dans sa lettre et fixe dans sa forme” (p. 20) est l’objet de diverses pratiques de lectures, comme la lecture privée et publique, la lecture sacralisée et laïcisée, la lecture intensive et extensive ainsi que la lecture valable pour une communauté de lecteurs en un temps et lieu donné, comme la lecture rousseauiste.
Roger Chartier place donc au coeur de sa réflexion la notion d’appropriation qui “ permet de penser les différences dans le partage, parce qu’elle postule l’invention créatrice au coeur des processus de réception” (p. 24). Pour le chercheur, utiliser la notion d’appropriation invite à dépasser les représentations sociologiques traditionnelles des pratiques qui seraient induites par l’accès inégal aux objets en adoptant plutôt “une approche […] qui centre son attention sur les emplois différenciés, les usages contrastés des mêmes biens, des mêmes textes, des mêmes idées” pour “caractériser des pratiques qui s’approprient différentiellement les matériaux qui circulent dans une société donnée” (p. 24).
L’historien propose en définitive de penser les appropriations différenciées des mêmes bien culturels à partir des binômes conceptuels « discipline /invention », c’est-à-dire de se demander “comment s’articulent les libertés contraintes et les disciplines renversées” (p. 25) et « distinction /divulgation », à travers “une façon de comprendre [la domination sociale ou […] la diffusion culturelle] qui reconnaît la reproduction des distances à l’intérieur même des mécanismes d’imitation, les concurrences au sein des partages, la constitution de nouvelles distinctions du fait même des processus de divulgation” (p. 26).
L’historien conclue alors son propos en rappelant comment l’étude des pratiques de l’imprimé implique de construire conjointement une histoire du livre et du lire.
Que chercher dans l’article :
- une définition de la socio-histoire des pratiques de lecture et de ses enjeux
- une approche méthodologique de la socio-histoire des pratiques de lecture
- une analyse des rapports entre texte-objet-pratique dans les pratiques de lecture
- une analyse spécifique des liens entre imprimé et pratiques de lecture
- une conceptualisation de la notion d’appropriation
Extrait : “A sa façon, le prologue de Rojas indique bien la tension centrale de toute histoire de la lecture. D’un côté, la lecture est pratique créatrice, activité productrice de significations aucunement réductibles aux intentions des auteurs de textes ou des faiseurs de livres : elle est un « braconnage » selon le mot de Michel de Certeau. D’un autre côté, le lecteur, toujours, est pensé par l’auteur, le commentateur, l’éditeur comme devant être assujetti à un sens unique, à une compréhension correcte, à une lecture autorisée.
Approcher la lecture est donc considérer, ensemble, l’irréductible liberté des lecteurs et les contraintes qui entendent la brider. Cette tension fondamentale peut être travaillée en historien, dans une double recherche : repérer la diversité des lectures anciennes à partir de leurs traces éparses, reconnaître les stratégies par lesquelles auteurs et éditeurs tentaient d’imposer une orthodoxie du texte, une lecture obligée. De ces stratégies, les unes sont explicites, recourant au discours (dans les préfaces, les avertissements, les gloses,les notes), et les autres implicites,faisant du texte une machinerie qui, nécessairement, doit imposer une juste compréhension. Guidé ou piégé, le lecteur, toujours, se trouve inscrit dansle texte mais, à son tour, celui-ci s’inscrit diversement en ses lecteurs divers. De là,la nécessité de réunir deux perspectives, souvent disjointes : l’étude de la façon dont les textes, et les imprimés qui les portent, organisent la lecture qui doit en être faite, et, pour une autre part, la collecte des lectures effectives, traquées dans les confessions individuelles ou reconstruites à l’échelle des communautés de lecteurs.”
Jackie : An Ideology of Adolescent Femininity (McRobbie, 1978)
Auteur.ice : Angela McRobbie
Source : http://epapers.bham.ac.uk/1808/
Méthode : Analyse de contenu / Sémiologie
Champs disciplinaires : Sociologie de la lecture / Gender Studies
Mots-clés : Appropriation / Adolescence / Construction du genre / Education sentimentale
Synthèse : Dans cette étude, Angela McRobbie montre la construction d’une idéologie de la féminité par le magazine britannique pour adolescentes Jackie (1964–1993). L’article d’une soixantaine de pages est divisé en cinq parties : la présentation du magazine Jackie et du « système de signifiants » qui le régit, l’étude du « code de la romance » offert aux adolescentes, le « code de la vie personnelle » promu auprès de celles-ci, la thématique de la mode et de la beauté et enfin la promotion de la musique pop et de ses artistes masculins comme héros romantiques. L’autrice développe en s’appuyant sur de nombreux exemples la façon dont chacune de ces catégories du magazine co-construisent une idéologie, un ensemble de valeurs et de représentations, destinée à apprendre aux jeunes filles des classes populaires comment se comporter.
Que chercher dans l’article : Une méthodologie complète de l’analyse de magazines ainsi que des analyses sur la socialisation genrée à certains goûts, comportements et représentations en lien avec la féminité et l’amour.
Extrait : « The company behind Jackie is not merely “giving the girls what they want”. Each magazine, newspaper or comic has its own conventions and its own style. But within these conventions and through them a concerted effort is nevertheless made to win and shape the consent of the readers to a set of particuliar values. The word of this branch of the media involves “framing” the world for its readers, and through a variety of techniques endowing with importance those topics chosen for inclusion […]. Mass culture is seen as a manipulative, vulgar, profit-seeking industry offering cheap and inferior versions of the arts to the more impressionable and vulnerable sectors of the population. This concept of culture is inadequate because it is ahistorical, and is based on unquestioned qualitative judgments. It offers no explanations as to how these forms developed and are distributed. Nor does it explain why one form has a particular resonance for one class in society rather than another. »
Articles et enquêtes
Que fait #MeToo à la littérature
L’implication narrative sur Twitter
Les publics, entre usages de la télévision et réception des programmes
La lecture comme un jeu : pratiques ludiques de la lecture en régime audiovisuel
Appropriation des idées féministes et transformation de soi par la lecture
Entre sociologie de la consommation culturelle et sociologie de la réception culturelle
L’axiologie des commentaires en ligne
Écoles et courants
L’école de Constance
L’intention première de Hans Robert Jauss dans Pour une esthétique de la réception était « d’ouvrir une conception nouvelle de l’histoire littéraire » (Lapointe & Lambert, 2017:2). Sa méthode prend pour point de départ les divergences historiques entre plusieurs réceptions d’œuvres canonisées et en tire une approche alliant historicisation et herméneutique. Jauss s’intéresse en pionnier à l’influence des récepteur.trices sur les œuvres, à leur activité. Il propose une inversion de la relation rhétorique comme objet d’étude légitime sous le nom « d’appropriation ». La pluralité des réceptions s’explique chez lui par une définition de l’œuvre comme un acte social de communication historiquement situé et soumis à des attentes.
Jauss fait l’hypothèse que trois variables expliquent la divergence de réception.
- L’horizon d’attente esthétique (les attentes basées sur les connaissances littéraires et artistiques préalables du lectorat)
- Les attentes liées aux « expériences sociales spécifiques » (Horellou-Lafarge & Segré, 2016:110), soit les facteurs qui articulent les réceptions avec les appartenances de classe et les histoires personnelles des récepteur.ices
- « L’opposition entre langage poétique et langage pratique, monde imaginaire et réalité quotidienne » (Jauss, 1978:54)
Jauss fonde une approche interactionniste étudiant les divers effets possibles des œuvres sur les récepteur.rices, au seul prisme du concept d’horizon d’attente. Trois « effets » principaux sont identifiés : les œuvres qui correspondent à cet horizon, celles qui induisent une rupture et sont rejetées, celles qui induisent une rupture mais finiront pas être acceptées, produisant un déplacement des attentes.
Au fondement des études de réception, on trouve donc l’historicisation de l’esthétique comme interaction entre les récepteur.rices et l’œuvre. Mettre ainsi en perspective la divergence de réception a entrainé une renégociation de « l’assurance » rhétorique, mise face au constat que l’effet des œuvres est toujours dépendant de son contexte d’effectuation : le problème du relativisme est structurant dans les travaux de l’école de Constance.
Wolfgang Iser y répond par un approfondissement du volet théorique (moins contextualisant). Il propose un modèle de rhétorique « virtualisante », soit qui identifie des structures produisant des effets, tout en expliquant pourquoi une même structure peut produire des effets différents.
Le lieu de l’œuvre est celui où se rencontrent le texte et les lecteurs. Il a nécessairement un caractère virtuel, étant donné qu’il ne peut être réduit ni à la réalité du texte ni aux dispositions subjectives du lecteur. De cette virtualité de l’œuvre jaillit sa dynamique qui constitue la condition de l’effet produit par elle. […] Si c’est le lieu virtuel de l’œuvre qui sous-tend la relation entre le texte et le lecteur […] l’analyse de l’œuvre ne se concentrera ni sur une position ni sur l’autre. (1976:48–49)
Iser est l’un des principaux théoriciens de la notion d’ « effet » comme dynamique induisant des libertés, mais aussi des contraintes. Plutôt que de s’intéresser à des réceptions historiquement avérées, il résout le problème relativiste en montrant que la structure formelle de l’œuvre engage un espace d’appropriations possibles délimité par la notion de « lecture implicite ». « Modèle transcendantal qui permet d’expliquer comment le texte […] produit un effet et acquiert un sens » (Iser, 1976:70), le Lecteur Implicite désigne un ensemble de stratégies signifiantes, une « contrainte imposée au lecteur empirique, à laquelle il peut adhérer ou résister en acceptant son rôle dans la structure de l’œuvre » (Lapointe & Lambert, 2017:3). S’il accorde une attention nouvelle à la virtualité comme principe de la divergence, le modèle d’Iser demeure relativement ancré dans l’idéologie rhétorique, puisqu’il pense l’activité des récepteur.ices à partir des effets possibles de l’œuvre.
Questions à poser aux sources de réception
Pour expliquer des différences de réception, la notion d’horizon d’attente est importante, mais son ancrage historique la rend difficile à manier dans les corpus contemporains. En effet, il est souvent impossible de saisir l’horizon d’attente de la période en cours. La notion incite à une compréhension transindividuelle de la réception, à l’identification des « structures de réaction » (Iser, 1976:51) qui traversent un public et une époque. Reste que les travaux de l’école de Constance permettent d’arrêter plusieurs problématiques utiles à tout enquête sur la réception réelle – c’est-à-dire des questions que l’on pourrait poser aux sources de réception :
– A) Comment observer dans les sources l’horizon d’attente (ou les horizons d’attentes) mobilisés pour interpréter l’oeuvre ?
– B) Quels régimes de justification sont invoqués dans les sources pour situer l’oeuvre dans la production qui lui est contemporaine ? ou dans un nouveau contexte historique de réception ?
– C) Peut-on observer dans les sources des habitudes de réception et comment cette acculturation est-elle formulée (usages de genre, de types, etc.) ?
– D) Comment la parole des récepteur.rices va-t-elle construire un repérage formel qui lui permettra de placer l’œuvre en continuité ou en rupture avec les horizons d’attentes identifiés ?
Références bibliographiques
Horellou-Lafarge, Chantal, Segré, Monique (2016), Sociologie de la lecture, Paris, La Découverte.
Iser, Wolfgang (1976), L’acte de lecture. Théorie de l’effet esthétique, Bruxelles, Pierre Mardaga éditeur.
Jauss, Hans Robert (1974), « Levels of identification of hero and audience », New Literary History, vol. 5, p. 283–317.
– (1978), Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard.
Lapointe, Martine-Emmanuelle, Lambert, Kevin (2017), « Réception », Socius : ressources sur le littéraire et le social.
Les approches sémiotiques
Suivant une filiation théorique que beaucoup font remonter directement à Iser, plusieurs approches sémiotiques ont problématisé la divergence de réception à travers une question simple : quels éléments de l’œuvre dirigent la lecture ? Dans les approches sémiotiques, le consensus se fait sur deux idées majeures : « la réception est un jeu programmé par l’œuvre », et « l’œuvre est construite de manière à contrôler son propre décodage » (Riffaterre, 1979:10–11) – ce qui définit l’activité des récepteur.ices comme l’activation de ces décodages.
La théorie la plus symptomatique est le modèle du Lecteur Idéal proposé par Eco (1985), notion désignant, comme chez Iser, un faisceau de stratégies signifiantes internes à l’œuvre. Le Lecteur Idéal d’Eco demeure moins transcendantal que le Lecteur Implicite isérien puisqu’il découle directement de l’intention de l’auteur.ice réel.le. Eco propose une vision textualiste de l’interprétation[1], fondant son modèle sur l’idée que l’œuvre « est un produit dont le sort interprétatif doit faire partie de son propre mécanisme génératif » (Eco, 1985:65). Les faisceaux sémantiques régulent la divergence de réception : ce que l’on peut véritablement dire d’une œuvre, c’est ce qui peut sémiotiquement en être décodé[2]. S’il reconnait que l’on peut faire dire n’importe quoi à une œuvre, il distingue un ensemble majeur de ces possibilités parmi les « violences » qui sortent l’interprète de la « coopération activement promue par le texte » (1985:113). En d’autres mots, on peut toujours ignorer les stratégies signifiantes, mais ces interprétations qui refusent de coopérer ne sont pas retenues dans Lector in fabula (ce qui ne signifie pas qu’elles n’intéressent pas son auteur)[3]. Ainsi l’interprète, partiellement déterminé.e par le texte, se fait le révélateur actif de ces déterminations en suivant les itinéraires : la nature signifiante du langage garantit un cadre interprétatif valide et donc une frontière pour la divergence de réception.
À la suite d’Eco, nombre d’études de réception s’intéressent à des phénomènes dirigeant la réception (Servais, 2012), sans conserver nécessairement les fondements sémiotiques de son hypothèse. Pour l’essentiel, on pose l’oeuvre comme un système signifiant, encodant des symboles et des discours, puis on modélise la divergence de réception comme suite de décodages possibles. Très souvent, et c’est pour cela que le modèle est aussi communicationnel, les chercheur.euses opèrent des remontées en généralités et interrogent, derrière les opérations de signification, les discours prêtés aux artistes par les récepteur.ices.
L’exemple de la réception théâtrale
Plusieurs enquêtes pratiquent la lecture de spectacle en définissant, suivant Eco, le « spectator in drama » (Hamidi-Kim, 2013:27) encodé par les formes. Les approches sémiotiques contemporaines ont dû, notamment avec l’essor des dramaturgies postmodernes, intégrer l’opération spectatrice de décodage de façon plus complexe (Bouko, 2010). Ce type de phénomènes n’empêche toutefois pas de reconduire une approche de la réception héritière d’Eco dont « l’objectif n’est évidemment pas de figer le processus de réception, mais d’en proposer de possibles parcours et de mettre en évidence les différents niveaux d’anticipation possibles par l’instance créatrice » (Bouko, 2010:111). Aux yeux de Marie-Madeleine Mervant-Roux, ce modèle demeure insuffisant pour une étude du spectateur réel :
Le troisième discours, fondé sur les travaux de sémiologues, montre un « spectator in drama » mentalement entreprenant, lecteur, décodeur, analyste du spectacle, effectuant l’ultime étape du travail, donnant le sens. Cette image ne fournit pas une réponse satisfaisante à la question du lien scène-salle. (Mervant-Roux, 1998:8)
Effectivement, les études sémioticiennes ne reposent pas sur des enquêtes empiriques, mais sur des commentaires de spectacles virtualisant dans lesquels l’expérience du public est toujours présupposée, et le plus souvent réduite à une activité de décodage – notamment par les acteurs sociaux majeurs du champ :
En revanche, nous insisterons sur la place virtuelle qui celle du spectateur dans le discours des acteurs du théâtre, tout comme nous étudierons le « spectateur virtuel » programmé par le spectacle, ce « spectator in drama » inscrit dans la fable et dans le spectacle à la manière du « lector in fabula » théorisé par Umberto Eco. Le spectacle programme ainsi une réception « virtuelle » dont la fonction politique peut être déterminée non seulement et non nécessairement par le texte et sa mise en scène, mais aussi possiblement par la relation entre la scène et la salle voire par la salle, ou plus exactement par le cadre de représentation. (Hamidi-Kim, 2013 : 55)
Les travaux d’Hamidi-Kim demeurent un bon exemple d’extension du modèle d’Eco, puisqu’ils portent sur le Spectateur Virtuel, ancré sur un modèle communicationnel, mais débordent largement le cadre de la coopération sémiotique et du décodage signifiant. La construction du spectator in drama passe aussi par une attention à des phénomènes asémiotiques : effets présentiels, organisation sensible du dispositif, aux stratégies de gestion des affects, empathie dans la fiction, etc.
Questions à poser aux sources de réception
Si l’on a pu montrer qu’il était parfois restrictif sur la complexité de la réception (peu opératoire pour décrire l’immersion mentale, les affects, etc.), le modèle sémiotique n’en demeure pas moins encore efficace pour décrire une part de l’activité des récepteur.ices.
Du modèle sémiotique, on tire ainsi plusieurs problématiques utiles à toute enquête sur la réception réelle – toujours pensées comme des questions à poser aux sources de réception – par exemple :
– A) Comment la parole réceptrice opère-t-elle des décodages signifiants ?
– B) Quand peut-on explicitement considérer que les récepteur.ices sont en train d’identifier des sémioses ?
– C) Comment les récepteur.ices se représentent-t-iels en train de décoder ?
– D) Quand la parole des récepteur.ices fait-elle coexister différents itinéraires herméneutiques possibles ?
– E) Comment la parole des récepteur.ices reconstruit-elle des messages derrière les signes et à qui les attribue-t-elle ?
– F) Jusqu’où les sources considèrent-t-elles que l’expérience racontée a été programmée par le spectacle ?
Références bibliographiques
Bouko, Catherine (2010), Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique, P.I.E. Peter Lang, Bruxelles.
Eco, Umberto (1965), L’oeuvre ouverte, Paris, Grasset.
– (1985), Lector in fabula, Paris, Grasset.
– (1992), Les limites de l’interprétation, Paris, Grasset.
– (2010), « Quelques commentaires sur les personnages de fiction », SociologieS.
Hamidi-Kim, Bérénice (2013), Les Cités du théâtre politique en France depuis 1989, Paris, L’Entretemps.
Mervant-Roux, Marie-Madeleine (1998), L’Assise du théâtre. Pour une étude du spectateur, Paris, CNRS.
Riffaterre, Michel (1979), La production du texte, Paris, Seuil.
Servais, Christine (2012), « Les théories de la réception » en SIC, Cahiers de la SFSIC, n°8.
Wolff, Erwin (1971), « Der intendierte Leser », Poetica, n°4.
Notes
[1] Ce qui distingue aussi son approche des modèles historico-phénoménologiques comme le lecteur visé, soit « l’idée du lecteur telle qu’elle s’est formée dans l’esprit de l’auteur » (Wolff, 1971:166).
[2] Il suggère qu’un « Univers Sémantique Global » (1985:169) constitue le cadre d’élaboration général du sens. Les récepteur.ices interagissent avec les œuvres grâce à leurs compétences encyclopédiques qui leur permettent, in fine, de décoder les ensembles de signes. Pour lui, la sémiosis – rapport arbitraire du signifiant au signifié constituant le signe — fait office de principe actif en ce qu’elle organise les différents faisceaux signifiants d’un lexème : ce sont eux, les sémèmes, qui articulent les stratégies et construisent « l’enquête » (1985 :169) de l’herméneute.
[3] « Mais ici on parle de la coopération textuelle comme d’une activité promue par le texte, ces modalités ne nous intéressent donc pas. Que ce soit bien clair : elles ne nous intéressent pas dans ce cadre. » (1978 : 120).
Les études culturelles
Les formes elles-mêmes sont porteuses d’idéologies. (Todorov, 1984:190)
Une extension de la focale d’Eco au-delà des frontières sémiotiques est à trouver dans la constellation de travaux des cultural studies sur les objets d’art, et les objets culturels en général. À partir des années 70, plusieurs approches avancent que les rapports sociaux, et particulièrement les relations de domination, encodent les productions culturelles. Ces conceptions héritent des structuralismes, des travaux de Foucault, mais aussi de la pensée marxiste de l’art dont le premier principe est que les créations et les concepts esthétiques « sont inclus dans l’idéologie, c’est-à-dire dans les représentations que se forge une société à un moment donné de son histoire, compte tenu du stade de développement économique et matériel qu’elle a atteint » (Jimenez, 1997:256).
Si cette optique s’exporte rapidement en dehors de la seule réception des œuvres légitimes, c’est sans doute parce qu’elle reprend et diffuse la matrice théorique proposée par Stuart Hall selon laquelle le « texte » (plurimédial, Hall travaille d’abord sur la télévision) encode des structures. Précisément, le texte est encodé par les structures socio-politiques et cherche à son tour à encoder idéologiquement la réalité. Un tel encodage oblige alors les récepteur.ices à adopter l’une des trois positions de décodage possibles : « une position dominante-hégémonique (acceptation du message encodé), une position de négociation ou une position oppositionnelle » (Hall, 1973:124). Si Hall emprunte la focale sémiotique d’Eco, il étendra plus tard son modèle à des questions parasémiotiques comme les affects, en considérant notamment l’encodage de la réaction empathique dominante (et le possible refus oppositionnel des stratégies empathiques d’une œuvre) dans les artefacts culturels (Hall, 1997:17–34)[1].
Ces approches soulignent que les formes esthétiques (le style, la construction du récit, le dispositif polyphonique, les genres, etc.) héritent et véhiculent des idéologies à l’intérieur desquelles elles sont situées. Pour prendre un exemple connu, les études de Laura Mulvey (2017) sur le male gaze repartent de la théorie des appareils et des travaux de Michel Foucault sur les relations de pouvoir pour démontrer que les modes de présentation dominant des femmes dans les produits culturels (initialement le cinéma) reproduisent la domination masculine sur plusieurs modes :
- un mode quantitatif (la très faible représentation de personnages principaux féminins)
- un mode relationnel (la très faible autonomie narrative des personnages féminins ; Selisker, 2015)
- un mode perceptif (la manière dont sont présentés et filmés les corps féminins ; Garrett, 2005)
- un mode sociotypal (les sociotypes de femmes mis en avant dans les récits : la mère, la sainte, la sensuelle, etc. ; Kneeskern & Reeder, 2020)
Cette définition du gaze se double logiquement, et c’est là qu’on retrouve une continuation des travaux d’Eco, d’un encodage idéologique des récepteur.ices, d’une redéfinition explicite du « Spectateur Idéal » à partir de l’encodage idéologique des formes : en l’occurrence, ces travaux construisent un cadre permettant d’identifier toute œuvre programmée pour satisfaire les désirs et les croyances d’un spectateur masculin (complexifié par la suite en une communautés de masculinitiés dominantes, notamment virile et hétérosexuelle – Chaudhuri, 2007).
La plupart des propositions théoriques continuant ces travaux perpétuent cette double considération : l’encodage idéologique des formes induit l’encodage idéologique de sa réception. Les études de Bell Hooks (2003) sur le black female spectatorship en attestent aussi, incluant dans l’équation complexe du gaze la variable de la racialisation, définie comme construction sociale de l’identité et, par extension, du regard. Hooks montre que le cinéma dominant produit tendanciellement sur les corps racisés des opérations d’encodage idéologique suivant des modes similaires (sous-représentation quantitative, faible autonomie relationnelle dans le récit, adoption de focales blanches, sociotypisation racistes, etc.). Elle en conclut également que le Spectateur Idéal idéologiquement encodé dans beaucoup d’œuvres est un homme blanc[2]. Bell Hooks étend toutefois les niveaux théoriques en déplaçant la notion de gaze vers l’étude des réceptions réelles, et particulièrement des réceptions situées. À travers l’étude de sources (et la mise en place d’entretiens) avec un panel précis de spectatrices, des femmes noires américaines, elle montre que cette identité sociale induit des attitudes de réception spécifiques, résumées derrière l’idée d’un black female spectatorship. Elle établit ainsi plusieurs caractéristiques de cette réception située de productions culturelles dominantes, usant notamment de la notion de « regard oppositionnel » (empruntée à Hall). Parmi les caractéristiques identifiées par Hooks, puis par les travaux prolongeant les siens, on note notamment la métaconscience chez les spectatrices de ne pas être le Spectateur Idéal encodé par les formes, une attitude de rejet immédiat des discours idéologiques identifiés dans l’œuvre ou encore une résistance dans l’engagement affectif envers la fiction, qu’on peut étendre à une résistance plus générale à s’engager dans des processus immersifs recherchés par les productions culturelles dominantes (ce qui souligne que les dispositions imaginatives et empathiques dépendent également d’encodages idéologiques).
Dans les études théâtrales francophones, les approches poststructuralistes et situées de la réception sont assez rares, même si l’encodage idéologique des formes spectaculaires a été partiellement étudié sous d’autres aspects et via d’autres notions (dans l’héritage brechtien que revendique aussi Mulvey) qui s’avèrent en réalité théoriquement proches. Dans les performance studies, on trouve davantage d’études de réception situées, visant par exemple à développer une attitude de réception féministe des arts vivants. Pour Jill Dolan, qui travaille sur le théâtre, « la spectatrice féministe peut être considérée comme une ‘‘lectrice résistante’’ » (1988:2), dont l’intention première est de refuser l’encodage idéologique du spectacle,
en exposant les façons dont l’idéologie dominante est naturalisée par l’adresse du spectacle au spectateur idéal, la critique féministe du spectacle fonctionne comme une intervention politique dans un effort de changement culturel. (1988:17)
L’objectif de l’autrice est de démontrer que l’encodage fabrique une réception féminine passive, plus spécifiquement, neutralise l’activité possible de la spectatrice (son agency), ou invisibilise son rôle d’agent dans la divergence de réception : « Les mêmes représentations tendent à objectiver les femmes interprètes et les spectatrices en tant que sujets passifs, invisibles, non exprimés. » (1988:55). Sur le plan des échelles de réception, la question du gaze (et plus généralement du couple encodage/décodage) s’est étendue aux problématiques les plus variées, autant de niveaux de complexité nécessaires pour répondre à la question : comment une idéologie s’encode-t-elle dans un objet culturel ?
Les travaux francophones qui problématisent la réception à l’intérieur des logiciels post-structuralistes tendent le plus souvent à souligner la quantité de variables qui permettent une réception critique sur l’encodage idéologique d’un spectacle :
c’est le spectateur qui zoome à sa guise et qui achève le cadrage de l’image globale qui lui est donnée à voir, il est moins évident de cerner avec certitude le point de vue du metteur ou de la metteuse en scène et de savoir si le male gaze intradiégétique est redoublé ou au contraire mis à distance sur le plan extradiégétique dans un geste brechtien, selon une stratégie de retournement du regard. (Hamidi-Kim, 2017:7).
La complexité du processus d’encodage engage à positionner ces modèles au croisement de divers formes de l’expérience de réception. Dans la parole des récepteurs comme dans les théories situées, l’encodage peut se manifester sur des aspects immersifs (acceptation/négociation/opposition avec les valeurs des personnages, attachements empathiques situés, etc.) comme sur des aspects performatifs (acceptation/négociation/opposition avec les valeurs promues par un dispositif théâtral par exemple).
Cependant, ces approches nous orientent le plus souvent vers les aspects discursifs et proprement matériels de l’expérience de réception. Sur le plan matériel, on trouve notamment l’ensemble des considérations liées aux théories du point de vue (réception politique qui articule profil sociologique de l’émetteur et contenu du message), à l’inscription institutionnelle des gestes artistiques (comprise en tant qu’élément socio-politique), aux questions de représentativité (de positions et d’identités sociales, où s’articule particulièrement au théâtre la question de l’embodiment d’autres expériences sociales que la sienne, par exemple de genre), ou encore à l’éthique des conditions matérielles de production (ce qui, dans les esthétiques les plus marxistes, inclut par exemple la rémunération des artistes). Les aspects discursifs sont également centraux, en raison de l’héritage sémiotique et communicationnel de ces modèles. Hall lui-même note que l’encodage idéologique des appareils et des moyens de production ne produit finalement d’effet que dès lors qu’il est reçu comme discours.
Les appareils, rapports et pratiques de production apparaissent à un moment donné […] sous la forme de véhicules symboliques constitués. C’est sous la forme discursive que s’effectue la circulation du produit [culturel]. Le processus exige donc à la fois, côté production, ses instruments matériels – ses « moyens » – et ses propres ensembles de rapports sociaux (de production), l’organisation et la combinaison de pratiques au sein des appareils. Mais c’est bien sous la forme discursive qu’a lieu la circulation du produit, de même que sa distribution auprès de différents publics. Une fois achevé, le discours doit donc être traduit – transformé, de nouveau – en pratiques sociales, si l’on veut que le circuit soit complet et efficace. Si aucun « sens » n’est extrait, il ne peut y avoir de consommation. (Hall, 1994:18)
Du côté de l’activité de réception, c’est cette double tension entre les considérations pour les conditions matérielles de production (par exemple, l’identité sociale des artistes) et l’appréhension de l’encodage idéologique comme discours (par exemple, un sous-texte patriarcal dans un choix de mise en scène) qui polarise majoritairement ces questions. Dans la plupart des cas, lorsqu’un récepteur repère et se positionne par rapport à des encodages idéologiques, il perçoit l’oeuvre comme un ensemble de discours idéologiquement adressés, ce qui se joue plus rarement dans les aspects immersifs de la réception.
Questions à poser aux sources de réception
Des approches en cultural studies, on tire une variété de problématiques utiles à l’enquête :
– A) À quels éléments les récepteur.ices attribuent-iels un encodage idéologique ?
– B) Comment la parole de réception raconte-t-elle les processus de décodage ?
– C) Peut-on observer l’encodage idéologique du regard dans la parole ?
– D) À qui les sources attribuent-t-elles des processus d’encodage idéologique du réel ?
– E) Quel degré de métaconscience la parole des récepteur.ices confère-t-elle aux agents de l’oeuvre (écrivain.es, acteur.ices, etc.) ?
– F) Comment la parole de réception construit-t-elle une position (acceptation, négociation, opposition) ?
Références bibliographiques
Chaudhuri, Shohini (2007), Feminist Film Theorist. Laura Mulvey, Kaja Silverman, Teresa de Lauretis, Barbara Creed, Londres, Routledge.
Dolan, Jill (1988), The Feminist Spectator as Critic, Ann Arbor, University of Michigan Press.
Garrett, Laura (2005), “Women of The West Wing : Gender Stereotypes in the Political Fiction”, in T. Fahy (dir.), Considering Aaron Sorkin : essays on the politics, poetics, and sleight of hand in the films and television series, Jefferson, McFarland & Co.
Hall, Stuart (1973), Encoding and Decoding in the Television Discourse, Birmingham, Center for Cultural Studies.
– (1994), « Codage/Décodage », Réseaux, n°68.
– (1997), Representation : Cultural Representations and Signifying Practices, Londres, Sage.
Hamidi-Kim, Bérénice (2017), « Male gaze vs female gaze, théâtre public vs séries télévisées ? Portrait comparé du sexisme et du féminisme au sein de deux types de productions culturelles », Horizons/Théâtre, 10–11, p. 320–337.
Hooks, Bell (2003), « The Oppositional Gaze : Black Female Spectator », dans A. Jones (dir.), The Feminism and Visual Cultural Reader, New York, Routledge.
Jimenez, Marc (1997), Qu’est-ce que l’esthétique ?, Paris, Gallimard.
Kneeskern, Ellen, Reeder, Patricia (2020), “Examining the impact of fiction literature on children’s gender stereotype”, Current Psychology, vol. 3.
Mulvey, Laura (2017), Au-delà du plaisir visuel. Féminisme, énigmes, cinéphilie, Paris, Mimésis.
Selisker, Scott (2015), “The Bechdel Test and the Social Forms of Character Networks”, New Literary History, vol. 46, n°3, p. 505–523.
Todorov, Tzvetan (1984), Critique de la critique. Un roman d’apprentissage, Paris, Seuil.
Notes
[1] L’héritage marxiste de l’approche est aussi sensible puisqu’il s’agit bien de considérer l’ensemble de la transaction esthétique comme reflétant des rapports de force idéologique précis. C’est dans un environnement conceptuel similaire que nait la théorie des appareils (Baudry, 1973), qui reprend également l’idée que toute représentation artistique produit un encodage idéologique du réel, ainsi que de ses spectateur.ices, dont la position est immédiatement conçue comme le produit des structures politiques internes à l’œuvre (lui accordant moins de liberté, d’agency, que le modèle de Hall qui inclut la réaction oppositionnelle).
[2] Tout en adoptant une perspective intersectionnelle sur l’intrication des rapports de domination, faisant par exemple l’hypothèse que les hommes noirs réalisateurs ou metteurs en scène tendent à reconduire un regard masculin plus asservissant encore sur les personnages féminins noirs que sur les personnages féminins blancs.
[3] « Les appareils, rapports et pratiques de production apparaissent à un moment donné […] sous la forme de véhicules symboliques constitués. C’est sous la forme discursive que s’effectue la circulation du produit [culturel]. Le processus exige donc à la fois, côté production, ses instruments matériels – ses « moyens » – et ses propres ensembles de rapports sociaux (de production), l’organisation et la combinaison de pratiques au sein des appareils. Mais c’est bien sous la forme discursive qu’a lieu la circulation du produit, de même que sa distribution auprès de différents publics. Une fois achevé, le discours doit donc être traduit – transformé, de nouveau – en pratiques sociales, si l’on veut que le circuit soit complet et efficace. Si aucun « sens » n’est extrait, il ne peut y avoir de consommation. » (Hall, 1994:1)
Les approches polyphoniques
La question de l’attribution des messages et des discours est aussi centrale pour ce que Raphaël Baroni appelle une « critique polyphonique ». Théorisée et mise en pratique par l’auteur, une telle critique découle d’une compréhension large de ce qu’est la polyphonie.
Dans une perspective centrée sur le récit textuel, le modèle étendu reconnait une multiplicité de voix. Il y a d’abord la polyphonie romanesque dans son sens traditionnel (Bakhtine, 1978) enregistrant l’idée que tout récit est tissé par les voix des protagonistes véhiculant des systèmes de valeurs ou des positions politiques divergentes. Il faut évidemment y associer l’ensemble des voix extra ou paradiégétiques, mais produites toujours par le texte, comme celle du narrateur externe ou de « l’auteur implicite » (Booth, 1983) construit par le dispositif rhétorique : deux nouveaux niveaux de complexité éthique et politique. La subjectivité des récepteur.ices, dans cette perspective, doit se frayer une trajectoire à travers ce tissu de voix, mais il faut considérer encore le pôle empirique de l’expérience narrative : l’auteur.ice réel.le et le contexte de production du récit. L’expérience politique d’un récit peut également passer par l’identification d’une voix de l’auteur.ice, influencée par ce que chaque récepteur.ice sait de l’auteur.ice réel.le et de l’ensemble des stratégies qu’iel utilise pour se construire une « posture médiatique » (Meizoz, 2007)[1].
Ce modèle entend bien décrire de manière souple la divergence de réception, les paramètres guidant la variabilité du modèle relevant alors de certaines trajectoires interprétatives à l’intérieur de cette polyphonie « étendue ». Très simplement, l’expérience politique d’un.e récepteur.ice est rendue variable par l’association ou non de la voix des personnages à la voix de leur auteur.ice. Et il est bien question d’une modélisation qui n’entend pas considérer le « paradoxe constructiviste » comme un problème à résoudre, mais comme une divergence à décrire :
Il faudrait que cette approche refuse de résoudre le « problème « de la polyphonie et qu’elle affirme au contraire que cette dernière, loin d’être dépourvue de pertinence, constitue au contraire le foyer de toute interprétation, qu’elle soit ordinaire ou savante, naïve ou experte, personnelle ou collective. Il faudrait montrer dans la foulée que les valeurs éthiques (exprimer le bien), aléthiques (exprimer le vrai) et esthétiques (exprimer le beau) de l’œuvre dépendent étroitement de la manière dont les interprètes rattachent ces énoncés à des voix spécifiques, et cela en dépit de l’indétermination partielle du discours. Ce qui revient à refuser de trancher le nœud gordien de la polyphonie, refuser également de le démêler, mais tout de même en analyser chaque brin et la manière dont il s’entrelace avec les autres. (Baroni, 2014:16)
Questions à poser aux sources de réception
Baroni n’a pas encore proposé d’enquête empirique qui permettrait d’adapter la critique polyphonique à des corpus de réception réelle, mais il l’appelle de ses vœux :
il faudrait compléter cette étude par une analyse beaucoup plus exhaustive et précise des réactions des lecteurs empiriques (incluant ceux qui refusent de lire pour telle ou telle raison). On pourrait ainsi faire émerger des lignes de force collectives permettant de dresser une carte des divergences et des convergences interprétatives significatives. Plusieurs voies pourraient être empruntées […] Mais probablement que les meilleures sources d’information seraient les commentaires que publient les lecteurs ordinaires sur Internet, sur des blogs ou sur des sites de vente en ligne. […] Cette approche devrait aussi nous conduire à nous interroger sur la nature des outils que nous appliquons à l’étude des textes littéraires. On peut en effet considérer que les différents cadres épistémologiques qui visent à décrire ou à interpréter les textes (narratologie, analyse du discours, linguistique textuelle, psychanalyse, sociologie, histoire culturelle, biographie, etc.) fonctionnent comme autant de formes de canalisation de l’interprétation et de réduction de la complexité polyphonique du discours. Dès lors, l’analyse polyphonique la plus riche nécessite la multiplication des points de vue sur l’objet, même, et surtout, lorsqu’ils ne s’accordent pas. (Baroni, 2014:22)
La critique polyphonique (et sa préconception discursive de la relation entre récepteur.ice et œuvre) permet d’éclairer une partie de la divergence de réception. Elle soulève des problématiques précises pour l’enquête – toujours pensées comme des questions à poser aux sources de réception :
– A) Comment la parole des récepteur.ices identifie-t-elle des voix dans l’œuvre et particulièrement celles qui lui semble pertinentes pour dire son expérience ?
– B) Comment relate-t-elle les convergences et les divergences entre ces voix ?
– C) Comme chaque récepteur.ice effectue-t-iel des opérations d’attribution et de distanciation des contenus énoncés (par exemple en attribuant ou en refusant d’attribuer les propos d’un personnage à l’auteur.ice, à l’acteur.ice, etc.)
– D) Comment la source se représente-t-elle en délibération avec l’œuvre ?
– E) Comment la source reconstruit-elle une polyphonie entre les personnages ?
Pour l’essentiel, ces problématiques renvoient à des formes discursives de l’expérience de réception. Cependant, le montage polyphonique engage aussi des prises de position entre des voix d’entités à l’intérieur du récit. Les travaux de Lisa Zunshine (2006) ont montré par exemple que diverses réactions éthiques pouvaient être envisagées suivant différentes attributions de discours aux personnages (y compris les représentations d’un personnage dans l’esprit d’un autre, ou l’attribution de discours et d’idéologies entre personnages). La critique polyphonique interroge donc également la forme immersive de l’expérience, et l’attribution de discours peut articuler la polyphonie vécue en imagination comme la polyphonie en opérant des remontées en généralités (qui retrouvent alors des formes discursives).
Références bibliographiques
Bakhtine, Mikhaïl (1978), Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard.
Baroni, Raphaël (2014), « La guerre des voix. Critique polyphonique et divergences interprétatives dans l’œuvre de Michel Houellebecq », Contextes.
Korthals Altes, Liesbeth (2000), « La rhétorique de la représentation du mal », dans J.-M. Wittman (dir.), Amoralités de la littérature, morales de l’écrivain, Paris, Honoré Champion, p. 61–75.
– (2004), « Persuasion et ambiguïté dans un roman à thèse postmoderne (Les Particules élémentaires) », CRIN, n° 43.
– (2014), Ethos and Narrative Interpretation. The Negotiation of Values in Fictions, Lincoln, University of Nebraska Press.
Meizoz, Jérôme (2007), Postures littéraires, Genève, Slatkine.
Zunshine, Lisa (2006), Why We Read Fiction ? Theory of Mind and the Novel, Columbus, Ohio State University.
Notes
[1] Au croisement de la narratologie et de la sociologie, les travaux de Liesbeth Korthals Altes (2000, 2004) ont montré aussi que la diversité des interprétations d’un même récit est largement dépendante de l’image que se font les récepteur.ices de l’auteur.ice empirique.
Les théories du sujet lecteur
On l’a vu, une part des études culturelles récentes, notamment littéraires, s’est positionnée contre le logiciel sémiotique en replaçant en son cœur l’expérience subjective de l’œuvre, et tout particulièrement les activités d’imagination induites par le récit et la fiction. C’est au croisement de cette inflexion et de questionnements sur l’enseignement de la littérature dès le plus jeune âge que naît le corpus des théories du « sujet-lecteur », rapidement devenu essentiel pour les approches de la réception.
Le « sujet-lecteur » est un vocable forgé pour constituer en objet d’étude les lecteur.ices réel.les, celleux qui sont les sujets expérientiels de toute œuvre : « le lecteur réel est au cœur de toute expérience vivante […], de toute appréhension sensible, éthique et esthétique des œuvres » (Rouxel & Langlade, 2004:12). Cherchant à penser au plus près de la pratique, notamment de l’enseignement, les théories du sujet-lecteur donnent lieu à des pratiques d’enquêtes qui tendent à revaloriser l’activité imaginative des récepteur.ices comme un acte subjectif. Une telle définition de l’activité de réception s’ancre aussi dans une contestation des formes de lecture dominantes, socialement et académiquement valorisées[1].
En pratique, les théories du sujet lecteur envisagent donc essentiellement la réception comme une individuation de l’œuvre, ce qui signifie que son modèle est centré sur des facteurs personnels davantage que sur des facteurs sociaux[2]. Un exemple pratique de ce souci consiste à s’intéresser à ce que chaque sujet-lecteur retient d’une œuvre, des unités minimales qui l’ont marqué. Si « le travail de sélection du lecteur s’exerce sur des unités textuelles que le lecteur investit particulièrement par la pensée et la rêverie » (Bayard, 2002:46), on peut alors reconstituer dans les sources de réception la marque première de toute appropriation subjective, soit la recomposition de ces unités sélectionnées : « la logique du sujet lecteur serait à l’origine d’une sélection singulière des matériaux textuels de l’œuvre qui participe à la construction du texte proprement dit, c’est-à-dire du texte du lecteur. » (Langlade, 2004:84).
L’autre aspect qui intéresse les enquêtes empiriques sur le sujet-lecteur tient à la singularisation de la fiction, aux divergences dans l’expérience imaginative et aux facteurs qui les induisent[3] :
L’implication du lecteur est nécessaire car elle est structurellement appelée par la fiction. Certaines opérations de lecture exigent en effet l’investissement personnel du sujet lecteur pour être menées à bien. C’est le cas par exemple du processus de représentation. Les images mentales construites par le lecteur à partir du texte sont, en raison de l’incomplétude structurelle de l’œuvre (qui ne peut tout décrire complètement), nécessairement subjectives. La façon dont un récepteur imagine décor et personnages, à partir des indications souvent allusives tient aux situations qu’il a vécues, aux événements qu’il a traversés, dont le souvenir fait spontanément retour dans la lecture. (Jouve, 2004:106)
On remarque encore que les facteurs sont envisagés au prisme de la subjectivité, et que la perspective théorique est centrée sur l’unité minimale de l’individu, en tant que centre perceptif et réceptacle d’une vie intime. S’agissant de questions imaginatives très pratiques, comme l’aspect d’un personnage ou les raisons qui motivent son comportement, c’est encore l’expérience individuelle qui est mobilisée pour expliquer les divergences :
Si l’on admet qu’une œuvre de fiction se caractérise par son inachèvement, on est conduit à penser qu’elle ne peut véritablement exister que lorsque le lecteur lui prête des éléments de son univers personnel : éléments de décors, paysages, traits physiques et de caractère des personnages, etc. Il produit donc des activités de complément en imaginant un avant, un après et un pendant à l’intrigue. […] Le lecteur donne par exemple du sens au comportement et à l’action des personnages à partir de « théories » psychologiques empruntées à l’expérience qu’il a acquise, soit directement à travers des savoirs construits. (Langlade, 2004:88–89)
L’ancrage dans les questions liées à l’éthique de la fiction est particulièrement clair – on se souvient d’une hypothèse forte de Martha Nussbaum selon laquelle il n’y a pas de différences tangibles entre appréhender un personnage de fiction et une personne réelle – lorsque les enquêtes sur le sujet lecteur concluent à une homologie entre expérience de la réalité imaginée et expérience empirique :
Il faut admettre que les cohérences interprétatives les plus proches du lecteur reposent pour une bonne part sur une forme de « sécularisation » de l’œuvre – une appréhension de l’œuvre comme si elle renvoyait au monde réel – car elles utilisent les mêmes catégories morales, culturelles, analytiques, métaphysiques, que celles qu’utilise habituellement le lecteur dans son approche du monde. (Langlade, 2004:90)
En effet, les diverses enquêtes menées en sociologie, ainsi que les témoignages tant littéraires qu’obtenus dans les cadres d’entretiens révèlent, outre la recherche d’évasion et d’émotions, l’existence et l’importance des attentes éthicopratiques investies dans ce mode de lecture. […] La relation esthétique implique une forte prise de distance : le texte étant envisagé comme une forme pure, c’est le plaisir esthétique qui est la seule motivation de lire. La relation éthique, quant à elle, ancre le texte dans le vécu, consiste à apprécier une œuvre selon les valeurs liées à son expérience, et à en attendre des profits éthicopratiques : conseils, expériences par procuration… (Détrez, 2001:19)
Pour autant, toutes les approches pratiques influencées par les théories du sujet-lecteur, notamment dans l’enseignement, n’excluent pas une problématisation sociologique des récepteur.ices et des sources de réception. Certaines perspectives s’inspirent par exemple de la sociologie compréhensive pour problématiser l’expérience de lecture comme un dialogue avec soi, mais aussi des déterminants externes qui configurent l’espace de ce dialogue, pour comprendre toute lecture comme une individuation située dans des résonnances sociales :
On peut alors au contraire proposer comme horizon idéal du partage lectoral la mise en place d’une « relation résonante au monde », pour reprendre les mots du sociologue Hartmut Rosa. Selon Hartmut Rosa, la « résonance » se définit comme la mise en relation du sujet avec le monde dans un rapport de réception et de réaction, un « type spécifique de mise en relation entre le sujet et le monde à partir de laquelle l’un et l’autre se configurent » à travers un « espace de résonance » qui peut être un artefact comme un texte. On retrouve ici le terme de « configuration » subjective employé par Marielle Macé pour définir le processus de lecture. Ainsi, la lecture d’un texte de fiction peut être considérée comme une expérience de réception satisfaisante quand elle permet une mise en dialogue de soi avec le monde et autrui. (Marpeau, 2021a:17)
Les théories du sujet lecteur ont donné lieu à de nombreuses expériences pratiques d’étude de la réception réelle. Si elles sont difficilement synthétisables, on peut d’abord en distinguer deux : le questionnaire aux récepteur.ices et le journal de lecture rédigé par les récepteur.ices elleux-mêmes, dans lequel iels relatent leur expérience de réception. Même si les chercheur.euses s’accordent pour considérer qu’aucune de ces deux approches n’est exclusive aux salles de classes, la plupart des travaux ont été menés avec des élèves. Ces enquêtes se donnent des objectifs divers, cohérents avec les principales hypothèses issues des théories du sujet-lecteur, mais il est surtout question d’observer la diversité des images mentales et des individuations de la fiction. Vincent Jouve propose par exemple un protocole d’entretien clair sur la question :
Il s’agirait, après lecture d’un passage donné, de poser aux élèves les questions suivantes : comment se représentent-ils le décor, les objets, les personnages ? comment réagissent-ils à la situation sur le plan affectif et moral ? peuvent-ils s’identifier ? […] puis d’interroger les réactions subjectives. D’où viennent leurs représentations ? Pourquoi s’identifient-ils à tel personnage ? Pour quelles raisons jugent-ils tel acte positif ou négatif ? (2004:111)
L’auteur prend l’exemple d’une étude « de réaction » sur L’Assommoir, dont l’objectif est de recueillir les différentes évaluations éthiques émises par les élèves à propos du comportement de Gervaise dans une séquence, puis de comparer ces avis avec ceux de la voix narrative pour mesurer le degré de conditionnement narratif dans l’évaluation morale (à quel point le jugement éthique des élèves correspond au jugement éthique guidé par la narration). Il montre notamment que la gestion des points focaux dans l’expérience mentale est très diversifiée : certains élèves se représentent par exemple le narrateur comme attablé parmi les convives dans la séquence (intradiégétique), alors que d’autres avancent l’idée qu’il serait extérieur à la diégèse.
L’un des principaux intérêts de ces enquêtes est de traiter la source de réception (réponse à un questionnaire, transcription d’entretien ou journal de lecture) comme un objet discursif qui redouble l’œuvre dans une version individuée. Le texte du lecteur (la source de réception) est alors abordé comme « une logique à focalisation interne qui constitue une perspective de commentaire » (Langlade, 2004:84). Ces enquêtes revendiquent un parti-pris discursiviste, soit une méthode qui ne prétend pas étudier l’expérience vécue, mais bien l’expérience telle qu’elle est racontée : « Les modes d’accès au sujet lecteur sont fondamentalement liés au discours qu’il produit sur le texte, individuellement ou dans des situations collectives » (Demougin, 2004:118). Les usages de ces discours par les chercheur.euses sont pluriels[4]. On peut par exemple s’en servir pour comparer une « lecture réelle » avec la lecture implicitée par les formes de l’œuvre pour essayer
d’établir, ou tout simplement de décrire, comment se rencontrent, voir s’affrontent, les lecteurs implicites et les lecteurs empiriques. Ces derniers se plient-ils nécessairement aux instructions du texte ? Quelles sont les expériences de lecture imprévues qu’ils sont en droit de réaliser ? Comment observer le surgissement de la subjectivité ? (Rouxel, 2004:12–13).
La plupart des enquêtes ne se limitent aucunement à des processus de décodage sémiotique ou à des attitudes herméneutiques distanciées (politique du discours), déjà valorisées par l’institution scolaire ou académique. Il pourra aussi s’agir de repérer dans les sources des phénomènes d’individuation[5], en comparant par exemple les positionnements empathiques des récepteur.ices avec les « directives émotionnelles » (Jouve, 2004:108) de l’œuvre, ou d’interroger comment les identifications réelles diffèrent de « l’identification programmée par le texte » (Jouve, 2004:108). Au plus radical, il pourra s’agir finalement de comprendre la source de réception comme une activité qui produit ses propres cadres théoriques pour donner du sens à son expérience :
Le discours du lecteur inscrit dans une théorie ou une morale les réactions subjectives qu’il a éprouvées au cours de la lecture : fascination, rejet, trouble, séduction, hostilité, désir, etc. Les réactions des élèves, comme de tout récepteur, à l’égard des œuvres et des personnages qui les touchent sont significatives de cette implication, il suffit de les écouter. Dans cette distance participative faite d’aperçus psychologiques, de jugements moraux, de séduction ou de répulsion, se lisent et se lient l’œuvre et le sujet lecteur. (Langlade, 2004:89)
Questions à poser aux sources de réception
Des hypothèses sur le « sujet-spectateur » on tire plusieurs questions que l’on peut poser aux sources de réception :
– A) Quelles sélections opère le spectacteur pour dire l’œuvre ?
– B) Quelle version de l’histoire re-raconte la parole spectatrice ?
– C) Quelles images mentales peut-on observer dans la parole spectatrice ?
– D) Comment la parole spectatrice manifeste-t-elle de l’empathie pour les personnages ?
– E) Comment observer des dynamiques d’identification dans les sources de réception ?
– F) Comment la parole spectatrice raconte-t-elle le moment sensible de spectation ?
– G) La parole spectatrice mobilise-t-elle son expérience personnelle pour donner du sens à son expérience du spectacle ?
Références bibliographiques
Bayard, Pierre (1998), Qui a tué Roger Ackroyd ?, Paris, Minuit.
– (2002), Enquête sur Hamlet – Le dialogue de sourds, Paris, Minuit.
Caracciolo, Marco (2014), The Experientiality of Narrative : An Enactivist Approach, Berlin, De Gruyter.
Demougin, Patrick (2004), « Le lecteur et sa parole : traces écrites d’une parole recomposée dans l’acte de lecture », dans A. Rouxel et G. Langlade (dir.), Le sujet lecteur. Lecture subjective et enseignement de la littérature, Rennes, Presses Universitaires de Rennes.
Détrez, Christine (2001), « Bien lire. Lecture utiles, lectures futiles », Bulletion des bibliothèques de France, n°6, p. 14–23.
Jouve, Vincent (2004), « La lecture comme retour sur soi : de l’intérêt pédagogique des lectures subjectives », dans A. Rouxel, G. Langlade (dir.), Le sujet lecteur. Lecture subjective et enseignement de la littérature, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, p. 105–114.
Langlade, Gérard (2004), « Le sujet lecteur auteur de la singularité de l’œuvre », dans A. Rouxel, G. Langlade (dir.), Le sujet lecteur. Lecture subjective et enseignement de la littérature, Rennes, Presses Universitaires de Rennes.
Macé, Marielle (2011), Façons de lire, manières d’être, Paris, Gallimard.
Marpeau, Anne-Claire (2021a), « Peut-on débattre d’une fiction dans le cadre scolaire ? », Fabula LhT, n°25.
Nussbaum, Martha (2015), L’art d’être juste, Paris, Flammarion.
Reboul, Anne (2011), « La résistance imaginative : émotions, valeurs et fiction », dans C. Tappolet, C. Teroni, F. Konzelmann Ziv (dir.), Les ombres de l’âme, penser les émotions négatives, Genève, Markus Halter.
Rouxel, Annie, Langlade, Gérard (2004) (dir.), Le Sujet lecteur. Lectures subjectives et enseignement de la littérature, Rennes, Presses Universitaires de Rennes.
Notes
[1] « Le lecteur idéal [de l’institution académique] adopte une pratique basée sur la distanciation, l’analyse, le recul critique, l’herméneutique. À ce titre, l’immersion dans la fiction et l’identification ne sont pas des attitudes recherchées chez un lecteur ou une lectrice « littéraire » ». (Marpeau, 2021a:13)
[2] Le parti pris de la subjectivité passe également par une étude de la réception comme retour sur soi, où la transaction avec l’œuvre est toujours conçue comme une « pratique d’individuation » (Macé, 2011:15), une manière de se mettre en jeu dans laquelle le texte, le film ou le spectacle est d’abord le support d’un questionnement intérieur : « la lecture apparaît comme une pratique d’immersion et de projection car elle participe à la construction de soi » (Marpeau, 2021a:8). Invitation est alors faite à traquer les marques de cette mise en jeu dans les sources de réception : « Toutes les raisons plus ou moins objectives que nous pouvons être amenés à faire valoir pour justifier notre appréciation ont surtout une fonction de mécanisme de défense, pour dissimuler que nous sommes avant tout sensibles dans une œuvre à ce qui nous concerne nous-même. » (Bayard, 1998:112)
[3] Elles recoupent en cela largement les travaux en théories du récit et de la fiction, comme ceux de Marco Caracciollo (2014) sur le rôle de l’expérience personnelle dans la visualisation mentale des récits, d’Anne Reboul (2011) sur la « résistance imaginative morale » ou encore de Martha Nussbaum (2015) sur les attachements empathiques.
[4] Il pourra s’agir aussi de tirer des sources plusieurs modélisations visant à décrire certains types d’opérations produites par la parole réceptrice sur l’œuvre : « Dans un journal de lecture, […] le récepteur doit se situer dans un acte locutoire (qui rejoue la situation d’interlocution), réorganiser symboliquement des contenus (par la construction de nouveaux paradigmes), opérer des déplacements sémiotiques (qui reconstruisent le sens en modifiant les codes mis en jeu). » (Demougin, 2004:119)
[5] L’étude de journaux de lecture montre qu’ils constituent des « réécritures », voire des « appropriations totales du récit » passant d’abord et avant tout par la distribution d’attachements empathiques à l’égard des personnages (Marpeau, 2021a).
Les sociologies de champ
Issus de la sociologie bourdieusiennes, les modèles de champ ont beaucoup été mobilisés pour produire des études de réception. Pour le dire vite, ces approches fondent la divergence de réception sur la diversité sociale, structurant généralement les enquêtes autour d’une question : comment la configuration d’un champ artistique conditionne-t-elle les réceptions des agents impliqués dans le champ ? – ce qui engage à définir essentiellement l’activité des récepteur.ices comme une prise de position dans ce champ.
Dans Les Règles de l’art, Bourdieu considérait les récepteurs comme une entité relativement indéterminée à laquelle est reconnue la capacité de conférer aux œuvres un capital symbolique et économique. Il s’intéresse particulièrement à la question du succès, puisqu’elle articule cette fonction de la « réception » : augmenter ou diminuer le capital économique et symbolique des agents (artistes, institutions, etc.). L’autre axe sous lequel la réception est problématisée dans Les Règles de l’art est relatif à la division du champ littéraire à proprement parler, entre littérature de masse et production restreinte, que Bourdieu signale comme s’adressant à deux ensembles sociaux de récepteur.ices distinct.es (2015:244), sans toutefois s’intéresser véritablement à l’appropriation des contenus par les publics, et aucunement à la complexité de l’expérience individuelle. Dans des travaux antérieurs, Bourdieu centrait effectivement l’activité de réception autour de la seule question du « code social », variable principale de la divergence entre les récepteur.ices :
La lisibilité d’une œuvre d’art pour un individu particulier est fonction de l’écart entre le niveau d’émission défini comme le degré de complexité et de finesse intrinsèques du code exigé par l’œuvre et le niveau de réception défini comme le degré auquel cet individu maitrise le code social, qui peut plus ou moins être adéquat au code exigé par l’œuvre. (Bourdieu, 1969:77)
Des contradicteurs rappellent aussi que ce modèle, basé sur la domination par la maîtrise du code social, a conduit à négliger la diversité des expériences vécues et des appropriations de l’œuvre :
À l’inverse des cultural studies, qui considèrent que les cultures populaires sont dotées de leurs propres systèmes de valeurs et façonnent leurs propres univers de sens, la sociologie de la culture les a réduites en France à des pratiques caractérisées par le manque et la privation. Elle a de ce fait littéralement bloqué le développement de travaux sur les publics, en les inscrivant dans une théorie du déficit qui ne laissait aucune marge à l’analyse. (Cefaï & Pasquier, 2003:21).
Quoi qu’il en soit, étudier la réception dans des modèles de champ bourdieusien revient beaucoup à décrire des processus d’ « attribution de valeur » (Esquenazi, 2007) ou de capital[1], et très peu à circonscrire la divergence de réception[2].
Généralement, les modèles de champ sont surtout mobilisés pour expliquer des reconfigurations du champ en question, envisageant « la réception d’une œuvre comme un système de relation entre trajectoire et champ » (Thumerel, 2006:63). Comme processus, la réception est étudiée en tant qu’elle justifie l’évolution de la position des agents, ce qui n’est pas sans poser de problème, par exemple parce que la plupart des spectateur.ices d’un théâtre n’occupent pas de position particulière dans le champ des arts vivants (idem pour les lecteur.ices dans le champ littéraire). Gisèle Sapiro propose par exemple de penser les divergences de réception professionnelle d’un roman comme résultant de la configuration du champ littéraire[3]. Une telle approche doit évidemment mettre de côté les subtilités expérientielles de chaque réception, sinon en soulignant que la configuration du champ y joue un certain rôle[4]. Un tel modèle ne propose pas à proprement parler d’outils pour aborder certaines formes déjà évoqués de l’expérience de réception, liés par exemple à la performativité des corps ou à la divergence des sémiotisations possibles d’un même élément de l’oeuvre – même si elle peuvent les intégrer.
Il faut mentionner à ce titre l’étude de deux sociologues, Jean-Claude Passeron et Emmanuel Pedler, qui mettent en place un dispositif d’enquête (d’inspiration bourdieusienne) sur la réception muséale dans Le temps donné aux tableaux. Compte-rendu d’une enquête au Musée Granet (1987). Si elle a fait date, c’est notamment parce que leur méthodologie entendait articuler directement l’enquête de terrain et les propositions de certaines théories esthétiques, en l’occurrence sémiotiques. Leur enquête vise à modéliser un certain espace de réceptions possibles, prenant comme point de départ les entretiens et structurant les résultats en suivant les lignes des propositions esthétiques : une méthodologie qu’on reprendra ici. Pour autant, les auteurs font le choix d’un cadre théorique volontairement restreint – la sémiotique de l’image – et limitent ainsi leur saisie de l’expérience de réception au seul processus de décodage des signifiants. Leur modélisation repose sur une compréhension en deux temps de la transaction esthétique, où l’image se donne comme encodée à de multiples niveaux, et l’activation des décodages comme un processus dépendant de déterminants sociaux externes. Il s’agit d’identifier des récurrences entre certaines lignes interprétatives et les trajectoires sociologiques des récepteur.ices (leur appartenance à divers groupes sociaux). D’après leurs résultats, l’essentiel des réceptions de leur corpus sont déviantes par rapport aux programmes opéraux – dans leurs termes : « aberrantes si on les rapporte aux attentes inscrites en creux dans la littéralité de l’œuvre » (1987:198). Autre phénomène marquant : les auteurs valorisent beaucoup la récolte de données chiffrables sur la réception. Ce faisant, ils entendent exclure de leur enquête les processus d’individuation. Ils avancent alors un argument qui deviendra le credo de nombreuses approches ultérieures :
[…] le but de la sociologie de la réception n’est pas de mettre en lumière et d’analyser au cas par cas des activités de réception, aussi riches soient-elles (et desquelles résultent l’expérience esthétique) mais bien de dégager des tendances partagées, communes à des groupes sociaux ou des œuvres considérées dans leurs particularités, et ce par le traitement statistique des données récoltées (1987:215).
Toujours dans une perspective strictement sémiotique, l’enjeu est alors de quantifier et de systématiser les interprétations (les décodages), puis de chercher à les justifier par des facteurs exogènes. Finalement, notons que la perspective sémiotique ne peut s’épargner la considération d’un modèle strictement communicationnel où la divergence de réception est modélisée par les diverses identifications, compréhensions et recompositions d’un « message » d’auteur.ice (ce qui concentre toute l’enquête autour de la forme discursive de l’expérience).
Questions à poser aux sources de réception
Ces modèles, qui définissent l’activité des récepteur.ices comme une prise de position dans le champ, ne prétendent pas amener d’outils pour décrire l’expérience individuelle. Cette précision est importante, car quantité d’approches, issues par exemple de l’enquête narrative (Farrugia, 2009 ; Alleyne, 2015) ou de l’analyse conversationnelle (Kreplak, 2016) revendiquent une inscription sociologique tout en construisant des dispositifs très propices à une étude qualitative de l’expérientialité. En outre, la plupart des récepteur.ices n’occupent pas de position assignable dans le champ.
Les modèles de champ invitent le plus souvent à poser aux sources des questions spécifiques, par exemple :
A) Comment les récepteur.ices produisent-iels une représentation du champ et quel usage en font-iels pour dire leur expérience ?
B) Comment la parole réceptrice reconnait-elle la valeur esthétique de l’œuvre lorsque cela est pertinent pour dire son expérience ?
C) Comment les récepteur.ices se représentent-t-iels à l’intérieur d’une communauté d’attribution de valeur, ou plus généralement d’une communauté d’opinions apte à situer l’œuvre dans le champ ?
D) Comment leur parole se situe-t-elle dans les différents discours en lutte pour la définition du nomos du champ (en l’occurrence, le plus souvent, de ce que doit être le théâtre) ?
E) Comment chaque récepteur.ice associe-t-iel ses opérations de décodage signifiant à sa trajectoire sociale ?
Références bibliographiques
Alleyne, Brian (2015), Narrative Networks : Storied Approaches in a Digital Age, Londres, SAGE.
Bourdieu, Pierre (1965), Un art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie, Paris, Minuit.
– (1969), L’amour de l’art. Les musées d’art européens et leur public, Paris, Minuit.
– (1979) La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit.
– (2015), Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Points.
Cefaï, Daniel, Pasquier, Dominique (2003), Les sens du public. Publics politiques, publics médiatiques, Paris, Presses Universitaires de France.
Dessy, Clément (2008), « Compte rendu de Sociologies des œuvres. De la production à l’interprétation », COnTEXTES.
Esquenazi, Jean-Pierre (2007), Sociologie des œuvres. De la production à l’interprétation, Paris, Armand Collin.
Farrugia, Francis (2009), « Le syndrome narratif : théorie et terrain », Cahiers internationaux de sociologie, n° 127.
Heinich, Nathalie (1998), Ce que l’art fait à la sociologie, Paris, Minuit.
Passeron, Jean-Claude, Pedler, Emmanuel (1987), Le temps donné aux tableaux. Une enquête au musée Granet, augmentée d’études sur la réception de la peinture et de la musique, Paris, ENS Éditions.
Sapiro, Gisèle (2014), « Sociologie de la réception », dans G. Sapiro, La sociologie de la littérature, Paris, La découverte, p. 85–106.
Thumerel, Fabrice (2006), « Du sacre de L’Origine rouge (2000) à la consécration de Novarina (ou comment un avant-gardiste devient un classique) », dans I. Charpentier (dir.), Comment sont reçues les œuvres, Grane, Créaphis, p. 61–76.
Notes
[1] Pour Esquenazi, la notion de réception désigne essentiellement la manière dont les agents reconnaissent des cadres directeurs à leur appréciation de l’œuvre. Il étudie comment la dualité entre légitimité/reconnaissance se construit à l’intérieur du champ. Suivant son modèle, qui décrit la trajectoire sociale permettant à un « processus artistique » d’être reconnu comme « œuvre », l’interprétation commence dès lors qu’un.e fabricant.e « déclare » que le processus est une œuvre, puis s’achève lorsque des « communautés d’interprétations » (Esquenazi, 2007) la reconnaissent comme telle. Le modèle ne prétend toutefois approcher qu’une divergence de réception particulière, celle qui concerne la légitimation : « En étudiant cette communauté comme lieu d’interprétation de l’œuvre, il ne s’agit pas de déterminer comment une différence sociale peut créer des divergences d’appréciation mais d’analyser la composition d’une communauté qui attribue des propriétés identiques à une œuvre. » (Dessy, 2008:17).
[2] Comme le souligne Gisèle Sapiro, on observe assez peu de travaux adoptant une méthodologie sociologique compréhensive s’étant essayés à la description des effets dans la réception réelle : « Si les effets de la consécration sur la trajectoire et sur la perception de soi de l’individu ont été appréhendés par entretiens à travers le cas des prix littéraires [Heinich, 1998], ceux de la réception sur l’œuvre, et plus largement sur l’espace des possibles, constituent un domaine encore peu exploré de la sociologie […] » (2014:15)
[3] Sa perspective implique de comprendre tout discours sur l’œuvre comme position relevant d’autres positions des agents, suivant la répartition des capitaux économiques et symboliques, la configuration institutionnelle et les rapports divergents à l’autonomie de l’œuvre littéraire. Son modèle article « quatre types idéaux de discours sur la littérature », virtualisant la divergence des positions critiques autour de deux axes : un axe lié à la position (dominante ou dominée) de l’agent, un axe lié à sa relation au nomos (autonomie ou hétéronomie du champ). Elle montre alors que « le discours dominant au pôle de l’hétéronomie revêt la forme d’un jugement moral, tandis que le discours dominé à ce pôle est plutôt un jugement politique ou social. Au pôle autonome dominant, c’est le jugement esthète qui prévaut, tandis qu’à l’avant-garde, où la routinisation est dénoncée comme une forme d’orthodoxie, le renouvellement des formes littéraires est conçu comme un moyen de subversion sociale […] ». (2014:93)
[4] L’horizon de pertinence de cette modélisation est bien la description des évaluations possibles d’une œuvre en général, en tant que cette évaluation résulte d’une position dans le champ. Il s’agit de procéder à une objectification de configurations sociales qui réussit à décrire la lutte pour la définition et l’organisation de la production littéraire, dont la réception est alors un moment parmi d’autres.
Les modèles de position / appropriation
Suite à l’essor d’enquêtes commandées par les pouvoirs publics sur les usages des artefacts culturels (surtout littéraires et cinématographiques), de nombreuses méthodologies « sociographiques » basées sur des modèles quantitatifs ont vu le jour.
Les premières enquêtes sur les publics – qui datent pour le cas français des années 60 – se donnaient pour objectif prioritaire de mesurer quantitativement les effets et les résultats des politiques culturelles animées par le projet de « démocratisation » (fréquentations des espaces culturels, profil des publics, etc.). (Charpentier, 2006:8).
Pour autant, les limites des questionnaires fermés, des sondages et des recensions statisticiennes pour saisir l’expérience esthétique sont vites apparues. On a commencé alors à privilégier les enquêtes qualitatives qui ont l’avantage d’interroger l’expérience esthétique avec l’attention et la subtilité nécessaire. On a pu observer le développement de certaines approches privilégiant l’études des pratiques de certains groupes sociaux spécifiques ou alors de l’espace des possibles d’une œuvre en particulier. La plupart de ces approches ne cherchent aucunement à proposer une modélisation théorique de la réception, mais bien davantage à expliquer certaines réceptions par leurs déterminants contextuels, d’autant plus lorsqu’il s’agit de situations polémiques qui ont mis en jeu les valeurs éthiques ou les opinions politiques de certains groupes sociaux.
Dans l’héritage des travaux de Passeron, ce type d’enquête relève d’un modèle de position au sens où elles ne cherchent pas tellement à comprendre la réception comme induisant une reconfiguration du champ, mais davantage à répondre à la question : comment telle trajectoire ou telle position sociale justifie-t-elle une réception singulière ? Il s’agit alors de délimiter un ou plusieurs profils sociologiquement cohérents pour comprendre la divergence de réception, soit à étudier « le processus de la réception effective d’une œuvre par un groupe spécifique de lecteurs […] ainsi que le conditionnement socio-idéologique de ce processus » (Jurt, 1980:9). Si la question est alors de délimiter les variables qui rendraient le corpus d’enquêtés suffisamment homogènes, les modèles de position se distancient généralement d’une interprétation trop rigide du champ et s’intéressent davantage au rôle actif de l’appartenance de l’individu au groupe social. Ils retrouvent ainsi souvent les hypothèses de Fish (2007) sur les communautés interprétatives, Esquenazi allant même jusqu’à poser une relation qu’il nomme paraphrastique entre l’interprétation de l’œuvre et la situation de la communauté : « l’œuvre interprétée peut aussi reformuler la situation d’une communauté d’interprètes » (2007:22).
Bien sûr, certaines enquêtes empiriques révèlent la divergence de réception à l’intérieur d’une communauté, ce qui signifie le plus souvent que la variable identifiée pour homogénéiser le groupe enquêté n’est pas suffisante pour justifier l’appartenance à une même communauté interprétative. Une étude de Martine Burgos (1992) sur Le Grand Cahier d’Agota Kristoff menée auprès d’élèves de CAP dans un lycée professionnel note par exemple qu’il est presque impossible d’établir des paramètres communs dans leur relation au texte : « Ces élèves, tout en appartenant à une même communauté (même échec scolaire, même lieu de résidence, même absence de perspectives professionnelles) se montrent très divers, ils se distinguent entre eux par des différences de sensibilité et de systèmes de valeur. » (Horellou-Lafarge & Segré, 2016:110). La variable de l’environnement scolaire n’est pas présentée alors comme constituant une homogénéisation suffisante pour identifier des récurrences qui permettraient de délimiter des communautés interprétatives. D’autres travaux, héritiers plutôt des approches comparatistes présentées par avant, se sont plutôt intéressés au rôle de l’appartenance nationale en général, se basant sur des corpus de sources préexistants et plus larges. Ainsi, comparant la réception de Les Choses de Perec et du Cimetière de rouille de Fejes, Leenhardt et Josza (1998) montrent que
Français et Hongrois font une lecture moralisante de l’ouvrage de Perec. Cependant, à la différence des lecteurs français qui ont un mode de lecture distancié, les lecteurs hongrois ont un mode de lecture fusionnel et identificatoire. Compte tenu du rôle de la littérature dans la construction nationale hongroise, toute lecture engage en premier lieu le citoyen, qui formule des jugements, et l’œuvre littéraire est perçue comme un livre d’exemple ; aussi le lecteur hongrois interprète-t-il Les Choses comme une fable pédagogique. Les lecteurs français lisent Le Cimetière de rouille comme un document sociologique sur la situation de la classe ouvrière hongroise, alors que la lecture des Hongrois est fondamentalement politique et se réfère à la tradition hongroise des textes littéraires engagés. (Horellou-Lafarge & Segré, 2016:97)
Ces travaux s’inscrivent aussi largement dans la matrice idéologique des études culturelles. Les modèles de position sont au cœur des enquêtes sur la réception dans les postcolonial studies (les travaux de Bell Hooks sur le black female spectatorship présentés ci-dessus en sont une expression directe), et en gender studies où les enquêtes visent le plus souvent à expliquer des variations herméneutiques sur la base du genre auquel s’identifient les enquêtés, à la répartition des rôles de genre dans leur environnement social immédiat, ou plus généralement à leur représentation socio-idéologique des rôles de genre (Flynn & Schweickart, 1986). Il n’est pas rare que ces travaux mettent en place des enquêtes (le plus souvent des entretiens semi-dirigés) qui s’intéressent directement aux complexités de l’expérience de réception.
Ainsi, certaines études avancent que l’identification (observée dans la parole) des adolescent.es à certains personnages plutôt qu’à d’autre dépend en partie des catégories socio-professionnelles de leurs parents, mais aussi, et plus significativement, de la distribution des rôles de genre au sein de leur foyer familial (Détrez, 2007). On a pu souligner aussi que l’identité de genre déclarée par les enquêté.es jouait un rôle dans l’évaluation de généricité d’une œuvre (Détrez & Renard, 2008), l’échelle des valeurs mobilisées pour juger un comportement dans la fiction (Dolan, 1988), les formes de relations établies avec la figure auctoriale (Albenga & Bachmann, 2015) et même possiblement dans la relation au suspens narratif (Détrez, 2007). La plupart de ces travaux invitent toutefois explicitement à déconstruire les socialisations supposées de la réception, soulignant que les réponses des enquêté.es se caractérisent d’abord et avant tout par une appropriation personnelle critique et complexe de l’œuvre, et même par une métaconscience du stéréotype de réception qu’on leur présuppose ( « c’est pas parce que je suis une femme que je le reçois ainsi »).
En bref, les modèles de position entendent considérer des variables sociologiques dans l’interprétation tout en maintenant la focale sur la diversité des réceptions individuelles. Elles veulent s’émanciper à la fois des modèles poststructuralistes précurseurs des cultural studies induisant des réductions idéologiques et des modèles sémiotiques centrés seulement sur l’œuvre. Le but est de mettre en avant les enjeux socio-culturels de la relation entre les réceptions et l’œuvre, tout en revalorisant les dynamiques d’appropriation singulière par les publics.
S’éloignant de la stricte analyse herméneutique et substantialiste des énoncés « des textes », comme des mesures étroitement quantitatives des consommations, ces recherches […] présentent toute la caractéristique commune de s’orienter résolument « du côté du public », « réel », concret. Dépassant certaines oppositions traditionnelles (analyse interne versus analyse externe), ou encore les analyses mécanistes, forcément réductrices (telle œuvre exprimerait la vision du monde de telle catégorie sociale ou chercherait à transmettre son idéologie, tel type de produit formaterait et encadrerait tel type de consommation, etc.), elles cherchent à saisir l’activité de réception, non seulement comme une forme de consommation ou de pratique interprétative du récepteur, mais comme créatrice de sens. (Charpentier, 2006:7–8)
Questions à poser aux sources de réception
Les enquêtes empiriques sur la réception inspirées des modèles de positions peuvent difficilement se passer d’une problématisation reposant sur un panel d’enquêté.es sélectionné suivant des critères sociaux spécifiques. La plupart de ces enquêtes cherchent alors à comprendre la réception comme un ensemble de différences induites par ces critères.
On peut aussi mobiliser ces questions comme critères internes, soit en demandant aux enquêtés d’établir eux-mêmes leur profil sociologique pour faire apparaître à la fois comment ils se représentent leur propre position sociale, mais surtout, comment ils méta-attribuent leurs réceptions à ces positions sociales. L’enjeu est davantage celui du pas de côté permis par la méta-représentation de sa position sociale (j’interprète cela car j’occupe telle position) que celui d’une attribution externe de facteur par le chercheur (l’enquêté interprète cela car il occupe telle position).
En dehors d’un protocole qui sélectionne précisément son panel, comme c’est souvent le cas sur dans les études de réception qui partent de corpus existants (les enquêtés ne décrivent pas leur position sociale dans un courrier à l’auteur ou un commentaire de blog), la principale question réflexive à poser aux sources de réception semble la suivante :
– A) Comment les récepteur.ices justifient leur réception en mobilisant une conscience de leur propre position sociale ?
Références bibliographiques
Burgos, Martine (1992), « Ces lecteurs sont-ils des lecteurs ? », BBF, n°1.
Charpentier, Isabelle (2006), « Pour une sociologie de la réception et des publics », dans I. Charpentier (dir.), Comment sont reçues les œuvres, Paris, Creaphis.
Esquenazi, Jean-Pierre (2007), Sociologie des œuvres. De la production à l’interprétation, Paris, Armand Collin.
Fish, Stanley (2007), Quand lire c’est faire. L’autorité des communautés interprétatives, Paris, Les Prairies ordinaires.
Horellou-Lafarge, Chantal, Segré, Monique (2016), Sociologie de la lecture, Paris, La Découverte.
Jurt, Joseph (1980), La réception de la littérature par la critique journalistique : lecture de Bernanos 1926–1936, Paris, Jean-Michel Place.
Les pragmatiques des médias
Un autre modèle théorique de l’expérience de réception vient des nouveaux développements de la pragmatique des médias. Mobilisé essentiellement dans les études cinématographiques, la pragmatique interroge la pluralité des lectures filmiques au croisement de la rhétorique, de la sémiotique et de la sociologie. Pour mettre en place son modèle, elle se demande comment le public se singularise en se définissant comme public, puis interroge par quels moyens discursifs chaque parole de spectateur.ice opère des décodages en conscience d’un interdiscours social.
On pourrait la faire remonter sans doute aux travaux de Daniel Dayan (1992) qui met en place différentes enquêtes de réception en démontrant que les récepteur.ices se construisent comme récepteur.ices en imaginant d’autres réceptions[1]. Dans une perspective encore largement sémiotique, il est question, non plus seulement d’identifier ce qui détermine tel ou tel décodage des stratégies signifiantes, mais de souligner que les récepteur.ices racontent leurs « lectures » de films en argumentant par rapport à d’autres décodages possibles, soit que « la relation a un texte constitue toujours déjà une relation à un collectif » (Dayan, 2006:91). Les travaux de Dayan, mais aussi de Louis Queré, situés plutôt du côté des sciences de l’information, ont été parmi les premiers à définir le collectif comme précondition à toute interprétation, insistant notamment sur le fait que les cadres sociaux qui permettent d’appréhender l’œuvre peuvent déjà être compris comme des médiations plus collectives qu’individuelles :
La réception est aussi une expérience sociale, même si son support est un être individuel et si une part du phénomène est interne. En effet, les médiations qu’elle met en œuvre sont des médiations publiques, que ce soit des stéréotypes, des conventions, des attentes d’arrière-plan, des savoirs socialement distribués ou des rôles. Par ailleurs, dans la mesure où la réception inclut les occasions de discussion sur ce qui a été lu, vu ou entendu, on peut dire qu’elle se forme aussi dans les jeux de la communication sociale. (Queré, 1996:35)
Dans des travaux récents sur la question, des chercheurs comme Laurent Jullier ou Guillaume Soulez ont considérablement approfondi l’approche, cherchant à démontrer que la sémiotisation est une opération qui s’opère en conscience de l’interdiscours social, soit que l’expérience de réception se vit immédiatement à l’intérieur d’une multitude de décodages possibles. L’apport essentiel est ici de modéliser la transaction en cassant le préjugé d’une activité à deux temps : d’abord la singularisation (sémiotique) face à l’œuvre et ensuite la pluralisation dans un éventuel discours public sur l’œuvre. En un mot, tout décodage signifiant serait déjà effectué comme débat. Guillaume Soulez défend particulièrement l’idée que chaque réception rejoue la délibération publique au moment de donner du sens à l’œuvre, soit qu’à l’échelle individuelle, l’interprétation est une activité dans laquelle on engage la collectivité comme jeu de positions possibles[2].
Dans une perspective plus interdisciplinaire, Laurent Jullier s’intéresse directement à des sources de réception réelle, essentiellement des critiques de films ou des commentaires publiés en ligne, et entend modéliser ses résultats à travers différentes hypothèses qui ciblent la réception comme expérience au-delà du seul logiciel sémiotique. Dans un article programmatique sur la réception du mélodrame hollywoodien, il cherche à montrer que les sources de réception démontrent :
Une hypothèse anthropologique : le film n’est pas un « texte » mais le produit d’une expérience in situ […]
Une hypothèse psychologique : exprimer ce que l’on a ressenti [pendant le visionnage] articule à la fois des perspectives égocentriques et allocentriques – la question étant de savoir si nous devons ou non nous prendre comme point de référence (le film est-il intéressant même s’il ne m’a pas ému (moved) ?
Une question esthétique : peut-on prendre en considération les qualités plastiques et techniques du film alors que le genre est basé sur les effets émotionnels, presque physiologiques, que le film crée sur le spectateur ?
Une question historique : quelle est la différence entre les mélodrames anciens et récents en ce qui concerne leur effet sur le spectateur ? (Jullier, 2014:424)
L’idée est donc de considérer la spectation comme position parmi des spectations possibles, en modélisant les différentes paroles en tant qu’elles se posent et attestent du même coup des questions théoriques identifiées par les chercheur.euses.
On remarque dans la pragmatique des médias une volonté marquée de se distancier des perspectives trop strictement sociologiques, dans les termes de Soulez, de sortir d’une étude des récepteur.ices comme « point de passage » :
La pragmatique permet d’expliquer une bonne part de la pluralité des lectures possibles d’un même film, mais elle ne permet pas de comprendre pourquoi c’est tel débat qui a lieu en réception. Il faut donc faire remonter le débat public au sein même de la lecture, au sein même du processus de sémiotisation. Pour travailler sur les relations entre espace public et film, je propose donc de considérer que cette pluralité est un point de départ et non un point d’arrivée de l’analyse : le spectateur est alors un opérateur de cette pluralité et pas seulement un représentant d’une lecture potentielle parmi d’autres possibles, ou un simple point de passage de déterminations socioculturelles. (Soulez, 2011b:443)
Ce qui explique cette prise de distance, c’est bien le souci d’une modélisation théorique, mais il faut observer tout de même, chez Soulez notamment, qu’elle reste largement fondée sur le modèle sémiotique de l’expérience esthétique. L’idée que le sujet est un « opérateur de pluralité » est essentielle, mais cette pluralité est exclusivement celle des décodages signifiants :
[…] à côté de sa capacité à reconnaître des codes, la pluralité des lectures est une composante fondamentale de l’activité sémiotique du spectateur en tant qu’il est membre d’un espace de discussion publique. (Soulez, 2011b:443)
L’expérience esthétique devient alors politique doublement comme décodage et comme délibération (puisqu’il n’existe pas de décodage qui puisse être situé en dehors de la délibération).
Toutefois, cette modélisation est à nouveau contrainte d’ignorer nombre de paramètres qui jouent un rôle politique important dans l’expérience, qu’on pense encore à la forme immersive ou aux réflexions sur le pouvoir performatif des présences (dans le cas des arts vivants). Sans entrer dans le détail, il est certain que les modélisations proposées par ces pragmatiques délibératives ne concernent qu’une seule forme de l’expérience de réception, ce que Soulez explique lui-même très bien, soulignant que son modèle ne s’applique qu’à la seule « lecture rhétorique » :
[…] la « lecture rhétorique » peut être définie comme une lecture qui traite les images et les sons en tant qu’ils proposent des positions, des arguments, et même parfois des preuves, tandis que le programme d’une pragmatique rhétorique est de se demander : quand y‑a-t-il cette lecture rhétorique des images et des sons ? Quand le spectateur-auditeur mobilise-t-il une lecture rhétorique des images et des sons, plutôt qu’un autre type de lecture, c’est-à-dire, plus exactement, quand mobilise-t-il des ressources rhétoriques et argumentatives pour appréhender des images et des sons ? (Soulez, 2013:5)
Questions à poser aux sources de réception
Même si elle émerge et se développe essentiellement dans les études en communication et sur des corpus audiovisuels (télévisuels ou cinématographique), la pragmatique des médias, et tout particulièrement l’idée d’une sémiotique délibérative, sont très présentes dans les études de réception. Pour autant, ce qu’apporte la pragmatique des médias, c’est aussi une focale sur la réception réelle en tant qu’elle est déjà traversée par l’interdiscours avant tout processus de sémiotisation (ou « d’interprétation »). Du point de vue de l’enquête de terrain, elle invite donc à considérer d’une part les postures que peut adopter la parole de réception pour construire un décodage signifiant. D’autre part, elle engage également à se soucier de la pluralisation des interprétations possibles à l’intérieur de la source de réception. Ce type d’étude de terrain amène aussi des questionnements sur la mobilisation d’autres points de vue hypothétiques dans une parole. Pour le traitement des sources, la pragmatique des médias invite à se demander :
– A) Comment la parole de réception se construit-elle une position par rapport à d’autres réception possibles ?
– B) Comment le décodage sémiotique des récepteur.ices inclut-il les autres récepteur.ices ?
– C ) Quels types de médiation mobilise la parole de réception (savoirs socialement situés, stéréotypes, etc.) ?
– D) Comment la parole de réception mobilise-t-elle une délibération publique possible sur l’œuvre ?
– E) Quand la parole de réception cesse-t-elle de prendre son point de vue comme référentiel pour dire son interprétation ?
– F) La parole de réception explicite-t-elle la diversité des interprétations possibles pour se situer ?
Références bibliographiques
Dayan, Daniel (1992), « Les mystères de la réception », Débats.
– (2006), La terreur spectacle. Terrorisme et télévision, Bruelles, De Boeck.
Goffman, Erving (1973a), La mise en scène de la vie quotidienne, t. 1, Paris, Minuit.
– (1973b), La mise en scène de la vie quotidienne, t. 2, Paris, Minuit.
Jullier, Laurent (2014), « ‘‘I did not Cry but I Sigh a lot’’. User Reviews of Hollywood Melodramas on IMDB », dans D. Nasta, M. Andrin, A. Gailly (dir.), Revisiting Film Melodrama, Berne, Peter Lang, p. 424–444.
– (2018), « De la liberté d’aimer, sans être jugé, les films de son choix », le portiQue, n° 41, p. 133–146.
Queré, Louis (1996), « Faut-il abandonner l’étude de la réception ? Point de vue », Réseaux, n°79, p. 31–37.
Servais, Christine (2012), « Les théories de la réception » en SIC, Cahiers de la SFSIC, n°8.
Soulez, Guillaume (2004), « Nous sommes le public. Apports de la rhétorique à l’analyse des publics », Réseaux, n°126, p. 113–141.
– (2011), « Pour une sémiotique délibérative », dans T. Migliore (dir.), Retorica del visible. Strategie dell’immagine tra significazione et comunicazione, Aprilia, Aracne.
– (2013a), « La délibération des images. Vers une nouvelle pragmatique du cinéma et de l’audiovisuel », Communication & Langages, n° 176, p. 3–32.
– (2013b), « Les agrégats délibératifs : et s’il n’y avait pas de « communauté » d’interprétation ? La réception délibérative des Bureaux de Dieu par les internautes », dans M. Boni, A. Boutang, B. Laborde, L. Mérijeau (dir.), Networking images. Images en réseaux, Paris, Presses Universitaires de la Sorbonne.
– (2017), « Le moment du choix. Délibération, écriture de l’histoire et webdocumentaire historique », Émergences, n°10.
Notes
[1] Comme le fait remarquer Servais, ces perspectives invitent à retrouver la sociologie goffmanienne, et tout particulièrement à interroger les masques possibles de chaque récepteur.ice formulant son expérience de l’œuvre. En effet, une large part des « médiations » et des « cadres d’appréhension » mobilisables pour dire l’expérience incite les sujets à adopter des rôles particuliers, qu’il s’agisse de faire l’expérience ou de la dire, ce qui induit une réflexion possible sur les « positions » de réception : « La notion de “rôle”, telle que la définit Goffman, pourrait constituer un prolongement théorique aux notions de participation et d’action, permettant de mettre en évidence une diversité de positions possibles pour le récepteur. » (Servais, 2012:7)
[2] L’hypothèse a donné lieu à différentes tentatives de modélisation. Soulez envisage par exemple, dans une cartographie des possibles interprétatifs de webdocumentaires, trois variables modélisant la divergence de réception, reprenant à la fois la pragmatique des points de vue, l’idée d’une compétence culturelle générique et les questionnements sur la référentialité de l’image : « l’hypothèse de la « délibération des images (et des sons) » étudie les variations de lecture des spectateur.ices au cours des films, mais aussi au cours de la discussion publique (phénomène bien connu de relecture au cours d’une conversation après le film, ou après la lecture d’une critique ou d’une analyse) en partant du principe qu’un.e récepteur.ice dispose toujours, plus ou moins a priori, d’un point de vue 1) sur les enjeux du film (un film sur la justice, l’éducation, l’Inde…), 2) sur les conventions audiovisuelles ordinaires ou les innovations possibles (formats, genres, styles…), et 3) sur les postulations du simulacre audiovisuel quant à sa possibilité de nous mettre en contact, à différents degrés, avec des formes de « réalité « (simple « capture « sur le vif, ressemblance réaliste, reconstitution, métaphore, allégorie, etc.) ». (Soulez, 2017:4)
Les sociologies en Cités
Les modèles en « Cités » tirent leur origine de la sociologie pragmatique, qui émerge, pour le dire vite, d’une tentative de complexification des conceptions déterministes et individualistes dominantes dans la recherche francophone des années 70. L’idée phare est d’interroger la manière dont les agents donnent du sens au réel social, que ce soit à leurs comportements personnels ou à des phénomènes externes. Un recentrement sur les motivations replace la perception des agents au cœur des dynamiques sociales, considérant par exemple les phénomènes déterministes d’abord en tant qu’ils sont compris ou négociés par les sujets eux-mêmes. Les modèles en Cités tirent leur origine d’un ouvrage de Laurent Thévenot et Luc Boltanski intitulé De la Justification. Les économies de la grandeur (1991) qui se donne pour problématique principale la description des conflits à l’intérieur d’une société, et plus précisément des formes sociales de la réconciliation.
Le terme de « Cité » est proposé par les auteurs pour désigner, non pas des réalités objectives, mais des constructions idéales dont se servent les acteurs pour comprendre les faits sociaux, critiquer des situations ou résoudre des conflits. L’ouvrage précurseur identifiait six Cités, auxquelles Boltanski et Chiapello (1999) ajouteront plus tard la cité par projets : la cité inspirée (valeurs artistiques), la cité domestique (valeurs familiales), la cité de l’opinion (valeurs de renommée), la cité civique (valeurs de collectivité), la cité marchande (valeurs de compétition) et la cité industrielle (valeurs techno-scientifiques). Ces modèles idéaux (désignés au départ comme des « mondes » ; Boltanski & Thévenot, 1991:200–262) présentent de nombreuses caractéristiques, et notamment un système de valeurs qui leur est propre, permettant aux individus de les mobiliser pour comprendre une situation, notamment un conflit, en opérant des attributions de valeurs à l’intérieur d’une cité (la cité domestique valorise par exemple le respect ou les traditions et dévalorise la nouveauté, etc.). Le modèle permet également de caractériser différents types de conflits sociaux, comme ceux qui se déroulent à l’intérieur d’une même cité ou ceux qui opposent deux cités distinctes (1991:266–290).
Ce modèle est assez efficace pour comprendre comment un événement ou un artefact culturel peut susciter une polémique. Par exemple, on comprend aisément que la réception conflictuelle du spectacle Golgotha Picnic de Rodriga Garcia a mobilisé, dans la presse et devant les tribunaux, un camp qui évaluait l’artefact avec des justifications situées dans la cité domestique (les fondamentalistes chrétiens dénonçant un blasphème) et un camp invoquant des valeurs de la cité inspirée comme la créativité ou la liberté de la fiction (Arzoumanov et al., 2020). Une telle méthodologie, qui « se maintient au plus près de la façon dont les acteurs établissent eux-mêmes la preuve dans la situation observée, très attentive à la diversité des formes de justification » (Boltanski & Thévenot, 1991:25), semble adaptée à la description de la divergence de réception. Pour autant, les tentatives d’études de réception culturelles basées sur les modèles de cité demeurent embryonnaires[1].
Dans les études théâtrales francophones, l’essai le plus développé en la matière est sans doute Les Cités du théâtre politique en France depuis 1989 (Hamidi-Kim, 2013) qui cherche à penser des constructions idéales aptes à expliquer les conflits et les régimes de justification « du politique » dans le théâtre contemporain de langue française. En revanche, comme le précise l’autrice, l’ouvrage ne propose aucune enquête de terrain sur les spectateur.ices réel.les, même s’il décrit très précisément des figures de spectation idéales projetées par les acteurs du champ (essentiellement les institutions et les artistes), en montrant leur dépendance à différentes cités. Bérénice Hamidi-Kim commence par faire du concept de cité un outil d’analyse discursive, puisque les cités sont identifiables « dans les discours des acteurs concernés » ce qui semble essentiel à toute étude de réception, avant de poser certaines questions préalables à une approche de la réception en cités :
Chaque cité est ainsi organisée en fonction d’un principe supérieur commun spécifique, et donc d’un ordre et d’une hiérarchie des valeurs qui lui sont propres, et vont servir de mode de justification aux acteurs qui s’inscrivent dans cette cité, et constituer la base permettant l’accord au sein de cette cité. Il y a autant de cités que de principes supérieurs communs. Cette première définition pose donc directement trois questions interdépendantes : quel est le nombre de cités ? Quelles relations les cités entretiennent-elles les unes avec les autres ? Sur quels critères fonder le partage des cités entre elles ? (2013:58)
Puis, l’autrice analyse plusieurs situations polémiques, au prisme de dynamiques de confrontation et de conciliation au sein de plusieurs cités, quatre pour être exact, redéfinissant le concept pour le rendre opératoire dans les études théâtrales :
Transposée à notre objet, une « cité » du théâtre politique peut être conçue comme un discours théâtral cohérent — le terme discours désignant aussi bien les spectacles, les projets et les démarches que les propos tenus sur ces objets, comme sur la fonction politique du théâtre, par l’ensemble des acteurs du champ théâtral, et spécifiquement par les artistes, la critique, les programmateurs, les directeurs de théâtres et les pouvoirs publics. Dans chaque cité, ce discours se fonde sur une vision du monde induite par une conception spécifique du mot « politique », de l’histoire politique et de l’histoire théâtrale, et donc de la fonction politique du théâtre, déterminant une justification particulière de la légitimité du théâtre et de l’artiste au sein du monde théâtral et de la société, et déterminant le recours à tel(s) ou tel(s) terme(s) spécifique(s) au sein de la galaxie terminologique que recouvre le champ du théâtre politique. S’il existe au sein d’une cité une cohérence entre les différents critères, toutes les cités ne sont en revanche pas déterminées par le même « principe supérieur commun », et la spécificité d’une cité tient précisément au fait que tel ou tel critère y est déterminant alors qu’il n’occupe pas une place centrale dans une autre. (2013:61)
Les quatre cités identifiées par l’autrice, suivant ces critères, sont la cité du théâtre postpolitique, la cité du théâtre politique œcuménique, la cité de la refondation de la communauté théâtrale et politique et la cité du théâtre de lutte politique[2].
Questions à poser aux sources de réception
Un modèle en Cités comme celui d’Hamidi-Kim n’est pas directement adapté à l’étude de la parole de réception. Il ne le prétend d’ailleurs aucunement, puisqu’il se concentre sur les discours et les représentations des agents qui font le théâtre, et non de ceux qui le reçoivent. En dépit du fait que le théâtre contemporain est une pratique ayant une certaine endovision (qui s’adresse souvent aux acteurs du champ, ou a à un public ayant un intérêt particulier pour le champ), ces Cités ne sont pas des modèles de référence partagés par la majorité des spectateur.ices (contrairement aux Cités de Boltanski qui sont présentés comme des systèmes de valeurs partagés par tous, dans les démocraties occidentales contemporaines). Si ces Cités du théâtre politique permettent d’identifier certaines valeurs défendues par les spectateur.ices, qui emprunteront ponctuellement à ces conceptions différentes de ce qui est politique dans le théâtre, elles n’aboutissent pas à des communautés de pensée clairement observables dans les paroles de réception.
En revanche, le principe d’une étude de réception fondée sur les modèles de Cités demeure intéressant, dans la mesure où il s’agit d’une modélisation sociologique des raisons de la justification et de la divergence. Les cités de Boltanski et Thévenot constituent un modèle pouvant être mobilisé ponctuellement pour expliquer des divergences entre des individus ou des communautés. Il est à noter que le modèle en Cité fonctionne essentiellement sur l’unité minimale de la valeur (quelle valeur est mobilisée, quelles valeurs sont contradictoires, etc.), et que ces débats en Cités peuvent s’observer à différents niveaux. Par exemple, un conflit de systèmes de valeurs différents peut se jouer à l’échelle empirique (comme c’est le cas de Golgotha picnic déjà évoqué), mais aussi à l’échelle immersive lorsque les récepteur.ices déplacent les Cités dans l’univers de référence du récit (en jugeant le comportement d’un personnage à l’aune de la Cité domestique ou de la Cité de l’opinion, ce qui peut donner, transposé à des débats classiques : faut-il sacrifier son commerce, son honneur ou sa foi pour sauver sa famille ? – et inversement). De même, à l’échelle discursive, lorsque la parole de réception considère l’oeuvre comme un discours émanant d’une personne, par exemple d’un.e auteur.ice, elle pourra évaluer ce discours (comme n’importe quel fait social) en référence à une pluralité de Cités (le discours du metteur en scène est-il le discours responsable d’un bon citoyen ? Un discours visant à acquérir de la renommée en faisant le buzz ? etc.). Dernière observation, les modèles en cités et leur approche pragmatique et compréhensive des faits sociaux redoublent une conviction déjà forgée : étudier la divergence de réception invite à la fois à considérer les mécanismes discursifs particuliers qui préfigurent l’expression d’un point de vue (par exemple d’une source de réception) et à valoriser la manière dont les agents justifient leur propre compréhension avant de chercher à l’expliquer par des causes externes en partie, sinon totalement, conjecturées par les chercheur.euses. On en tire plusieurs questions à poser aux sources :
– A) Quel type de construction idéale ou de système de valeurs est mobilisé par la source de réception ?
– B) Sur quel élément de l’oeuvre ce système de valeur est-il mobilisé ?
– C) Comment la parole de réception organise-t-elle des remontées en généralité vers le principe supérieur commun d’une Cité ?
– D) La parole de réception imagine-t-elle des dissensions possibles entre Cités ?
– E) La parole de réception élabore-t-elle ses propres constructions idéales pour évaluer le spectacle ?
Référence bibliographiques
Arzoumanov, Anna, Barraband, Mathile, Laforest, Marty (2020), « ‘‘Mais c’est une fiction !’’ Mobilisation et démobilisation d’une notion controversée dans l’affaire Golgotha picnic », Contextes, n° 26.
Barthe, Yannick, de Blic, Damien, Heurtin, Jean-Philippe, Lagneau, Éric, Lemieux, Cyril, Linhardt, Dominique, Moreau de Bellaing, Cédric, Rémy, Catherine, Trom, Danny (2013), « La sociologie pragmatique : mode d’emploi », Politix, n°103, p. 175–204.
Boltanski, Luc, Thévenot, Laurent (1991), De la justification, Paris, Gallimard.
Boltanski, Luc, Chiapello, Ève (1999), Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard.
Hamidi-Kim, Bérénice (2013), Les Cités du théâtre politique en France depuis 1989, Paris, L’Entretemps.
Jullier, Laurent (2014), « ‘‘I did not Cry but I Sigh a lot’’. User Reviews of Hollywood Melodramas on IMDB », dans D. Nasta, M. Andrin, A. Gailly (dir.), Revisiting Film Melodrama, Berne, Peter Lang, p. 424–444.
– (2018), « De la liberté d’aimer, sans être jugé, les films de son choix », le portiQue, n° 41, p. 133–146.
Notes
[1] Certains travaux issus de la pragmatique des médias déjà évoquée, comme les approches du goût au cinéma proposées par Jullier (2018) empruntent effectivement à sociologie compréhensive en centrant primordialement l’étude de réception sur la perception des agents, tout en identifiant le rôle de « constructions idéales dont les acteurs se servent comme points d’appui extérieurs pour critiquer l’état actuel de leurs rapports sociaux » (Barthe et al., 2013:18) à travers l’appréciation du cinéma, par exemple des commentaires en ligne (Jullier, 2014).
[2] La première (postpolitique) caractérise un ensemble de discours pessimistes, proches du postmodernisme revendiqué par nombres d’artistes proches des constellations postdramatiques ; elle valorise un rapport mystique au monde, un certain hermétisme et considère que la plupart des formes de la critique sociale et économique du capitalisme sont vouées à reproduire des mécanismes autoritaires. La seconde (œcuménique) revendique la figure idéale du théâtre comme assemblée citoyenne et instrument d’éducation, invoquant souvent les figures tutélaires du théâtre athénien et du théâtre populaire défendu par les Affaires culturelles françaises ; ses valeurs cadres sont le débat critique, l’universalisme, l’accessibilité et la notion d’utilité public de l’art. La troisième (refondation) prend acte de la fracture sociale induite par le théâtre contemporain et défend pour cela la transformation de ses pratiques vers des formes plus hybrides, jugées plus aptes à atteindre un nouveau public ; elle se caractérisent par une médiation de l’universalisme vers une reconnaissance du multiculturalisme, une valorisation des pratiques d’action et une invitation à la déconstruction de l’institution culturelle comme des critères traditionnels de la légitimation artistique (œuvre, texte, répertoire, etc.). La quatrième (lutte) manifeste la survivance d’une conception du théâtre radicalement politisée, qui privilégie l’injonction militante sur l’universalisme critique et incite à situer immédiatement l’art théâtral, comme événement et comme artefact, dans les rapports conflictuels sociaux et politiques ; elle valorise la reprise d’anciens modèles de théâtre de combat, la perpétuation d’une tradition historique, l’adoption d’un point de vue explicite et une posture d’agressivité critique assumée.