Cette page com­pile des con­nais­sances générales sur les études de récep­tion telles qu’elles se sont con­sti­tuées, essen­tielle­ment à l’université, depuis la fin du XXème siè­cle. Inter­dis­ci­plinaires depuis leur nais­sance, les per­spec­tives cri­tiques qui inter­ro­gent la récep­tion peu­vent dif­fi­cile­ment être syn­thétisées en quelques mots, tant ont été divers­es les manières de col­lecter des sources, mais surtout de les com­menter Les per­spec­tives présen­tées ici sont répar­ties en deux sous-sec­tions distinctes.

La pre­mière sec­tion, Arti­cles et enquêtes,  recense des travaux plutôt courts qui prob­lé­ma­tisent la ques­tion des sources de récep­tion dans les études cul­turelles (lit­téra­ture, ciné­ma, théâtre, etc.). Cette sec­tion présente des enquêtes ponctuelles ayant été menées par des chercheur.euses sur des cor­pus pré­cis. Elles ne visent pas à for­muler des approches théoriques de la récep­tion, mais présen­tent des exem­ples de méthodolo­gie et de traite­ment des sources. Cha­cune est présen­tée briève­ment dans sa sin­gu­lar­ité, mais aus­si selon ses inscrip­tions dis­ci­plinaires et notion­nelles : chaque syn­thèse sig­nale la méth­ode d’enquête mise en place (tra­vail sur des sources exis­tantes, entre­tiens, ques­tion­naires, etc.).

La sec­onde sec­tion, Écoles et courants, a une voca­tion plus ency­clopédique. Elle présente suc­cin­te­ment les grandes ten­dances qui ont tra­ver­sé et tra­versent encore les études de récep­tion en théorie. Cette sec­tion ne recense pas d’enquêtes spé­ci­fiques, ni de méthodolo­gie de col­lecte de sources, elle met l’accent sur les posi­tions théoriques (et sig­nale des références bib­li­ographiques). En revanche, à la fin de chaque notice con­sacrée à une école ou à un courant, on dresse une liste non-exhaus­tive de prob­lé­ma­tiques pos­si­bles pour des enquêtes con­crètes, inspirées des développe­ments théoriques qui les précè­dent. Ces ques­tions peu­vent être directe­ment appliquées à des analy­ses de sources (dont plusieurs cor­pus com­plets sont inté­grale­ment disponibles sur le site).

L’ensemble de la plate­forme Com­ment sont reçues les oeu­vres ? fonc­tionne sur un mode par­tic­i­patif et nous ne croyons qu’à l’ouverture et à la mutu­al­i­sa­tion : n’hésitez pas à nous écrire pour aug­menter ou amender cette page – toute par­tic­i­pa­tion est bienvenue.

Arti­cles et enquêtes

Que fait #MeToo à la littérature (Zenetti, 2022)

Auteur​.ice : Marie-Jeanne Zenet­ti

Source : https://​jour​nals​.openedi​tion​.org/​f​i​x​x​i​o​n​/2148#

Méth­ode : analyse lit­téraire

Champs dis­ci­plinaires : lit­téra­ture / études de genre / théories de la réception

Mots-clés : lec­ture fémin­iste / lec­ture lit­téraire / pra­tiques inter­pré­ta­tives / vio­lences sex­uelles / straté­gies de pouvoir

Syn­thèse : Marie-Jeanne Zenet­ti s’interroge sur ce que le mou­ve­ment #MeToo et les études de genre font à la récep­tion cri­tique lit­téraire. L’article invite à analyser les enjeux de pou­voir de l’opposition entre des modes de lec­ture iden­ti­fiés par la soci­olo­gie comme des lec­tures “esthètes” qui favorisent la cri­tique interne des textes et des lec­tures “référen­tielles” qui favorisent une con­fronta­tion du texte au monde extra-lit­téraire. Ce faisant, Marie-Jeanne Zenet­ti mon­tre com­ment la récep­tion cri­tique adopte tou­jours à la fois des pos­tures esthètes et référen­tielles mais que le dis­cours qui con­siste à brouiller ces pos­tures de lec­ture et à déval­oris­er la lec­ture référen­tielle, comme l’a fait la récep­tion cri­tique de l’oeuvre de Matzn­eff, est un dis­cours cri­tique qui, au delà de ses enjeux de dis­tinc­tion, com­porte des enjeux de pou­voir qui dédoua­nent voire favorisent les abus sex­uels. La lec­ture fémin­iste, en posant la ques­tion de savoir qui décrète com­ment le texte doit être lu et à qui prof­ite ce cadrage de la lec­ture et en favorisant une clar­i­fi­ca­tion des pos­tures de lec­ture et énon­cia­tives, s’oppose par sa pra­tique her­méneu­tique à ce dis­cours cri­tique “per­vers” qui prone l’autonomie de l’art tout en jouant sur la référen­tial­ité de l’oeuvre.

Que chercher dans l’ar­ti­cle : Un cadrage théorique sur la récep­tion cri­tique con­tem­po­raine et une analyse des enjeux her­méneu­tiques d’une récep­tion poli­tique des textes comme la cri­tique féministe.

Extrait : « [L]a croy­ance en l’autonomie de la lit­téra­ture […] sert [une] stratégie, parce qu’elle définit cer­taines lec­tures comme imper­ti­nentes. En refu­sant la référen­tial­ité, elle inter­dit la con­fronta­tion d’un dis­cours à des faits sur le mode de la véri­fi­ca­tion. Elle rend ain­si pos­si­ble la cir­cu­la­tion, pour cer­tains indi­vidus seule­ment, entre dif­férents mon­des inter­pré­tat­ifs ren­dus étanch­es pour d’autres, cir­cu­la­tion car­ac­téris­tique du dis­cours per­vers. Cette ambiva­lence-là […] n’est pas une poly­sémie et elle ne favorise pas la lib­erté du lec­torat : c’est un brouil­lage organ­isé, qui impose une manière de lire. Selon le lecteur ou la lec­trice, le mode de lec­ture autorisé dif­fère, de façon à tou­jours servir les intérêts de l’écrivain dans sa dou­ble entre­prise de pré­da­tion sex­uelle et lit­téraire. Cela ne veut pas dire que toute lec­ture esthète ou val­orisant l’ambivalence séman­tique est tou­jours une lec­ture com­plice. Mais cela jus­ti­fie à mon sens la cri­tique fémin­iste dont une telle lec­ture peut faire l’objet. Faire de la cri­tique en fémin­iste sup­pose en effet aus­si de situer ses out­ils et ses méth­odes, de con­tex­tu­alis­er l’usage des mod­èles inter­pré­tat­ifs que l’on mobilise et de les cri­ti­quer en inter­ro­geant les rap­ports de pou­voir qu’ils dis­simu­lent. [L]a lec­ture esthète et la lec­ture référen­tielle [doivent être con­sid­érées] moins comme des “posi­tions” théoriques incom­pat­i­bles dans le champ lit­téraire que comme des choix stratégiques, dont la mise en oeu­vre mérite d’être étudiée au cas par cas » (§26)

L’implication narrative sur Twitter (Goudmand, 2021)

Autrice : Anaïs Goud­mand

Source : https://www.cairn.info/revue-reseaux-2021–5‑page-175.htm (Réseaux, 2021)

Champs dis­ci­plinaires : Analyse dis­cur­sive, Media Stud­ies, Nar­ra­tolo­gie

Mots-clés : Com­men­taires twit­ters, Analyse qual­i­ta­tive, Récep­tion live, Mise en intrigue, Jugements

Cor­pus et méthodologie :

Le cor­pus rassem­blé par Anaïs Goud­mand con­tient près de 6000 tweets pub­liés dans les quar­ante-huit heures qui cir­con­scrivent la dif­fu­sion de l’épisode final de la série Down­ton Abbey. L’intégralité de ce cor­pus, ain­si que la méthodolo­gie à l’origine de sa con­sti­tu­tion, sont disponibles sur cette plate­forme [voir le cor­pus], accom­pa­g­nés d’une sélec­tion prob­lé­ma­tisée des tweets pro­posée par la chercheuse.

Syn­thèse : 

Le cor­pus de live tweets con­stitue un ensem­ble de « traces numériques » dont l’étude est spé­ci­fique. Ses enjeux sont proches de ceux des enquêtes de récep­tion sur les com­men­taires web ou la lit­téra­ture numérique [voir les méth­odes]. Le live per­met notam­ment d’observer des récep­tions, quoique con­sciem­ment émis­es dans un espace pub­lic, avec une cer­taine instan­ta­néité, c’est le cas par exem­ple des réac­tions émo­tion­nelles ou sur la pro­gres­sion narrative.

Cette enquête de ter­rain se donne pour objec­tif cen­tral l’étude de l’engagement nar­ratif des spectateur.trices au sens large, ce qui est favorisé par le choix de l’épisode final, où se polarisent par­ti­c­ulière­ment les récep­tions, puisque c’est lui qui résout l’ensemble des arcs nar­rat­ifs instal­lés au fil de la série. Sur les plans affec­tifs et cog­ni­tifs, il opère aus­si le soulage­ment de la ten­sion nar­ra­tive accumulée.

Une pre­mière par­tie de l’enquête s’intéresse à la manière dont les récepteur.trices décrivent le con­texte de récep­tion de la série (ce qui est favorisé par les codes de la mise en scène de soi sur Twit­ter). L’enquête mon­tre que la VOD déplace la fonc­tion inté­gra­trice et famil­iale de la télévi­sion, mais aus­si que les spectateur.trices recon­stru­isent des con­textes de récep­tion col­lec­tifs, prop­ices à l’échange et à l’émotion partagée, ou en tous cas à sa négo­ci­a­tion (puisque beau­coup se scé­narisent dans un vision­nage con­traint ou épuisant). Dans beau­coup de sources, un lien direct s’observe entre amé­nage­ment d’un con­texte de récep­tion con­fort­able et favori­sa­tion de l’expérience immersive.

La sec­onde par­tie de l’enquête se con­cen­tre sur les réac­tions à la ten­sion nar­ra­tive et mon­tre que, pour dis­cuter d’un réc­it, les récepteur.ices esquis­sent quan­tité de scé­nar­ios antic­i­pa­toires. Twit­ter devient une ago­ra où se déroule un débat sur ce qu’il va se pass­er ensuite dans le final. Anaïs Goud­mand souligne d’abord huit usages du live-tweet en con­texte fic­tion­nel, soit huit manières dont il affecte l’engagement des spectateur.trices :

1) Il rend la récep­tion plus amusante.

2) Il offre aux téléspec­ta­teurs la pos­si­bil­ité de con­trôler leur envi­ron­nement social.

3) Il leur offre une val­i­da­tion de leurs interprétations.

4) Il implique une atten­tion partagée entre les écrans.

5) Il aug­mente l’engagement, et rend l’expérience plus exigeante.

6) Il rend l’expérience plus intense et plus passionnelle.

7) Il réduit le zapping.

8) Il per­met un appro­fondisse­ment des connaissances.

L’enquête étudie ensuite, dans les sources de récep­tion, les dif­férents types de rela­tion tis­sés avec les per­son­nages ain­si que la manière dont leurs tra­jec­toires sont modal­isées dans des scé­nar­ios antic­i­pa­toires : c’est presque tou­jours le per­son­nage qui sert de sup­port aux hypothès­es sur la suite du réc­it.  Ces antic­i­pa­tions évolu­ent au fur et à mesure que des indi­vidus ou des groupes asser­tent des prob­a­bil­ités et con­tes­tent celles défendues par d’autres. La ges­tion du rythme nar­ratif peut égale­ment con­stituer un indice de développe­ments pos­si­bles : quelques spectateur.trices con­sid­èrent que la réso­lu­tion de cer­tains prob­lèmes inter­vient trop tôt dans l’épisode pour pou­voir être con­sid­érée comme un dénoue­ment et pro­cur­er du soulage­ment et anticipent donc de nou­veaux retardements.

Par­mi les scé­nar­ios antic­i­pa­toires, beau­coup ont une valeur humoris­tique (romances alter­na­tives, slash fic­tions, par­o­dies, trans­fic­tions bur­lesques, etc.) favorisée par le con­texte de twit­ter. Cela dit, ces vari­antes humoris­tiques reposent sur les mêmes mécan­ismes d’engagement nar­ratif : affec­tion ou rejet des per­son­nages, con­nais­sances inter­cul­turelles, réac­tion au sus­pens, etc. Lorsqu’un scé­nario rassem­ble en live une com­mu­nauté twit­ter, même s’il est humoris­tique comme c’est le ca d’une romance homo­sex­uelle entre deux per­son­nages con­ser­va­teurs, tous les élé­ments ultérieurs de l’épisode qui pour­raient valid­er ce scé­nar­ios sont repris et com­men­tés. La notion de vérité dans la fic­tion est au cœur des débats, notam­ment lorsque certain.e.s défend­ent « sérieuse­ment » des scé­nar­ios parodiques.

La dernière par­tie de l’enquête mon­tre qu’un troisième type de réac­tion majori­taire tient non plus dans la for­mu­la­tion de scé­nar­ios antic­i­pa­toires, mais dans l’évaluation du scé­nario avéré. Sou­vent les récepteur.trices relient cer­tains développe­ments à l’intentionnalité auc­to­ri­ale et à une moti­va­tion nar­ra­tive qui leur appa­rais­sent si fla­grantes et si car­i­cat­u­rales qu’elles les empêchent d’accepter de croire à l’autonomie du monde nar­ratif. Une con­stante se dégage : la ten­sion entre désir et prob­a­bil­ité. Les spectateur.trices qui trou­vent la série insup­port­able appel­lent de leurs vœux un dénoue­ment apoc­a­lyp­tique tout en sachant qu’il n’aura pas lieu. Les spectateur.trices qui ont été précédem­ment déçu.e.s par la série émet­tent le souhait qu’elle reprenne un cours plus sat­is­faisant, sans pour autant se faire d’illusion. En out­re, quand le dénoue­ment est prévis­i­ble, c’est l’intérêt pour le sort des per­son­nages qui crée mal­gré tout de la ten­sion nar­ra­tive. L’attachement au per­son­nage fait crain­dre jusqu’au bout un dénoue­ment dys­pho­rique, même quand il est peu probable.

Extrait :

« On se bornera donc à con­clure que, dans cer­tains cas, l’expérience de la ten­sion nar­ra­tive peut être vécue par les spec­ta­teurs qui n’apprécient pas le réc­it, qui se réap­pro­prient et détour­nent les straté­gies nar­ra­tives de la mise en intrigue.  Cepen­dant, ce tra­vail ne se résume pas à con­firmer une intu­ition théorique : il per­met d’affiner la com­préhen­sion de l’expérience de la nar­ra­tiv­ité. En effet, les théories du réc­it sont fondées sur l’hypothèse de récep­tions « coopérantes », qui con­stru­isent l’anticipation du dénoue­ment en s’appuyant sur l’identification de régu­lar­ités génériques et diégé­tiques. Suiv­ant ce mod­èle, qui est celui de la vraisem­blance et de la prob­a­bil­ité, les récep­teurs cherchent à iden­ti­fi­er le scé­nario qui a le plus de chance de se con­former avec le dénoue­ment qui sera retenu par les auteurs. Or ici, on l’a vu, nom­bre de scé­nar­ios pro­posés par les usagers sont fondés sur l’invraisemblance, ce qu’il faut cer­taine­ment, là encore, rat­tach­er au mode d’interaction impliqué par Twit­ter, qui encour­age des usages de la ten­sion nar­ra­tive qui ne sont guère mis en avant dans les théories du réc­it. Dans le live-tweet de Down­ton Abbey, l’enjeu n’est pas tou­jours de devin­er la suite – ce qui a un intérêt lim­ité dans la mesure où celle-ci se révèle sou­vent prévis­i­ble –, mais par­fois de pro­duire le scé­nario le plus absurde et le plus drôle. Cette général­i­sa­tion du régime de l’irrévérence, qui a été sou­vent analysée par les chercheurs en études médi­a­tiques, com­plex­i­fie assuré­ment la tâche des nar­ra­to­logues. » (Goud­mand, p.204)

Les publics, entre usages de la télévision et réception des programmes (Pasquier, 2021)

Auteur​.ice : Dominique Pasquier

Source : Revue Réseaux, 2021/5, n° 229, “Télévi­sion : les publics”, dir. Dominique Pasquier et Frank Rebillard.

Méth­ode : Étude de récep­tion télévi­suelle / Questionnaires

Champs dis­ci­plinaires : Soci­olo­gie de la cul­ture / Théories de la réception

Mots-clés : Télévi­sion / Expéri­ence col­lec­tive / Questionnaires

Syn­thèse :

Dominique Pasquier rap­pelle tout d’abord la per­ti­nence des études sur la télévi­sion, restée pre­mier loisir à domi­cile, qui a le pou­voir de rassem­bler la pop­u­la­tion lors d’évène­ments impor­tants (annonces gou­verne­men­tales, Coupe du Monde de foot­ball..). Cette impor­tance de la télévi­sion est liée, selon elle, au fait que les « pro­grammes dont on par­le et dont on a envie de par­ler avec les autres sont ceux qui restent au coeur des usages », faisant de la pré­sumée uni­ver­sal­ité du poste de télévi­sion un argu­ment par­ti­c­ulière­ment solide pour jus­ti­fi­er le suc­cès de cette dernière. Elle pose la ques­tion suiv­ante :« Com­ment repenser aujourd’hui les études de récep­tion ? », après l’es­sor des études ethno­graphiques de récep­tion des années qua­tre-vingt-dix. Dominique Pasquier souligne notam­ment les lim­ites ren­con­trées par les enquêtes de récep­tion et explique en quoi la posi­tion sur­plom­bante de chercheureuse dans les recherch­es sur les con­som­ma­tions cul­turelles des class­es pop­u­laires peut être un obsta­cle à l’en­quête. Elle pro­pose l’ethno­gra­phie en ligne comme l’une des solu­tions pos­si­bles à ce biais. Elle développe égale­ment la notion de con­som­ma­tion cul­turelle en pub­lic et en coulisse, cou­plée avec les per­for­mances de genre des enquêté·es, en s’ap­puyant les con­cepts de frontstage et back­stage de Goff­man comme on le voit dans l’ex­trait ci-dessous. Les per­for­mances de genre, comme dévelop­pées par Judith But­ler, sont les com­porte­ments et les manières d’être qui répon­dent aux normes sociales basées sur le genre, c’est-à-dire aux idéaux de féminité et de viril­ité, et sig­ni­fient aux autres notre adhé­sion plus ou moins com­plète à ces idéaux.

Que chercher dans l’ar­ti­cle : Des per­spec­tives nou­velles sur l’é­tude des récep­tions et une étude de cas très utile aus­si bien théorique­ment que méthodologique­ment sur les inter­ac­tions entre récep­tion télévi­suelle et per­for­mance de genre.

Extrait : « En ouvrant un deux­ième ter­rain par ques­tion­naire auprès de col­légiens et lycéens sur leur rela­tion aux nom­breuses séries dites col­lège dif­fusées alors, j’ai com­pris com­bi­en la piste de l’expérience col­lec­tive de la récep­tion était impor­tante. Les répons­es aux ques­tion­naires étaient en total décalage avec les chiffres d’audience que j’avais : il y avait une démis­sion mas­sive devant l’affichage de con­som­ma­tion des séries les plus pop­u­laires comme Hélène et les garçons, et un rejet extrême de tout investisse­ment dans la fic­tion du côté des jeunes garçons. À 10–11 ans, ils pou­vaient encore faire des « erreurs sociales » comme de dire aimer Pre­miers Bais­ers ou Hélène, mais à 13 ans ils avaient bien com­pris le risque que leur ferait courir la moin­dre déc­la­ra­tion d’intérêt pour des séries basées sur des intrigues sen­ti­men­tales. Bref, dans ces ques­tion­naires passés en classe, sous le regard des autres élèves, il ne fal­lait pas se tromper : une fille pou­vait dire aimer Hélène tant qu’elle était à l’école pri­maire, mais au col­lège elle cour­rait le risque de pass­er pour quelqu’un de puéril qui ne sait pas que les séries améri­caines jouis­sent d’une meilleure répu­ta­tion dans la socia­bil­ité ado­les­cente. Quant aux garçons, c’était la grande déban­dade : soit ils cochaient rageuse­ment qu’ils n’aimaient rien, soit ils se rabat­taient sur des séries sans risque au sein des groupes de pairs comme Park­er Lewis ou Le Prince de Bel-Air, qui pro­po­saient des héros mas­culins ayant deux qual­ités impor­tantes : des déboires côté sen­ti­men­tal et une franche détes­ta­tion de l’école… Il y a donc des enjeux forts de « présen­ta­tion de soi » comme téléspec­ta­teur, au sens goff­manien du terme, avec un jeu com­plexe entre scène et couliss­es. Le prob­lème, c’est que les déc­la­ra­tions vari­ent en fonc­tion des con­textes d’interaction : on peut dire ne pas aimer une série même si on la regarde assidû­ment, comme dire la regarder alors qu’on ne l’aime pas, tout dépend des inter­locu­teurs et de la posi­tion qu’on souhaite faire val­oir. En cela, la récep­tion est un proces­sus fon­da­men­tale­ment social : c’est la cir­cu­la­tion du sens dans les inter­ac­tions qu’il faut par­venir à suiv­re. Ce qui n’a rien d’évident à met­tre en œuvre con­crète­ment car finale­ment le chercheur attrape surtout les pos­tures du frontstage et qu’il lui est bien plus dif­fi­cile d’avoir accès au back­stage. »

La lecture comme un jeu : pratiques ludiques de la lecture en régime audiovisuel (Siguier, 2019)

Autrice : Marine Sigu­ier

Source : https://​ojs​.uclou​vain​.be/​i​n​d​e​x​.​p​h​p​/​r​e​c​/​a​r​t​i​c​l​e​/​v​i​e​w​/​52183

Méth­ode : Vision­nage de vidéos YouTube (Book­Tubes) / Analyse sémi­ologique des vidéos

Champs dis­ci­plinaires : Sciences de la com­mu­ni­ca­tion et de l’information ; Media Stud­ies

Mots-clés : Jeux lit­téraires / Récep­tion / Régime audio­vi­suel / Book­Tubes / Oralité

Syn­thèse : Marine Sigu­ier avance l’idée que « cer­taines cul­tures médi­a­tiques instituent des mis­es en scène ludiques de la lit­téra­ture » (p. 93), en dis­tin­guant la cul­ture télévi­suelle de la cul­ture médi­a­tique des plate­formes sociales, en par­ti­c­uli­er la plate­forme de vidéos YouTube qui mobilise   « une forte cul­ture de la « triv­i­al­ité » (Jean­neret, 2008), de la par­tic­i­pa­tion et de la col­lec­tiv­ité, » et se présente comme « un espace priv­ilégié pour « jouer » avec le lit­téraire » ( p. 93).

Le con­cept de triv­i­al­ité est « défi­ni par Yves Jean­neret comme « le car­ac­tère trans­for­ma­teur et créatif de la trans­mis­sion et de la réécri­t­ure des êtres cul­turels à tra­vers dif­férents espaces soci­aux » dans Cri­tique de la triv­i­al­ité » (p. 100).

Marine Sigu­ier se penche à ce titre sur un cor­pus de 41 vidéo Book­Tubes pour mon­tr­er que s’y développe une mise en scène ludique du lit­téraire qui s’inscrit dans la dimen­sion orale et ludique de la lit­téra­ture, se dis­tin­guant en ceci à la cul­ture écrite du livre. La méthodolo­gie de la chercheuse con­siste en une analyse sémi­ologique de vidéos de trois chaînes de Book­Tubeuses français­es populaires.

L’article pro­pose une déf­i­ni­tion des pra­tiques ludiques de la lec­ture comme un « respect de règles spé­ci­fiques, per­me­t­tant de créer un monde par­al­lèle à mi-chemin entre le monde réel et le monde fic­tif » (p. 96), dans la lignée des travaux de François Jost sur la télévi­sion et le jeu télévi­suel, des déf­i­ni­tions de la lec­ture par Umber­to Eco et des études du jeu de Juul et Jor­gensen. La spé­ci­ficité du jeu télévi­suel est non seule­ment de repos­er sur une énon­ci­a­tion de règles du jeu mais aus­si de repos­er sur la la présence d’un dou­ble pub­lic (par­tic­i­pant et regardant).

Le con­cept de “médi­agénie” de Philippe Mar­i­on, défi­ni comme « la capac­ité d’un pro­jet nar­ratif ou d’un genre “à se réalis­er de manière opti­male en choi­sis­sant le parte­naire médi­a­tique qui leur con­vient le mieux” », sert à soutenir l’hypothèse de la chercheuse selon laque­lle le dis­posi­tif médi­a­tique de YouTube est plus appro­prié au développe­ment des pra­tiques ludiques du livres que le régime télévisuel.

La chercheuse mon­tre que con­traire­ment aux émis­sions lit­téraires télévisées qui se sont basées sur le mod­èle d’Apos­tro­phes ani­mée par Bernard Piv­ot et qui sont cen­trées sur la fig­ure de l’écrivain, et non du lecteur ordi­naire, les Book­Tubes favorisent un partage lit­téraire ludique à tra­vers la fig­ure omniprésente du lecteur anonyme qui “joue” à la lit­téra­ture. Ain­si, la dimen­sion ludique des Book­Tubes repose sur la répéti­tion du “même” et sur une cul­ture de la par­tic­i­pa­tion des abonnée·es (et donc de la récep­tion) et de la col­lab­o­ra­tion entre Book­Tu­bers. Les chal­lenges lit­téraires présents dans les Book­Tubes reposent sur des mis­es en scènes du lit­téraire spé­ci­fiques à la cul­ture médi­a­tique de YouTube, en périphérie du texte lit­téraire lui-même mais cen­trées par exem­ple sur la matéri­al­ité de l’objet livre (le Book Tow­er Chal­lenge), le jeu avec la dimen­sion icono­graphique du lan­gage numérique (l’Emoti­cone Book Chal­lenge) ou encore, un détourne­ment ludique de la dimen­sion ency­clopédique de la cul­ture lit­téraire (l’Infi­nite Book Chal­lenge).

Que chercher dans l’article :

  • des out­ils de théori­sa­tion de la récep­tion dans les cul­tures médi­a­tiques, en par­ti­c­uli­er celles des plate­formes sociales
  • une méthodolo­gie d’analyse des pro­duc­tions sur les plate­formes de vidéos partagées
  • des élé­ments de com­préhen­sion de la cul­ture lit­téraire médi­a­tique con­tem­po­raine qui repose sur le mariage du livre et de l’audiovisuel et  de ce qu’on pour­rait appel­er des “récep­tions créa­tives” (ici, la pro­duc­tion de jeux télévisés ou de Book­Tubes chal­lenges à par­tir de la lec­ture d’ouvrages, en majorité de fiction)
  • des out­ils de com­préhen­sion des liens entre régimes médi­a­tiques numériques et cul­tures de la réception
  • des illus­tra­tions des phénomènes de mis­es en scènes ludiques du lit­téraires en régime audiovisuel

Extrait : « En mobil­isant une forte cul­ture de la triv­i­al­ité, de la par­tic­i­pa­tion et de la col­lec­tiv­ité, la plate­forme [YouTube] a rapi­de­ment été insti­tuée comme espace priv­ilégié pour la médi­ati­sa­tion de con­tenus ludiques. Les pra­tiques des Book­tubeurs, loin de s’inscrire dans une logique de résis­tance, se dévelop­pent en adéqua­tion avec cet imag­i­naire du jeu, en s’appropriant des formes cir­cu­lantes telles que le chal­lenge. Ces nou­veaux gestes rit­u­al­isés don­nent lieu à des réap­pro­pri­a­tions du livre spé­ci­fiques, en périphérie du texte lit­téraire lui-même. En apparence inédits, voire par­fois déroutants, ces usages réin­vestis­sent des enjeux de matéri­al­ité, d’iconicité et de cap­i­tal cul­turel trib­u­taires d’une mémoire audio­vi­suelle de la médi­a­tion lit­téraire, ré-émergeant ici sous une autre forme et dans un autre espace. Pour autant, ce type de pra­tique extra-lit­téraire ne pré­tend pas se sub­stituer à des activ­ités de cri­tique du texte en lui-même. Par­al­lèle­ment à la « friv­o­lité » assumée et revendiquée des chal­lenges, les Book­tubeurs s’attachent par ailleurs à met­tre en scène un rap­port plus tra­di­tion­nel et plus direct au réc­it, livrant leur opin­ion sur l’écriture, l’histoire, les per­son­nages, etc. Le chal­lenge con­stitue ain­si avant tout un mode de médi­ati­sa­tion com­plé­men­taire et cette alliance d’analyses textuelles et de jeux plus éloignés d’une lit­térar­ité stric­to sen­su con­tribue à faire cir­culer – et donc vivre une « cer­taine idée » (Pey­tard, 1990) du partage lit­téraire au sein de l’espace social. » ( p. 109)

Appropriations des idées féministes et transformation de soi par la lecture (Albenga & Bachmann, 2015)

Auteur​.ice : Vivane Alben­ga et Lau­rence Bachmann

Source : https://www.cairn.info/revue-politix-2015–1‑page-69.htm (Poli­tix, 2015)

Méth­ode : Entre­tiens avec des lec­tri­ces ; obser­va­tion par­tic­i­pante de cer­cles de lecture

Champs dis­ci­plinaires : socio-his­toire de la réception/ soci­olo­gie de la lec­ture / Gen­der Studies

Mots-clés : Appro­pri­a­tion / iden­ti­fi­ca­tions / pra­tiques de soi / transgression/ autonomie / dif­fu­sion des idées politiques

Syn­thèse : L’article se situe dans le champ de la socio-his­toire de la récep­tion “qui porte la focale sur les dif­férents aspects des pra­tiques de lec­ture pour saisir le sens que les lecteurs et lec­tri­ces pro­duisent à par­tir des livres” (p. 70), dans le sil­lage des travaux de Roger Charti­er, Pierre Bour­dieu et Jan­ice Rad­way. Les chercheuses analy­sent la récep­tion et l’appropriation de textes con­tenant des idées fémin­istes dans deux ter­rains com­posés de lec­tri­ces de classe moyenne, à tra­vers des entre­tiens et des obser­va­tions par­tic­i­pantes de cer­cles de lecture. 

Le pro­fil soci­ologique des enquêtées représente l’entre-deux car­ac­téris­tique des class­es moyennes et sa porosité avec les class­es pop­u­laires et supérieures. Ain­si, les six lec­tri­ces dont les tra­jec­toires sont présen­tées dans l’article pos­sède un cap­i­tal cul­turel qui les dis­tingue des class­es pop­u­laires mais qui n’est pas objec­tivé dans une pro­fes­sion de classe supérieure.

Les chercheuses s’interrogent donc sur les dif­férentes modal­ités d’appropriation des idées fémin­istes et leurs effets sur les tra­jec­toires des lec­tri­ces, notam­ment dans le cadre des socia­bil­ités féminines. Les pra­tiques de lec­ture sont appréhendées ici comme des pra­tiques de soi inscrites dans un espace des pos­si­bles de classe et de genre, qui pro­duisent des effets de sub­ver­sion du genre. Il s’agit de “com­pren­dre com­ment des textes lit­téraires, de sci­ences humaines ou de développe­ment per­son­nel, sou­vent objets d’échange dans des socia­bil­ités féminines, vien­nent en sup­port à des tra­jec­toires de trans­gres­sion voire de sub­ver­sion du genre de femmes des class­es moyennes » (p. 75). Les chercheuses relèvent à ce titre deux types d’appropriation des idées fémin­istes à tra­vers les lec­tures : d’un côté la légiti­ma­tion de trans­gres­sions à l’égard des normes dom­i­nantes de la féminité et de l’autre, la dif­fu­sion de l’idée d’autonomie matérielle et sym­bol­ique à l’égard des hommes.

L’article soulève notam­ment deux points impor­tants en matière de récep­tion et de cir­cu­la­tion des idées : tout d’abord, le dif­féren­tial­isme fondé sur un essen­tial­isme du féminin dans cer­tains textes peut encour­ager l’émancipation des lec­tri­ces qui, sans se posi­tion­ner dans les dif­férents courants fémin­istes, y voient un sup­port de sub­jec­ti­va­tion et d’autonomisation. La récep­tion de ces textes essen­tial­istes mon­tre que leurs ressorts anti-fémin­istes peu­vent être mis au ser­vice d’une idée d’autonomie des femmes, ce qui soulève l’im­por­tance de pren­dre en compte la récep­tion effec­tive des textes pour analyser la cir­cu­la­tion des d’idées qu’ils con­ti­en­nent. Ensuite, les checrheuses relèvent l’importance des socia­bil­ités plutôt que celle du cap­i­tal cul­turel pour l’appropriation des idées fémin­istes dans leur dimen­sion pra­tique plus que sym­bol­ique : « Con­tre intu­itive­ment, ce n’est donc pas le cap­i­tal cul­turel « objec­tivé », sous forme de diplômes et de posi­tion­nement dans l’espace social, qui per­met les appro­pri­a­tions des idées fémin­istes : c’est l’échange des lec­tures, notam­ment d’auteures femmes, et la pos­si­bil­ité de faire valid­er ces lec­tures par d’autres avec qui on tra­vaille son rap­port à soi (p. 88) ».

Que chercher dans l’article :

  • les modal­ités d’appropriation des idées dans les pra­tiques de lec­ture  (cir­cu­la­tions entre le con­tenu des cor­pus et les pra­tiques de lecture ) ;
  • un sup­port méthodologique d’analyse des proces­sus d’identification lec­torale dans les dis­cours des enquêté·es ;
  • des élé­ments pour la théori­sa­tion de la dimen­sion éthique de la lec­ture comme un tra­vail sur soi et de  trans­for­ma­tion de soi ;
  • des élé­ments de com­préhen­sion de la cir­cu­la­tion des idées fémin­istes depuis les textes jusqu’à leurs réceptions.

Extrait : “Ain­si, pour repren­dre des élé­ments des cas d’étude cités, la lec­ture peut, au cours de sa vie, per­me­t­tre à une femme de pren­dre con­science de la dom­i­na­tion mas­cu­line sur son lieu de tra­vail, dans son cou­ple ou dans sa famille ; de nour­rir cette prise de con­science entre amies par l’échange de livres et autour des livres ; de met­tre ensuite en pra­tique ce savoir et agir sur sa sit­u­a­tion (faire val­oir ses droits, quit­ter son com­pagnon, revendi­quer son autonomie finan­cière, vouloir devenir écrivaine en con­nais­sant les obsta­cles à l’écriture pour les femmes, etc.) ; de com­pren­dre a pos­te­ri­ori et légitimer des choix en dehors des normes (assumer d’être céli­bataire ou de le devenir, de ne pas vouloir d’enfants) ; puis de nom­mer et dénon­cer les rap­ports soci­aux de sexe dans ses rela­tions (con­sci­en­tis­er ses col­lègues, amies, mem­bres de sa famille ou de son cer­cle de lec­ture en lisant publique­ment et à haute voix des textes fémin­istes) ; et enfin de s’approprier les ques­tions de genre sur le plan col­lec­tif (militer dans une asso­ci­a­tion fémin­iste). Et si ces tra­jec­toires ne fran­chissent pas toutes les mêmes seuils, du moins se con­stru­isent-elles en tant que dynamiques éman­ci­pa­toires. La con­fronta­tion entre les deux ter­rains le mon­tre bien, il s’agit davan­tage d’un con­tin­u­um que d’une oppo­si­tion entre réti­cences à se dire fémin­iste et appro­pri­a­tions des idées d’autonomie” (p. 88–89).

La critique polyphonique (Baroni, 2014)

Auteur​.ice : Raphaël Baroni 

Source : https://​jour​nals​.openedi​tion​.org/​c​o​n​t​e​x​t​e​s​/5979 (COn­TEXTES, 2014)

Méth­ode : Com­para­i­son de « posi­tions dis­cur­sives » dans sources de récep­tion prééxistantes

Champs dis­ci­plinaires : Analyse de dis­cours / Nar­ra­tolo­gie / Linguistique

Mots-clés : Poly­phonie / Auteur​.ice implicte / Pos­tures auc­to­ri­ales / Médias / Énon­ci­a­tion et Locu­tion / Per­son­nage / Voix narrative 

Syn­thèse : L’article définit le réc­it (avec des exem­ples lit­téraires et théâ­traux) comme un ensem­ble poly­phonique à plusieurs échelles : entre les per­spec­tives des per­son­nages, mais aus­si dans un dis­posi­tif rhé­torique com­plexe qui inclut l’auteur.ice (empirique, implicite, etc.) et les voix nar­rantes. Raphaël Baroni pro­pose d’ex­pli­quer une par­tie des diver­gences de récep­tion comme des posi­tion­nements dis­tincts, pris par les récepteur.ices dans cette poly­phonie. L’étude de sources de récep­tions empiriques devrait alors se faire en décrivant com­ment les récepteur.ices attribuent des énon­cés (et de croy­ances / valeurs) à des instances locutoires. 

Que chercher dans les sources : Com­ment les récepteur.trices recon­stituent le dis­posi­tif rhé­torique du réc­it et attribuent des énon­cés à dif­férentes voix pos­si­bles ? Com­ment les récepteur.trices éval­u­ent ensuite ces voix où les jeux entre ces voix résul­tant de l’interprétation ?

 Extrait : “Il faudrait com­pléter cette étude par une analyse beau­coup plus exhaus­tive et pré­cise des réac­tions des lecteurs empiriques (inclu­ant ceux qui refusent de lire pour telle ou telle rai­son). On pour­rait ain­si faire émerg­er des lignes de force col­lec­tives per­me­t­tant de dress­er une carte des diver­gences et des con­ver­gences inter­pré­ta­tives sig­ni­fica­tives. Plusieurs voies pour­raient être emprun­tées : on pour­rait s’appuyer sur l’ensemble des comptes-ren­dus pub­liés (et leur évo­lu­tion dans le temps), étudi­er la cor­re­spon­dance de l’auteur avec ses lecteurs, procéder à des tests empiriques (par exem­ple au sein d’une classe).” (§34)

Entre sociologie de la consommation culturelle et sociologie de la réception culturelle (Lahire, 2009)

Auteur​.ice : Bernard Lahire

Source :https://www.cairn.info/revue-idees-economiques-et-sociales-2009–1‑page‑6.htm 

Méth­ode : Approche com­par­a­tive / Cri­tique théorique

Champs dis­ci­plinaires : Soci­olo­gie / Cul­tur­al studies

Mots-clés :  Con­som­ma­tion cul­turelle / Récep­tion cul­turelle / Soci­olo­gie / Comparaison

Syn­thèse : Dans cet arti­cle Bernard Lahire revient en détails sur deux approches dif­férentes, la soci­olo­gie de la con­som­ma­tion cul­turelle et la soci­olo­gie de la récep­tion cul­turelle. Il en dresse d’abord l’é­tat de l’art :

« La soci­olo­gie de la con­som­ma­tion cul­turelle est dev­enue clas­sique en France depuis près de quar­ante ans main­tenant. C’est Pierre Bour­dieu qui en a le plus com­plète­ment for­mal­isé, théorisé le pro­gramme (notam­ment dans l’ouvrage La Dis­tinc­tion. Cri­tique sociale du juge­ment, paru en 1979). Mais elle a inspiré aus­si les grandes enquêtes du min­istère de la Cul­ture sur Les Pra­tiques cul­turelles des Français de 1973, 1981, 1989 et 1997.
La soci­olo­gie de la récep­tion, quant à elle, puise ses sources théoriques en France dans plusieurs grandes directions :

  •  l’esthétique de la récep­tion de Hans Robert Jauss
  •  les réflex­ions sur l’appropriation cul­turelle de Michel de Certeau ;
  •  les élé­ments de réflex­ion sur une soci­olo­gie de la récep­tion artis­tique (pic­turale) de Jean-Claude Passeron ;
  •  une par­tie des travaux rel­e­vant des Cul­tur­al stud­ies avec la fig­ure notam­ment de Richard Hog­gart, fon­da­teur du Cen­tre pour les études cul­turelles con­tem­po­raines de Birm­ing­ham en 1964, et dont l’ouvrage The Uses of Lit­er­a­cy est intro­duit en France par Jean-Claude Passeron en 1970, sous le titre La Cul­ture du pau­vre. »

Il s’ap­plique ensuite à mon­tr­er les simil­i­tudes, les dif­férences, par­fois la com­plé­men­tar­ité, ain­si que les lim­ites de ces méth­odes.
Il mon­tre notam­ment com­ment l’artic­u­la­tion des deux approches est pos­si­ble en voy­ant com­ment deux groupes sociale­ment dif­féren­ciés et dotés font la récep­tion d’une même oeu­vre.
Ses con­clu­sions méthodologiques pour le meilleur usage de ces approches sont les suiv­antes :
tan­dis que la soci­olo­gie de la con­som­ma­tion cul­turelle agrège des mêmes oeu­vres au sein d’un grand groupe (les romans policiers, les jeux télévisés, les teen dra­ma…), pour des facil­ités sta­tis­tiques notam­ment, la soci­olo­gie de la récep­tion s’attache elle à une oeu­vre pré­cise et singulière.

Que chercher dans l’ar­ti­cle : Une com­para­i­son entre deux approches théoriques pour étudi­er les pra­tiques culturelles.

Extrait : « La soci­olo­gie de la récep­tion va per­me­t­tre de point­er le risque de légitimisme cul­turel de la soci­olo­gie de la con­som­ma­tion cul­turelle. En effet, la soci­olo­gie de la con­som­ma­tion cul­turelle a man­i­festé sou­vent un cer­tain légitimisme cul­turel, c’est-à-dire qu’elle regarde le monde à tra­vers les caté­gories de per­cep­tion et d’évaluation des dom­i­nants (il ne faut jamais per­dre de vue le fait qu’on a affaire ici à une soci­olo­gie des iné­gal­ités). Ceux qui ne pos­sè­dent pas les « codes » sont défi­nis par (et réduits à) leur « pau­vreté cul­turelle » par cette soci­olo­gie, sans qu’on puisse décrire et analyser leurs pra­tiques, leurs goûts, leurs expéri­ences. (…) [tan­dis que] le soci­o­logue ne doit jamais pré­sup­pos­er l’existence de con­nais­sances, de com­pé­tences ou d’appétences chez les enquêtés les plus rich­es en cap­i­tal cul­turel. (…) Le risque des enquêtes de récep­tion lorsqu’elles sont,(…) des manières de réha­biliter la lib­erté des lecteurs et l’inventivité des tac­tiques, de met­tre en exer­gue les mul­ti­ples résis­tances face aux con­traintes des textes et des straté­gies dom­i­nantes, est de ne pas voir en quoi la récep­tion peut être bornée, délim­itée tant par le con­texte de lec­ture (lorsque l’institution sco­laire, religieuse, poli­tique, juge et sanc­tionne les écarts, les més­in­ter­pré­ta­tions, les malen­ten­dus ou les hérésies) que par les schèmes d’expérience à par­tir desquels les lecteurs s’approprient les textes ; schèmes d’expérience qui sont, cela va de soi, le pro­duit des social­i­sa­tions passées et présentes. (…)que les lycéens qui aujourd’hui s’approprient de façon peu ortho­doxe les textes qu’on leur donne à lire sont immé­di­ate­ment sanc­tion­nés par l’institution (comme l’a bien mon­tré Fan­ny Renard dans sa récente thèse sur Les Lec­tures sco­laires et extrasco­laires de lycéens [11]). (…) De même, il ne faut jamais oubli­er que, loin d’être libres de toute con­trainte, les dif­férents publics sont le pro­duit d’une social­i­sa­tion plus ou moins dif­fuse ou explicite et que leurs com­porte­ments sont le fruit d’habitudes cul­turelles tout à fait contraignantes. »

L’axiologie des commentaires en ligne (Legallois & Poudat, 2008)

Auteur​.ice : Dominique Legal­lois, Céline Poudat

Source : https://​jour​nals​.openedi​tion​.org/​s​e​m​e​n​/8444 (Semen, 2008)

Champs dis­ci­plinaires : Analyse dis­cur­sive, Soci­olo­gie de la réception

Mots-clés : Com­men­taires web, Analyse quan­ti­ta­tive, Valeurs, Axi­olo­gie de la lecture.

Cor­pus :

Les auteur​.ice enten­dent décrire l’axiologie de la « cri­tique ama­teure » à tra­vers une étude des com­men­taires lais­sés en ligne par des inter­nautes à pro­pos d’œuvres cul­turelles (voir la sec­tion « com­men­taires web » sur la page Méthodolo­gie de cette plateforme).

Pour ce faire, leur cor­pus isole 319 cri­tiques pub­liées sur Ama­zon entre 2000 et 2008 par 283 inter­nautes dis­tincts à pro­pos de 21 romans clas­siques et con­tem­po­rains. Ce cor­pus est dou­blé d’un sec­ond cor­pus, con­sti­tué unique­ment de com­men­taires Ama­zon à pro­pos d’œuvres récem­ment primées (Renau­dot, Goncourt, Médi­cis). Les deux cor­pus per­me­t­tent d’étudier d’éventuelles dif­férences d’évaluation lorsque les œuvres ont reçu une val­i­da­tion insti­tu­tion­nelle récente.

Méth­ode et synthèse : 

S’inspirant notam­ment des travaux de Jean-Louis Dufays sur les pra­tiques de lec­ture et leur axi­olo­gie, les auteur​.ice cherchent essen­tielle­ment à iden­ti­fi­er les valeurs mobil­isées dans ces com­men­taires web. Dans ce cadre théorique, chaque œuvre est investie de valeurs rel­a­tive­ment aux­quelles se définit un point de vue inter­pré­tatif. L’article reprend les valeurs pro­posées par Dufays, soit l’esthétique (beauté), la référen­tial­ité (vérité), l’éthique (bon­té), la sig­nifi­ance (poly­sémie), l’informativité (nou­veauté), le psy­choaf­fec­tif (l’émotion) et y ajoute la valeur lit­téraire (utile notam­ment pour le sec­ond cor­pus : le livre méri­tait-il son prix ?).

La pre­mière étape de l’analyse opte pour une approche qual­i­ta­tive, divisée en deux ques­tions cen­trales : de quoi par­lent les com­men­taires web ? de qui est-il par­lé dans ces commentaires ?

Une lec­ture qual­i­ta­tive per­met aux auteur​.ice de sélec­tion­ner dans les sources de récep­tion dif­férentes manières de par­ler du livre, en faisant appa­raitre les plus sig­ni­fica­tives. Leur typolo­gie mon­tre que les com­men­taires s’attardent par­ti­c­ulière­ment sur le genre du livre (généric­ité et attentes), son his­toire (per­son­nages et intrigues), son mes­sage (dis­cours et idéolo­gie), son texte (style et narration).

S’agissant de la sec­onde ques­tion, les auteur.ices étu­di­ent com­ment les com­men­taires mobilisent dif­férents rôles d’énonciation. « L’énonciateur-lecteur » se représente dans son activ­ité de lec­ture, en se con­sti­tu­ant comme témoin général des inten­tions de l’œuvre. Plus per­son­nel, « l’énonciateur-liseur » se posi­tionne comme per­son­ne réelle, avec des attentes sub­jec­tives. « L’énonciateur-évaluateur » et « L’énonciateur-critique » entrent tous deux dans la sphère du juge­ment, mais le pre­mier est cen­tré sur ses émo­tions alors que le sec­ond con­stru­it sa légitim­ité à recom­man­der une lec­ture. Enfin, « l’énonciateur méta-cri­tique » va pro­pos­er sa pro­pre inter­pré­ta­tion de la récep­tion cri­tique d’une œuvre (surtout si elle a été primée).

La sec­onde étape de l’analyse opte pour une approche quan­ti­ta­tive, via l’informatisation des don­nées, plus spé­ci­fique­ment du type de valeur mobil­isé dans les com­men­taires. Pour ce faire, les séquences éval­u­a­tives du cor­pus sont iden­ti­fiées, puis bal­isées en XML avec les valeurs listées par Dufays et finale­ment valencées (pos­i­tive ou néga­tive). Sans entr­er dans le détail des résul­tats, acces­si­ble en lign, l’enquête mon­tre une pré­dom­i­nance nette des valeurs émo­tives et esthé­tiques ain­si qu’une atten­tion large­ment portée sur l’intrigue (qui peut être éval­uée selon plusieurs valeurs, comme l’esthétique, l’émotion ou même la référentialité).

Extrait :

La descrip­tion pro­posée ici est bien sûr frag­men­taire et devra être com­plétée, mais elle per­met de saisir cer­tains élé­ments en jeu dans ce genre émer­gent. Dis­cours extrême­ment stéréo­typé, par son con­tenu, mais aus­si par son dis­posi­tif énon­ci­atif, l’avis est avant tout la con­struc­tion énon­cia­tive d’une posi­tion dans les dif­férents champs de valeurs, un jeu d’adhésion ou de dis­tan­ci­a­tion avec une doxa. Réac­tion plutôt qu’analyse, l’avis est large­ment influ­encé par le mode de lec­ture dom­i­nant, à savoir la lec­ture participative.

Pour­tant, s’il est stéréo­typé, ce genre émer­gent pos­sède incon­testable­ment une cer­taine forme de com­plex­ité, en rai­son, juste­ment de la diver­sité des valeurs qu’il artic­ule. Ain­si, il est remar­quable que l’avis cumule sys­té­ma­tique­ment les trois gen­res aris­totéli­ciens : le genre épi­dic­tique, puisqu’il s’agit bien de louer ou blâmer une œuvre ; le genre judi­ci­aire, puisqu’il s’agit de la défendre ou de l’attaquer ; le genre délibératif enfin, puisqu’il s’agit de la con­seiller ou de la décon­seiller. Autrement dit, l’avis con­stitue pour l’analyste, un dis­cours extrême­ment intéres­sant puisqu’il y voit se jouer et se con­stru­ire, une rhé­torique prag­ma­tique « ordi­naire » qui en dit long sur le tra­vail souter­rain des valeurs sou­tenant toute posi­tion argumentative.

Sociologie du courrier de lecture (Charpentier, 2006)

Auteur​.ice : Isabelle Char­p­en­tier

Source : « Lec­tri­ces et lecteurs de Pas­sion sim­ple d’Annie Ernaux : enjeux sex­ués des récep­tions d’une écri­t­ure de l’intime sex­uel », dans I. Char­p­en­tier (dir.), Com­ment sont reçues les œuvres, Saint-Éti­enne, Créaphis.

Méth­ode et cor­pus : Étude quan­ti­ta­tive et qual­i­ta­tive du cour­ri­er des lecteur.trices : env­i­ron 250 let­tres reçues et archivées par l’autrice en 1992

Champs dis­ci­plinaires : Soci­olo­gie de la lec­ture / Gen­der Studies

Mots-clés : Récep­tion gen­rée / Appro­pri­a­tion / Lec­ture réelle / Autonomie / Dif­féren­tial­isme / Domination

Syn­thèse : Com­ment la soci­olo­gie de la récep­tion peut-elle se saisir du cor­pus par­ti­c­uli­er que sont les cour­ri­ers de lecteur.trices ? Quelles hypothès­es peut-elle for­muler ? Dans une pre­mière par­tie quan­ti­ta­tive, l’article pro­pose une objec­ti­va­tion soci­ologique du lec­torat analysé, ren­due pos­si­ble par les infor­ma­tions biographiques que don­nent les récepteur.rices dans leur cour­ri­er. L’enquête décon­certe plusieurs préjugés par l’analyse sta­tis­tique : le cour­ri­er est pour moitié mas­culin, la majorité des sources où se man­i­fes­tent empathie et iden­ti­fi­ca­tion émane des quin­quagé­naires. Autre hypothèse mar­quante : l’intérêt des lecteur.trices pour Pas­sion sim­ple sem­ble inverse­ment pro­por­tion­nel à leur niveau d’éducation. Les class­es pop­u­laires lui écrivent davan­tage à pro­pos d’ouvrages dont le sujet est plus social, moins cen­tré sur la pas­sion amoureuse.

Dans une sec­onde par­tie qual­i­ta­tive, l’enquête abor­de les mécan­ismes « d’identification pro­jec­tive » observ­ables dans les cour­ri­ers. L’œuvre-source étant un réc­it socio-auto­bi­ographique, Char­p­en­tier analyse le rôle de la dif­férence de genre dans les pro­jec­tions des récepteur.trices à la place d’Annie Ernaux. Un pre­mier motif con­sis­tant : la plu­part de celles et ceux qui écrivent le font pour dire com­bi­en Pas­sion sim­ple a fait écho à leur vie amoureuse. L’analyse textuelle des sources souligne une rela­tion entre la famil­iar­ité du ton et la prox­im­ité revendiquée de son his­toire per­son­nelle avec celle du livre : on écrit à Ernaux comme à une amie qui aurait vécu une expéri­ence iden­tique. Les lec­tri­ces, d’abord, ten­dent à rédi­ger, dans leurs cour­ri­ers, des renar­ra­tions com­plex­es de leurs his­toires amoureuses, où elles racon­tent par exem­ple avoir vécu à l’identique cer­tains moments clés du livre. Elles com­par­ent même les car­ac­téris­tiques de leurs amants réels avec le per­son­nage de Pas­sion sim­ple, imi­tant même par­fois codes d’écriture d’Ernaux. Plusieurs vont jusqu’à par­ler du livre comme d’un guide de com­porte­ment éthique, « une bible ». Beau­coup témoignent aus­si d’une lec­ture ayant eu un effet « décul­pa­bil­isant » sur leur rela­tion éthique à elles-mêmes, cer­taines faisant du cour­ri­er un espace de libéra­tion des tabous sex­uels et soci­aux à l’intérieur d’un sen­ti­ment de com­mu­nauté avec l’autrice. Du côté des récep­teurs mas­culins, la sit­u­a­tion est dif­férente sur le plan iden­ti­fi­ca­toire : la plu­part attes­tent avec éton­nement, voire avec fas­ci­na­tion, com­bi­en « leur » expéri­ence amoureuse est ren­due avec justesse sous la plume d’une femme. Une faible par­tie des récep­teurs mas­culins dis­ent s’identifier à l’amant du livre, comme objets du désir féminin. Une large par­tie dit au con­traire s’identifier à l’autrice, comme émet­teur d’un désir finale­ment com­mun à l’intérieur d’une com­mu­nauté fan­tas­mée « des amoureux ». Cela dit, la plu­part des récep­teurs mas­culins optent pour des cour­ri­ers plus pudiques et réservés, ne se livrant que rarement à des nar­ra­tions sen­ti­men­tales ou éro­tiques, se con­cen­trant sur le sen­ti­ment puis­sant de sol­i­dar­ité qui les unis, selon eux, à l’autrice. Résol­u­ment influ­encé par la soci­ologique com­préhen­sive et les travaux sur l’agentivité, l’ensemble du tra­vail sur les sources inter­roge la négo­ci­a­tion des normes et des struc­tures sociales dont Pas­sion sim­ple devient le ter­rain, en tant que les lecteur.ices se l’approprient différemment.

Que chercher dans les sources :

- Quel degré de prox­im­ité affec­tive émane styl­is­tique­ment des sources ?

- Com­ment les récepteur.trices re-racon­tent des séquences de leur vie per­son­nelle à l’aune d’une intrigue lit­téraire proche ?

- Quelle forme prend l’identification à l’auteur.ice dans les sources ?

- Com­ment est con­stru­ite la fig­ure auc­to­ri­ale (ici, comme une sœur, une con­fi­dente, une amante pos­si­ble, etc.) ?

- Quelles struc­tures sociales sont réaf­fir­mées, négo­ciées ou trans­gressées dans la source de récep­tion, c’est-à-dire à tra­vers le réc­it de sa lecture ?

Textes, imprimés, lectures (Chartier, 1988)

Auteur·rice : Roger Charti­er

Source : dans Mar­tine Poulain (dir.), Pour une soci­olo­gie de la lec­ture : lec­ture et lecteurs dans la France con­tem­po­raine, Paris, Le Cer­cle de la librairie, 1988

https://​gal​li​ca​.bnf​.fr/​a​r​k​:​/​1​2​1​4​8​/​b​p​t​6​k​1​0​0​3​7​6​9​h​/​f​2​1​.item

Méth­ode : Étude des pra­tiques de l’imprimé dans les sociétés anci­ennes (analyse des proces­sus de mise en texte et mise en imprimé et recueil et analyse des lec­tures effectives)

Champs dis­ci­plinaires : Socio-his­toire des pra­tiques de lec­tures / His­toire du livre

Mots-clés : Pra­tiques de lecture/ Appro­pri­a­tion­s/D­if­féren­ci­a­tion/­Texte-objet-pra­tique /Imprimé

Syn­thèse : À par­tir de la lec­ture du pro­logue de la Celes­tia de Fer­nan­do de Rojas (1507) pub­lié dans les décen­nies qui suiv­ent le comence­ment de l’imprimerie, Roger Charti­er développe les hypothès­es et les notions fon­da­tri­ces d’une étude des pra­tiques de l’imprimé. Il inter­roge en par­ti­c­uli­er la façon dont ce dernier boule­verse la cul­ture et les pra­tiques privées et col­lec­tives de la com­mu­ni­ca­tion, notam­ment en Occident.

Roger Charti­er présente d’emblée sa démarche intel­lectuelle comme une volon­té de sor­tir de l’aporie entre la toute-puis­sance du texte et son pou­voir de con­trainte sur le lecteur et la lib­erté totale du lecteur, par “ une socio-his­toire des pra­tiques de lec­ture […] qui vise à iden­ti­fi­er les modal­itées partagées du lire qui don­nent formes et sens aux gestes indi­vidu­els et qui place au cen­tre de son inter­ro­ga­tion les proces­sus par lesquels, face à un texte, un sens est his­torique­ment pro­duit et une sig­ni­fi­ca­tion dif­féren­tielle­ment con­stru­ite” (p. 11).

L’article entre­prend donc de répon­dre à une ques­tion reprise à Rojas, à savoir “com­ment un texte qui est le même pour tous ceux qui le lisent peut-il devenir […] un intru­ment de dis­corde et bataille entre ses lecteurs” ? (p. 14). La réponse à cette ques­tion implique pour Roger Charti­er une analyse con­jointe des con­traintes matérielles de la lec­ture et des récep­tions des textes.

Pour expli­quer ces dif­férences, il s’agit selon l’his­to­rien de se pencher sur les lecteurs eux-mêmes mais aus­si sur les socia­bil­ités du lire, les rap­ports entre tex­tu­al­ité et oral­ité et la dis­tinc­tion entre texte (tra­vail d’écriture) et imprimé (fab­ri­ca­tion du livre), pour com­pren­dre les pra­tiques du lire dif­féren­ciées qu’ils enga­gent. Les pra­tiques de lec­ture sont donc pen­sées comme le proces­sus par lequel les oeu­vres pren­nent sens, à tra­vers une tri­an­gu­la­tion entre “le texte, l’objet qui le porte et la pra­tique qui s’en empare”(p. 16).

Ain­si, Roger Charti­er pro­pose d’identifier plusieurs cas de vari­a­tions de sig­ni­fi­ca­tions des textes liés au fait :

- qu’un texte sta­ble est don­né à lire en des formes imprimées qui changent, à tra­vers l’exemple de Georges Dandin, de Molière);

- que le pas­sage d’un texte d’une mise en imprimé à une autre implique des trans­fo­ma­tions dans sa let­tre même, comme c’est le cas pour les titres du cat­a­logue de la Bib­lio­théque bleue ;

- qu’un “texte sta­ble dans sa let­tre et fixe dans sa forme” (p. 20) est l’ob­jet de divers­es pra­tiques de lec­tures, comme la lec­ture privée et publique, la lec­ture sacral­isée et laï­cisée, la lec­ture inten­sive et exten­sive ain­si que la lec­ture val­able pour une com­mu­nauté de lecteurs en un temps et lieu don­né, comme la lec­ture rousseauiste.

Roger Charti­er place donc au coeur de sa réflex­ion la notion d’appropriation qui “ per­met de penser les dif­férences dans le partage, parce qu’elle pos­tule l’invention créa­trice au coeur des proces­sus de récep­tion” (p. 24). Pour le chercheur, utilis­er la notion d’appropriation invite à dépass­er les représen­ta­tions soci­ologiques tra­di­tion­nelles des pra­tiques qui seraient induites par l’accès iné­gal aux objets en adop­tant plutôt “une approche […] qui cen­tre son atten­tion sur les emplois dif­féren­ciés, les usages con­trastés des mêmes biens, des mêmes textes, des mêmes idées” pour “car­ac­téris­er des pra­tiques qui s’approprient dif­féren­tielle­ment les matéri­aux qui cir­cu­lent dans une société don­née” (p. 24).

L’historien pro­pose en défini­tive de penser les appro­pri­a­tions dif­féren­ciées des mêmes bien cul­turels à par­tir des binômes con­ceptuels « dis­ci­pline /invention », c’est-à-dire de se deman­der “com­ment s’articulent les lib­ertés con­traintes et les dis­ci­plines ren­ver­sées” (p. 25) et « dis­tinc­tion /divulgation », à tra­vers “une façon de com­pren­dre [la dom­i­na­tion sociale ou […] la dif­fu­sion cul­turelle] qui recon­naît la repro­duc­tion des dis­tances à l’intérieur même des mécan­ismes d’imitation, les con­cur­rences au sein des partages, la con­sti­tu­tion de nou­velles dis­tinc­tions du fait même des proces­sus de divul­ga­tion” (p. 26).

L’historien con­clue alors son pro­pos en rap­pelant com­ment l’étude des pra­tiques de l’imprimé implique de con­stru­ire con­join­te­ment une his­toire du livre et du lire.

Que chercher dans l’article :

  • une déf­i­ni­tion de la socio-his­toire des pra­tiques de lec­ture et de ses enjeux
  • une approche méthodologique de la socio-his­toire des pra­tiques de lecture
  • une analyse des rap­ports entre texte-objet-pra­tique dans les pra­tiques de lecture
  • une analyse spé­ci­fique des liens entre imprimé et pra­tiques de lecture
  • une con­cep­tu­al­i­sa­tion de la notion d’appropriation

Extrait : A sa façon, le pro­logue de Rojas indique bien la ten­sion cen­trale de toute his­toire de la lec­ture. D’un côté, la lec­ture est pra­tique créa­trice, activ­ité pro­duc­trice de sig­ni­fi­ca­tions aucune­ment réductibles aux inten­tions des auteurs de textes ou des faiseurs de livres : elle est un « bra­con­nage » selon le mot de Michel de Certeau. D’un autre côté, le lecteur, tou­jours, est pen­sé par l’au­teur, le com­men­ta­teur, l’édi­teur comme devant être assu­jet­ti à un sens unique, à une com­préhen­sion cor­recte, à une lec­ture autorisée.

Approcher la lec­ture est donc con­sid­ér­er, ensem­ble, l’ir­ré­ductible lib­erté des lecteurs et les con­traintes qui enten­dent la brid­er. Cette ten­sion fon­da­men­tale peut être tra­vail­lée en his­to­rien, dans une dou­ble recherche : repér­er la diver­sité des lec­tures anci­ennes à par­tir de leurs traces épars­es, recon­naître les straté­gies par lesquelles auteurs et édi­teurs ten­taient d’im­pos­er une ortho­dox­ie du texte, une lec­ture oblig­ée. De ces straté­gies, les unes sont explicites, recourant au dis­cours (dans les pré­faces, les aver­tisse­ments, les gloses,les notes), et les autres implicites,faisant du texte une machiner­ie qui, néces­saire­ment, doit impos­er une juste com­préhen­sion. Guidé ou piégé, le lecteur, tou­jours, se trou­ve inscrit dansle texte mais, à son tour, celui-ci s’in­scrit diverse­ment en ses lecteurs divers. De là,la néces­sité de réu­nir deux per­spec­tives, sou­vent dis­jointes : l’é­tude de la façon dont les textes, et les imprimés qui les por­tent, organ­isent la lec­ture qui doit en être faite, et, pour une autre part, la col­lecte des lec­tures effec­tives, traquées dans les con­fes­sions indi­vidu­elles ou recon­stru­ites à l’échelle des com­mu­nautés de lecteurs.”

Jackie : An Ideology of Adolescent Femininity (McRobbie, 1978)

Auteur​.ice : Angela McRob­bie

Source : http://​epa​pers​.bham​.ac​.uk/​1808/ 

Méth­ode : Analyse de con­tenu / Sémiologie

Champs dis­ci­plinaires : Soci­olo­gie de la lec­ture / Gen­der Studies

Mots-clés : Appro­pri­a­tion / Ado­les­cence / Con­struc­tion du genre / Edu­ca­tion sentimentale

Syn­thèse : Dans cette étude, Angela McRob­bie mon­tre la con­struc­tion d’une idéolo­gie de la féminité par le mag­a­zine bri­tan­nique pour ado­les­centes Jack­ie (1964–1993). L’ar­ti­cle d’une soix­an­taine de pages est divisé en cinq par­ties : la présen­ta­tion du mag­a­zine Jack­ie et du « sys­tème de sig­nifi­ants » qui le régit, l’é­tude du « code de la romance » offert aux ado­les­centes, le « code de la vie per­son­nelle » pro­mu auprès de celles-ci, la thé­ma­tique de la mode et de la beauté et enfin la pro­mo­tion de la musique pop et de ses artistes mas­culins comme héros roman­tiques. L’autrice développe en s’ap­puyant sur de nom­breux exem­ples la façon dont cha­cune de ces caté­gories du mag­a­zine co-con­stru­isent une idéolo­gie, un ensem­ble de valeurs et de représen­ta­tions, des­tinée à appren­dre aux jeunes filles des class­es pop­u­laires com­ment se comporter.

Que chercher dans l’ar­ti­cle : Une méthodolo­gie com­plète de l’analyse de mag­a­zines ain­si que des analy­ses sur la social­i­sa­tion gen­rée à cer­tains goûts, com­porte­ments et représen­ta­tions en lien avec la féminité et l’amour.

Extrait : « The com­pa­ny behind Jack­ie is not mere­ly “giv­ing the girls what they want”. Each mag­a­zine, news­pa­per or com­ic has its own con­ven­tions and its own style. But with­in these con­ven­tions and through them a con­cert­ed effort is nev­er­the­less made to win and shape the con­sent of the read­ers to a set of par­ti­c­u­liar val­ues. The word of this branch of the media involves “fram­ing” the world for its read­ers, and through a vari­ety of tech­niques endow­ing with impor­tance those top­ics cho­sen for inclu­sion […]. Mass cul­ture is seen as a manip­u­la­tive, vul­gar, prof­it-seek­ing indus­try offer­ing cheap and infe­ri­or ver­sions of the arts to the more impres­sion­able and vul­ner­a­ble sec­tors of the pop­u­la­tion. This con­cept of cul­ture is inad­e­quate because it is ahis­tor­i­cal, and is based on unques­tioned qual­i­ta­tive judg­ments. It offers no expla­na­tions as to how these forms devel­oped and are dis­trib­uted. Nor does it explain why one form has a par­tic­u­lar res­o­nance for one class in soci­ety rather than another. » 

Écoles et courants

L’école de Constance

L’intention pre­mière de Hans Robert Jauss dans Pour une esthé­tique de la récep­tion était « d’ouvrir une con­cep­tion nou­velle de l’histoire lit­téraire » (Lapointe & Lam­bert, 2017:2). Sa méth­ode prend pour point de départ les diver­gences his­toriques entre plusieurs récep­tions d’œuvres canon­isées et en tire une approche alliant his­tori­ci­sa­tion et her­méneu­tique. Jauss s’in­téresse en pio­nnier à l’influence des récepteur.trices sur les œuvres, à leur activ­ité. Il pro­pose une inver­sion de la rela­tion rhé­torique comme objet d’étude légitime sous le nom « d’appropriation ». La plu­ral­ité des récep­tions s’explique chez lui par une déf­i­ni­tion de l’œuvre comme un acte social de com­mu­ni­ca­tion his­torique­ment situé et soumis à des attentes.

Jauss fait l’hypothèse que trois vari­ables expliquent la diver­gence de réception.

  • L’horizon d’attente esthé­tique (les attentes basées sur les con­nais­sances lit­téraires et artis­tiques préal­ables du lectorat)
  • Les attentes liées aux « expéri­ences sociales spé­ci­fiques » (Horel­lou-Lafarge & Seg­ré, 2016:110), soit les fac­teurs qui artic­u­lent les récep­tions avec les appar­te­nances de classe et les his­toires per­son­nelles des récepteur.ices
  • « L’opposition entre lan­gage poé­tique et lan­gage pra­tique, monde imag­i­naire et réal­ité quo­ti­di­enne » (Jauss, 1978:54)

Jauss fonde une approche inter­ac­tion­niste étu­di­ant les divers effets pos­si­bles des œuvres sur les récepteur.rices, au seul prisme du con­cept d’horizon d’attente. Trois « effets » prin­ci­paux sont iden­ti­fiés : les œuvres qui cor­re­spon­dent à cet hori­zon, celles qui induisent une rup­ture et sont rejetées, celles qui induisent une rup­ture mais finiront pas être accep­tées, pro­duisant un déplace­ment des attentes.

Au fonde­ment des études de récep­tion, on trou­ve donc l’historicisation de l’esthétique comme inter­ac­tion entre les récepteur.rices et l’œuvre. Met­tre ain­si en per­spec­tive la diver­gence de récep­tion a entrainé une rené­go­ci­a­tion de « l’assurance » rhé­torique, mise face au con­stat que l’effet des œuvres est tou­jours dépen­dant de son con­texte d’effectuation : le prob­lème du rel­a­tivisme est struc­turant dans les travaux de l’école de Constance.

Wolf­gang Iser y répond par un appro­fondisse­ment du volet théorique (moins con­tex­tu­al­isant). Il pro­pose un mod­èle de  rhé­torique « vir­tu­al­isante », soit qui iden­ti­fie des struc­tures pro­duisant des effets, tout en expli­quant pourquoi une même struc­ture peut pro­duire des effets différents.

Le lieu de l’œuvre est celui où se ren­con­trent le texte et les lecteurs. Il a néces­saire­ment un car­ac­tère virtuel, étant don­né qu’il ne peut être réduit ni à la réal­ité du texte ni aux dis­po­si­tions sub­jec­tives du lecteur. De cette vir­tu­al­ité de l’œuvre jail­lit sa dynamique qui con­stitue la con­di­tion de l’effet pro­duit par elle. […] Si c’est le lieu virtuel de l’œuvre qui sous-tend la rela­tion entre le texte et le lecteur […] l’analyse de l’œuvre ne se con­cen­tr­era ni sur une posi­tion ni sur l’autre. (1976:48–49)

Iser est l’un des prin­ci­paux théoriciens de la notion d’ « effet » comme dynamique induisant des lib­ertés, mais aus­si des con­traintes. Plutôt que de s’intéresser à des récep­tions his­torique­ment avérées, il résout le prob­lème rel­a­tiviste en mon­trant que la struc­ture formelle de l’œuvre engage un espace d’appropriations pos­si­bles délim­ité par la notion de « lec­ture implicite ». « Mod­èle tran­scen­dan­tal qui per­met d’expliquer com­ment le texte […] pro­duit un effet et acquiert un sens » (Iser, 1976:70), le Lecteur Implicite désigne un ensem­ble de straté­gies sig­nifi­antes, une « con­trainte imposée au lecteur empirique, à laque­lle il peut adhér­er ou résis­ter en accep­tant son rôle dans la struc­ture de l’œuvre » (Lapointe & Lam­bert, 2017:3). S’il accorde une atten­tion nou­velle à la vir­tu­al­ité comme principe de la diver­gence, le mod­èle d’Iser demeure rel­a­tive­ment ancré dans l’idéologie rhé­torique, puisqu’il pense l’activité des récepteur.ices à par­tir des effets pos­si­bles de l’œuvre.

Questions à poser aux sources de réception

Pour expli­quer des dif­férences de récep­tion, la notion d’horizon d’attente est impor­tante, mais son ancrage his­torique la rend dif­fi­cile à manier dans les cor­pus con­tem­po­rains. En effet, il est sou­vent impos­si­ble de saisir l’horizon d’attente de la péri­ode en cours. La notion incite à une com­préhen­sion transin­di­vidu­elle de la récep­tion, à l’identification des « struc­tures de réac­tion » (Iser, 1976:51) qui tra­versent un pub­lic et une époque. Reste que les travaux de l’école de Con­stance per­me­t­tent d’arrêter plusieurs prob­lé­ma­tiques utiles à tout enquête sur la récep­tion réelle – c’est-à-dire des ques­tions que l’on pour­rait pos­er aux sources de réception :

– A) Com­ment observ­er dans les sources l’horizon d’attente (ou les hori­zons d’attentes) mobil­isés pour inter­préter l’oeuvre ?

– B) Quels régimes de jus­ti­fi­ca­tion sont invo­qués dans les sources pour situer l’oeu­vre dans la pro­duc­tion qui lui est con­tem­po­raine ? ou dans un nou­veau con­texte his­torique de réception ?

– C) Peut-on observ­er dans les sources des habi­tudes de récep­tion et com­ment cette accul­tur­a­tion est-elle for­mulée (usages de genre, de types, etc.) ?

– D) Com­ment la parole des récepteur.rices va-t-elle con­stru­ire un repérage formel qui lui per­me­t­tra de plac­er l’œuvre en con­ti­nu­ité ou en rup­ture avec les hori­zons d’attentes identifiés ?

 

Références bibliographiques

Horel­lou-Lafarge, Chan­tal, Seg­ré, Monique (2016), Soci­olo­gie de la lec­ture, Paris, La Découverte.

Iser, Wolf­gang (1976), L’acte de lec­ture. Théorie de l’effet esthé­tique, Brux­elles, Pierre Marda­ga éditeur.

Jauss, Hans Robert (1974), « Lev­els of iden­ti­fi­ca­tion of hero and audi­ence », New Lit­er­ary His­to­ry, vol. 5, p. 283–317.

– (1978), Pour une esthé­tique de la récep­tion, Paris, Gallimard.

Lapointe, Mar­tine-Emmanuelle, Lam­bert, Kevin (2017), « Récep­tion », Socius : ressources sur le lit­téraire et le social.

Les approches sémiotiques

Suiv­ant une fil­i­a­tion théorique que beau­coup font remon­ter directe­ment à Iser, plusieurs approches sémi­o­tiques ont prob­lé­ma­tisé la diver­gence de récep­tion à tra­vers une ques­tion sim­ple : quels élé­ments de l’œuvre diri­gent la lec­ture ? Dans les approches sémi­o­tiques, le con­sen­sus se fait sur deux idées majeures : « la récep­tion est un jeu pro­gram­mé par l’œuvre », et « l’œuvre est con­stru­ite de manière à con­trôler son pro­pre décodage » (Rif­faterre, 1979:10–11) – ce qui définit l’activité des récepteur.ices comme l’activation de ces décodages.

La théorie la plus symp­to­ma­tique est le mod­èle du Lecteur Idéal pro­posé par Eco (1985), notion désig­nant, comme chez Iser, un fais­ceau de straté­gies sig­nifi­antes internes à l’œuvre. Le Lecteur Idéal d’Eco demeure moins tran­scen­dan­tal que le Lecteur Implicite isérien puisqu’il découle directe­ment de l’intention de l’auteur.ice réel.le. Eco pro­pose une vision tex­tu­al­iste de l’interprétation[1], fon­dant son mod­èle sur l’idée que l’œuvre « est un pro­duit dont le sort inter­pré­tatif doit faire par­tie de son pro­pre mécan­isme génératif » (Eco, 1985:65). Les fais­ceaux séman­tiques régu­lent la diver­gence de récep­tion : ce que l’on peut véri­ta­ble­ment dire d’une œuvre, c’est ce qui peut sémi­o­tique­ment en être décodé[2]. S’il recon­nait que l’on peut faire dire n’importe quoi à une œuvre, il dis­tingue un ensem­ble majeur de ces pos­si­bil­ités par­mi les « vio­lences » qui sor­tent l’interprète de la « coopéra­tion active­ment pro­mue par le texte » (1985:113). En d’autres mots, on peut tou­jours ignor­er les straté­gies sig­nifi­antes, mais ces inter­pré­ta­tions qui refusent de coopér­er ne sont pas retenues dans Lec­tor in fab­u­la (ce qui ne sig­ni­fie pas qu’elles n’intéressent pas son auteur)[3]. Ain­si l’interprète, par­tielle­ment déterminé.e par le texte, se fait le révéla­teur act­if de ces déter­mi­na­tions en suiv­ant les itinéraires : la nature sig­nifi­ante du lan­gage garan­tit un cadre inter­pré­tatif valide et donc une fron­tière pour la diver­gence de récep­tion.

À la suite d’Eco, nom­bre d’é­tudes de récep­tion s’in­téressent à des phénomènes dirigeant la récep­tion (Ser­vais, 2012), sans con­serv­er néces­saire­ment les fonde­ments sémi­o­tiques de son hypothèse. Pour l’essentiel, on pose l’oeu­vre comme un sys­tème sig­nifi­ant, enco­dant des sym­bol­es et des dis­cours, puis on mod­élise la diver­gence de récep­tion comme suite de décodages pos­si­bles. Très sou­vent, et c’est pour cela que le mod­èle est aus­si com­mu­ni­ca­tion­nel, les chercheur.euses opèrent des remon­tées en général­ités et inter­ro­gent, der­rière les opéra­tions de sig­ni­fi­ca­tion, les dis­cours prêtés aux artistes par les  récepteur.ices.

L’exemple de la réception théâtrale

Plusieurs enquêtes pra­tiquent la lec­ture de spec­ta­cle en définis­sant, suiv­ant Eco, le « spec­ta­tor in dra­ma » (Hami­di-Kim, 2013:27) encodé par les formes. Les approches sémi­o­tiques con­tem­po­raines ont dû, notam­ment avec l’essor des dra­matur­gies post­mod­ernes, inté­gr­er l’opération spec­ta­trice de décodage de façon plus com­plexe (Bouko, 2010). Ce type de phénomènes n’empêche toute­fois pas de recon­duire une approche de la récep­tion héri­tière d’Eco dont « l’objectif n’est évidem­ment pas de figer le proces­sus de récep­tion, mais d’en pro­pos­er de pos­si­bles par­cours et de met­tre en évi­dence les dif­férents niveaux d’anticipation pos­si­bles par l’instance créa­trice » (Bouko, 2010:111). Aux yeux de Marie-Madeleine Mer­vant-Roux, ce mod­èle demeure insuff­isant pour une étude du spec­ta­teur réel :

Le troisième dis­cours, fondé sur les travaux de sémi­o­logues, mon­tre un « spec­ta­tor in dra­ma » men­tale­ment entre­prenant, lecteur, décodeur, ana­lyste du spec­ta­cle, effec­tu­ant l’ultime étape du tra­vail, don­nant le sens. Cette image ne four­nit pas une réponse sat­is­faisante à la ques­tion du lien scène-salle. (Mer­vant-Roux, 1998:8)

Effec­tive­ment, les études sémi­oti­ci­ennes ne reposent pas sur des enquêtes empiriques, mais sur des com­men­taires de spec­ta­cles vir­tu­al­isant dans lesquels l’expérience du pub­lic est tou­jours pré­sup­posée, et le plus sou­vent réduite à une activ­ité de décodage – notam­ment par les acteurs soci­aux majeurs du champ :

En revanche, nous insis­terons sur la place virtuelle qui celle du spec­ta­teur dans le dis­cours des acteurs du théâtre, tout comme nous étudierons le « spec­ta­teur virtuel » pro­gram­mé par le spec­ta­cle, ce « spec­ta­tor in dra­ma  » inscrit dans la fable et dans le spec­ta­cle à la manière du « lec­tor in fab­u­la  » théorisé par Umber­to Eco. Le spec­ta­cle pro­gramme ain­si une récep­tion « virtuelle » dont la fonc­tion poli­tique peut être déter­minée non seule­ment et non néces­saire­ment par le texte et sa mise en scène, mais aus­si pos­si­ble­ment par la rela­tion entre la scène et la salle voire par la salle, ou plus exacte­ment par le cadre de représen­ta­tion. (Hami­di-Kim, 2013 : 55)

Les travaux d’Hamidi-Kim demeurent un bon exem­ple d’extension du mod­èle d’Eco, puisqu’ils por­tent sur le Spec­ta­teur Virtuel, ancré sur un mod­èle com­mu­ni­ca­tion­nel, mais débor­dent large­ment le cadre de la coopéra­tion sémi­o­tique et du décodage sig­nifi­ant.  La con­struc­tion du spec­ta­tor in dra­ma passe aus­si par une atten­tion à des phénomènes asémi­o­tiques : effets présen­tiels, organ­i­sa­tion sen­si­ble du dis­posi­tif, aux straté­gies de ges­tion des affects, empathie dans la fic­tion, etc.

Questions à poser aux sources de réception

Si l’on a pu mon­tr­er qu’il était par­fois restric­tif sur la com­plex­ité de la récep­tion (peu opéra­toire pour décrire l’immersion men­tale, les affects, etc.), le mod­èle sémi­o­tique n’en demeure pas moins encore effi­cace pour décrire une part de l’activité des récepteur.ices.

Du mod­èle sémi­o­tique, on tire ain­si plusieurs prob­lé­ma­tiques utiles à toute enquête sur la récep­tion réelle – tou­jours pen­sées comme des ques­tions à pos­er aux sources de récep­tion – par exemple :

– A) Com­ment la parole récep­trice opère-t-elle des décodages signifiants ?

– B) Quand peut-on explicite­ment con­sid­ér­er que les récepteur.ices sont en train d’identifier des sémioses ?

– C) Com­ment les récepteur.ices se représen­tent-t-iels en train de décoder ?

– D) Quand la parole des récepteur.ices fait-elle coex­is­ter dif­férents itinéraires her­méneu­tiques possibles ?

– E) Com­ment la parole des récepteur.ices recon­stru­it-elle des mes­sages der­rière les signes et à qui les attribue-t-elle ?

– F) Jusqu’où les sources con­sid­èrent-t-elles que l’expérience racon­tée a été pro­gram­mée par le spectacle ?

Références bibliographiques

Bouko, Cather­ine (2010), Théâtre et récep­tion. Le spec­ta­teur post­dra­ma­tique, P.I.E. Peter Lang, Bruxelles.

Eco, Umber­to (1965), L’oeuvre ouverte, Paris, Grasset.

– (1985), Lec­tor in fab­u­la, Paris, Grasset.

– (1992), Les lim­ites de l’interprétation, Paris, Grasset.

– (2010), « Quelques com­men­taires sur les per­son­nages de fic­tion », Soci­olo­gieS.

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Wolff, Erwin (1971), « Der intendierte Leser », Poet­i­ca, n°4.

Notes

[1] Ce qui dis­tingue aus­si son approche des mod­èles his­tori­co-phénoménologiques comme le lecteur visé, soit « l’idée du lecteur telle qu’elle s’est for­mée dans l’esprit de l’auteur » (Wolff, 1971:166).

[2] Il sug­gère qu’un « Univers Séman­tique Glob­al » (1985:169) con­stitue le cadre d’élaboration général du sens. Les récepteur.ices inter­agis­sent avec les œuvres grâce à leurs com­pé­tences ency­clopédiques qui leur per­me­t­tent, in fine, de décoder les ensem­bles de signes. Pour lui, la sémio­sis – rap­port arbi­traire du sig­nifi­ant au sig­nifié con­sti­tu­ant le signe — fait office de principe act­if en ce qu’elle organ­ise les dif­férents fais­ceaux sig­nifi­ants d’un lexème : ce sont eux, les sémèmes, qui artic­u­lent les straté­gies et con­stru­isent « l’enquête » (1985 :169) de l’herméneute.

[3] « Mais ici on par­le de la coopéra­tion textuelle comme d’une activ­ité pro­mue par le texte, ces modal­ités ne nous intéressent donc pas. Que ce soit bien clair : elles ne nous intéressent pas dans ce cadre. » (1978 : 120).

Les études culturelles

Les formes elles-mêmes sont por­teuses d’idéolo­gies. (Todor­ov, 1984:190)

Une exten­sion de la focale d’Eco au-delà des fron­tières sémi­o­tiques est à trou­ver dans la con­stel­la­tion de travaux des cul­tur­al stud­ies sur les objets d’art, et les objets cul­turels en général. À par­tir des années 70, plusieurs approches avan­cent que les rap­ports soci­aux, et par­ti­c­ulière­ment les rela­tions de dom­i­na­tion, enco­dent les pro­duc­tions cul­turelles. Ces con­cep­tions héri­tent des struc­tural­ismes, des travaux de Fou­cault, mais aus­si de la pen­sée marx­iste de l’art dont le pre­mier principe est que les créa­tions et les con­cepts esthé­tiques « sont inclus dans l’idéologie, c’est-à-dire dans les représen­ta­tions que se forge une société à un moment don­né de son his­toire, compte tenu du stade de développe­ment économique et matériel qu’elle a atteint » (Jimenez, 1997:256).

Si cette optique s’exporte rapi­de­ment en dehors de la seule récep­tion des œuvres légitimes, c’est sans doute parce qu’elle reprend et dif­fuse la matrice théorique pro­posée par Stu­art Hall selon laque­lle le « texte » (plurimé­di­al, Hall tra­vaille d’abord sur la télévi­sion) encode des struc­tures. Pré­cisé­ment, le texte est encodé par les struc­tures socio-poli­tiques et cherche à son tour à encoder idéologique­ment la réal­ité. Un tel encodage oblige alors les récepteur.ices à adopter l’une des trois posi­tions de décodage pos­si­bles : « une posi­tion dom­i­nante-hégé­monique (accep­ta­tion du mes­sage encodé), une posi­tion de négo­ci­a­tion ou une posi­tion oppo­si­tion­nelle » (Hall, 1973:124). Si Hall emprunte la focale sémi­o­tique d’Eco, il éten­dra plus tard son mod­èle à des ques­tions parasémi­o­tiques comme les affects, en con­sid­érant notam­ment l’encodage de la réac­tion empathique dom­i­nante (et le pos­si­ble refus oppo­si­tion­nel des straté­gies empathiques d’une œuvre) dans les arte­facts cul­turels (Hall, 1997:17–34)[1].

Ces approches soulig­nent que les formes esthé­tiques (le style, la con­struc­tion du réc­it, le dis­posi­tif poly­phonique, les gen­res, etc.) héri­tent et véhicu­lent des idéolo­gies à l’intérieur desquelles elles sont situées. Pour pren­dre un exem­ple con­nu, les études de Lau­ra Mul­vey (2017) sur le male gaze repar­tent de la théorie des appareils et des travaux de Michel Fou­cault sur les rela­tions de pou­voir pour démon­tr­er que les modes de présen­ta­tion dom­i­nant des femmes dans les pro­duits cul­turels (ini­tiale­ment le ciné­ma) repro­duisent la dom­i­na­tion mas­cu­line sur plusieurs modes :

  • un mode quan­ti­tatif (la très faible représen­ta­tion de per­son­nages prin­ci­paux féminins)
  • un mode rela­tion­nel (la très faible autonomie nar­ra­tive des per­son­nages féminins ; Selisker, 2015)
  • un mode per­cep­tif (la manière dont sont présen­tés et filmés les corps féminins ; Gar­rett, 2005)
  • un mode socio­typ­al (les socio­types de femmes mis en avant dans les réc­its : la mère, la sainte, la sen­suelle, etc. ; Kneeskern & Reed­er, 2020)

Cette déf­i­ni­tion du gaze se dou­ble logique­ment, et c’est là qu’on retrou­ve une con­tin­u­a­tion des travaux d’Eco, d’un encodage idéologique des récepteur.ices, d’une redéf­i­ni­tion explicite du « Spec­ta­teur Idéal » à par­tir de l’encodage idéologique des formes : en l’occurrence, ces travaux con­stru­isent un cadre per­me­t­tant d’identifier toute œuvre  pro­gram­mée pour sat­is­faire les désirs et les croy­ances d’un spec­ta­teur mas­culin (com­plex­i­fié par la suite en une com­mu­nautés de mas­culin­i­tiés dom­i­nantes, notam­ment vir­ile et hétéro­sex­uelle – Chaud­huri, 2007).

La plu­part des propo­si­tions théoriques con­tin­u­ant ces travaux per­pétuent cette dou­ble con­sid­éra­tion : l’encodage idéologique des formes induit l’encodage idéologique de sa récep­tion. Les études de Bell Hooks (2003) sur le black female spec­ta­tor­ship en attes­tent aus­si, inclu­ant dans l’équation com­plexe du gaze la vari­able de la racial­i­sa­tion, définie comme con­struc­tion sociale de l’identité et, par exten­sion, du regard. Hooks mon­tre que le ciné­ma dom­i­nant pro­duit ten­dan­cielle­ment sur les corps racisés des opéra­tions d’encodage idéologique suiv­ant des modes sim­i­laires (sous-représen­ta­tion quan­ti­ta­tive, faible autonomie rela­tion­nelle dans le réc­it, adop­tion de focales blanch­es, socio­typ­i­sa­tion racistes, etc.). Elle en con­clut égale­ment que le Spec­ta­teur Idéal idéologique­ment encodé dans beau­coup d’œuvres est un homme blanc[2]. Bell Hooks étend toute­fois les niveaux théoriques en déplaçant la notion de gaze vers l’étude des récep­tions réelles, et par­ti­c­ulière­ment des récep­tions situées. À tra­vers l’étude de sources (et la mise en place d’entretiens) avec un pan­el pré­cis de spec­ta­tri­ces, des femmes noires améri­caines, elle mon­tre que cette iden­tité sociale induit des atti­tudes de récep­tion spé­ci­fiques, résumées der­rière l’idée d’un black female spec­ta­tor­ship. Elle établit ain­si plusieurs car­ac­téris­tiques de cette récep­tion située de pro­duc­tions cul­turelles dom­i­nantes, usant notam­ment de la notion de « regard oppo­si­tion­nel » (emprun­tée à Hall). Par­mi les car­ac­téris­tiques iden­ti­fiées par Hooks, puis par les travaux pro­longeant les siens, on note notam­ment la méta­con­science chez les spec­ta­tri­ces de ne pas être le Spec­ta­teur Idéal encodé par les formes, une atti­tude de rejet immé­di­at des dis­cours idéologiques iden­ti­fiés dans l’œuvre ou encore une résis­tance dans l’engagement affec­tif envers la fic­tion, qu’on peut éten­dre à une résis­tance plus générale à s’engager dans des proces­sus immer­sifs recher­chés par les pro­duc­tions cul­turelles dom­i­nantes (ce qui souligne que les dis­po­si­tions imag­i­na­tives et empathiques dépen­dent égale­ment d’encodages idéologiques).

Dans les études théâ­trales fran­coph­o­nes, les approches post­struc­tural­istes et situées de la récep­tion sont assez rares, même si l’encodage idéologique des formes spec­tac­u­laires a été par­tielle­ment étudié sous d’autres aspects et via d’autres notions (dans l’héritage brechtien que revendique aus­si Mul­vey) qui s’avèrent en réal­ité théorique­ment proches. Dans les per­for­mance stud­ies, on trou­ve davan­tage d’études de récep­tion situées, visant par exem­ple à dévelop­per une atti­tude de récep­tion fémin­iste des arts vivants. Pour Jill Dolan, qui tra­vaille sur le théâtre, « la spec­ta­trice fémin­iste peut être con­sid­érée comme une ‘‘lec­trice résis­tante’’ » (1988:2), dont l’intention pre­mière est de refuser l’encodage idéologique du spectacle,

en exposant les façons dont l’idéolo­gie dom­i­nante est nat­u­ral­isée par l’adresse du spec­ta­cle au spec­ta­teur idéal, la cri­tique fémin­iste du spec­ta­cle fonc­tionne comme une inter­ven­tion poli­tique dans un effort de change­ment cul­turel. (1988:17)

L’objectif de l’autrice est de démon­tr­er que l’encodage fab­rique une récep­tion fémi­nine pas­sive, plus spé­ci­fique­ment, neu­tralise l’activité pos­si­ble de la spec­ta­trice (son agency), ou invis­i­bilise son rôle d’agent dans la diver­gence de récep­tion : « Les mêmes représen­ta­tions ten­dent à objec­tiv­er les femmes inter­prètes et les spec­ta­tri­ces en tant que sujets pas­sifs, invis­i­bles, non exprimés. » (1988:55). Sur le plan des échelles de récep­tion, la ques­tion du gaze (et plus générale­ment du cou­ple encodage/décodage) s’est éten­due aux prob­lé­ma­tiques les plus var­iées, autant de niveaux de com­plex­ité néces­saires pour répon­dre à la ques­tion : com­ment une idéolo­gie s’encode-t-elle dans un objet culturel ?

Les travaux fran­coph­o­nes qui prob­lé­ma­tisent la récep­tion à l’intérieur des logi­ciels post-struc­tural­istes ten­dent le plus sou­vent à soulign­er la quan­tité de vari­ables qui per­me­t­tent une récep­tion cri­tique sur l’encodage idéologique d’un spectacle :

c’est le spec­ta­teur qui zoome à sa guise et qui achève le cadrage de l’image glob­ale qui lui est don­née à voir, il est moins évi­dent de cern­er avec cer­ti­tude le point de vue du met­teur ou de la met­teuse en scène et de savoir si le male gaze intradiégé­tique est redou­blé ou au con­traire mis à dis­tance sur le plan extradiégé­tique dans un geste brechtien, selon une stratégie de retourne­ment du regard. (Hami­di-Kim, 2017:7).

La com­plex­ité du proces­sus d’encodage engage à posi­tion­ner ces mod­èles  au croise­ment de divers formes de l’expérience de récep­tion. Dans la parole des récep­teurs comme dans les théories situées, l’encodage peut se man­i­fester sur des aspects immer­sifs (acceptation/négociation/opposition avec les valeurs des per­son­nages, attache­ments empathiques situés, etc.) comme sur des aspects per­for­mat­ifs (acceptation/négociation/opposition avec les valeurs pro­mues par un dis­posi­tif théâ­tral par exemple).

Cepen­dant, ces approches nous ori­en­tent le plus sou­vent vers les aspects dis­cur­sifs et pro­pre­ment matériels de l’expérience de récep­tion. Sur le plan matériel, on trou­ve notam­ment l’ensemble des con­sid­éra­tions liées aux théories du point de vue (récep­tion poli­tique qui artic­ule pro­fil soci­ologique de l’émetteur et con­tenu du mes­sage), à l’inscription insti­tu­tion­nelle des gestes artis­tiques (com­prise en tant qu’élément socio-poli­tique), aux ques­tions de représen­ta­tiv­ité (de posi­tions et d’identités sociales, où s’articule par­ti­c­ulière­ment au théâtre la ques­tion de l’embod­i­ment d’autres expéri­ences sociales que la sienne, par exem­ple de genre), ou encore à l’éthique des con­di­tions matérielles de pro­duc­tion (ce qui, dans les esthé­tiques les plus marx­istes, inclut par exem­ple la rémunéra­tion des artistes). Les aspects dis­cur­sifs sont égale­ment cen­traux, en rai­son  de l’héritage sémi­o­tique et com­mu­ni­ca­tion­nel de ces mod­èles. Hall lui-même note que l’encodage idéologique des appareils et des moyens de pro­duc­tion ne pro­duit finale­ment d’effet que dès lors qu’il est reçu comme discours.

Les appareils, rap­ports et pra­tiques de pro­duc­tion appa­rais­sent à un moment don­né […] sous la forme de véhicules sym­bol­iques con­sti­tués. C’est sous la forme dis­cur­sive que s’effectue la cir­cu­la­tion du pro­duit [cul­turel]. Le proces­sus exige donc à la fois, côté pro­duc­tion, ses instru­ments matériels – ses « moyens » – et ses pro­pres ensem­bles de rap­ports soci­aux (de pro­duc­tion), l’organisation et la com­bi­nai­son de pra­tiques au sein des appareils. Mais c’est bien sous la forme dis­cur­sive qu’a lieu la cir­cu­la­tion du pro­duit, de même que sa dis­tri­b­u­tion auprès de dif­férents publics. Une fois achevé, le dis­cours doit donc être traduit – trans­for­mé, de nou­veau – en pra­tiques sociales, si l’on veut que le cir­cuit soit com­plet et effi­cace. Si aucun « sens » n’est extrait, il ne peut y avoir de con­som­ma­tion. (Hall, 1994:18)

Du côté de l’activité de récep­tion, c’est cette dou­ble ten­sion entre les con­sid­éra­tions pour les con­di­tions matérielles de pro­duc­tion (par exem­ple, l’identité sociale des artistes) et l’appréhension de l’encodage idéologique comme dis­cours (par exem­ple, un sous-texte patri­ar­cal dans un choix de mise en scène) qui polarise majori­taire­ment ces ques­tions. Dans la plu­part des cas, lorsqu’un récep­teur repère et se posi­tionne par rap­port à des encodages idéologiques, il perçoit l’oeu­vre comme un ensem­ble de dis­cours idéologique­ment adressés, ce qui se joue plus rarement dans les aspects immer­sifs de la réception.

Questions à poser aux sources de réception

Des approches en cul­tur­al stud­ies, on tire une var­iété de prob­lé­ma­tiques utiles à l’enquête :

– A) À quels élé­ments les récepteur.ices attribuent-iels un encodage idéologique ?

– B) Com­ment la parole de récep­tion racon­te-t-elle les proces­sus de décodage ?

– C) Peut-on observ­er l’encodage idéologique du regard dans la parole ?

– D) À qui les sources attribuent-t-elles des proces­sus d’encodage idéologique du réel ?

– E) Quel degré de méta­con­science la parole des récepteur.ices con­fère-t-elle aux agents de l’oeu­vre (écrivain.es, acteur.ices, etc.) ?

– F) Com­ment la parole de récep­tion con­stru­it-t-elle une posi­tion (accep­ta­tion, négo­ci­a­tion, opposition) ?

Références bibliographiques

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Todor­ov, Tzve­tan (1984), Cri­tique de la cri­tique. Un roman d’apprentissage, Paris, Seuil.

Notes

[1] L’héritage marx­iste de l’approche est aus­si sen­si­ble puisqu’il s’agit bien de con­sid­ér­er l’ensemble de la trans­ac­tion esthé­tique comme reflé­tant des rap­ports de force idéologique pré­cis. C’est dans un envi­ron­nement con­ceptuel sim­i­laire que nait la théorie des appareils (Baudry, 1973), qui reprend égale­ment l’idée que toute représen­ta­tion artis­tique pro­duit un encodage idéologique du réel, ain­si que de ses spectateur.ices, dont la posi­tion est immé­di­ate­ment conçue comme le pro­duit des struc­tures poli­tiques internes à l’œuvre (lui accor­dant moins de lib­erté, d’agency, que le mod­èle de Hall qui inclut la réac­tion oppositionnelle).

[2] Tout en adop­tant une per­spec­tive inter­sec­tion­nelle sur l’intrication des rap­ports de dom­i­na­tion, faisant par exem­ple l’hypothèse que les hommes noirs réal­isa­teurs ou met­teurs en scène ten­dent à recon­duire un regard mas­culin plus asservis­sant encore sur les per­son­nages féminins noirs que sur les per­son­nages féminins blancs.

[3] « Les appareils, rap­ports et pra­tiques de pro­duc­tion appa­rais­sent à un moment don­né […] sous la forme de véhicules sym­bol­iques con­sti­tués. C’est sous la forme dis­cur­sive que s’effectue la cir­cu­la­tion du pro­duit [cul­turel]. Le proces­sus exige donc à la fois, côté pro­duc­tion, ses instru­ments matériels – ses « moyens » – et ses pro­pres ensem­bles de rap­ports soci­aux (de pro­duc­tion), l’organisation et la com­bi­nai­son de pra­tiques au sein des appareils. Mais c’est bien sous la forme dis­cur­sive qu’a lieu la cir­cu­la­tion du pro­duit, de même que sa dis­tri­b­u­tion auprès de dif­férents publics. Une fois achevé, le dis­cours doit donc être traduit – trans­for­mé, de nou­veau – en pra­tiques sociales, si l’on veut que le cir­cuit soit com­plet et effi­cace. Si aucun « sens » n’est extrait, il ne peut y avoir de con­som­ma­tion. » (Hall, 1994:1)

Les approches polyphoniques

La ques­tion de l’attribution des mes­sages et des dis­cours est aus­si cen­trale pour ce que Raphaël Baroni appelle une « cri­tique poly­phonique ». Théorisée et mise en pra­tique par l’au­teur, une telle cri­tique découle d’une com­préhen­sion large de ce qu’est la polyphonie.

Dans une per­spec­tive cen­trée sur le réc­it textuel, le mod­èle éten­du recon­nait une mul­ti­plic­ité de voix. Il y a d’abord la poly­phonie romanesque dans son sens tra­di­tion­nel (Bakhtine, 1978) enreg­is­trant l’idée que tout réc­it est tis­sé par les voix des pro­tag­o­nistes véhic­u­lant des sys­tèmes de valeurs ou des posi­tions poli­tiques diver­gentes. Il faut évidem­ment y associ­er l’ensem­ble des voix extra ou paradiégé­tiques, mais pro­duites tou­jours par le texte, comme celle du nar­ra­teur externe ou de « l’au­teur implicite » (Booth, 1983) con­stru­it par le dis­posi­tif rhé­torique : deux nou­veaux niveaux de com­plex­ité éthique et poli­tique. La sub­jec­tiv­ité des récepteur.ices, dans cette per­spec­tive, doit se fray­er une tra­jec­toire à tra­vers ce tis­su de voix, mais il faut con­sid­ér­er encore le pôle empirique de l’ex­péri­ence nar­ra­tive : l’auteur.ice réel.le et le con­texte de pro­duc­tion du réc­it. L’ex­péri­ence poli­tique d’un réc­it peut égale­ment pass­er par l’i­den­ti­fi­ca­tion d’une voix de l’auteur.ice, influ­encée par ce que chaque récepteur.ice sait de l’auteur.ice réel.le et de l’ensem­ble des straté­gies qu’iel utilise pour se con­stru­ire une « pos­ture médi­a­tique » (Meizoz, 2007)[1].

Ce mod­èle entend bien décrire de manière sou­ple la diver­gence de récep­tion, les paramètres guidant la vari­abil­ité du mod­èle rel­e­vant alors de cer­taines tra­jec­toires inter­pré­ta­tives à l’in­térieur de cette poly­phonie « éten­due ». Très sim­ple­ment, l’ex­péri­ence poli­tique d’un.e récepteur.ice est ren­due vari­able par l’as­so­ci­a­tion ou non de la voix des per­son­nages à la voix de leur auteur​.ice. Et il est bien ques­tion d’une mod­éli­sa­tion qui n’en­tend pas con­sid­ér­er le « para­doxe con­struc­tiviste » comme un prob­lème à résoudre, mais comme une diver­gence à décrire :

Il faudrait que cette approche refuse de résoudre le « prob­lème « de la poly­phonie et qu’elle affirme au con­traire que cette dernière, loin d’être dépourvue de per­ti­nence, con­stitue au con­traire le foy­er de toute inter­pré­ta­tion, qu’elle soit ordi­naire ou savante, naïve ou experte, per­son­nelle ou col­lec­tive. Il faudrait mon­tr­er dans la foulée que les valeurs éthiques (exprimer le bien), aléthiques (exprimer le vrai) et esthé­tiques (exprimer le beau) de l’œuvre dépen­dent étroite­ment de la manière dont les inter­prètes rat­tachent ces énon­cés à des voix spé­ci­fiques, et cela en dépit de l’indétermination par­tielle du dis­cours. Ce qui revient à refuser de tranch­er le nœud gor­di­en de la poly­phonie, refuser égale­ment de le démêler, mais tout de même en analyser chaque brin et la manière dont il s’entrelace avec les autres. (Baroni, 2014:16)

Questions à poser aux sources de réception

Baroni n’a pas encore pro­posé d’enquête empirique qui per­me­t­trait d’adapter la cri­tique poly­phonique à des cor­pus de récep­tion réelle, mais il l’appelle de ses vœux :

il faudrait com­pléter cette étude par une analyse beau­coup plus exhaus­tive et pré­cise des réac­tions des lecteurs empiriques (inclu­ant ceux qui refusent de lire pour telle ou telle rai­son). On pour­rait ain­si faire émerg­er des lignes de force col­lec­tives per­me­t­tant de dress­er une carte des diver­gences et des con­ver­gences inter­pré­ta­tives sig­ni­fica­tives. Plusieurs voies pour­raient être emprun­tées […] Mais prob­a­ble­ment que les meilleures sources d’information seraient les com­men­taires que pub­lient les lecteurs ordi­naires sur Inter­net, sur des blogs ou sur des sites de vente en ligne. […] Cette approche devrait aus­si nous con­duire à nous inter­roger sur la nature des out­ils que nous appliquons à l’étude des textes lit­téraires. On peut en effet con­sid­ér­er que les dif­férents cadres épisté­mologiques qui visent à décrire ou à inter­préter les textes (nar­ra­tolo­gie, analyse du dis­cours, lin­guis­tique textuelle, psy­ch­analyse, soci­olo­gie, his­toire cul­turelle, biogra­phie, etc.) fonc­tion­nent comme autant de formes de canal­i­sa­tion de l’interprétation et de réduc­tion de la com­plex­ité poly­phonique du dis­cours. Dès lors, l’analyse poly­phonique la plus riche néces­site la mul­ti­pli­ca­tion des points de vue sur l’objet, même, et surtout, lorsqu’ils ne s’accordent pas. (Baroni, 2014:22)

La cri­tique poly­phonique (et sa pré­con­cep­tion dis­cur­sive de la rela­tion entre récepteur.ice et œuvre) per­met d’éclairer une par­tie de la diver­gence de récep­tion. Elle soulève des prob­lé­ma­tiques pré­cis­es pour l’enquête – tou­jours pen­sées comme des ques­tions à pos­er aux sources de réception :

– A) Com­ment la parole des récepteur.ices iden­ti­fie-t-elle des voix dans l’œuvre et par­ti­c­ulière­ment celles qui lui sem­ble per­ti­nentes pour dire son expérience ?

– B) Com­ment relate-t-elle les con­ver­gences et les diver­gences entre ces voix ?

– C) Comme chaque récepteur.ice effectue-t-iel des opéra­tions d’attribution et de dis­tan­ci­a­tion des con­tenus énon­cés (par exem­ple en attribuant ou en refu­sant d’attribuer les pro­pos d’un per­son­nage à l’auteur.ice, à l’acteur.ice, etc.)

– D) Com­ment la source se représente-t-elle en délibéra­tion avec l’œuvre ?

– E) Com­ment la source recon­stru­it-elle une poly­phonie entre les personnages ?

Pour l’essentiel, ces prob­lé­ma­tiques ren­voient à des formes dis­cur­sives de l’expérience de récep­tion. Cepen­dant, le mon­tage poly­phonique engage aus­si des pris­es de posi­tion entre des voix d’entités à l’intérieur du réc­it. Les travaux de Lisa Zun­shine (2006) ont mon­tré par exem­ple que divers­es réac­tions éthiques pou­vaient être envis­agées suiv­ant dif­férentes attri­bu­tions de dis­cours aux per­son­nages (y com­pris les représen­ta­tions d’un per­son­nage dans l’esprit d’un autre, ou l’attribution de dis­cours et d’idéologies entre per­son­nages). La cri­tique poly­phonique inter­roge donc égale­ment la forme immer­sive de l’expérience, et l’attribution de dis­cours peut artic­uler la poly­phonie vécue en imag­i­na­tion comme la poly­phonie en opérant des remon­tées en général­ités (qui retrou­vent alors des formes discursives).

Références bibliographiques

Bakhtine, Mikhaïl (1978), Esthé­tique et théorie du roman, Paris, Gallimard.

Baroni, Raphaël (2014), « La guerre des voix. Cri­tique poly­phonique et diver­gences inter­pré­ta­tives dans l’œu­vre de Michel Houelle­becq », Con­textes.

Korthals Altes, Lies­beth (2000), « La rhé­torique de la représen­ta­tion du mal », dans J.-M. Wittman (dir.), Amoral­ités de la lit­téra­ture, morales de l’écrivain, Paris, Hon­oré Cham­pi­on, p. 61–75.

– (2004), « Per­sua­sion et ambiguïté dans un roman à thèse post­mod­erne (Les Par­tic­ules élé­men­taires) », CRIN, n° 43.

– (2014), Ethos and Nar­ra­tive Inter­pre­ta­tion. The Nego­ti­a­tion of Val­ues in Fic­tions, Lin­coln, Uni­ver­si­ty of Nebras­ka Press.

Meizoz, Jérôme (2007), Pos­tures lit­téraires, Genève, Slatkine.

Zun­shine, Lisa (2006), Why We Read Fic­tion ? The­o­ry of Mind and the Nov­el, Colum­bus, Ohio State University.

Notes

[1] Au croise­ment de la nar­ra­tolo­gie et de la soci­olo­gie, les travaux de Lies­beth Korthals Altes (2000, 2004) ont mon­tré aus­si que la diver­sité des inter­pré­ta­tions d’un même réc­it est large­ment dépen­dante de l’im­age que se font les récepteur.ices de l’auteur.ice empirique.

 

Les théories du sujet lecteur

On l’a vu, une part des études cul­turelles récentes, notam­ment lit­téraires, s’est posi­tion­née con­tre le logi­ciel sémi­o­tique en replaçant en son cœur l’expérience sub­jec­tive de l’œuvre, et tout par­ti­c­ulière­ment les activ­ités d’imagination induites par le réc­it et la fic­tion. C’est au croise­ment de cette inflex­ion et de ques­tion­nements sur l’enseignement de la lit­téra­ture dès le plus jeune âge que naît le cor­pus des théories du « sujet-lecteur », rapi­de­ment devenu essen­tiel pour les approches de la réception.

Le « sujet-lecteur » est un voca­ble forgé pour con­stituer en objet d’étude les lecteur.ices réel.les, celleux qui sont les sujets expéri­en­tiels de toute œuvre : « le lecteur réel est au cœur de toute expéri­ence vivante […], de toute appréhen­sion sen­si­ble, éthique et esthé­tique des œuvres » (Roux­el & Langlade, 2004:12). Cher­chant à penser au plus près de la pra­tique, notam­ment de l’enseignement, les théories du sujet-lecteur don­nent lieu à des pra­tiques d’enquêtes qui ten­dent à reval­oris­er l’activité imag­i­na­tive des récepteur.ices comme un acte sub­jec­tif. Une telle déf­i­ni­tion de l’activité de récep­tion s’ancre aus­si dans une con­tes­ta­tion des formes de lec­ture dom­i­nantes, sociale­ment et académique­ment val­orisées[1].

En pra­tique, les théories du sujet lecteur envis­agent donc essen­tielle­ment la récep­tion comme une indi­vid­u­a­tion de l’œuvre, ce qui sig­ni­fie que son mod­èle est cen­tré sur des fac­teurs per­son­nels davan­tage que sur des fac­teurs soci­aux[2]. Un exem­ple pra­tique de ce souci con­siste à s’intéresser à ce que chaque sujet-lecteur retient d’une œuvre, des unités min­i­males qui l’ont mar­qué. Si « le tra­vail de sélec­tion du lecteur s’exerce sur des unités textuelles que le lecteur investit par­ti­c­ulière­ment par la pen­sée et la rêver­ie » (Bayard, 2002:46), on peut alors recon­stituer dans les sources de récep­tion la mar­que pre­mière de toute appro­pri­a­tion sub­jec­tive, soit la recom­po­si­tion de ces unités sélec­tion­nées : « la logique du sujet lecteur serait à l’origine d’une sélec­tion sin­gulière des matéri­aux textuels de l’œuvre qui par­ticipe à la con­struc­tion du texte pro­pre­ment dit, c’est-à-dire du texte du lecteur. » (Langlade, 2004:84).

L’autre aspect qui intéresse les enquêtes empiriques sur le sujet-lecteur tient à la sin­gu­lar­i­sa­tion de la fic­tion, aux diver­gences dans l’expérience imag­i­na­tive et aux fac­teurs qui les induisent[3] :

L’implication du lecteur est néces­saire car elle est struc­turelle­ment appelée par la fic­tion. Cer­taines opéra­tions de lec­ture exi­gent en effet l’investissement per­son­nel du sujet lecteur pour être menées à bien. C’est le cas par exem­ple du proces­sus de représen­ta­tion. Les images men­tales con­stru­ites par le lecteur à par­tir du texte sont, en rai­son de l’incomplétude struc­turelle de l’œuvre (qui ne peut tout décrire com­plète­ment), néces­saire­ment sub­jec­tives. La façon dont un récep­teur imag­ine décor et per­son­nages, à par­tir des indi­ca­tions sou­vent allu­sives tient aux sit­u­a­tions qu’il a vécues, aux événe­ments qu’il a tra­ver­sés, dont le sou­venir fait spon­tané­ment retour dans la lec­ture. (Jou­ve, 2004:106)

On remar­que encore que les fac­teurs sont envis­agés au prisme de la sub­jec­tiv­ité, et que la per­spec­tive théorique est cen­trée sur l’unité min­i­male de l’individu, en tant que cen­tre per­cep­tif et récep­ta­cle d’une vie intime. S’agissant de ques­tions imag­i­na­tives très pra­tiques, comme l’aspect d’un per­son­nage ou les raisons qui motivent son com­porte­ment, c’est encore l’expérience indi­vidu­elle qui est mobil­isée pour expli­quer les divergences :

 Si l’on admet qu’une œuvre de fic­tion se car­ac­térise par son inachève­ment, on est con­duit à penser qu’elle ne peut véri­ta­ble­ment exis­ter que lorsque le lecteur lui prête des élé­ments de son univers per­son­nel : élé­ments de décors, paysages, traits physiques et de car­ac­tère des per­son­nages, etc. Il pro­duit donc des activ­ités de com­plé­ment en imag­i­nant un avant, un après et un pen­dant à l’intrigue. […] Le lecteur donne par exem­ple du sens au com­porte­ment et à l’action des per­son­nages à par­tir de « théories » psy­chologiques emprun­tées à l’expérience qu’il a acquise, soit directe­ment à tra­vers des savoirs con­stru­its. (Langlade, 2004:88–89)

L’ancrage dans les ques­tions liées à l’éthique de la fic­tion est par­ti­c­ulière­ment clair – on se sou­vient d’une hypothèse forte de Martha Nuss­baum selon laque­lle il n’y a pas de dif­férences tan­gi­bles entre appréhen­der un per­son­nage de fic­tion et une per­son­ne réelle – lorsque les enquêtes sur le sujet lecteur con­clu­ent à une homolo­gie entre expéri­ence de la réal­ité imag­inée et expéri­ence empirique :

Il faut admet­tre que les cohérences inter­pré­ta­tives les plus proches du lecteur reposent pour une bonne part sur une forme de « sécu­lar­i­sa­tion » de l’œuvre ­– une appréhen­sion de l’œuvre comme si elle ren­voy­ait au monde réel – car elles utilisent les mêmes caté­gories morales, cul­turelles, ana­ly­tiques, méta­physiques, que celles qu’utilise habituelle­ment le lecteur dans son approche du monde. (Langlade, 2004:90)

En effet, les divers­es enquêtes menées en soci­olo­gie, ain­si que les témoignages tant lit­téraires qu’obtenus dans les cadres d’entretiens révè­lent, out­re la recherche d’évasion et d’émotions, l’existence et l’importance des attentes éthico­pra­tiques investies dans ce mode de lec­ture. […] La rela­tion esthé­tique implique une forte prise de dis­tance : le texte étant envis­agé comme une forme pure, c’est le plaisir esthé­tique qui est la seule moti­va­tion de lire. La rela­tion éthique, quant à elle, ancre le texte dans le vécu, con­siste à appréci­er une œuvre selon les valeurs liées à son expéri­ence, et à en atten­dre des prof­its éthico­pra­tiques : con­seils, expéri­ences par procu­ra­tion…  (Détrez, 2001:19)

Pour autant, toutes les approches pra­tiques influ­encées par les théories du sujet-lecteur, notam­ment dans l’enseignement, n’excluent pas une prob­lé­ma­ti­sa­tion soci­ologique des récepteur.ices et des sources de récep­tion. Cer­taines per­spec­tives s’inspirent par exem­ple de la soci­olo­gie com­préhen­sive pour prob­lé­ma­tis­er l’expérience de lec­ture comme un dia­logue avec soi, mais aus­si des déter­mi­nants externes qui con­fig­urent l’espace de ce dia­logue, pour com­pren­dre toute lec­ture comme une indi­vid­u­a­tion située dans des réson­nances sociales :

On peut alors au con­traire pro­pos­er comme hori­zon idéal du partage lec­toral la mise en place d’une « rela­tion réso­nante au monde », pour repren­dre les mots du soci­o­logue Hart­mut Rosa. Selon Hart­mut Rosa, la « réso­nance » se définit comme la mise en rela­tion du sujet avec le monde dans un rap­port de récep­tion et de réac­tion, un « type spé­ci­fique de mise en rela­tion entre le sujet et le monde à par­tir de laque­lle l’un et l’autre se con­fig­urent » à tra­vers un « espace de réso­nance » qui peut être un arte­fact comme un texte. On retrou­ve ici le terme de « con­fig­u­ra­tion » sub­jec­tive employé par Marielle Macé pour définir le proces­sus de lec­ture. Ain­si, la lec­ture d’un texte de fic­tion peut être con­sid­érée comme une expéri­ence de récep­tion sat­is­faisante quand elle per­met une mise en dia­logue de soi avec le monde et autrui. (Marpeau, 2021a:17)

Les théories du sujet lecteur ont don­né lieu à de nom­breuses expéri­ences pra­tiques d’étude de la récep­tion réelle. Si elles sont dif­fi­cile­ment syn­théti­s­ables, on peut d’abord en dis­tinguer deux : le ques­tion­naire aux récepteur.ices et le jour­nal de lec­ture rédigé par les récepteur.ices elleux-mêmes, dans lequel iels rela­tent leur expéri­ence de récep­tion. Même si les chercheur.euses s’accordent pour con­sid­ér­er qu’aucune de ces deux approches n’est exclu­sive aux salles de class­es, la plu­part des travaux ont été menés avec des élèves. Ces enquêtes se don­nent des objec­tifs divers, cohérents avec les prin­ci­pales hypothès­es issues des théories du sujet-lecteur, mais il est surtout ques­tion d’observer la diver­sité des images men­tales et des indi­vid­u­a­tions de la fic­tion. Vin­cent Jou­ve pro­pose par exem­ple un pro­to­cole d’entretien clair sur la question :

Il s’agirait, après lec­ture d’un pas­sage don­né, de pos­er aux élèves les ques­tions suiv­antes : com­ment se représen­tent-ils le décor, les objets, les per­son­nages ? com­ment réagis­sent-ils à la sit­u­a­tion sur le plan affec­tif et moral ? peu­vent-ils s’identifier ? […] puis d’interroger les réac­tions sub­jec­tives. D’où vien­nent leurs représen­ta­tions ? Pourquoi s’identifient-ils à tel per­son­nage ? Pour quelles raisons jugent-ils tel acte posi­tif ou négatif ? (2004:111)

L’auteur prend l’exemple d’une étude « de réac­tion » sur L’Assommoir, dont l’objectif est de recueil­lir les dif­férentes éval­u­a­tions éthiques émis­es par les élèves à pro­pos du com­porte­ment de Ger­vaise dans une séquence, puis de com­par­er ces avis avec ceux de la voix nar­ra­tive pour mesur­er le degré de con­di­tion­nement nar­ratif dans l’évaluation morale (à quel point le juge­ment éthique des élèves cor­re­spond au juge­ment éthique guidé par la nar­ra­tion). Il mon­tre notam­ment que la ges­tion des points focaux dans l’expérience men­tale est très diver­si­fiée : cer­tains élèves se représen­tent par exem­ple le nar­ra­teur comme attablé par­mi les con­vives dans la séquence (intradiégé­tique), alors que d’autres avan­cent l’idée qu’il serait extérieur à la diégèse.

L’un des prin­ci­paux intérêts de ces enquêtes est de traiter la source de récep­tion (réponse à un ques­tion­naire, tran­scrip­tion d’entretien ou jour­nal de lec­ture) comme un objet dis­cur­sif qui redou­ble l’œuvre dans une ver­sion indi­viduée. Le texte du lecteur (la source de récep­tion) est alors abor­dé comme « une logique à focal­i­sa­tion interne qui con­stitue une per­spec­tive de com­men­taire » (Langlade, 2004:84). Ces enquêtes revendiquent un par­ti-pris dis­cur­siviste, soit une méth­ode qui ne pré­tend pas étudi­er l’expérience vécue, mais bien l’expérience telle qu’elle est racon­tée : « Les modes d’accès au sujet lecteur sont fon­da­men­tale­ment liés au dis­cours qu’il pro­duit sur le texte, indi­vidu­elle­ment ou dans des sit­u­a­tions col­lec­tives » (Demou­g­in, 2004:118). Les usages de ces dis­cours par les chercheur.euses sont pluriels[4]. On peut par exem­ple s’en servir pour com­par­er une « lec­ture réelle » avec la lec­ture implic­itée par les formes de l’œuvre pour essayer

d’établir, ou tout sim­ple­ment de décrire, com­ment se ren­con­trent, voir s’affrontent, les lecteurs implicites et les lecteurs empiriques. Ces derniers se plient-ils néces­saire­ment aux instruc­tions du texte ? Quelles sont les expéri­ences de lec­ture imprévues qu’ils sont en droit de réalis­er ? Com­ment observ­er le sur­gisse­ment de la sub­jec­tiv­ité ? (Roux­el, 2004:12–13).

La plu­part des enquêtes ne se lim­i­tent aucune­ment à des proces­sus de décodage sémi­o­tique ou à des atti­tudes her­méneu­tiques dis­tan­ciées (poli­tique du dis­cours), déjà val­orisées par l’institution sco­laire ou académique. Il pour­ra aus­si s’agir de repér­er dans les sources des phénomènes d’individuation[5], en com­para­nt par exem­ple les posi­tion­nements empathiques des récepteur.ices avec les « direc­tives émo­tion­nelles » (Jou­ve, 2004:108) de l’œuvre, ou d’interroger com­ment les iden­ti­fi­ca­tions réelles dif­fèrent de « l’identification pro­gram­mée par le texte » (Jou­ve, 2004:108). Au plus rad­i­cal, il pour­ra s’agir finale­ment de com­pren­dre la source de récep­tion comme une activ­ité qui pro­duit ses pro­pres cadres théoriques pour don­ner du sens à son expérience :

 Le dis­cours du lecteur inscrit dans une théorie ou une morale les réac­tions sub­jec­tives qu’il a éprou­vées au cours de la lec­ture : fas­ci­na­tion, rejet, trou­ble, séduc­tion, hos­til­ité, désir, etc. Les réac­tions des élèves, comme de tout récep­teur, à l’égard des œuvres et des per­son­nages qui les touchent sont sig­ni­fica­tives de cette impli­ca­tion, il suf­fit de les écouter. Dans cette dis­tance par­tic­i­pa­tive faite d’aperçus psy­chologiques, de juge­ments moraux, de séduc­tion ou de répul­sion, se lisent et se lient l’œuvre et le sujet lecteur. (Langlade, 2004:89)

Questions à poser aux sources de réception

Des hypothès­es sur le « sujet-spec­ta­teur » on tire plusieurs ques­tions que l’on peut pos­er aux sources de réception :

– A) Quelles sélec­tions opère le spec­tac­teur pour dire l’œuvre ?

– B) Quelle ver­sion de l’histoire re-racon­te la parole spectatrice ?

– C) Quelles images men­tales peut-on observ­er dans la parole spectatrice ?

– D) Com­ment la parole spec­ta­trice man­i­feste-t-elle de l’empathie pour les personnages ?

– E) Com­ment observ­er des dynamiques d’identification dans les sources de réception ?

– F) Com­ment la parole spec­ta­trice racon­te-t-elle le moment sen­si­ble de spectation ?

– G) La parole spec­ta­trice mobilise-t-elle son expéri­ence per­son­nelle pour don­ner du sens à son expéri­ence du spectacle ?

Références bibliographiques

Bayard, Pierre (1998), Qui a tué Roger Ack­royd ?, Paris, Minu­it.

– (2002), Enquête sur Ham­let – Le dia­logue de sourds, Paris, Minuit.

Carac­ci­o­lo, Mar­co (2014), The Expe­ri­en­tial­i­ty of Nar­ra­tive : An Enac­tivist Approach, Berlin, De Gruyter.

Demou­g­in, Patrick (2004), « Le lecteur et sa parole : traces écrites d’une parole recom­posée dans l’acte de lec­ture », dans A. Roux­el et G. Langlade (dir.), Le sujet lecteur. Lec­ture sub­jec­tive et enseigne­ment de la lit­téra­ture, Rennes, Press­es Uni­ver­si­taires de Rennes.

Détrez, Chris­tine (2001), « Bien lire. Lec­ture utiles, lec­tures futiles », Bul­letion des bib­lio­thèques de France, n°6, p. 14–23.

Jou­ve, Vin­cent (2004), « La lec­ture comme retour sur soi : de l’in­térêt péd­a­gogique des lec­tures sub­jec­tives », dans A. Roux­el, G. Langlade (dir.), Le sujet lecteur. Lec­ture sub­jec­tive et enseigne­ment de la lit­téra­ture, Rennes, Press­es Uni­ver­si­taires de Rennes, p. 105–114.

Langlade, Gérard (2004), « Le sujet lecteur auteur de la sin­gu­lar­ité de l’œu­vre », dans A. Roux­el, G. Langlade (dir.), Le sujet lecteur. Lec­ture sub­jec­tive et enseigne­ment de la lit­téra­ture, Rennes, Press­es Uni­ver­si­taires de Rennes.

Macé, Marielle (2011), Façons de lire, manières d’être, Paris, Gallimard.

Marpeau, Anne-Claire (2021a), « Peut-on débat­tre d’une fic­tion dans le cadre sco­laire ? », Fab­u­la LhT, n°25.

Nuss­baum, Martha (2015), L’art d’être juste, Paris, Flammarion.

Reboul, Anne (2011), « La résis­tance imag­i­na­tive : émo­tions, valeurs et fic­tion », dans C. Tap­po­let, C. Teroni, F. Konzel­mann Ziv (dir.), Les ombres de l’âme, penser les émo­tions néga­tives, Genève, Markus Halter.

Roux­el, Annie, Langlade, Gérard (2004) (dir.), Le Sujet lecteur. Lec­tures sub­jec­tives et enseigne­ment de la lit­téra­ture, Rennes, Press­es Uni­ver­si­taires de Rennes.

Notes

[1] « Le lecteur idéal [de l’institution académique] adopte une pra­tique basée sur la dis­tan­ci­a­tion, l’analyse, le recul cri­tique, l’herméneutique. À ce titre, l’immersion dans la fic­tion et l’identification ne sont pas des atti­tudes recher­chées chez un lecteur ou une lec­trice « lit­téraire » ». (Marpeau, 2021a:13)

[2] Le par­ti pris de la sub­jec­tiv­ité passe égale­ment par une étude de la récep­tion comme retour sur soi, où la trans­ac­tion avec l’œuvre est tou­jours conçue comme une « pra­tique d’individuation » (Macé, 2011:15), une manière de se met­tre en jeu dans laque­lle le texte, le film ou le spec­ta­cle est d’abord le sup­port d’un ques­tion­nement intérieur : « la lec­ture appa­raît comme une pra­tique d’immersion et de pro­jec­tion car elle par­ticipe à la con­struc­tion de soi » (Marpeau, 2021a:8). Invi­ta­tion est alors faite à tra­quer les mar­ques de cette mise en jeu dans les sources de récep­tion : « Toutes les raisons plus ou moins objec­tives que nous pou­vons être amenés à faire val­oir pour jus­ti­fi­er notre appré­ci­a­tion ont surtout une fonc­tion de mécan­isme de défense, pour dis­simuler que nous sommes avant tout sen­si­bles dans une œuvre à ce qui nous con­cerne nous-même. » (Bayard, 1998:112)

[3] Elles recoupent en cela large­ment les travaux en théories du réc­it et de la fic­tion, comme ceux de Mar­co Carac­ci­ol­lo (2014) sur le rôle de l’expérience per­son­nelle dans la visu­al­i­sa­tion men­tale des réc­its, d’Anne Reboul (2011) sur la « résis­tance imag­i­na­tive morale » ou encore de Martha Nuss­baum (2015) sur les attache­ments empathiques.

[4] Il pour­ra s’agir aus­si de tir­er des sources plusieurs mod­éli­sa­tions visant à décrire cer­tains types d’opérations pro­duites par la parole récep­trice sur l’œuvre : « Dans un jour­nal de lec­ture, […] le récep­teur doit se situer dans un acte locu­toire (qui rejoue la sit­u­a­tion d’interlocution), réor­gan­is­er sym­bol­ique­ment des con­tenus (par la con­struc­tion de nou­veaux par­a­digmes), opér­er des déplace­ments sémi­o­tiques (qui recon­stru­isent le sens en mod­i­fi­ant les codes mis en jeu). » (Demou­g­in, 2004:119)

[5] L’étude de jour­naux de lec­ture mon­tre qu’ils con­stituent des « réécri­t­ures », voire des « appro­pri­a­tions totales du réc­it » pas­sant d’abord et avant tout par la dis­tri­b­u­tion d’attachements empathiques à l’égard des per­son­nages (Marpeau, 2021a).

 

Les sociologies de champ

Issus de la soci­olo­gie bour­dieusi­ennes, les mod­èles de champ ont beau­coup été mobil­isés pour pro­duire des études de récep­tion. Pour le dire vite, ces approches fondent la diver­gence de récep­tion sur la diver­sité sociale, struc­turant générale­ment les enquêtes autour d’une ques­tion : com­ment la con­fig­u­ra­tion d’un champ artis­tique con­di­tionne-t-elle les récep­tions des agents impliqués dans le champ ? – ce qui engage à définir essen­tielle­ment l’activité des récepteur.ices comme une prise de posi­tion dans ce champ.

Dans Les Règles de l’art, Bour­dieu con­sid­érait les récep­teurs comme une entité rel­a­tive­ment indéter­minée à laque­lle est recon­nue la capac­ité de con­fér­er aux œuvres un cap­i­tal sym­bol­ique et économique. Il s’intéresse par­ti­c­ulière­ment à la ques­tion du suc­cès, puisqu’elle artic­ule cette fonc­tion de la « récep­tion » : aug­menter ou dimin­uer le cap­i­tal économique et sym­bol­ique des agents (artistes, insti­tu­tions, etc.). L’autre axe sous lequel la récep­tion est prob­lé­ma­tisée dans Les Règles de l’art est relatif à la divi­sion du champ lit­téraire à pro­pre­ment par­ler, entre lit­téra­ture de masse et pro­duc­tion restreinte, que Bour­dieu sig­nale comme s’adressant à deux ensem­bles soci­aux de récepteur.ices dis​tinct​.es (2015:244), sans toute­fois s’intéresser véri­ta­ble­ment à l’appropriation des con­tenus par les publics, et aucune­ment à la com­plex­ité de l’expérience indi­vidu­elle. Dans des travaux antérieurs, Bour­dieu cen­trait effec­tive­ment l’activité de récep­tion autour de la seule ques­tion du « code social », vari­able prin­ci­pale de la diver­gence entre les récepteur.ices :

La lis­i­bil­ité d’une œuvre d’art pour un indi­vidu par­ti­c­uli­er est fonc­tion de l’écart entre le niveau d’émission défi­ni comme le degré de com­plex­ité et de finesse intrin­sèques du code exigé par l’œuvre et le niveau de récep­tion défi­ni comme le degré auquel cet indi­vidu maitrise le code social, qui peut plus ou moins être adéquat au code exigé par l’œuvre. (Bour­dieu, 1969:77)

Des con­tra­dicteurs rap­pel­lent aus­si que ce mod­èle, basé sur la dom­i­na­tion par la maîtrise du code social, a con­duit à nég­liger la diver­sité des expéri­ences vécues et des appro­pri­a­tions de l’œuvre :

À l’inverse des cul­tur­al stud­ies, qui con­sid­èrent que les cul­tures pop­u­laires sont dotées de leurs pro­pres sys­tèmes de valeurs et façon­nent leurs pro­pres univers de sens, la soci­olo­gie de la cul­ture les a réduites en France à des pra­tiques car­ac­térisées par le manque et la pri­va­tion. Elle a de ce fait lit­térale­ment blo­qué le développe­ment de travaux sur les publics, en les inscrivant dans une théorie du déficit qui ne lais­sait aucune marge à l’analyse. (Cefaï & Pasquier, 2003:21).

Quoi qu’il en soit, étudi­er la récep­tion dans des mod­èles de champ bour­dieusien revient beau­coup à décrire des proces­sus d’ « attri­bu­tion de valeur » (Esque­nazi, 2007) ou de cap­i­tal[1], et très peu à cir­con­scrire la diver­gence de récep­tion[2].

Générale­ment, les mod­èles de champ sont surtout mobil­isés pour expli­quer des recon­fig­u­ra­tions du champ en ques­tion, envis­ageant « la récep­tion d’une œuvre comme un sys­tème de rela­tion entre tra­jec­toire et champ » (Thumer­el, 2006:63). Comme proces­sus, la récep­tion est étudiée en tant qu’elle jus­ti­fie l’évolution de la posi­tion des agents, ce qui n’est pas sans pos­er de prob­lème, par exem­ple parce que la plu­part des spectateur.ices d’un théâtre n’occupent pas de posi­tion par­ti­c­ulière dans le champ des arts vivants (idem pour les lecteur.ices dans le champ lit­téraire). Gisèle Sapiro pro­pose par exem­ple de penser les diver­gences de récep­tion pro­fes­sion­nelle d’un roman comme résul­tant de la con­fig­u­ra­tion du champ lit­téraire[3]. Une telle approche doit évidem­ment met­tre de côté les sub­til­ités expéri­en­tielles de chaque récep­tion, sinon en soulig­nant que la con­fig­u­ra­tion du champ y joue un cer­tain rôle[4]. Un tel mod­èle ne pro­pose pas à pro­pre­ment par­ler d’outils pour abor­der cer­taines formes déjà évo­qués de l’ex­péri­ence de récep­tion, liés par exem­ple à la per­for­ma­tiv­ité des corps ou à la diver­gence des sémi­o­ti­sa­tions pos­si­bles d’un même élé­ment de l’oeu­vre – même si elle peu­vent les intégrer.

Il faut men­tion­ner à ce titre l’é­tude de deux soci­o­logues, Jean-Claude Passeron et Emmanuel Pedler, qui met­tent en place un dis­posi­tif d’en­quête (d’inspiration bour­dieusi­enne) sur la récep­tion muséale dans Le temps don­né aux tableaux. Compte-ren­du d’une enquête au Musée Granet (1987). Si elle a fait date, c’est notam­ment parce que leur méthodolo­gie entendait artic­uler directe­ment l’en­quête de ter­rain et les propo­si­tions de cer­taines théories esthé­tiques, en l’oc­cur­rence sémi­o­tiques. Leur enquête vise à mod­élis­er un cer­tain espace de récep­tions pos­si­bles, prenant comme point de départ les entre­tiens et struc­turant les résul­tats en suiv­ant les lignes des propo­si­tions esthé­tiques : une méthodolo­gie qu’on repren­dra ici. Pour autant, les auteurs font le choix d’un cadre théorique volon­taire­ment restreint – la sémi­o­tique de l’im­age – et lim­i­tent ain­si leur saisie de l’ex­péri­ence de récep­tion au seul proces­sus de décodage des sig­nifi­ants. Leur mod­éli­sa­tion repose sur une com­préhen­sion en deux temps de la trans­ac­tion esthé­tique, où l’im­age se donne comme encodée à de mul­ti­ples niveaux, et l’ac­ti­va­tion des décodages comme un proces­sus dépen­dant de déter­mi­nants soci­aux externes. Il s’ag­it d’i­den­ti­fi­er des récur­rences entre cer­taines lignes inter­pré­ta­tives et les tra­jec­toires soci­ologiques des récepteur.ices (leur appar­te­nance à divers groupes soci­aux). D’après leurs résul­tats, l’essen­tiel des récep­tions de leur cor­pus sont déviantes par rap­port aux pro­grammes opéraux – dans leurs ter­mes : « aber­rantes si on les rap­porte aux attentes inscrites en creux dans la lit­téral­ité de l’œu­vre » (1987:198). Autre phénomène mar­quant : les auteurs val­orisent beau­coup la récolte de don­nées chiffrables sur la récep­tion. Ce faisant, ils enten­dent exclure de leur enquête les proces­sus d’individuation. Ils avan­cent alors un argu­ment qui devien­dra le cre­do de nom­breuses approches ultérieures :

[…] le but de la soci­olo­gie de la récep­tion n’est pas de met­tre en lumière et d’analyser au cas par cas des activ­ités de récep­tion, aus­si rich­es soient-elles (et desquelles résul­tent l’expérience esthé­tique) mais bien de dégager des ten­dances partagées, com­munes à des groupes soci­aux ou des œuvres con­sid­érées dans leurs par­tic­u­lar­ités, et ce par le traite­ment sta­tis­tique des don­nées récoltées (1987:215).

Tou­jours dans une per­spec­tive stricte­ment sémi­o­tique, l’en­jeu est alors de quan­ti­fi­er et de sys­té­ma­tis­er les inter­pré­ta­tions (les décodages), puis de chercher à les jus­ti­fi­er par des fac­teurs exogènes. Finale­ment, notons que la per­spec­tive sémi­o­tique ne peut s’é­pargn­er la con­sid­éra­tion d’un mod­èle stricte­ment com­mu­ni­ca­tion­nel où la diver­gence de récep­tion est mod­élisée par les divers­es iden­ti­fi­ca­tions, com­préhen­sions et recom­po­si­tions d’un « mes­sage » d’auteur.ice (ce qui con­cen­tre toute l’enquête autour de la forme dis­cur­sive de l’expérience).

Questions à poser aux sources de réception

Ces mod­èles, qui définis­sent l’activité des récepteur.ices comme une prise de posi­tion dans le champ, ne pré­ten­dent pas amen­er d’outils pour décrire l’ex­péri­ence indi­vidu­elle. Cette pré­ci­sion est impor­tante, car quan­tité d’ap­proches, issues par exem­ple de l’en­quête nar­ra­tive (Far­ru­gia, 2009 ; Alleyne, 2015) ou de l’analyse con­ver­sa­tion­nelle (Kre­plak, 2016) revendiquent une inscrip­tion soci­ologique tout en con­stru­isant des dis­posi­tifs très prop­ices à une étude qual­i­ta­tive de l’ex­péri­en­tial­ité. En out­re, la plu­part des récepteur.ices n’occupent pas de posi­tion assign­a­ble dans le champ.

Les mod­èles de champ invi­tent le plus sou­vent à pos­er aux sources des ques­tions spé­ci­fiques, par exemple :

A) Com­ment les récepteur.ices pro­duisent-iels une représen­ta­tion du champ et quel usage en font-iels pour dire leur expérience ?

B) Com­ment la parole récep­trice recon­nait-elle la valeur esthé­tique de l’œuvre lorsque cela est per­ti­nent pour dire son expérience ?

C) Com­ment les récepteur.ices se représen­tent-t-iels à l’intérieur d’une com­mu­nauté d’attribution de valeur, ou plus générale­ment d’une com­mu­nauté d’opinions apte à situer l’œuvre dans le champ ?

D) Com­ment leur parole se situe-t-elle dans les dif­férents dis­cours en lutte pour la déf­i­ni­tion du nomos du champ (en l’occurrence, le plus sou­vent, de ce que doit être le théâtre) ?

E) Com­ment chaque récepteur.ice asso­cie-t-iel ses opéra­tions de décodage sig­nifi­ant à sa tra­jec­toire sociale ?

 

Références bibliographiques

Alleyne, Bri­an (2015), Nar­ra­tive Net­works : Sto­ried Approach­es in a Dig­i­tal Age, Lon­dres, SAGE.

Bour­dieu, Pierre (1965), Un art moyen. Essai sur les usages soci­aux de la pho­togra­phie, Paris, Minuit.

– (1969), L’amour de l’art. Les musées d’art européens et leur pub­lic, Paris, Minuit.

– (1979) La dis­tinc­tion. Cri­tique sociale du juge­ment, Paris, Minuit.

– (2015), Les règles de l’art. Genèse et struc­ture du champ lit­téraire, Paris, Points.

Cefaï, Daniel, Pasquier, Dominique (2003), Les sens du pub­lic. Publics poli­tiques, publics médi­a­tiques, Paris, Press­es Uni­ver­si­taires de France.

Dessy, Clé­ment (2008), « Compte ren­du de Soci­olo­gies des œuvres. De la pro­duc­tion à l’interprétation », COnTEXTES.

Esque­nazi, Jean-Pierre (2007), Soci­olo­gie des œuvres. De la pro­duc­tion à l’interprétation, Paris, Armand Collin.

Far­ru­gia, Fran­cis (2009), « Le syn­drome nar­ratif : théorie et ter­rain », Cahiers inter­na­tionaux de soci­olo­gie, n° 127.

Heinich, Nathalie (1998), Ce que l’art fait à la soci­olo­gie, Paris, Minuit.

Passeron, Jean-Claude, Pedler, Emmanuel (1987), Le temps don­né aux tableaux. Une enquête au musée Granet, aug­men­tée d’é­tudes sur la récep­tion de la pein­ture et de la musique, Paris, ENS Éditions.

Sapiro, Gisèle (2014), « Soci­olo­gie de la récep­tion », dans G. Sapiro, La soci­olo­gie de la lit­téra­ture, Paris, La décou­verte, p. 85–106.

Thumer­el, Fab­rice (2006), « Du sacre de L’Origine rouge (2000) à la con­sécra­tion de Nova­ri­na (ou com­ment un avant-gardiste devient un clas­sique) », dans I. Char­p­en­tier (dir.), Com­ment sont reçues les œuvres, Grane, Créaphis, p. 61–76.

 

Notes

[1] Pour Esque­nazi, la notion de récep­tion désigne essen­tielle­ment la manière dont les agents recon­nais­sent des cadres directeurs à leur appré­ci­a­tion de l’œuvre. Il étudie com­ment la dual­ité entre légitimité/reconnaissance se con­stru­it à l’intérieur du champ. Suiv­ant son mod­èle, qui décrit la tra­jec­toire sociale per­me­t­tant à un « proces­sus artis­tique » d’être recon­nu comme « œuvre », l’interprétation com­mence dès lors qu’un.e fabricant.e « déclare » que le proces­sus est une œuvre, puis s’achève lorsque des « com­mu­nautés d’interprétations » (Esque­nazi, 2007) la recon­nais­sent comme telle. Le mod­èle ne pré­tend toute­fois approcher qu’une diver­gence de récep­tion par­ti­c­ulière, celle qui con­cerne la légiti­ma­tion : « En étu­di­ant cette com­mu­nauté comme lieu d’interprétation de l’œuvre, il ne s’agit pas de déter­min­er com­ment une dif­férence sociale peut créer des diver­gences d’appréciation mais d’analyser la com­po­si­tion d’une com­mu­nauté qui attribue des pro­priétés iden­tiques à une œuvre. » (Dessy, 2008:17).  

[2] Comme le souligne Gisèle Sapiro, on observe assez peu de travaux adop­tant une méthodolo­gie soci­ologique com­préhen­sive s’é­tant essayés à la descrip­tion des effets dans la récep­tion réelle : « Si les effets de la con­sécra­tion sur la tra­jec­toire et sur la per­cep­tion de soi de l’in­di­vidu ont été appréhendés par entre­tiens à tra­vers le cas des prix lit­téraires [Heinich, 1998], ceux de la récep­tion sur l’œu­vre, et plus large­ment sur l’e­space des pos­si­bles, con­stituent un domaine encore peu exploré de la soci­olo­gie […] » (2014:15)

[3] Sa per­spec­tive implique de com­pren­dre tout dis­cours sur l’œu­vre comme posi­tion rel­e­vant d’autres posi­tions des agents, suiv­ant la répar­ti­tion des cap­i­taux économiques et sym­bol­iques, la con­fig­u­ra­tion insti­tu­tion­nelle et les rap­ports diver­gents à l’au­tonomie de l’œu­vre lit­téraire. Son mod­èle arti­cle « qua­tre types idéaux de dis­cours sur la lit­téra­ture », vir­tu­al­isant la diver­gence des posi­tions cri­tiques autour de deux axes : un axe lié à la posi­tion (dom­i­nante ou dom­inée) de l’a­gent, un axe lié à sa rela­tion au nomos (autonomie ou hétéronomie du champ). Elle mon­tre alors que  « le dis­cours dom­i­nant au pôle de l’hétéronomie revêt la forme d’un juge­ment moral, tan­dis que le dis­cours dom­iné à ce pôle est plutôt un juge­ment poli­tique ou social. Au pôle autonome dom­i­nant, c’est le juge­ment esthète qui pré­vaut, tan­dis qu’à l’a­vant-garde, où la rou­tin­i­sa­tion est dénon­cée comme une forme d’ortho­dox­ie, le renou­velle­ment des formes lit­téraires est conçu comme un moyen de sub­ver­sion sociale […] ». (2014:93)

[4] L’hori­zon de per­ti­nence de cette mod­éli­sa­tion est bien la descrip­tion des éval­u­a­tions pos­si­bles d’une œuvre en général, en tant que cette éval­u­a­tion résulte d’une posi­tion dans le champ. Il s’ag­it de procéder à une objec­ti­fi­ca­tion de con­fig­u­ra­tions sociales qui réus­sit à décrire la lutte pour la déf­i­ni­tion et l’or­gan­i­sa­tion de la pro­duc­tion lit­téraire, dont la récep­tion est alors un moment par­mi d’autres.

Les modèles de position / appropriation

Suite à l’es­sor d’en­quêtes com­mandées par les pou­voirs publics sur les usages des arte­facts cul­turels (surtout lit­téraires et ciné­matographiques), de nom­breuses méthodolo­gies « sociographiques » basées sur des mod­èles quan­ti­tat­ifs ont vu le jour.

Les pre­mières enquêtes sur les publics – qui datent pour le cas français des années 60 – se don­naient pour objec­tif pri­or­i­taire de mesur­er quan­ti­ta­tive­ment les effets et les résul­tats des poli­tiques cul­turelles ani­mées par le pro­jet de « démoc­ra­ti­sa­tion » (fréquen­ta­tions des espaces cul­turels, pro­fil des publics, etc.). (Char­p­en­tier, 2006:8).

Pour autant, les lim­ites des ques­tion­naires fer­més, des sondages et des recen­sions sta­tis­ti­ci­ennes pour saisir l’ex­péri­ence esthé­tique sont vites apparues. On a com­mencé alors à priv­ilégi­er les enquêtes qual­i­ta­tives qui ont l’a­van­tage d’in­ter­roger l’ex­péri­ence esthé­tique avec l’attention et la sub­til­ité néces­saire. On a pu observ­er le développe­ment de cer­taines approches priv­ilé­giant l’é­tudes des pra­tiques de cer­tains groupes soci­aux spé­ci­fiques ou alors de l’e­space des pos­si­bles d’une œuvre en par­ti­c­uli­er. La plu­part de ces approches ne cherchent aucune­ment à pro­pos­er une mod­éli­sa­tion théorique de la récep­tion, mais bien davan­tage à expli­quer cer­taines récep­tions par leurs déter­mi­nants con­textuels, d’au­tant plus lorsqu’il s’ag­it de sit­u­a­tions polémiques qui ont mis en jeu les valeurs éthiques ou les opin­ions poli­tiques de cer­tains groupes sociaux.

Dans l’héritage des travaux de Passeron, ce type d’enquête relève d’un mod­èle de posi­tion au sens où elles ne cherchent pas telle­ment à com­pren­dre la récep­tion comme induisant une recon­fig­u­ra­tion du champ, mais davan­tage à répon­dre à la ques­tion : com­ment telle tra­jec­toire ou telle posi­tion sociale jus­ti­fie-t-elle une récep­tion sin­gulière ? Il s’agit alors de délim­iter un ou plusieurs pro­fils soci­ologique­ment cohérents pour com­pren­dre la diver­gence de récep­tion, soit à étudi­er « le proces­sus de la récep­tion effec­tive d’une œuvre par un groupe spé­ci­fique de lecteurs […] ain­si que le con­di­tion­nement socio-idéologique de ce proces­sus » (Jurt, 1980:9). Si la ques­tion est alors de délim­iter les vari­ables qui rendraient le cor­pus d’enquêtés suff­isam­ment homogènes, les mod­èles de posi­tion se dis­tan­cient générale­ment d’une inter­pré­ta­tion trop rigide du champ et s’intéressent davan­tage au rôle act­if de l’appartenance de l’individu au groupe social. Ils retrou­vent ain­si sou­vent les hypothès­es de Fish (2007) sur les com­mu­nautés inter­pré­ta­tives, Esque­nazi allant même jusqu’à pos­er une rela­tion qu’il nomme para­phras­tique entre l’interprétation de l’œuvre et la sit­u­a­tion de la com­mu­nauté : « l’œuvre inter­prétée peut aus­si refor­muler la sit­u­a­tion d’une com­mu­nauté d’interprètes » (2007:22).

Bien sûr, cer­taines enquêtes empiriques révè­lent la diver­gence de récep­tion à l’intérieur d’une com­mu­nauté, ce qui sig­ni­fie le plus sou­vent que la vari­able iden­ti­fiée pour homogénéis­er le groupe enquêté n’est pas suff­isante pour jus­ti­fi­er l’appartenance à une même com­mu­nauté inter­pré­ta­tive. Une étude de Mar­tine Bur­gos (1992) sur Le Grand Cahi­er d’Agota Kristoff menée auprès d’élèves de CAP dans un lycée pro­fes­sion­nel note par exem­ple qu’il est presque impos­si­ble d’établir des paramètres com­muns dans leur rela­tion au texte : « Ces élèves, tout en appar­tenant à une même com­mu­nauté (même échec sco­laire, même lieu de rési­dence, même absence de per­spec­tives pro­fes­sion­nelles) se mon­trent très divers, ils se dis­tinguent entre eux par des dif­férences de sen­si­bil­ité et de sys­tèmes de valeur. » (Horel­lou-Lafarge & Seg­ré, 2016:110). La vari­able de l’environnement sco­laire n’est pas présen­tée alors comme con­sti­tu­ant une homogénéi­sa­tion suff­isante pour iden­ti­fi­er des récur­rences qui per­me­t­traient de délim­iter des com­mu­nautés inter­pré­ta­tives. D’autres travaux, héri­tiers plutôt des approches com­para­tistes présen­tées par avant, se sont plutôt intéressés au rôle de l’appartenance nationale en général, se bas­ant sur des cor­pus de sources préex­is­tants et plus larges. Ain­si, com­para­nt la récep­tion de Les Choses de Perec et du Cimetière de rouille de Fejes, Leen­hardt et Josza (1998) mon­trent que

Français et Hon­grois font une lec­ture moral­isante de l’ou­vrage de Perec. Cepen­dant, à la dif­férence des lecteurs français qui ont un mode de lec­ture dis­tan­cié, les lecteurs hon­grois ont un mode de lec­ture fusion­nel et iden­ti­fi­ca­toire. Compte tenu du rôle de la lit­téra­ture dans la con­struc­tion nationale hon­groise, toute lec­ture engage en pre­mier lieu le citoyen, qui for­mule des juge­ments, et l’œu­vre lit­téraire est perçue comme un livre d’ex­em­ple ; aus­si le lecteur hon­grois inter­prète-t-il Les Choses comme une fable péd­a­gogique. Les lecteurs français lisent Le Cimetière de rouille comme un doc­u­ment soci­ologique sur la sit­u­a­tion de la classe ouvrière hon­groise, alors que la lec­ture des Hon­grois est fon­da­men­tale­ment poli­tique et se réfère à la tra­di­tion hon­groise des textes lit­téraires engagés. (Horel­lou-Lafarge & Seg­ré, 2016:97)

Ces travaux s’in­scrivent aus­si large­ment dans la matrice idéologique des études cul­turelles. Les mod­èles de posi­tion sont au cœur des enquêtes sur la récep­tion dans les post­colo­nial stud­ies (les travaux de Bell Hooks sur le black female spec­ta­tor­ship présen­tés ci-dessus en sont une expres­sion directe), et en gen­der stud­ies où les enquêtes visent le plus sou­vent à expli­quer des vari­a­tions her­méneu­tiques sur la base du genre auquel s’identifient les enquêtés, à la répar­ti­tion des rôles de genre dans leur envi­ron­nement social immé­di­at, ou plus générale­ment à leur représen­ta­tion socio-idéologique des rôles de genre (Fly­nn & Schwe­ickart, 1986). Il n’est pas rare que ces travaux met­tent en place des enquêtes (le plus sou­vent des entre­tiens semi-dirigés) qui s’intéressent directe­ment aux com­plex­ités de l’expérience de réception.

Ain­si, cer­taines études avan­cent que l’identification (observée dans la parole) des ado​les​cent​.es à cer­tains per­son­nages plutôt qu’à d’autre dépend en par­tie des caté­gories socio-pro­fes­sion­nelles de leurs par­ents, mais aus­si, et plus sig­ni­fica­tive­ment, de la dis­tri­b­u­tion des rôles de genre au sein de leur foy­er famil­ial (Détrez, 2007). On a pu soulign­er aus­si que l’identité de genre déclarée par les enquêté.es jouait un rôle dans l’évaluation de généric­ité d’une œuvre (Détrez & Renard, 2008), l’échelle des valeurs mobil­isées pour juger un com­porte­ment dans la fic­tion (Dolan, 1988), les formes de rela­tions établies avec la fig­ure auc­to­ri­ale (Alben­ga & Bach­mann, 2015) et même pos­si­ble­ment dans la rela­tion au sus­pens nar­ratif (Détrez, 2007). La plu­part de ces travaux invi­tent toute­fois explicite­ment à décon­stru­ire les social­i­sa­tions sup­posées de la récep­tion, soulig­nant que les répons­es des enquêté.es se car­ac­térisent d’abord et avant tout par une appro­pri­a­tion per­son­nelle cri­tique et com­plexe de l’œuvre, et même par une méta­con­science du stéréo­type de récep­tion qu’on leur pré­sup­pose ( « c’est pas parce que je suis une femme que je le reçois ainsi »).

En bref, les mod­èles de posi­tion enten­dent con­sid­ér­er des vari­ables soci­ologiques dans l’interprétation tout en main­tenant la focale sur la diver­sité des récep­tions indi­vidu­elles. Elles veu­lent s’émanciper à la fois des mod­èles post­struc­tural­istes précurseurs des cul­tur­al stud­ies induisant des réduc­tions idéologiques et des mod­èles sémi­o­tiques cen­trés seule­ment sur l’œuvre. Le but est de met­tre en avant les enjeux socio-cul­turels de la rela­tion entre les récep­tions et l’œuvre, tout en reval­orisant les dynamiques d’appropriation sin­gulière par les publics.

S’éloignant de la stricte analyse her­méneu­tique et sub­stan­tial­iste des énon­cés « des textes », comme des mesures étroite­ment quan­ti­ta­tives des con­som­ma­tions, ces recherch­es […] présen­tent toute la car­ac­téris­tique com­mune de s’orienter résol­u­ment « du côté du pub­lic », « réel », con­cret. Dépas­sant cer­taines oppo­si­tions tra­di­tion­nelles (analyse interne ver­sus analyse externe), ou encore les analy­ses mécan­istes, for­cé­ment réduc­tri­ces (telle œuvre exprimerait la vision du monde de telle caté­gorie sociale ou chercherait à trans­met­tre son idéolo­gie, tel type de pro­duit for­mat­erait et encadr­erait tel type de con­som­ma­tion, etc.), elles cherchent à saisir l’activité de récep­tion, non seule­ment comme une forme de con­som­ma­tion ou de pra­tique inter­pré­ta­tive du récep­teur, mais comme créa­trice de sens. (Char­p­en­tier, 2006:7–8)

Questions à poser aux sources de réception

Les enquêtes empiriques sur la récep­tion inspirées des mod­èles de posi­tions peu­vent dif­fi­cile­ment se pass­er d’une prob­lé­ma­ti­sa­tion reposant sur un pan­el d’enquêté.es sélec­tion­né suiv­ant des critères soci­aux spé­ci­fiques. La plu­part de ces enquêtes cherchent alors à com­pren­dre la récep­tion comme un ensem­ble de dif­férences induites par ces critères.

On peut aus­si mobilis­er ces ques­tions comme critères internes, soit en deman­dant aux enquêtés d’établir eux-mêmes leur pro­fil soci­ologique pour faire appa­raître à la fois com­ment ils se représen­tent leur pro­pre posi­tion sociale, mais surtout, com­ment ils méta-attribuent leurs récep­tions à ces posi­tions sociales. L’enjeu est davan­tage celui du pas de côté per­mis par la méta-représen­ta­tion de sa posi­tion sociale (j’interprète cela car j’occupe telle posi­tion) que celui d’une attri­bu­tion externe de fac­teur par le chercheur (l’enquêté inter­prète cela car il occupe telle position).

En dehors d’un pro­to­cole qui sélec­tionne pré­cisé­ment son pan­el, comme c’est sou­vent le cas sur dans les études de récep­tion qui par­tent de cor­pus exis­tants (les enquêtés ne décrivent pas leur posi­tion sociale dans un cour­ri­er à l’au­teur ou un com­men­taire de blog), la prin­ci­pale ques­tion réflex­ive à pos­er aux sources de récep­tion sem­ble la suivante :

– A) Com­ment les récepteur.ices jus­ti­fient leur récep­tion en mobil­isant une con­science de leur pro­pre posi­tion sociale ?

Références bibliographiques

Bur­gos, Mar­tine (1992), « Ces lecteurs sont-ils des lecteurs ? », BBF, n°1.

Char­p­en­tier, Isabelle (2006), « Pour une soci­olo­gie de la récep­tion et des publics », dans I. Char­p­en­tier (dir.), Com­ment sont reçues les œuvres, Paris, Creaphis.

Esque­nazi, Jean-Pierre (2007), Soci­olo­gie des œuvres. De la pro­duc­tion à l’interprétation, Paris, Armand Collin.

Fish, Stan­ley (2007), Quand lire c’est faire. L’autorité des com­mu­nautés inter­pré­ta­tives, Paris, Les Prairies ordinaires.

Horel­lou-Lafarge, Chan­tal, Seg­ré, Monique (2016), Soci­olo­gie de la lec­ture, Paris, La Découverte.

Jurt, Joseph (1980), La récep­tion de la lit­téra­ture par la cri­tique jour­nal­is­tique : lec­ture de Bernanos 1926–1936, Paris, Jean-Michel Place.

Les pragmatiques des médias

Un autre mod­èle théorique de l’ex­péri­ence de récep­tion vient des nou­veaux développe­ments de la prag­ma­tique des médias. Mobil­isé essen­tielle­ment dans les études ciné­matographiques, la prag­ma­tique inter­roge la plu­ral­ité des lec­tures filmiques au croise­ment de la rhé­torique, de la sémi­o­tique et de la soci­olo­gie. Pour met­tre en place son mod­èle, elle se demande com­ment le pub­lic se sin­gu­larise en se définis­sant comme pub­lic, puis inter­roge par quels moyens dis­cur­sifs chaque parole de spec​ta​teur​.ice opère des décodages en con­science d’un inter­dis­cours social.

On pour­rait la faire remon­ter sans doute aux travaux de Daniel Dayan (1992) qui met en place dif­férentes enquêtes de récep­tion en démon­trant que les récepteur.ices se con­stru­isent comme récepteur.ices en imag­i­nant d’autres récep­tions[1]. Dans une per­spec­tive encore large­ment sémi­o­tique, il est ques­tion, non plus seule­ment d’i­den­ti­fi­er ce qui déter­mine tel ou tel décodage des straté­gies sig­nifi­antes, mais de soulign­er que les récepteur.ices racon­tent leurs « lec­tures » de films en argu­men­tant par rap­port à d’autres décodages pos­si­bles, soit que « la rela­tion a un texte con­stitue tou­jours déjà une rela­tion à un col­lec­tif » (Dayan, 2006:91). Les travaux de Dayan, mais aus­si de Louis Queré, situés plutôt du côté des sci­ences de l’information, ont été par­mi les pre­miers à définir le col­lec­tif comme pré­con­di­tion à toute inter­pré­ta­tion, insis­tant notam­ment sur le fait que les cadres soci­aux qui per­me­t­tent d’appréhender l’œuvre peu­vent déjà être com­pris comme des médi­a­tions plus col­lec­tives qu’individuelles :

La récep­tion est aus­si une expéri­ence sociale, même si son sup­port est un être indi­vidu­el et si une part du phénomène est interne. En effet, les médi­a­tions qu’elle met en œuvre sont des médi­a­tions publiques, que ce soit des stéréo­types, des con­ven­tions, des attentes d’ar­rière-plan, des savoirs sociale­ment dis­tribués ou des rôles. Par ailleurs, dans la mesure où la récep­tion inclut les occa­sions de dis­cus­sion sur ce qui a été lu, vu ou enten­du, on peut dire qu’elle se forme aus­si dans les jeux de la com­mu­ni­ca­tion sociale. (Queré, 1996:35)

Dans des travaux récents sur la ques­tion, des chercheurs comme Lau­rent Jul­li­er ou Guil­laume Soulez ont con­sid­érable­ment appro­fon­di l’ap­proche, cher­chant à démon­tr­er que la sémi­o­ti­sa­tion est une opéra­tion qui s’opère en con­science de l’in­ter­dis­cours social, soit que l’ex­péri­ence de récep­tion se vit immé­di­ate­ment à l’in­térieur d’une mul­ti­tude de décodages pos­si­bles. L’ap­port essen­tiel est ici de mod­élis­er la trans­ac­tion en cas­sant le préjugé d’une activ­ité à deux temps : d’abord la sin­gu­lar­i­sa­tion (sémi­o­tique) face à l’œu­vre et ensuite la plu­ral­i­sa­tion dans un éventuel dis­cours pub­lic sur l’œu­vre. En un mot, tout décodage sig­nifi­ant serait déjà effec­tué comme débat. Guil­laume Soulez défend par­ti­c­ulière­ment l’idée que chaque récep­tion rejoue la délibéra­tion publique au moment de don­ner du sens à l’œu­vre, soit qu’à l’échelle indi­vidu­elle, l’in­ter­pré­ta­tion est une activ­ité dans laque­lle on engage la col­lec­tiv­ité comme jeu de posi­tions pos­si­bles[2].

Dans une per­spec­tive plus inter­dis­ci­plinaire, Lau­rent Jul­li­er s’in­téresse directe­ment à des sources de récep­tion réelle, essen­tielle­ment des cri­tiques de films ou des com­men­taires pub­liés en ligne, et entend mod­élis­er ses résul­tats à tra­vers dif­férentes hypothès­es qui ciblent la récep­tion comme expéri­ence au-delà du seul logi­ciel sémi­o­tique. Dans un arti­cle pro­gram­ma­tique sur la récep­tion du mélo­drame hol­ly­woo­d­i­en, il cherche à mon­tr­er que les sources de récep­tion démontrent :

Une hypothèse anthro­pologique : le film n’est pas un « texte » mais le pro­duit d’une expéri­ence in situ […]

Une hypothèse psy­chologique : exprimer ce que l’on a ressen­ti [pen­dant le vision­nage] artic­ule à la fois des per­spec­tives égo­cen­triques et allo­cen­triques – la ques­tion étant de savoir si nous devons ou non nous pren­dre comme point de référence (le film est-il intéres­sant même s’il ne m’a pas ému (moved) ?

Une ques­tion esthé­tique : peut-on pren­dre en con­sid­éra­tion les qual­ités plas­tiques et tech­niques du film alors que le genre est basé sur les effets émo­tion­nels, presque phys­i­ologiques, que le film crée sur le spectateur ?

Une ques­tion his­torique : quelle est la dif­férence entre les mélo­drames anciens et récents en ce qui con­cerne leur effet sur le spec­ta­teur ? (Jul­li­er, 2014:424)

L’idée est donc de con­sid­ér­er la spec­ta­tion comme posi­tion par­mi des spec­ta­tions pos­si­bles, en mod­élisant les dif­férentes paroles en tant qu’elles se posent et attes­tent du même coup des ques­tions théoriques iden­ti­fiées par les chercheur.euses.

On remar­que dans la prag­ma­tique des médias une volon­té mar­quée de se dis­tanci­er des per­spec­tives trop stricte­ment soci­ologiques, dans les ter­mes de Soulez, de sor­tir d’une étude des récepteur.ices comme « point de passage » :

La prag­ma­tique per­met d’ex­pli­quer une bonne part de la plu­ral­ité des lec­tures pos­si­bles d’un même film, mais elle ne per­met pas de com­pren­dre pourquoi c’est tel débat qui a lieu en récep­tion. Il faut donc faire remon­ter le débat pub­lic au sein même de la lec­ture, au sein même du proces­sus de sémi­o­ti­sa­tion. Pour tra­vailler sur les rela­tions entre espace pub­lic et film, je pro­pose donc de con­sid­ér­er que cette plu­ral­ité est un point de départ et non un point d’ar­rivée de l’analyse : le spec­ta­teur est alors un opéra­teur de cette plu­ral­ité et pas seule­ment un représen­tant d’une lec­ture poten­tielle par­mi d’autres pos­si­bles, ou un sim­ple point de pas­sage de déter­mi­na­tions socio­cul­turelles. (Soulez, 2011b:443)

Ce qui explique cette prise de dis­tance, c’est bien le souci d’une mod­éli­sa­tion théorique, mais il faut observ­er tout de même, chez Soulez notam­ment, qu’elle reste large­ment fondée sur le mod­èle sémi­o­tique de l’ex­péri­ence esthé­tique. L’idée que le sujet est un « opéra­teur de plu­ral­ité » est essen­tielle, mais cette plu­ral­ité est exclu­sive­ment celle des décodages signifiants :

[…] à côté de sa capac­ité à recon­naître des codes, la plu­ral­ité des lec­tures est une com­posante fon­da­men­tale de l’ac­tiv­ité sémi­o­tique du spec­ta­teur en tant qu’il est mem­bre d’un espace de dis­cus­sion publique. (Soulez, 2011b:443)

L’ex­péri­ence esthé­tique devient alors poli­tique dou­ble­ment comme décodage et comme délibéra­tion (puisqu’il n’ex­iste pas de décodage qui puisse être situé en dehors de la délibération).

Toute­fois, cette mod­éli­sa­tion est à nou­veau con­trainte d’ig­nor­er nom­bre de paramètres qui jouent un rôle poli­tique impor­tant dans l’ex­péri­ence, qu’on pense encore à la forme immer­sive ou aux réflex­ions sur le pou­voir per­for­matif des présences (dans le cas des arts vivants). Sans entr­er dans le détail, il est cer­tain que les mod­éli­sa­tions pro­posées par ces prag­ma­tiques délibéra­tives ne con­cer­nent qu’une seule forme de l’ex­péri­ence de récep­tion, ce que Soulez explique lui-même très bien, soulig­nant que son mod­èle ne s’applique qu’à la seule « lec­ture rhétorique » :

[…] la « lec­ture rhé­torique » peut être définie comme une lec­ture qui traite les images et les sons en tant qu’ils pro­posent des posi­tions, des argu­ments, et même par­fois des preuves, tan­dis que le pro­gramme d’une prag­ma­tique rhé­torique est de se deman­der : quand y‑a-t-il cette lec­ture rhé­torique des images et des sons ? Quand le spec­ta­teur-audi­teur mobilise-t-il une lec­ture rhé­torique des images et des sons, plutôt qu’un autre type de lec­ture, c’est-à-dire, plus exacte­ment, quand mobilise-t-il des ressources rhé­toriques et argu­men­ta­tives pour appréhen­der des images et des sons ? (Soulez, 2013:5)

Questions à poser aux sources de réception

Même si elle émerge et se développe essen­tielle­ment dans les études en com­mu­ni­ca­tion et sur des cor­pus audio­vi­suels (télévi­suels ou ciné­matographique), la prag­ma­tique des médias, et tout par­ti­c­ulière­ment l’idée d’une sémi­o­tique délibéra­tive, sont très présentes dans les études de récep­tion. Pour autant, ce qu’apporte la prag­ma­tique des médias, c’est aus­si une focale sur la récep­tion réelle en tant qu’elle est déjà tra­ver­sée par l’interdiscours avant tout proces­sus de sémi­o­ti­sa­tion (ou « d’interprétation »). Du point de vue de l’enquête de ter­rain, elle invite donc à con­sid­ér­er d’une part les pos­tures que peut adopter la parole de récep­tion pour con­stru­ire un décodage sig­nifi­ant. D’autre part, elle engage égale­ment à se souci­er de la plu­ral­i­sa­tion des inter­pré­ta­tions pos­si­bles à l’intérieur de la source de récep­tion. Ce type d’étude de ter­rain amène aus­si des ques­tion­nements sur la mobil­i­sa­tion d’autres points de vue hypothé­tiques dans une parole. Pour le traite­ment des sources, la prag­ma­tique des médias invite à se demander :

– A) Com­ment la parole de récep­tion se con­stru­it-elle une posi­tion par rap­port à d’autres récep­tion possibles ?

– B) Com­ment le décodage sémi­o­tique des récepteur.ices inclut-il les autres récepteur.ices ?

– C ) Quels types de médi­a­tion mobilise la parole de récep­tion (savoirs sociale­ment situés, stéréo­types, etc.) ?

– D) Com­ment la parole de récep­tion mobilise-t-elle une délibéra­tion publique pos­si­ble sur l’œuvre ?

– E) Quand la parole de récep­tion cesse-t-elle de pren­dre son point de vue comme référen­tiel pour dire son interprétation ?

– F) La parole de récep­tion explicite-t-elle la diver­sité des inter­pré­ta­tions pos­si­bles pour se situer ?

Références bibliographiques

Dayan, Daniel (1992), « Les mys­tères de la récep­tion », Débats.

– (2006), La ter­reur spec­ta­cle. Ter­ror­isme et télévi­sion, Bru­elles, De Boeck.

Goff­man, Erv­ing (1973a), La mise en scène de la vie quo­ti­di­enne, t. 1, Paris, Minuit.

– (1973b), La mise en scène de la vie quo­ti­di­enne, t. 2, Paris, Minuit.

Jul­li­er, Lau­rent (2014), « ‘‘I did not Cry but I Sigh a lot’’. User Reviews of Hol­ly­wood Melo­dra­mas on IMDB », dans D. Nas­ta, M. Andrin, A. Gail­ly (dir.), Revis­it­ing Film Melo­dra­ma, Berne, Peter Lang, p. 424–444.

– (2018), « De la lib­erté d’aimer, sans être jugé, les films de son choix », le por­tiQue, n° 41, p. 133–146.

Queré, Louis (1996), « Faut-il aban­don­ner l’étude de la récep­tion ? Point de vue », Réseaux, n°79, p. 31–37.

Ser­vais, Chris­tine (2012), « Les théories de la récep­tion » en SIC, Cahiers de la SFSIC, n°8.

Soulez, Guil­laume (2004), « Nous sommes le pub­lic. Apports de la rhé­torique à l’analyse des publics », Réseaux, n°126, p. 113–141.

– (2011), « Pour une sémi­o­tique délibéra­tive », dans T. Migliore (dir.), Retor­i­ca del vis­i­ble. Strate­gie dell’immagine tra sig­nifi­cazione et comu­ni­cazione, April­ia, Aracne.

– (2013a), « La délibéra­tion des images. Vers une nou­velle prag­ma­tique du ciné­ma et de l’audiovisuel », Com­mu­ni­ca­tion & Lan­gages, n° 176, p. 3–32.

– (2013b), « Les agré­gats délibérat­ifs : et s’il n’y avait pas de « com­mu­nauté » d’interprétation ? La récep­tion délibéra­tive des Bureaux de Dieu par les inter­nautes », dans M. Boni, A. Boutang, B. Labor­de, L. Méri­jeau (dir.), Net­work­ing images. Images en réseaux, Paris, Press­es Uni­ver­si­taires de la Sorbonne.

– (2017), « Le moment du choix. Délibéra­tion, écri­t­ure de l’histoire et web­doc­u­men­taire his­torique », Émer­gences, n°10.

Notes

[1] Comme le fait remar­quer Ser­vais, ces per­spec­tives invi­tent à retrou­ver la soci­olo­gie goff­mani­enne, et tout par­ti­c­ulière­ment à inter­roger les masques pos­si­bles de chaque récepteur.ice for­mu­lant son expéri­ence de l’œuvre. En effet, une large part des « médi­a­tions » et des « cadres d’appréhension » mobil­is­ables pour dire l’expérience incite les sujets à adopter des rôles par­ti­c­uliers, qu’il s’agisse de faire l’expérience ou de la dire, ce qui induit une réflex­ion pos­si­ble sur les « posi­tions » de récep­tion : « La notion de “rôle”, telle que la définit Goff­man, pour­rait con­stituer un pro­longe­ment théorique aux notions de par­tic­i­pa­tion et d’action, per­me­t­tant de met­tre en évi­dence une diver­sité de posi­tions pos­si­bles pour le récep­teur. » (Ser­vais, 2012:7)

[2] L’hy­pothèse a don­né lieu à dif­férentes ten­ta­tives de mod­éli­sa­tion. Soulez envis­age par exem­ple, dans une car­togra­phie des pos­si­bles inter­pré­tat­ifs de web­doc­u­men­taires, trois vari­ables mod­élisant la diver­gence de récep­tion, reprenant à la fois la prag­ma­tique des points de vue, l’idée d’une com­pé­tence cul­turelle générique et les ques­tion­nements sur la référen­tial­ité de l’im­age : « l’hypothèse de la « délibéra­tion des images (et des sons) » étudie les vari­a­tions de lec­ture des spectateur.ices au cours des films, mais aus­si au cours de la dis­cus­sion publique (phénomène bien con­nu de relec­ture au cours d’une con­ver­sa­tion après le film, ou après la lec­ture d’une cri­tique ou d’une analyse) en par­tant du principe qu’un.e récepteur.ice dis­pose tou­jours, plus ou moins a pri­ori, d’un point de vue 1) sur les enjeux du film (un film sur la jus­tice, l’éducation, l’Inde…), 2) sur les con­ven­tions audio­vi­suelles ordi­naires ou les inno­va­tions pos­si­bles (for­mats, gen­res, styles…), et 3) sur les pos­tu­la­tions du sim­u­lacre audio­vi­suel quant à sa pos­si­bil­ité de nous met­tre en con­tact, à dif­férents degrés, avec des formes de « réal­ité « (sim­ple « cap­ture « sur le vif, ressem­blance réal­iste, recon­sti­tu­tion, métaphore, allé­gorie, etc.) ». (Soulez, 2017:4)

Les sociologies en Cités

Les mod­èles en « Cités » tirent leur orig­ine de la soci­olo­gie prag­ma­tique, qui émerge, pour le dire vite, d’une ten­ta­tive de com­plex­i­fi­ca­tion des con­cep­tions déter­min­istes et indi­vid­u­al­istes dom­i­nantes dans la recherche fran­coph­o­ne des années 70. L’idée phare est d’interroger la manière dont les agents don­nent du sens au réel social, que ce soit à leurs com­porte­ments per­son­nels ou à des phénomènes externes. Un recen­trement sur les moti­va­tions replace la per­cep­tion des agents au cœur des dynamiques sociales, con­sid­érant par exem­ple les phénomènes déter­min­istes d’abord en tant qu’ils sont com­pris ou négo­ciés par les sujets eux-mêmes. Les mod­èles en Cités tirent leur orig­ine d’un ouvrage de Lau­rent Thévenot et Luc Boltan­s­ki inti­t­ulé De la Jus­ti­fi­ca­tion. Les économies de la grandeur (1991) qui se donne pour prob­lé­ma­tique prin­ci­pale la descrip­tion des con­flits à l’intérieur d’une société, et plus pré­cisé­ment des formes sociales de la réconciliation.

Le terme de « Cité » est pro­posé par les auteurs pour désign­er, non pas des réal­ités objec­tives, mais des con­struc­tions idéales dont se ser­vent les acteurs pour com­pren­dre les faits soci­aux, cri­ti­quer des sit­u­a­tions ou résoudre des con­flits. L’ouvrage précurseur iden­ti­fi­ait six Cités, aux­quelles Boltan­s­ki et Chi­a­pel­lo (1999) ajouteront plus tard la cité par pro­jets : la cité inspirée (valeurs artis­tiques), la cité domes­tique (valeurs famil­iales), la cité de l’opinion (valeurs de renom­mée), la cité civique (valeurs de col­lec­tiv­ité), la cité marchande (valeurs de com­péti­tion) et la cité indus­trielle (valeurs tech­no-sci­en­tifiques). Ces mod­èles idéaux (désignés au départ comme des « mon­des » ; Boltan­s­ki & Thévenot, 1991:200–262) présen­tent de nom­breuses car­ac­téris­tiques, et notam­ment un sys­tème de valeurs qui leur est pro­pre, per­me­t­tant aux indi­vidus de les mobilis­er pour com­pren­dre une sit­u­a­tion, notam­ment un con­flit, en opérant des attri­bu­tions de valeurs à l’intérieur d’une cité (la cité domes­tique val­orise par exem­ple le respect ou les tra­di­tions et déval­orise la nou­veauté, etc.). Le mod­èle per­met égale­ment de car­ac­téris­er dif­férents types de con­flits soci­aux, comme ceux qui se déroulent à l’intérieur d’une même cité ou ceux qui opposent deux cités dis­tinctes (1991:266–290).

Ce mod­èle est assez effi­cace pour com­pren­dre com­ment un événe­ment ou un arte­fact cul­turel peut sus­citer une polémique. Par exem­ple, on com­prend aisé­ment que la récep­tion con­flictuelle du spec­ta­cle Gol­go­tha Pic­nic de Rodri­ga Gar­cia a mobil­isé, dans la presse et devant les tri­bunaux, un camp qui éval­u­ait l’artefact avec des jus­ti­fi­ca­tions situées dans la cité domes­tique (les fon­da­men­tal­istes chré­tiens dénonçant un blas­phème) et un camp invo­quant des valeurs de la cité inspirée comme la créa­tiv­ité ou la lib­erté de la fic­tion (Arzoumanov et al., 2020). Une telle méthodolo­gie, qui « se main­tient au plus près de la façon dont les acteurs étab­lis­sent eux-mêmes la preuve dans la sit­u­a­tion observée, très atten­tive à la diver­sité des formes de jus­ti­fi­ca­tion » (Boltan­s­ki & Thévenot, 1991:25), sem­ble adap­tée à la descrip­tion de la diver­gence de récep­tion. Pour autant, les ten­ta­tives d’études de récep­tion cul­turelles basées sur les mod­èles de cité demeurent embry­on­naires[1].

Dans les études théâ­trales fran­coph­o­nes, l’essai le plus dévelop­pé en la matière est sans doute Les Cités du théâtre poli­tique en France depuis 1989 (Hami­di-Kim, 2013) qui cherche à penser des con­struc­tions idéales aptes à expli­quer les con­flits et les régimes de jus­ti­fi­ca­tion « du poli­tique » dans le théâtre con­tem­po­rain de langue française. En revanche, comme le pré­cise l’autrice, l’ouvrage ne pro­pose aucune enquête de ter­rain sur les spectateur.ices réel.les, même s’il décrit très pré­cisé­ment des fig­ures de spec­ta­tion idéales pro­jetées par les acteurs du champ (essen­tielle­ment les insti­tu­tions et les artistes), en mon­trant leur dépen­dance à dif­férentes cités. Bérénice Hami­di-Kim com­mence par faire du con­cept de cité un out­il d’analyse dis­cur­sive, puisque les cités sont iden­ti­fi­ables « dans les dis­cours des acteurs con­cernés » ce qui sem­ble essen­tiel à toute étude de récep­tion, avant de pos­er cer­taines ques­tions préal­ables à une approche de la récep­tion en cités :

Chaque cité est ain­si organ­isée en fonc­tion d’un principe supérieur com­mun spé­ci­fique, et donc d’un ordre et d’une hiérar­chie des valeurs qui lui sont pro­pres, et vont servir de mode de jus­ti­fi­ca­tion aux acteurs qui s’inscrivent dans cette cité, et con­stituer la base per­me­t­tant l’accord au sein de cette cité. Il y a autant de cités que de principes supérieurs com­muns. Cette pre­mière déf­i­ni­tion pose donc directe­ment trois ques­tions inter­dépen­dantes : quel est le nom­bre de cités ? Quelles rela­tions les cités entre­ti­en­nent-elles les unes avec les autres ? Sur quels critères fonder le partage des cités entre elles ? (2013:58)

Puis, l’autrice analyse plusieurs sit­u­a­tions polémiques, au prisme de dynamiques de con­fronta­tion et de con­cil­i­a­tion au sein de plusieurs cités, qua­tre pour être exact, redéfinis­sant le con­cept pour le ren­dre opéra­toire dans les études théâtrales :

Trans­posée à notre objet, une « cité » du théâtre poli­tique peut être conçue comme un dis­cours théâ­tral cohérent — le terme dis­cours désig­nant aus­si bien les spec­ta­cles, les pro­jets et les démarch­es que les pro­pos tenus sur ces objets, comme sur la fonc­tion poli­tique du théâtre, par l’ensemble des acteurs du champ théâ­tral, et spé­ci­fique­ment par les artistes, la cri­tique, les pro­gram­ma­teurs, les directeurs de théâtres et les pou­voirs publics. Dans chaque cité, ce dis­cours se fonde sur une vision du monde induite par une con­cep­tion spé­ci­fique du mot « poli­tique », de l’histoire poli­tique et de l’histoire théâ­trale, et donc de la fonc­tion poli­tique du théâtre, déter­mi­nant une jus­ti­fi­ca­tion par­ti­c­ulière de la légitim­ité du théâtre et de l’artiste au sein du monde théâ­tral et de la société, et déter­mi­nant le recours à tel(s) ou tel(s) terme(s) spécifique(s) au sein de la galax­ie ter­mi­nologique que recou­vre le champ du théâtre poli­tique. S’il existe au sein d’une cité une cohérence entre les dif­férents critères, toutes les cités ne sont en revanche pas déter­minées par le même « principe supérieur com­mun », et la spé­ci­ficité d’une cité tient pré­cisé­ment au fait que tel ou tel critère y est déter­mi­nant alors qu’il n’occupe pas une place cen­trale dans une autre. (2013:61)

Les qua­tre cités iden­ti­fiées par l’autrice, suiv­ant ces critères, sont la cité du théâtre post­poli­tique, la cité du théâtre poli­tique œcuménique, la cité de la refon­da­tion de la com­mu­nauté théâ­trale et poli­tique et la cité du théâtre de lutte poli­tique[2].

Questions à poser aux sources de réception

Un mod­èle en Cités comme celui d’Hamidi-Kim n’est pas directe­ment adap­té à l’étude de la parole de récep­tion. Il ne le pré­tend d’ailleurs aucune­ment, puisqu’il se con­cen­tre sur les dis­cours et les représen­ta­tions des agents qui font le théâtre, et non de ceux qui le reçoivent. En dépit du fait que le théâtre con­tem­po­rain est une pra­tique ayant une cer­taine endovi­sion (qui s’adresse sou­vent aux acteurs du champ, ou a à un pub­lic ayant un intérêt par­ti­c­uli­er pour le champ), ces Cités ne sont pas des mod­èles de référence partagés par la majorité des spectateur.ices (con­traire­ment aux Cités de Boltan­s­ki qui sont présen­tés comme des sys­tèmes de valeurs partagés par tous, dans les démoc­ra­ties occi­den­tales con­tem­po­raines). Si ces Cités du théâtre poli­tique per­me­t­tent d’identifier cer­taines valeurs défendues par les spectateur.ices, qui emprun­teront ponctuelle­ment à ces con­cep­tions dif­férentes de ce qui est poli­tique dans le théâtre, elles n’aboutissent pas à des com­mu­nautés de pen­sée claire­ment observ­ables dans les paroles de réception.

En revanche, le principe d’une étude de récep­tion fondée sur les mod­èles de Cités demeure intéres­sant, dans la mesure où il s’agit d’une mod­éli­sa­tion soci­ologique des raisons de la jus­ti­fi­ca­tion et de la diver­gence. Les cités de Boltan­s­ki et Thévenot con­stituent un mod­èle pou­vant être mobil­isé ponctuelle­ment pour expli­quer des diver­gences entre des indi­vidus ou des com­mu­nautés. Il est à not­er que le mod­èle en Cité fonc­tionne essen­tielle­ment sur l’unité min­i­male de la valeur (quelle valeur est mobil­isée, quelles valeurs sont con­tra­dic­toires, etc.), et que ces débats en Cités peu­vent s’observer à dif­férents niveaux. Par exem­ple, un con­flit de sys­tèmes de valeurs dif­férents peut se jouer à l’échelle empirique (comme c’est le cas de Gol­go­tha pic­nic déjà évo­qué), mais aus­si à l’échelle immer­sive lorsque les récepteur.ices dépla­cent les Cités dans l’univers de référence du réc­it (en jugeant le com­porte­ment d’un per­son­nage à l’aune de la Cité domes­tique ou de la Cité de l’opinion, ce qui peut don­ner, trans­posé à des débats clas­siques : faut-il sac­ri­fi­er son com­merce, son hon­neur ou sa foi pour sauver sa famille ? – et inverse­ment). De même, à l’échelle dis­cur­sive, lorsque la parole de récep­tion con­sid­ère l’oeu­vre comme un dis­cours émanant d’une per­son­ne, par exem­ple d’un.e auteur​.ice, elle pour­ra éval­uer ce dis­cours (comme n’importe quel fait social) en référence à une plu­ral­ité de Cités (le dis­cours du met­teur en scène est-il le dis­cours respon­s­able d’un bon citoyen ? Un dis­cours visant à acquérir de la renom­mée en faisant le buzz ? etc.). Dernière obser­va­tion, les mod­èles en cités et leur approche prag­ma­tique et com­préhen­sive des faits soci­aux redou­blent une con­vic­tion déjà forgée : étudi­er la diver­gence de récep­tion invite à la fois à con­sid­ér­er les mécan­ismes dis­cur­sifs par­ti­c­uliers qui pré­fig­urent l’expression d’un point de vue (par exem­ple d’une source de récep­tion) et à val­oris­er la manière dont les agents jus­ti­fient leur pro­pre com­préhen­sion avant de chercher à l’expliquer par des caus­es externes en par­tie, sinon totale­ment, con­jec­turées par les chercheur.euses. On en tire plusieurs ques­tions à pos­er aux sources :

– A) Quel type de con­struc­tion idéale ou de sys­tème de valeurs est mobil­isé par la source de réception ?

– B) Sur quel élé­ment de l’oeu­vre ce sys­tème de valeur est-il mobilisé ?

– C) Com­ment la parole de récep­tion organ­ise-t-elle des remon­tées en général­ité vers le principe supérieur com­mun d’une Cité ?

– D) La parole de récep­tion imag­ine-t-elle des dis­sen­sions pos­si­bles entre Cités ?

– E) La parole de récep­tion éla­bore-t-elle ses pro­pres con­struc­tions idéales pour éval­uer le spectacle ?

Référence bibliographiques

Arzoumanov, Anna, Barra­band, Mathile, Lafor­est, Mar­ty (2020), « ‘‘Mais c’est une fic­tion !’’ Mobil­i­sa­tion et démo­bil­i­sa­tion d’une notion con­tro­ver­sée dans l’affaire Gol­go­tha pic­nic », Con­textes, n° 26.

Barthe, Yan­nick, de Blic, Damien, Heurtin, Jean-Philippe, Lagneau, Éric, Lemieux, Cyril, Lin­hardt, Dominique, More­au de Bel­laing, Cédric, Rémy, Cather­ine, Trom, Dan­ny (2013), « La soci­olo­gie prag­ma­tique : mode d’emploi », Poli­tix, n°103, p. 175–204.

Boltan­s­ki, Luc, Thévenot, Lau­rent (1991), De la jus­ti­fi­ca­tion, Paris, Gallimard.

Boltan­s­ki, Luc, Chi­a­pel­lo, Ève (1999), Le nou­v­el esprit du cap­i­tal­isme, Paris, Gallimard.

Hami­di-Kim, Bérénice (2013), Les Cités du théâtre poli­tique en France depuis 1989, Paris, L’Entretemps.

Jul­li­er, Lau­rent (2014), « ‘‘I did not Cry but I Sigh a lot’’. User Reviews of Hol­ly­wood Melo­dra­mas on IMDB », dans D. Nas­ta, M. Andrin, A. Gail­ly (dir.), Revis­it­ing Film Melo­dra­ma, Berne, Peter Lang, p. 424–444.

– (2018), « De la lib­erté d’aimer, sans être jugé, les films de son choix », le por­tiQue, n° 41, p. 133–146.

Notes

[1] Cer­tains travaux issus de la prag­ma­tique des médias déjà évo­quée, comme les approches du goût au ciné­ma pro­posées par Jul­li­er (2018) emprun­tent effec­tive­ment à soci­olo­gie com­préhen­sive en cen­trant pri­mor­diale­ment l’étude de récep­tion sur la per­cep­tion des agents, tout en iden­ti­fi­ant le rôle de « con­struc­tions idéales dont les acteurs se ser­vent comme points d’appui extérieurs pour cri­ti­quer l’état actuel de leurs rap­ports soci­aux » (Barthe et al., 2013:18) à tra­vers l’appréciation du ciné­ma, par exem­ple des com­men­taires en ligne (Jul­li­er, 2014).

[2] La pre­mière (post­poli­tique) car­ac­térise un ensem­ble de dis­cours pes­simistes, proches du post­mod­ernisme revendiqué par nom­bres d’artistes proches des con­stel­la­tions post­dra­ma­tiques ; elle val­orise un rap­port mys­tique au monde, un cer­tain her­métisme et con­sid­ère que la plu­part des formes de la cri­tique sociale et économique du cap­i­tal­isme sont vouées à repro­duire des mécan­ismes autori­taires. La sec­onde (œcuménique) revendique la fig­ure idéale du théâtre comme assem­blée citoyenne et instru­ment d’éducation, invo­quant sou­vent les fig­ures tutélaires du théâtre athénien et du théâtre pop­u­laire défendu par les Affaires cul­turelles français­es ; ses valeurs cadres sont le débat cri­tique, l’universalisme, l’accessibilité et la notion d’utilité pub­lic de l’art. La troisième (refon­da­tion) prend acte de la frac­ture sociale induite par le théâtre con­tem­po­rain et défend pour cela la trans­for­ma­tion de ses pra­tiques vers des formes plus hybrides, jugées plus aptes à attein­dre un nou­veau pub­lic ; elle se car­ac­térisent par une médi­a­tion de l’universalisme vers une recon­nais­sance du mul­ti­cul­tur­al­isme, une val­ori­sa­tion des pra­tiques d’action et une invi­ta­tion à la décon­struc­tion de l’institution cul­turelle comme des critères tra­di­tion­nels de la légiti­ma­tion artis­tique (œuvre, texte, réper­toire, etc.). La qua­trième (lutte) man­i­feste la sur­vivance d’une con­cep­tion du théâtre rad­i­cale­ment poli­tisée, qui priv­ilégie l’injonction mil­i­tante sur l’universalisme cri­tique et incite à situer immé­di­ate­ment l’art théâ­tral, comme événe­ment et comme arte­fact, dans les rap­ports con­flictuels soci­aux et poli­tiques ; elle val­orise la reprise d’anciens mod­èles de théâtre de com­bat, la per­pé­tu­a­tion d’une tra­di­tion his­torique, l’adoption d’un point de vue explicite et une pos­ture d’agressivité cri­tique assumée.