Dossier d’en­tre­tiens

Orestes in Mosul (2019)

Œuvre : Orestes in Mosul, Milo Rau, Inter­na­tion­al Insti­tute for Polit­i­cal Mur­der, d’après Eschyle. Théâtre de Vidy, Lau­sanne, 2019 [crédits com­plets]

Type de sources : Tran­scrip­tions d’en­tre­tiens semi-dirigées (ver­ba­tim épuré)

Pro­jet de recherche : L’ex­péri­ence poli­tique du théâtre con­tem­po­rain (2019–2024)

Chercheur.euse : Aurélien Maig­nant – Fonds Nation­al Suisse pour la recherche scientifique

Data­tion des sources : Entre­tiens menés entre le 8 et le 15 décem­bre 2019

Méthodolo­gie et pro­to­cole détail­lés : Disponible en ligne

Travaux men­tion­nant ce dossier :

– Aurélien Maig­nant (2021), « Immer­sions en débat : empathie et vio­lence ter­ror­iste dans la récep­tion d’Orestes in Mosul », Fab­u­la LhT, n°25, doss. « Débat­tre d’une fic­tion », dir. F. Lav­o­cat, M. Esco­la, A. Maig­nant. [en ligne]

 

Entretien n°1

Femme / 30 ans / Employée admin­is­tra­tive / Va sou­vent au théâtre

Pour­riez-vous me racon­ter votre expéri­ence du spectacle ? 

C’é­tait vrai­ment étrange de s’in­staller dans la salle comme ça, je suis ren­tré par­mi les pre­miers et j’ai eu l’oc­ca­sion de voir tous ces gens du pub­lic s’align­er petit à petit pen­dant qu’une comé­di­enne jouait du piano, alors que je m’at­tendais à voir un doc­u­men­taire. Je suis là, je sais que je suis cen­sé être là, mais c’est très étrange de savoir que des gens réels, je savais que j’al­lais voir du Milo Rau, étaient en pause, attendaient que le pub­lic soit prêt : la réal­ité n’at­tend pas, c’est le théâtre qui attend. Ensuite, j’é­tais tou­jours tirail­lé entre mon atten­tion pour la scène et pour l’écran, j’avais sou­vent l’im­pres­sion de deux durées très dis­tinctes : celle du doc­u­men­taire réelle­ment cap­té et celle des acteurs qui inter­agis­saient glob­ale­ment peu les uns avec les autres. Je me dis­ais, pourquoi le temps se ralen­tis­sait autant dans la salle ? C’est trop bizarre à décrire. J’avais la sen­sa­tion de paus­es, de trucs qui échouaient, mais que c’é­tait le but, que il fal­lait le vivre lente­ment, tu vois ce que je veux dire ? C’é­tait comme pour vivre la dif­férence entre le doc­u­men­taire où tout va trop vite, l’in­for­ma­tion etcetera etcetera et la salle où on appre­nait à ralen­tir le regard.

Diriez-vous que le spec­ta­cle vous a racon­té une his­toire ? Si oui, pour­riez-vous la résumer ? Si non, pourquoi ?

Oui, deux his­toires en même temps, en fait, celle d’Oreste d’abord, mais aus­si celle de Milo Rau et son équipe qui vont essay­er de tourn­er une ver­sion adap­tée d’Oreste à Mossoul. Peut-être même trois his­toires, l’Oreste que je con­nais, l’Oreste jouée à Mossoul et l’his­toire des répéti­tions. Oreste c’est l’his­toire d’Agamem­non, glob­ale­ment un mâle dom­i­nant hyper vir­il et abusif qui ren­tre d’une guerre injuste après plus de dix ans pen­dant lesquels il a aban­don­né sa femme qu’il retrou­ve remar­iée (j’ai pas com­pris pourquoi, mais alors franche­ment pourquoi pas – c’est peut-être une inno­va­tion de Milo Rau – c’est bien ça change de voir les femmes autonomes dans les mythes). J’ai pas com­pris pourquoi, lui aus­si ren­tre avec Cas­san­dre, ici une fille un peu muette pour des ques­tions de lan­gage pas adap­té, et Oreste, Oreste tu vois je le com­prends, il est pas d’ac­cord, Oreste il se dit moi je sup­porte pas qu’ils se kif­f­ent, je suis un enfant du divorce et vous aller pay­er. C’est un par­ti­san de l’un ou de l’autre, ce n’est pas clair, ou par puri­tanisme, je veux dire respect moral des dieux tout ça.

Pour­riez-vous me résumer vos réac­tions au spec­ta­cle, avec l’or­dre et la pré­ci­sion qui vous sem­blent nécessaires ? 

Ma réac­tion la plus forte c’é­tait la scène du tri­bunal pop­u­laire : quand on demande aux jeunes irakiens de vot­er pour par­don­ner ou exé­cuter les mem­bres de Daesh et qu’ils ne choi­sis­sent pas. Je me suis sen­ti face à un débat, un choix entre deux posi­tions et je sais très bien que, dans un autre con­texte, j’au­rai eu une posi­tion tranchée, mais là c’é­tait impos­si­ble. Je ressen­tais à quel point j’é­tais pro­fondé­ment étranger à ce tri­bunal, à ces enjeux, à quel point ce que je n’avais pas vécu m’empêchait de pren­dre position.

Une autre spec­ta­trice m’a lais­sé enten­dre que durant cette scène elle espérait secrète­ment qu’ils exé­cu­tent les dji­hadistes, qu’en pensez-vous ? 

J’imag­ine que ça peut sus­citer des réac­tions comme ça chez les gens, je veux dire, on te mon­tre ça sans fard, du coup tu pos­es la ques­tion comme si c’é­tait réel, tu réfléchis avec ce que tu sais vrai­ment, ce que tu as vu dans les médias. Après si le but de ce spec­ta­cle c’est de sus­citer ce genre de réac­tions, il faut l’in­ter­dire, mais je ne crois pas. Je pense j’é­tais face à l’im­pos­si­bil­ité. J’ai envie de dire que la peine de mort est tou­jours bar­bare, mais là, comme je le dis­ais avant, si ces gens avaient décidé l’exé­cu­tion, je ne les aurais pas jugés : parce que j’ai réal­isé à quel point je n’en savais rien. Ça aurait mon­tré un désir de vengeance que je n’au­rai jamais pu ressen­tir, je veux dire ressen­tir vraiment.

Est-ce que vous diriez que le spec­ta­cle a une ambi­tion éthique ou politique ? 

Oui bien sûr, en tout cas, il veut informer, et informer c’est poli­tique. Mais le fait que le spec­ta­cle donne les infor­ma­tions à l’in­térieur du mythe brouille les choses. Je lui reprocherai ça, il fait un tra­vail d’in­for­ma­tion biaisé, il fait comme si la réal­ité pou­vait se com­pren­dre via Oreste et du coup il n’y a qu’une seule his­toire, alors qu’en fait, à Mossoul, il y a sûre­ment eu une infinité d’his­toires qui se font un peu écras­er der­rière celle que le met­teur en scène a choisie.

Vous pensez qu’il aurait dû choisir plus qu’une seule histoire ? 

Oui, en tout cas pour avoir plus de force…

Qu’en­ten­dez-vous par force ? 

Pour pou­voir mieux informer et faire réa­gir les gens sur la sit­u­a­tion. Là l’in­scrip­tion du mythe brouille la manière dont on com­prend les choses et on a qu’un seul point de vue. Peut-être que ça aurait été mieux de racon­ter plusieurs his­toires. Pour qu’on ressente la vio­lence de tout ça, et ça aurait per­mis de mieux com­pren­dre la scène de juge­ment à la fin.

Vous n’avez pas bien com­pris la scène de jugement ? 

Si, j’ai com­pris ses enjeux. Mais pour moi elle est très prob­lé­ma­tique. Face à ce truc, on est quand même embêté. On est un parterre d’occidentaux rich­es qui vont au théâtre et on regarde des per­son­nes iraki­ennes faire un votre sur le fait de tuer des ter­ror­istes qui ont occupé leur ville. Alors t’es là, tu regardes ce truc, et franche­ment tu te sens pas à ta place. C’est vrai­ment un met­teur en scène célèbre qui débar­que, qui veut faire un spec­ta­cle qui va buzzer sur un truc polémique et qui se dit que lui don­ner la forme d’un débat, ça aurait du sens.

Vous pour­riez détailler ce qui rend ces posi­tions problématiques ? 

L’inégalité en fait. D’un côté un artiste qui va faire un spec­ta­cle côté et cher dans les plus grands théâtres du monde, de l’autre des gens qui ont vrai­ment vécu ça, la vio­lence ter­ror­iste, et qui se retrou­vent sur tous les écrans d’Europe. Sans pou­voir d’ailleurs par­ler eux-mêmes, ils par­lent pas, ils votent juste.

Com­ment avez-vous trou­vé la manière dont le spec­ta­cle mon­trait la vio­lence sur scène ? 

Un peu faible, on sen­tait qu’il y avait des choses vio­lentes qui se pas­saient non loin, que tout autour était lié à la vio­lence dji­hadiste et de la guerre en général, mais on mon­trait plutôt les con­séquences. Par exem­ple, il y a une scène où un acteur joue un per­son­nage gay sur une tour d’où on sait que l’é­tat islamique bal­ançait les per­son­nes homo­sex­uelles dans le vide. Mais on n’ap­prend presque rien et ça dis­parait vite dans le mono­logue du per­son­nage, très écrit en mode Grèce Antique, qui par­le quand même de tout autre chose, où alors de ça peut-être, mais c’est un peu métaphorique, ça n’en par­le pas vrai­ment. On est tou­jours dis­tan­cié de la réalité.

C’est éton­nant parce que juste­ment Milo Rau insiste beau­coup sur son désir de réalité. 

 Bah le mythe ça n’a rien de bien réel. C’est plutôt forcer la réal­ité à l’in­térieur d’une autre histoire.

Pourquoi ce n’est pas « éclair­er la réal­ité par une his­toire universelle » ? 

Je com­prends l’idée, mais par­don hein, mais c’est très cliché. Ça dit plutôt : si on prend une his­toire qui est juste que dès fois les cou­ples se sépar­ent et ça cause de la souf­france aux enfants et qu’ils peu­vent tuer leurs par­ents et souf­frir de leur dif­férence, c’est ce que je dis­ais avant, je ne vois pas ce que ça apporte pour com­pren­dre la réal­ité de Mossoul après l’E­tat Islamique.

Vous seriez d’ac­cord de dire que vous attendiez essen­tielle­ment du spec­ta­cle qu’il vous informe ? 

Oui, mais pas seule­ment, je sais bien que je vais pas voir un doc­u­men­taire, mais qu’il me fasse vivre quelque chose, c’est pour ça que la scène du procès était aus­si réussie, mal­gré ce prob­lème très con­cret de met­teur en scène qui utilise la souf­france des autres, mal­gré ça quand même, je me suis retrou­vé impliqué dans une sit­u­a­tion où tout à coup ma manière de voir les choses a changé.

Donc la présence du réc­it mythique d’Oreste vous a un peu empêché de « vivre quelque chose » ? 

Oui, mais c’est pas seule­ment ça. C’est aus­si que la scène venait sou­vent décon­necter avec les acteurs qui par­laient de leur enfance, que le film, en live depuis la scène, soudain c’é­tait plus Mossoul mais des images filmées sur scène qui enl­e­vaient de la réal­ité à tout ça. Bon je dis beau­coup de choses néga­tives, mais j’ai pas détesté hein, c’est parce que la ques­tion était sur la poli­tique, et que je le trou­ve poli­tique­ment un peu faible.

Pour d’autres raisons encore ? Est-ce que vous diriez que l’écran créait une dis­tance entre vous et les per­son­nes qui s’adres­saient par­fois au pub­lic « depuis » l’Irak ? 

Non, pas vrai­ment, on a la sen­sa­tion que les gens ont été très libres de dire ce qu’ils voulaient quand même. Et l’écran ne change pas grand chose.

Vous pensez que si ils et elles avaient été présent.es sur scène, ça n’au­rait pas été différent ? 

Non, je ne crois pas, peut-être même que ça aurait été moins fort, parce que déjà on aurait pas été sûr que ces per­son­nes étaient iraki­ennes. Ensuite, l’écran ça donne quelque chose de plus fort. Pourquoi ? Je sais pas trop… Parce que leurs vis­ages sont immenses et surélevés. Aus­si parce que ça évoque quelque chose qui excède juste le théâtre, comme s’ils pas­saient à la télévi­sion, où un peu dans toutes les salles du monde. Si ils avaient été sur scène, on les aurait moins bien vus, moins bien enten­du. Je pense que leur présence réelle aurait dimin­ué l’ef­fet de leurs histoires.

Dans quel sens exactement ? 

Dans le sens où leurs témoignages s’adressent à per­son­ne, en l’é­tat, là s’ils s’é­taient adressés à nous, on se serait peut-être dit, oui bon tu me dis ça ce soir, mais je n’en sais rien de ce que tu dis. Alors que de les voir [NB : sur l’écran] avec le désert der­rière, ou les ruines de Mossoul, ça donne du sens à leur parole.

Entretien n°2

Homme / 27 ans / Doc­tor­ant / Va sou­vent au théâtre

En deux mots, est-ce que ça vous a plu ? 

 Je ne dirai pas ça, mais c’é­tait très intéres­sant, ça m’a beau­coup fait réfléchir. Ça m’a plu, mais pas dans le sens où j’ai passé un bon moment.

 Est-ce que vous pour­riez me racon­ter votre expéri­ence du spectacle ? 

 Au début, j’ai eu un ressen­ti étrange, notam­ment à cause du jeu, qui est entre la décla­ma­tion théâ­trale et un jeu con­noté comme ama­teur. Je ne com­pre­nais pas le ton du spec­ta­cle : l’his­toire ne démarre jamais. J’ai mis un moment à com­pren­dre qu’on resterait tou­jours dans un théâtre racon­té : le réc­it d’une pièce de théâtre absente du plateau. Je ne com­pre­nais pas qu’on allait jamais nous pro­pos­er d’en­tr­er dans une fic­tion, celle du mythe d’Oreste. Une fois que je suis ren­trée dedans, il y a eu la bar­rière de la langue. Il y a eu plein de bar­rières dif­férentes. J’ai eu des réti­cences avec la musique et quelque chose de très épique : il y avait des scènes que je trou­vais hol­ly­woo­d­i­ennes. On nous demandait de ressen­tir beau­coup d’é­mo­tions. Franche­ment, le mélange d’Hollywood et du ter­ror­isme, c’est pas fou. Et ces réti­cences sont tombées petit à petit. J’ai aus­si eu une bar­rière avec un regard que je craig­nais mis­éra­biliste sur l’I­rak, sur la représen­ta­tion des irakiens, même si ça c’est estom­pé. En fait mon expéri­ence c’est une suite de réti­cences qui se sont effacées, à la scéno­gra­phie aus­si que j’ai trou­vée assez laide. Et finale­ment, tout s’est un peu résolu.

Vous pou­vez décrire cette réso­lu­tion ? A quel moment vous avez arrêté d’avoir des barrières ? 

Il y en a eu tout le long, mais par­ti­c­ulière­ment la scène du procès où une femme demande s’il faut con­damn­er les dji­hadistes qui se sol­de sur une indé­ci­sion. Il y a eu aus­si l’ac­teur qui représente un occi­den­tal type, tout à la fin et regarde sur son télé­phone des images vio­lentes comme nous tous et l’on ressent ce sen­ti­ment qu’on con­nait bien : ça ne fait pas grand chose. Ça excuse, ou plutôt ça explique cette sen­sa­tion qu’on a par­fois dans le spec­ta­cle : des moments où face à une vio­lence assez froide on ne ressent pas beau­coup d’é­mo­tions. La pre­mière scène où l’on étouffe une femme, je me suis sen­tie très mise à dis­tance, je n’ai pas ressen­ti grand chose : tout ça met­tait mon regard en abime.

Vous diriez que le per­son­nage final incar­nait votre dis­tance de spectateur ? 

Oui pour résoudre une dis­so­nance : avec la musique hol­ly­woo­d­i­enne tout au long du spec­ta­cle et les émo­tions for­cées, à ce moment, il y a eu quand même un con­traste, j’é­tais con­tente de voir un peu de cynisme, plutôt de réal­isme sur les images de vio­lence que l’on reçoit tous les jours. La dernière aus­si, avec une actrice sur un bal­con qui dit sim­ple­ment qu’elle a recom­mencé à fumer : ça souligne bien que ce par­cours en Irak ne pré­tend pas avoir changé la vie de mil­lions de personnes.

Vous voudriez bien résumer le spec­ta­cle, en vous attar­dant sur les élé­ments qui vous sem­blent importants ?

Alors c’est une troupe de théâtre qui joue une troupe de théâtre, qui est allé en Irak faire du théâtre à Mossoul, et pen­dant toute la pièce il y a des va-et-vient entre la scène et les répéti­tions à Mossoul. Et tout le long, il mélange ce réc­it factuel avec le réc­it d’Oreste et il y a une sorte d’al­lé­gorie qui se file tout le long. Et il y a une allé­gorie, enfin non, mais tout le long il y a ce réc­it où les per­son­nes sur scènes, peut-être des per­son­nages, font des va-et-vient entre les per­son­nages qu’ils incar­nent et ce qu’ils ont vrai­ment expéri­men­té à Mossoul. Sur le fond du mythe, il y a Agamem­non qui est en guerre et n’ar­rive pas à faire par­tir son bateau, sac­ri­fie sa fille pour avoir un vent favor­able, il ren­tre et sa femme n’ar­rive pas à digér­er le fait qu’il ait sac­ri­fié sa fille. Il ramène avec lui Cas­san­dre, une troyenne, de haine sa femme le tue et Oreste, fils des deux, tue sa mère parce qu’elle a tué son mari.

 Diriez-vous que le spec­ta­cle vous a racon­té une histoire ? 

Oui bien sûr, le mythe. Mais il m’a à peu près racon­té aus­si ce qu’ils ont fait à Mossoul mais pas vraiment…

Pourquoi ?

Bah on ne peut pas dire ce qu’ils ont fait, on a aucune preuve et c’est pas vrai­ment racon­té. Mais, tout est lié. Il n’y a pas dix min­utes de réc­it d’Oreste, dix min­utes où l’on s’en éloigne. Elles sont cadrées par des voix et même des fois à Mossoul, ils jouent Oreste, donc oui au fond c’é­tait quand même une histoire.

 Vous vous êtes lais­sée pren­dre par une his­toire ? avec des personnages ? 

Au tout début, il racon­te la fin et désamorce ton impli­ca­tion, ce qui se fait beau­coup. Mais du coup bah ça désamorce. Il y a des micro-ten­sions, dans cer­taines scènes où il y a un sus­pens, celles qui sont jouées au pre­mier degré : le repas par exem­ple, tu te deman­des si les per­son­nages vont péter un câble, com­ment ils vont se tuer, quelle parole va déclencher une colère. Mais en ce qui con­cerne le fond de ton impli­ca­tion, le désamorçage du début veut claire­ment éviter que tu sois pris dans la fic­tion, que tu regardes ça comme un film. Mais c’est bizarre parce que main­tenant que j’y repense, j’é­tais quand même pas mal à fond dedans ce repas de famille. L’en­jeu c’est peut-être de voir en quoi c’est intéres­sant de racon­ter cette his­toire même si l’on sait tout et à l’in­térieur de ce réc­it cadre. Bon, en y repen­sant, à Mossoul et les expéri­ences réelles des per­son­nages qui par­lent dans le film, il y a beau­coup de micro-réc­its his­toriques, quand l’ac­teur va à l’hôpi­tal : main­tenant que j’y repense aus­si, toutes ces séquences doc­u­men­taires étaient quand même très prenantes, parce que soudain l’ac­teur à une his­toire à lui que tu as envie de suivre.

Est-ce que vous diriez que le spec­ta­cle a une ambi­tion éthique ou politique ? 

Poli­tique ? Non pas vrai­ment. Enfin tu ressens que oui, mais c’est dif­fi­cile à for­muler. Bon c’est vrai­ment comme regarder un doc­u­men­taire, ça a surtout envie de présen­ter quelque chose.

Alors vous diriez que le spec­ta­cle essaye de défendre une idée ? 

Oui, le fait que le théâtre c’est bien. C’est quelque chose qui m’a un peu dérangée : je me demandais sou­vent si le spec­ta­cle n’in­stru­men­tal­i­sait pas un peu la sit­u­a­tion à Mossoul pour défendre le théâtre.

C’est une cri­tique qui est sou­vent faite à Milo Rau. 

Ah vrai­ment ? Oui en fait, un ami m’a dit qu’il avait détesté ce spec­ta­cle pour cette rai­son. Bon ça prône aus­si la non-vio­lence, mais est-ce que quelqu’un a déjà prôné l’in­verse hon­nête­ment ? C’est un peu faible d’ailleurs son pro­pos là-dessus, le spec­ta­cle, sur ce point, est un peu plat : on voudrait une prise de posi­tion poli­tique plus claire je crois. Après, des ques­tions éthiques, oui. Évidem­ment, le débat à la fin, le procès des spec­ta­teurs. Ce qui est sûr c’est qu’il pose des ques­tions morales claires : faut-il con­damn­er les dji­hadistes ? Tu es claire­ment invitée à répon­dre à cette ques­tion dans ta tête.

Vous arriver­iez à me décrire pourquoi vous vous êtes sen­tie invitée ? 

Bon, dès lors qu’un film ou une pièce for­mule un choix, tu te sens invité à te deman­der ce que tu ferais à la place des per­son­nages. Ensuite à cause des caméras qui fil­ment Mossoul, elles tour­nent tout le temps, elles tour­nent et tu as l’im­pres­sion que tu vas te retrou­ver dans l’im­age. Ils n’ou­blient jamais que tu es là. Et puis dans cette scène, il y a une assem­blée, tu ressens vrai­ment la néces­sité d’un vote démocratique.

Il y a d’autres spectateur.trices qui m’on dit que juste­ment, durant cette scène ils et elles se sont senti.e.s exclu.e.s parce que le spec­ta­cle leur avait fait ressen­tir pen­dant une heure à quel point ils et elles n’avait pas vécu ça et à quel point ils et elles étaient inca­pable de par­ticiper à ce vote pour cette rai­son : on leur mon­trait une assem­blée qui leur appre­nait l’hu­mil­ité. Parce qu’ils et elles n’é­taient pas à Mossoul, parce­qu’ils et elles n’avaient pas vécu ça. 

 Peut-être que ce n’est pas à toi de faire le choix, mais il t’in­vite à espér­er quelque chose. Moi j’e­spérais qu’ils ne lèvent pas tous la main pour les con­damn­er. Toutes les con­di­tions te sont mon­trées, tu te dis que là l’hu­main est amené au bout. C’est un peu comme une expéri­ence de pen­sée du type « Si je te dis que quelqu’un a vio­lé ta fille, que ferais-tu ? ». En tout cas j’é­tais com­plète­ment dans le réel, c’est pour ça que c’est beau de ressen­tir cet espoir. De voir que tous ces humains, dans cette sit­u­a­tion – peut-être que s’ils avaient été assis dans un café loin d’i­ci, ils auraient dit sans réfléchir « oui on va les pen­dre » – dans un moment de parole isolé – d’ailleurs tu sens qu’à Mossoul la troupe a ouvert des temps de parole non quo­ti­di­en – et que dans cette sit­u­a­tion, face à une ques­tion posée en terme binaires : est-ce qu’on va vrai­ment les tuer ? Là oui, j’ai ressen­ti un espoir, mais très réel. Ça con­traste d’ailleurs avec cette atroce musique de film hol­ly­woo­d­i­en, la bande sonore de Don­nie Darko, ça Milo Rau il aurait pu enlever, ça écra­sait toute la sub­til­ité de ce qu’on voulait te faire ressen­tir. Bon peut-être que lui ne l’a pas pen­sé comme ça, mais moi j’ai vu Don­nie Darko, un film quand même assez triste, peut-être que c’est juste que moi ça me ramène à ce film qui m’a hyper touché, et de l’avoir là pen­dant tout le spec­ta­cle, sur un film hol­ly­woo­d­i­en. Par con­tre, je reviens à la dernière scène, peut-être un aveu d’échec, plutôt une prise de posi­tion de Milo Rau, c’é­tait pas une ques­tion : je déclare que nous, on peut rien faire. C’é­tait l’ac­teur, mais qui incar­nait claire­ment l’oc­ci­den­tal avec son télé­phone. Il nous dis­ait : voilà c’est comme ça, notre cerveau est bouf­fé par toutes les images qu’on voit et le con­stat qu’on ne peut rien faire.

C’est peut-être ça l’am­bi­tion poli­tique du spectacle ? 

Pas sûre, en tout cas c’est peut-être un appel à l’i­n­ac­tion ailleurs : si toi tu n’ar­rives pas à ressen­tir quoi que ce soit face à ces images, fait autre chose, c’est pas grave.

Il y a des moments où vous vous êtes sen­tie ailleurs que dans un théâtre ? 

Non, moi quand je suis au théâtre, je me sens au théâtre. J’avais l’im­pres­sion de regarder un film par moments, mais ce n’é­tait pas du tout la même chose qu’au ciné­ma. Je ne me sen­tais pas chez moi en train de regarder un doc­u­men­taire, c’é­tait pas du tout la même expéri­ence. En plus c’é­tait Milo Rau, on en entend beau­coup par­ler dans la presse : tu te sens en train d’as­sis­ter à un événe­ment cul­turel important.

Vous diriez que ce spec­ta­cle a changé quelque chose en vous ? 

Alors, il a surtout changé ma vision de Milo Rau déjà : je m’at­tendais à quelque chose de beau­coup plus trash.

Votre atten­tion a été attirée par le reste du pub­lic durant le spectacle ? 

Pas trop. Il y avait telle­ment de chose, le texte, le dis­posi­tif, en général je regarde tout le temps le pub­lic, mais là en plus il n’y avait peu de rires ou de réac­tions audi­bles. En plus j’é­tais assise toute derrière.

A votre avis, quelle influ­ence a eu la présence des autres sur votre expéri­ence ou votre interprétation ? 

Évidem­ment, tout change, sinon t’es à une répèt » ou au ciné­ma. Mais c’est pro­pre au théâtre, pas au spec­ta­cle. Une générale c’est tou­jours nul par rap­port à une vraie représen­ta­tion, tu sais que ce n’est pas un vrai spec­ta­cle. Si tu es tout seul dans une salle, tu as une sen­sa­tion de raté, de quelque chose qui ne prend pas. Mais par rap­port à ce spec­ta­cle en par­ti­c­uli­er ? Il y a des moments où les acteurs s’adressent à nous, l’adresse est à une masse, j’avais la sen­sa­tion qu’ils s’adres­saient un peu à nous tous. Bon c’est tou­jours comme ça dans tous les spec­ta­cles. Bon une par­tie du plaisir que j’ai ressen­ti, c’é­tait de savoir qu’un grand pub­lic regar­dait ce spec­ta­cle. Con­traire­ment à une per­fo d’art con­tem­po­rain, où quand c’est mau­vais, je suis frus­trée que la salle soit pleine, ça tient à com­ment je me représente ce qui marche dans la cul­ture de notre époque.

Est-ce que vous arrivez à imag­in­er d’autres per­son­nes, d’autres regards ou d’autres inter­pré­ta­tions sur ce spectacle ? 

Oui une récep­tion poli­tique à la Polan­s­ki : c’est un mec, pas con­cerné par la sit­u­a­tion à Mossoul qui prend toute la place. Alors que pour Milo Rau, c’est évi­dent que Mossoul c’est sec­ondaire dans sa pièce. Même s’il y a un empow­ere­ment, dans la scène du débat final dont je par­le tout le temps, les gens sont in pow­er. On leur pose vrai­ment la ques­tion, et ces dix per­son­nes sont là, vrai­ment sincères, et on voit bien qu’elles ne peu­vent pas choisir. Dans nos médias dom­i­nants on t’in­vite tou­jours à avoir une opin­ion sur la ques­tion, qui est générale­ment : faut-il bom­barder et qui est-ce qu’on bom­barde ? Là c’est eux qui réfléchissent à leur sit­u­a­tion et qui n’ont pas for­cé­ment de solu­tion : il y a une vraie réflex­ion sur la représen­ta­tion de l’autre. Je peux aus­si imag­in­er que des gens se fassent chi­er. Parce que c’est pas très beau, je com­prends que c’est pas le sujet, mais il y a plein de scènes où tu aurais envie que ce soit esthétisé, mais il y a juste un vieux tapis crade. D’ailleurs ça m’a dérangé le moment où soudain il y a du faux sang : ça jure. S’en­nuy­er aus­si parce qu’il y a beau­coup de mas­tur­ba­tion intel­lectuelle sur le théâtre. Ensuite, comme pur doc­u­men­taire, c’est pas très intéres­sant, tu n’ap­prends rien du tout, donc si tu pass­es à côté de la réflex­ion sur le théâtre : c’est un peu chiant.

Une autre spec­tac­trice dis­ait qu’elle était mar­quée par le courage et la bravoure de Milo Rau et de son équipe qui ont affron­té la sit­u­a­tion à Mossoul. Vous en pensez quoi ? 

Oh mon dieu, com­ment on peut dire une con­ner­ie pareille ? C’est vrai­ment voir par les yeux de l’Oc­ci­dent. Bon, au fond, je pense que dans l’in­tim­ité, on le pense vite, évidem­ment que c’est courageux. Tout spec­ta­teur un peu blanc s’i­den­ti­fiera plus au met­teur en scène qu’aux irakiens. Si tu te mets vrai­ment en sit­u­a­tion de ce que les gens ont vécu. Mais pour moi ce qui est vrai­ment courageux c’est par exem­ple d’avoir dit « on ne va pas tuer les dji­hadistes », parce qu’au fond du fond de moi, je ne sais pas ce que j’au­rais dit. Il te place à l’in­térieur d’une expéri­ence de pen­sée juridique vrai­ment dérangeante. Mais pour affirmer que Rau et son équipe ont eu du courage, il faudrait qu’on ait plus d’élé­ments sur la sit­u­a­tion, qu’est-ce que ça sig­ni­fie vrai­ment d’aller là-bas aujourd’hui ?

Entretien n°3

Femme / 44 ans / Cadre dans l’ad­min­is­tra­tion publique / Va rarement au théâtre

En deux mots, est-ce que ça vous a plu ? 

Non, pas du tout.

Est-ce que vous pour­riez me racon­ter votre expéri­ence du spectacle ? 

Alors c’é­tait une assez mau­vaise expéri­ence très franche­ment. Je me suis sen­tie mal tout du long, je ne com­pre­nais pas ce que je fai­sais là, j’ai eu envie de quit­ter la salle mais je n’ai pas osé. C’est vrai­ment parce que j’étais venue avec des amis et que je voulais pas faire un scan­dale, ou pas les déranger finale­ment, en plus on avait organ­isé ça depuis un moment et on avait cou­ru du boulot pour venir. On était essouf­flés dans la salle et on crevait de chaud. Tout ça au milieu des gens bien fringués de Vidy, ça m’a rap­pelé pourquoi je déteste ce théâtre, c’est vrai­ment snob, c’est même pas bobo, c’est vrai­ment des rich­es, genre des vrais rich­es, qui font leur sor­tie cul­turelle de la semaine pour aller voir des met­teurs en scène engagés.

Vous pour­riez me racon­ter ce qui vous a dérangé ? 

 Un ensem­ble de choses. Mais d’abord le prin­ci­pal c’est que je ne com­pre­nais pas bien ce que j’é­tais en train de regarder. Je ne com­pre­nais pas pourquoi ces acteurs étaient par­tis en Irak, pourquoi ils fil­maient les gens, tout ce rap­port de force, pourquoi ils demandaient aux gens de jouer une pièce en les fil­mant. Il y avait vrai­ment quelque chose du fan­tasme du met­teur en scène occi­den­tal qui va faire son tourisme, mais on est d’accord que c’est genre du tourisme pour faire de l’art quoi, son tourisme dans les pays en guerre, ou voilà plutôt dévastés par la guerre. Il ramène des images qu’il nous mon­tre, et il s’attend sans doute à ce qu’on trou­ve ça épatant, ou très courageux, ou je sais pas. Moi tu vois, j’ai été plusieurs fois au Moyen-Ori­ent, j’ai fait des trucs human­i­taires, parce que j’ai une par­tie de ma famille qui est arabe, j’ai été en Syrie par exem­ple, et j’aurai trou­vé indigne de ramen­er plein d’images pour en faire un spec­ta­cle quoi, enfin je sais pas ça m’a dérangé quoi. C’est vrai­ment ce truc de l’artiste de gauche qui va prêch­er les con­va­in­cus et clamer à un pub­lic de rich­es que la guerre c’est mal, dans une grande salle où en fait en sor­tant tu vas bouf­fer à la can­tine de Vidy des pro­duits de multi­na­tionales qui finan­cent la guerre en Irak. Vrai­ment ça m’a saoulé de voir ce truc, mais c’est pas la pre­mière fois que ça m’arrive à Vidy. Je sais pas c’est fou de présen­ter quelque chose sans réfléchir une sec­onde à qui tu es pour présen­ter ça et surtout à qui vient le voir. Je dis pas, si ça avait été présen­té dans genre une mai­son de quarti­er et sans bud­get, bah pourquoi pas, mon­té aus­si avec des per­son­nes qui con­nais­sent vrai­ment la sit­u­a­tion. Je suis sûr qu’elles auraient pas fait un truc aus­si super­fi­ciel, avec ce mythe et ces cos­tumes et tout, genre t’as vécu la guerre et t’as envie de faire ça.

Vous avez eu la sen­sa­tion d’un rap­port de force entre la troupe et les per­son­nes en Irak ? 

 D’une per­tur­ba­tion, que les gens en Irak se met­taient en scène pour les caméras, alors qu’ils ont d’autre prob­lèmes, alors que tout est en ruines autour, tout ça pour jouer un mythe qui nous fait plaisir à nous, qu’on regarde depuis ici, depuis la Suisse, un mythe à nous quoi. Je suis sûr que si ces gens avaient mon­té une pièce, ils auraient pas choisi de racon­ter cette his­toire, je sais pas pourquoi je dis ça comme s’il n’y avait pas de théâtre en Irak, je pense que les gens qui font du théâtre en Irak, ou à Mossoul, ou en tout cas ces gens-là qui étaient dans la pièce, auraient fait quelque chose de dif­férent. La c’était vrai­ment encore les occi­den­taux qui arrivent et qui déci­dent de ce qu’il faut faire, des his­toires qu’il faut racon­ter. C’est pas grave qu’on se racon­te des his­toires entre occi­den­taux, genre pour nous, mais juste allons pas les impos­er à des per­son­nes détru­ites par la guerre, pour ensuite les filmer et les regarder entre nous jouer nos his­toires. Tu vois ce que je veux dire ?

D’autres per­son­nes m’ont dit qu’ils ont juste­ment trou­vé que la pièce était atten­tive à mon­tr­er les per­son­nes iraki­ennes en sit­u­a­tion de pou­voir sur elles et eux-mêmes. 

 Quand par exemple ?

Par exem­ple durant la scène du procès. 

 Ah c’é­tait une des pires scènes. Tu vois bien qu’ils ne jouent pas ce qu’ils ont envie de jouer, qu’ils font ce qu’on leur dit de faire. Quand à la fin ils doivent choisir entre tuer les dji­hadistes ou les par­don­ner hein ? Je me suis dit « Oh mon dieu », on nous mon­tre une dizaine de per­son­nes mis­es en scène comme si ça pou­vait représen­ter vrai­ment une pop­u­la­tion, et on les met en face d’un choix hyper­com­plexe qui engage toute une société, tout un peu­ple, des mil­liers de prob­lé­ma­tiques dif­férentes, et on résume tout ça à un vote à main levé de dix per­son­nes en face d’une caméra entre deux options.

 Vous ne pensez que ça peut illus­tr­er ou exem­pli­fi­er le fait qu’une société se retrou­ve face à un choix pour essay­er d’ar­rêter le cycle de violence ? 

Mais jamais de la vie, ça réduit la com­plex­ité des choses, ça efface énor­mé­ment des prob­lèmes, et s’il s’ag­it de pré­ten­dre que dix per­son­nes face à un choix binaire peu­vent dire quelque chose de ce que ça veut dire faire des choix pour une société, c’est qu’on se trompe pro­fondé­ment. Ça trans­forme le prob­lème social et poli­tique, et même inter­na­tion­al, du ter­ror­isme et de la vio­lence que ces gens ont vécu en un prob­lème de philoso­phie, en un truc du genre « faut-il tuer ou non celui qui a tué, qui est pour qui est contre ? ».

Et com­ment inter­prétez-vous le fait que les per­son­nes à l’écran refusent de choisir ? 

 Parce qu’elles sont plus intel­li­gentes que ce spec­ta­cle ? Non sérieuse­ment, parce que c’est ce qu’on leur dit de faire, évidemment.

Que pensez-vous du fait que le spec­ta­cle refuse de représen­ter frontale­ment les violences ? 

Je ne sais pas… d’un côté je me dis que c’est de la pudeur et qu’on en voit trop de la vio­lence, de l’autre je me dis que ça fait par­tie de la réduc­tion de la sit­u­a­tion. Si on veut mon­tr­er quelque chose de la sit­u­a­tion à Mossoul, il faut peut-être mon­tr­er ça, ça veut pas dire expos­er les pires trucs pour le plaisir, mais plutôt établir un itinéraire, quelque chose de logique, qui per­me­t­tent de com­pren­dre les réac­tions des gens, leur vie de tous les jours.

Diriez-vous que le spec­ta­cle essaie de défendre une idée, mal­gré cette réduction ? 

 Oui je crois, mais je ne crois pas que ça par­le de la sit­u­a­tion là-bas, je crois que ça par­le du théâtre et du pou­voir de l’art, ce qui est très injuste parce qu’en réal­ité c’est quelque chose qui intéresse essen­tielle­ment le pub­lic d’i­ci. D’ailleurs j’ai trou­vé que les acteurs en Irak n’avaient pas l’air de croire à ce qu’ils fai­saient, j’ai eu l’im­pres­sion qu’ils ne com­pre­naient pas pourquoi ils dis­aient ces textes-là, où pourquoi on les met­tait en scène de cette façon.

Vous diriez que vous avez ressen­ti une ten­sion entre l’in­ten­tion qui les met­tait en scène et les acteurs et actri­ces irakien.ne.s ?

 Oui c’est exacte­ment ça. Et en plus, je n’avais pas cette sen­sa­tion avec les acteurs de la troupe qui étaient là ce soir. Eux, ils étaient très sûrs de leur jeu, ils fai­saient ce qu’ils savaient faire, des per­son­nages de mythes clas­siques, des rois et des reines, etc.

Vous con­cevez une iné­gal­ité entre deux groupes d’acteur.trice.s ?

 Je crois oui, une iné­gal­ité qui est la même que l’iné­gal­ité entre ici et là-bas.

Est-ce que vous diriez que le spec­ta­cle a changé quelque chose en vous ? 

C’est dif­fi­cile à dire, mais je crois que oui, même si l’ex­péri­ence était mau­vaise. Je me dis­ais : qu’est-ce que c’est que cette manière de mon­tr­er les gens ? De faire comme si les prob­lèmes de l’I­rak pou­vaient être abor­dés et réso­lus par l’art d’un met­teur en scène con­nu en Europe ? Il m’a don­né envie d’un art qui respecte ses lim­ites, pudique. Il m’a don­né envie surtout d’aller là-bas, de fuir ce théâtre et d’aller me con­fron­ter avec la réalité.

Est-ce que le spec­ta­cle ne cher­chait pas à provo­quer ça finalement ? 

Non, peut-être que oui et que je suis passée com­plète­ment à côté, mais non au fond de moi je ne pense pas. D’ailleurs, à la fin du spec­ta­cle, un per­son­nage regarde son télé­phone et dit « je ne peux rien faire » et c’est fon­da­men­tale­ment faux. Tu ne peux rien faire si tu con­sid­ères que c’est en tant qu’artiste ou spec­ta­teur que tu peux faire quelque chose.

Est-ce que vous arrivez à imag­in­er d’autres per­son­nes, d’autres regards ou d’autres inter­pré­ta­tions sur ce spectacle ? 

C’est dif­fi­cile, une expéri­ence inverse de la mienne j’imag­ine. J’imag­ine que ceux qui adorent le théâtre se diront : c’est vrai­ment une ode aux pou­voirs du théâtre, de rap­procher les peu­ples, de mon­tr­er la réal­ité, de tran­scen­der les fron­tières. Mais c’est trompeur parce que c’est envis­ager les choses depuis le théâtre et pas depuis le monde réel. Il y aura aus­si tout une bien-pen­sance qui dira que c’est une ode à l’autre, à l’altérité, mais quand on saisit l’autre à l’in­térieur de soi, d’un mythe et d’une mise en scène à soi, on con­forme l’autre.

Vous avez trou­vé que le dis­posi­tif du spec­ta­cle don­nait une image « exo­tique » de l’Irak ? 

Non, je ne dirais pas ça. En tout cas pas au sens où l’on idéalise des gens d’une autre cul­ture, ou on essaie pas d’ex­pli­quer les gens mais on essen­tialise juste ce qu’on ne con­nait pas. C’est plutôt qu’on essaie de voir ce qu’on a en com­mun, en par­tant de ce qu’on a nous, notre manière de racon­ter des his­toires, nos his­toires, nos prob­lèmes poli­tiques. Il n’y a pas un seul moment du spec­ta­cle qui pose la sit­u­a­tion poli­tique, on sait juste que c’est à Mossoul et c’est l’ap­parence physique qui sert à délim­iter qui est con­cerné par la sit­u­a­tion et qui ne l’est pas.

Étiez-vous assise loin de la scène ou plutôt proche ? 

Plutôt loin.

A votre avis, quelle influ­ence a eu la présence des autres sur votre expéri­ence ou votre interprétation ? 

Je ne me suis pas trop posé la ques­tion. En y pen­sant, je me dis que voir tous ces gens, et me dire « je suis sûre qu’ils trou­vent ça for­mi­da­ble », ça a par­ticipé de mon expérience.

Voir une com­mu­nauté d’occident.aux.ales ren­forçait la fron­tière entre deux groupes ?

Voilà. En pro­fondeur même. Ça me ren­voy­ait à ma pro­pre con­di­tion je crois.

Entretien n°4

Femme / 52 ans / Compt­able / Va régulière­ment au théâtre

En deux mots, est-ce que ça vous a plu ? 

 Énor­mé­ment.

 Est-ce que vous pour­riez me racon­ter votre expéri­ence du spectacle ? 

C’é­tait assez bouleversant.

Qu’est-ce que qui vous a le plus touché ? 

 Tout je crois, en tout cas je n’en sors pas indemne. Ce qu’il y a de plus réus­si pour moi c’est à quel point l’I­rak était présent, je crois.

Vous pou­vez décrire ce qui vous a ren­du l’I­rak présent ? 

 Évidem­ment le fait que l’on regar­dait à la fois la scène et la pro­jec­tion vidéo mais que les deux étaient liées, comme si ce qu’il se pas­sait sur scène, là ce soir en Suisse avait des con­séquences ou découlait directe­ment de la sit­u­a­tion là-bas.

Quel rôle ont joué pour vous l’écran et la pro­jec­tion vidéo ? 

 Eh bien c’est dif­fi­cile à dire, c’é­tait notre monde et en même temps un autre monde, qu’on vivait sans pou­voir rien faire, ça fai­sait un con­traste mar­quant et en même temps lié avec les acteurs de ce soir.

Vous diriez que l’écran vous rendait impuis­sant, con­traire­ment à la scène ? 

 Oui je crois, il nous fai­sait con­tem­pler des ruines et des vies brisées, et le spec­ta­cle racon­tait ces ruines.

Pour­tant vous ne pou­vez agir ni sur la scène, ni sur la vidéo ? 

Non, évidem­ment, mais la scène est plus proche, on entend les vraies voix et on ne peut douter de rien de ce qu’il se passe, alors que ce qui est filmé j’avais tou­jours un doute – qui ne changeait rien hein – mais c’é­tait au fond de mon esprit, je me demandais : est-ce que c’est bien vrai ? est-ce que tout ça n’é­tait pas mis en scène ?

Mais c’é­tait for­cé­ment « mis en scène » ?

Bien sûr, les per­son­nes qui jouaient en Irak jouaient ce qu’on leur demandait de jouer, mais elles avaient tou­jours l’air effon­drées, ou très impliquées dans les choses, elles avaient l’air de vivre vrai­ment leurs émo­tions, der­rière le rôle qu’on leur demandait de jouer, qui était lié à leurs vies propres.

Vous vous êtes dit la même chose pen­dant la scène du jugement ? 

 Oui, c’était très émou­vant. J’étais vrai­ment avec eux, je me demandais ce que je ferai à leur place, si j’aurais eu ce courage de par­don­ner. Et puis aus­si c’est un moment très fort à cause des ruines, du regard de la femme tu vois, qui les juge, qui pro­jette sur eux toute la vio­lence qu’elle a vécue. Eux aus­si, ils souf­frent et ils se regar­dent, c’est un peu comme si ils recon­nais­saient tous leur souf­france, mais mal­gré tout ils se déci­dent, ils sont là : « Non on ne va pas les tuer, on ne va pas devenir comme eux ».

Mais vous n’avez pas eu de doute sur leur sincérité pen­dant cette scène ? 

 Si, je me demandais, est-ce que per­son­ne ne vote parce que c’est vrai­ment ce qu’ils pensent, ou parce qu’on leur a demandé de lever la main pour pass­er un beau message.

Quel mes­sage ?

Bah le mes­sage que c’est plus com­pliqué que ça, qu’on ne peut ni con­damn­er, ni par­don­ner absol­u­ment. Je n’ar­rê­tais pas de deman­der, est-ce qu’ils le pensent vrai­ment ? Est-ce qu’ils font ça parce que le réal­isa­teur leur a demandé de faire ça ?

Qu’est-ce que ça chang­erait qu’ils le pensent vrai­ment ou qu’ils le jouent ? 

Tout je crois, en tout cas, dans un cas je trou­verais ça hor­ri­ble et dans l’autre, je trou­verais que c’est vrai­ment beau.

Pourquoi ?  

Je dirais que, si ils le pensent vrai­ment, alors on a accès à quelque chose de vrai, on est sans bar­rière, sans dis­tance avec eux, on est ensem­ble dans ce truc absol­u­ment dépres­sif et sans solu­tion de « tout le monde est brisé et il n’y a rien à faire d’autre que de con­tin­uer mal­gré la vio­lence de tout ça », et ça me donne envie de pleur­er encore en y repen­sant et en dis­ant ça, alors que si c’est une mise en scène, et bien ils sont juste instru­men­tal­isés, et ça ne ser­vait à rien d’aller en Irak, on aurait pu avoir des acteurs qui jouent ça n’im­porte où et ça aurait fait un peu « je suis l’au­teur et voilà mes grandes idées exis­ten­tielles sur la guerre ».

Si le spec­ta­cle vous a boulever­sé, c’est que vous inclinez plutôt vers le pre­mier scénario ? 

C’est dif­fi­cile à dire, mais sûre­ment oui.

Il y a des élé­ments en par­ti­c­uli­er qui vous inci­tent à penser ça ?

Plusieurs choses je pense. Déjà, per­son­ne ne par­le à part eux, et les acteurs qui ne sont pas impliqués, la troupe d’i­ci, pren­nent la parole surtout comme per­son­nages du mythe, ils ne jouent jamais des irakiens.

Vous vous sen­tez plus à dis­tance des per­son­nages du mythe joués sur scène par les occi­den­taux que des per­son­nages du mythe joués dans le film par les acteurs et actri­ces irakien.ne.s ?

Oui. C’est bizarre ?

Rien n’est bizarre. 

 Bon, c’est aus­si que les per­son­nes dans le film ne jouent pas tou­jours des per­son­nages. Et quand ils jouent, c’est des per­son­nages du mythe là, oui voilà Oreste, mais on sent que c’est directe­ment lié à leur sit­u­a­tion, que quand ils par­lent, ça con­cerne leur réal­ité, que c’est eux qui par­lent vraiment.

Vous diriez qu’ils représen­tent la sit­u­a­tion iraki­enne de manière plus large ? 

 Non, vrai­ment pas, s’ils ne sont pas manip­ulés, je crois qu’ils ne sont qu’eux-mêmes et que c’est pour ça que c’est touchant.

 Pas même dans la scène du procès ? 

 Peut-être un peu, mais ce n’est en tout cas pas ça qui me touche. La sit­u­a­tion iraki­enne, c’est beau­coup plus com­pliqué que dix per­son­nes qui votent pour con­clure un mythe. C’est leurs vis­ages, le fait que ces dix per­son­nes soient là, sans expres­sion, per­dues, c’est ça qui le rend touchants, pas le fait qu’ils pour­raient incar­n­er la déci­sion que doit pren­dre l’Irak.

C’est pour­tant quelque chose que j’ai beau­coup enten­du, dans les cri­tiques par exem­ple.

Je com­prends ça, peut-être que je me trompe, mais j’imag­ine que c’est aus­si une manière pour nous, et pour le met­teur en scène aus­si d’ailleurs, de don­ner du sens au spec­ta­cle et à la sit­u­a­tion, on essaie de se racon­ter que tout ce qu’on a vu par­le plus large­ment, qu’il y a un grand mes­sage et quelque chose qui per­me­t­trait de com­pren­dre la sit­u­a­tion iraki­enne, mais à la fin pas telle­ment, c’est juste dix per­son­nes, et même plus parce qu’il n’y a pas que la scène du procès, qui sont dans l’hor­reur des choses. Je com­prends qu’on veuille croire que ça par­le de quelque chose de plus glob­al, mais je pense qu’on se dit pour se ras­sur­er, parce que tout ça est juste en fait rad­i­cale­ment incom­préhen­si­ble et atroce.

Com­ment expliquez-vous le geste meur­tri­er d’Oreste qui tue sa mère ? 

Il ne sup­porte pas qu’elle se soit remar­iée, il con­sid­ère qu’elle a trahit son père. C’est une manière de pren­dre posi­tion con­tre sa lib­erté, une manière de dire : l’homme qui est par­ti à la guerre, même s’il a tué sa fille, devait le faire. Peut-être aus­si qu’il est un peu dérangé ? En tout cas, on nous le racon­te un peu fou, il est insta­ble, il fait des grandes tirades, il est face-caméra et trop enjoué. Peut-être que la ver­sion du mythe c’est le devoir et la ver­sion de Milo Rau c’est la folie, peut-être que c’est la sit­u­a­tion à Mossoul qui l’a ren­du fou. En tout cas, sa vie est hor­ri­ble quoi, moi j’aurais jamais sup­porté un truc du genre.

Vous arriver­iez à tranch­er pour l’une ou l’autre solution ? 

Je ne pense pas que Milo Rau veuille défendre l’idée qu’il faille tuer sa mère si elle se remarie après avoir été aban­don­née, ce n’est pas une idée dans l’air du temps, ça rendrait même le spec­ta­cle franche­ment sus­picieux. Dans sa tête, je pense plutôt que le per­son­nage a été ren­du fou par la sit­u­a­tion hor­ri­ble de l’I­rak, c’est un pro­pos sur la défor­ma­tion des gens par les guer­res et les mas­sacres. Même, moi ça m’a fait réfléchir en fait aux ter­ror­istes, c’était la pre­mière fois que je me dis­ais : tu sais pas ce qu’il s’est passé dans leurs vies hein, per­son­ne ne fait des trucs aus­si hor­ri­bles pour rien, je veux dire, sans que rien d’horrible ne se soit passé dans leurs vies.

Entretien n°5

Homme / 28 ans / Chômeur / Va rarement au théâtre

En deux mots, est-ce que ça vous a plu ? 

Je dirai plutôt oui.

Est-ce que vous pour­riez me racon­ter votre expéri­ence du spectacle ? 

Ce n’est pas une ques­tion facile, je dirai qu’on fait l’ex­péri­ence de deux espaces et de deux temps, ici ce soir et la sit­u­a­tion en Irak.

Quels sont les élé­ments du spec­ta­cle qui vous ont le plus intéressé ? 

 Si je devais dire une chose ce serait le fait de voir la ville détru­ite de Mossul et qui essaie de se recon­stru­ire, toute l’his­toire qui s’y racon­te quoi.

Vous pour­riez me résumer cette histoire ? 

 Et bien c’est l’his­toire d’un vieil homme qui ren­tre d’une guerre avec son amante et qui retrou­ve sa femme remar­iée. Ils doivent diriger ensem­ble, c’est un roi et une reine, mais pen­dant le  repas vis­i­ble­ment ils ne sont pas près de se réc­on­cili­er, il y a beau­coup de ten­sions. Moi à des moments, je regar­dais Oreste avec des yeux hal­lu­cinés, genre, j’ar­rivais pas à ne pas voir sa colère.

Com­ment vous expliquez ces tensions ? 

 La femme en veut à son mari de l’avoir aban­don­né, et on sent bien qu’elle s’est remar­iée pour lui faire payer.

Qu’est-ce qui vous fait dire ça ? 

 Je sais pas, ça se sent. En plus, on voit bien qu’elle déteste la nou­velle amante, c’est une sit­u­a­tion connue.

Con­nue com­ment ? Vous pensez à votre expéri­ence per­son­nelle, à d’autres histoires ? 

 Non je n’ai jamais vécu ça, c’est plutôt quelque chose qu’on sait tous, les trahisons se passent comme ça, un cou­ple qui se trompe et qui com­mence à se détester. Il y a plein d’his­toires là-dessus, dans l’art mais aus­si dans la réalité.

Vous pou­vez finir de me résumer l’histoire ? 

 Oui, ensuite leur fils, qui a pris par­ti pour le père, assas­sine sa mère à l’aide de son amant.

Com­ment expliquez-vous ce geste ? 

On ne sait pas vrai­ment, je pense que c’est de la sol­i­dar­ité mas­cu­line, mais aus­si un rap­port au devoir : son père n’avait pas le choix d’aller faire la guerre et sa mère ne l’as pas supporté.

La mère est en tort ? 

 Oui, c’est un peu vieux comme manière de voir les choses et je dis pas que je suis d’ac­cord, juste que c’est ce qui explique le meurtre. En tout cas dans la tête du fils. Ce qu’il faudrait savoir, c’est ce qu’en pense l’artiste, parce que là comme ça, c’est borderline.

Une autre spec­ta­trice m’a dit que le fils était peut-être fou, vous en pensez quoi ? 

 Non, il n’est pas fou. Il est même tout à fait lucide, ça se voit dans ses yeux, c’est une déci­sion qu’il a longue­ment muri, après avoir trop souffert.

Vous diriez que le spec­ta­cle essaie de défendre une idée ? 

 Peut-être l’idée que le devoir est plus impor­tant que les prob­lèmes famil­i­aux, où que l’E­tat doit pass­er avant ses petits prob­lèmes per­son­nels. Aus­si, que les sit­u­a­tions chao­tiques comme en Irak créent de la souf­france et des choix difficiles.

 Vous disiez vous sen­tir entre deux espaces-temps, est-ce que cela change le pro­pos poli­tique du spectacle ? 

Non, je ne crois pas. Juste­ment, l’his­toire fonc­tionne de la même manière ici et en Irak, c’est ça qui est intéres­sant. En fait, le mythe très ancien et la sit­u­a­tion con­tem­po­raine : c’est la même chose.

Vous diriez que le spec­ta­cle vous a prou­vé cela ?  

Oui. Le spec­ta­cle mon­tre bien que c’est pareil, il y a des dirigeants qui doivent avoir une vie de famille après la guerre, mais aus­si des gens du peu­ple : c’est toute la société qui doit se recon­stru­ire. 

Dans le mythe, Agamem­non ren­tre d’une guerre, alors que la famille dans la ver­sion de Milo Rau est mise en scène à l’in­térieur d’un espace qui se recon­stru­it d’une guerre. 

Je com­prends, mais ça ne change pas grand chose. L’his­toire fonc­tionne quand même, peut-être que le roi « ren­tre de la guerre » au sens où il ren­tre des quartiers détru­its pour aller retrou­ver sa femme dans son palais à l’abri des bombes. Les dirigeants irakiens aujour­d’hui, ils ne vivent pas dans les ruines, ils vivent dans le luxe.

Quel rôle ont joué les écrans et le film de l’I­rak réel dans votre expéri­ence du spectacle ?

Un rôle assez essen­tiel parce que c’est ça qui crée les deux espace-temps, qui fait que l’his­toire est double.

Avez-vous eu la sen­sa­tion de voir les mêmes per­son­nages sur scène et à l’écran ? 

Oui. Pourquoi ? Parce que ce sont les mêmes. Ils sont habil­lés pareil, ce sont les mêmes acteurs tout sim­ple­ment, ils jouent les mêmes rôles.

Entretien n°6

Homme / 26 ans / Étu­di­ant / Va rarement au théâtre

En deux mots, est-ce que ça vous a plu ? 

 Non pas vrai­ment, il y a beau­coup de choses qui m’ont dérangé.

 Pour­riez-vous me racon­ter votre expéri­ence du spectacle ?

 J’é­tais vrai­ment au pre­mier rang, et j’ai eu du mal à tout saisir. J’avais l’im­pres­sion d’être au ciné­ma, mais avec des acteurs qui com­men­taient le film, et j’ai com­pris assez tard qu’une par­tie du film était fait directe­ment sur la scène, en live. Autrement, j’avais du mal à faire le lien entre les images pro­jetées et ce que dis­aient les acteurs.

 Vous con­naissiez le mythe d’Oreste que reprend la pièce ? 

 Non, pas du tout.

Pour­riez-vous résumer le spectacle ? 

 C’est l’his­toire d’une troupe de théâtre qui part à Mossoul, en Irak, pour ren­con­tr­er des artistes, comme des acteurs ou des musi­ciens et qui tourne avec eux des scènes, on nous racon­te des petits bouts d’his­toire des acteurs qui ne sont pas liées entre elles. Par exem­ple, l’his­toire du vieil acteur, celui qui joue le roi, il par­le de son père, ou de l’ac­trice qui joue sa maitresse qui racon­te sa migra­tion je ne sais plus d’où elle vient, de quelque part par là-bas. Au milieu, il y a le film qu’ils tour­nent, qui racon­te l’his­toire d’un homme qui ren­tre chez lui et que sa femme déteste sans rai­son, d’ailleurs elle s’est remar­iée et tout le monde trou­ve ça nor­mal. Il voy­ageait depuis longtemps et elle l’ac­cueille hor­ri­ble­ment, parce qu’elle ne l’aime plus sans doute. Finale­ment ils se font tous les deux tuer par leur fils qui a payé des ter­ror­istes pour les assas­sin­er, on ne nous dit pas pourquoi, on nous laisse vrai­ment dans le flou.

 Est-ce que vous avez ressen­ti un sus­pens, vous croyiez aux per­son­nages, vous étiez impliqué dans cette histoire ? 

 Non pas vrai­ment, parce que c’est impos­si­ble de suiv­re les raisons qui les poussent à agir, qui ils sont, ou pourquoi ils sont liés. Le jeune, j’ai com­pris que c’é­tait leurs fils tout à la fin, je ne vois pas pourquoi il est si proche des ter­ror­istes. Je me suis dit peut-être que c’est un jeune européen par­ti faire le dji­had qui tue ses par­ents, et que le meurtre de ses par­ents c’est un sym­bole pour dire qu’il a sali l’hon­neur de sa famille, qu’il a détru­it les siens. Mais ça n’est pas clair, donc on est tou­jours en train de chercher à com­pren­dre ce qui motive les uns et les autres. Par exem­ple, pourquoi le père et la mère con­tin­u­ent à se voir, c’est incom­préhen­si­ble. Pourquoi le fils les tue, je ne sais pas ? Qu’est-ce qu’on veut-nous dire avec ça ? Aucune idée.

 Vous avez eu la sen­sa­tion d’être per­du dans l’histoire ? 

 Bah oui, d’au­tant plus que c’est des choses graves, des choses d’au­jour­d’hui. Je veux dire, c’est louche de par­ler de Daesh comme ça, d’en faire une his­toire de famille ordi­naire, sans rien expliquer.

Com­ment auriez-vous aimé que le spec­ta­cle abor­de la ques­tion du terrorisme ? 

 Comme quelque chose de ter­ri­ble et qu’il faut con­damn­er, comme le fait de per­son­nes folles.

Vous ne trou­vez pas que le per­son­nage du fils avait quelque chose de fou ? 

Oui, main­tenant que vous le dites, mais en même temps, tous les per­son­nages : la mère est vrai­ment une mégère, le père racon­te des choses incom­préhen­si­bles, la copine et le mari, on ne sait pas du tout ce qu’ils foutent là, ça fait un peu comédie de la famille recom­posée où tout le monde est bar­jo. Franche­ment, c’est vrai­ment léger comme traite­ment du sujet.

Vous pour­riez ren­tr­er plus dans le détail de ce qui rend le spec­ta­cle « léger » à vos yeux ? 

 C’est dur à dire, je pense que le jeu des acteurs, enfin non, le choix du met­teur en scène de ce jeu d’ac­teurs et de ces per­son­nages, de ces sit­u­a­tions un peu bur­lesques. Et puis aus­si la musique, qui fait penser à un film de base et qui n’a rien à faire là, le décor en car­ton, franche­ment quand tu viens dans un grand théâtre comme ici, tu t’at­tends à autre chose niveau décor, à en pren­dre plein les yeux.

Diriez-vous que le spec­ta­cle a une ambi­tion poli­tique et/ou éthique ? 

 Oui, sûre­ment, mais c’est pas très intéres­sant. C’est quelque chose de très bien-pen­sant, sur le fait que les Irakiens ont beau­coup souf­fert, et c’est vrai hein, je ne dis surtout pas que c’est pas vrai, je dis juste que je le savais déjà avant de venir. Et vous par­lez d’éthique et c’est vrai : le spec­ta­cle dit un peu ce qui est bien, il dit com­ment il faut regarder l’I­rak. Il dit aus­si que la sit­u­a­tion est com­pliquée, qu’on ne peut pas vrai­ment décider de ce qu’il faut faire avec les ter­ror­istes, surtout quand les ter­ror­istes pos­sè­dent ton pays. Même si franche­ment, j’ai du mal à croire que tous ces gens déci­dent de ne pas tuer les ter­ror­istes pour faire bien. Après j’ai aus­si eu l’im­pres­sion qu’il dénonçait les tra­vers de la famille aujour­d’hui, comme la scène du repas par exem­ple, où on sent bien l’hypocrisie de cha­cun, et qui finit dix min­utes après dans un bain de sang, autre moment franche­ment absurde de l’his­toire d’ailleurs.

 Quand vous dites que vous avez du mal à croire que les gens déci­dent de ne pas exé­cuter les anciens mem­bres de Daesh, vous faites référence à la scène du débat. Qu’est-ce qui vous fait croire que les gens ne dis­ent pas ce qu’ils pensent ? 

Et bien ils dis­ent ce que le met­teur en scène leur dit de dire. Et puis c’est une dizaine d’ac­teurs. Je voudrais bien voir un référen­dum pop­u­laire en Irak qui poserait la ques­tion de faut-il tuer les anciens mem­bres de Daesh : je pense pas que le résul­tat serait aus­si bien-pen­sant. Il y a un moment où il faut pren­dre des déci­sions. « C’est com­pliqué » ou « on ne veut pas com­porter comme eux ils se com­por­tent », ce sont des refuges de quelqu’un qui n’est pas là-bas et qui n’a pas vécu ça. En plus, ce n’est pas comme ça que se com­por­tent les sociétés. C’est un beau mes­sage, mais c’est faux.

Quel mes­sage exactement ? 

 Bah quand tu me mon­tres des per­son­nes qui votent pour se faire jus­tice, tout ça pour me dire que l’humanité est belle, que les choses sont com­pliquées et que faut pas devenir des bar­bares, je peux pas l’entendre. Ça sonne faux et tu me con­va­incs pas quoi, tu vois ce que je veux dire ? Peut-être que c’est plus audi­ble si t’es un peu bien pen­sant, qu’on te dit ce que t’a envie d’entendre, genre que l’humain est une chose mer­veilleuse, mais tu peux faire des grands dis­cours, tu par­les d’un monde imag­i­naire, tu par­les pas de la réalité.

Vous avez donc eu l’im­pres­sion que le spec­ta­cle cher­chait à vous faire porter un regard par­ti­c­uli­er sur la sit­u­a­tion iraki­enne ? Quel rôle a joué dans tout ça l’his­toire prin­ci­pale de la famille ? 

 C’est l’his­toire d’une famille qui vit cette guerre, qui est détru­ite par Daesh, on veut nous faire avoir de l’empathie avec les gens, et en même temps nous faire détester les ter­ror­istes, donc oui on veut nous faire avoir un regard particulier.

Quels élé­ments veu­lent nous faire détester les terroristes ? 

 La manière dont ils sont mon­trés, tout en noir, ils font peur. En plus, on ne nous racon­te pas leurs his­toires à eux, seule­ment celles des acteurs, ce qui est d’ailleurs assez peu utile. Et puis, il y a des scènes très vio­lentes qui sont mis­es en scène exacte­ment comme dans les médias.

 Com­ment décririez-vous et qual­i­fieriez-vous les dif­férentes émo­tions que vous avez-ou non ressen­ties ? Diriez-vous avoir ressen­ti les émo­tions qu’on voulait vous faire ressentir ? 

 C’est une ques­tion intéres­sante. J’ai ressen­ti beau­coup de doute, je crois que je remet­tais beau­coup en ques­tion ce qu’on me mon­trait, j’avais l’im­pres­sion que quelque chose son­nait faux. J’ai eu de la peur, un moment j’ai pris du recul sur ce que c’é­tait vrai­ment et très con­crète­ment que le ter­ror­isme et la vie en Irak, c’é­tait assez abyssal, je sais à quel point l’homme est mau­vais et cru­el, mais c’é­tait une piqure de rap­pel assez forte. Mais c’est vite parti.

Vous vous sou­venez à quel moment du spectacle ? 

 Au moment du meurtre, avec tout ce sang qui coule et tous ces gens qui obser­vent la mère se faire égorg­er, ou tir­er dessus, je sais déjà plus, tous ces gens l’ob­serve et ne font rien, c’est une normalité.

Et pour­tant vous avez trou­vé le pro­pos poli­tique très con­venu et « bien pensant » ? 

Oui, ça n’a rien à voir. Ce meurtre là on le voit tous les jours. Enfin pas tous les jours, mais sur inter­net on peut trou­ver les vraies images des décap­i­ta­tions et tout ça. Le spec­ta­cle n’a rien inven­té, il mon­tre la même chose qu’in­ter­net, mais il met dessus un dis­cours un peu com­plaisant sur « les choses sont com­plex­es », il organ­ise une belle assem­blée comme une assem­blée démoc­ra­tique pour dis­courir sur le meurtre. Et d’ailleurs, voilà ça c’est typ­ique du prob­lème que je dis, il y a le meurtre vrai­ment réel sur l’écran, avec le sang, le pub­lic et tout. Et en même temps, sur scène, l’ac­trice fait sem­blant d’être tuée, mais sans sang, sans vio­lence, sans pub­lic et ça m’a tout de suite rap­pelé à la plat­i­tude du spec­ta­cle : on récupère ça et on atténue ça et on essaie de faire comme si tout cela avait un sens. On regarde une actrice s’ef­fon­dr­er et tout le pub­lic se dit, tous d’ac­cord, c’est quand même fort. Pour moi c’est de la triche, c’est une astuce pour être poli­tique­ment correct.

Vous ne pensez pas que d’avoir mis la scène du meurtre à l’in­térieur d’une his­toire, que le per­son­nage exé­cuté soit un per­son­nage que vous con­naissiez, déjà vu dans plusieurs scènes, vous ne pensez pas que ça a créé cette émo­tion abyssale que vous décriviez ? 

Non, je ne crois pas, c’é­tait la même émo­tion que devant mon écran. C’est juste l’homme, depuis tou­jours, il n’y a pas besoin d’une his­toire, je n’ai pas besoin de con­naitre les vic­times, de savoir ce qu’elles ont mangé à midi ou si elles ont des prob­lèmes de famille, c’est juste l’hor­reur de l’hu­man­ité. En fait c’est une his­toire, mais c’est l’his­toire de l’hu­man­ité depuis tou­jours, et on ne fait que s’en rap­pel­er, en pren­dre con­science de manière forte, oubli­er, et ça revient.

Entretien n°7

Femme / 55 ans / Femme au foy­er / Va rarement au théâtre

En deux mots, est-ce que le spec­ta­cle vous a plu ? 

 Oui, c’é­tait très émouvant.

 Pour­riez-vous me racon­ter votre expéri­ence du spectacle ?

 Et bien quand je suis entrée je me suis dit que c’é­tait vrai­ment touchant ce décor de bric et de broc, fait un peu à l’ar­rache, ça avait quelque chose de très réel. Et on s’in­stal­lait tous avec cette musique étrange et il y avait les comé­di­ens qui nous regar­daient dans les yeux. Je me sen­tais déjà dans un lien très fort avec eux. Ensuite ça va crescen­do, il se passe un mélange de choses qui se lient naturelle­ment, je ne sais pas, ça marche très bien. Il y a la scène, le mythe racon­té sur scène, le mythe racon­té en vidéo en Irak, la réal­ité de l’I­rak, enfin les couliss­es du tour­nage, et en même temps ce tour­nage qui n’en est pas un. J’é­tais frap­pée que si on met les unes à la suite des autres toutes les scènes d’Orestes tournées à Mossoul, ça ne fait pas vrai­ment une his­toire cohérente, par exem­ple on n’a pas le repas, on a pas le dernier mono­logue, on ne com­prend pas qui sont les per­son­nages parce que ce sont les acteurs et actri­ces qui les présen­tent, et en même temps tout s’emboite, parce qu’on est à fond avec la troupe. Au fur et à mesure du spec­ta­cle, je ressen­tais les choses qui se con­nec­taient, les his­toires per­son­nelles des acteurs qui fai­saient écho à celles des per­son­nages et aus­si au fait même d’aller tourn­er à Mossoul.

 Diriez-vous que le spec­ta­cle vous a racon­té une his­toire ? Avez-vous ressen­ti un suspsens ? Diriez-vous que vous vous êtes sen­tie impliquée pour des personnages ? 

Oui et non, enfin, moi je n’aime pas trop les fic­tions, je ne regarde qua­si­ment que des doc­u­men­taires, mais on n’a pas besoin que les choses soient imag­i­naires pour être impliqué et ressen­tir du sus­pens ! J’é­tais à fond avec eux, mais à fond avec les vrais acteurs qui jouaient leurs per­son­nages, mais parce qu’ils jouaient des per­son­nages, ça a du sens ce que je dis ? Par exem­ple, quand il y a cet acteur irakien qui fait son mono­logue, d’abord on le mon­tre en train d’être lui-même, sur ce toit, de ce bâti­ment hor­ri­ble où Daesh exé­cu­tait les gays, tu vois ? et puis après il com­mence son mono­logue de je ne sais plus trop qui, le copain slash amant d’Orestes, et bah tu vois j’é­tais à fond, j’ai beau­coup pleuré, mais pas parce que c’é­tait ce mono­logue, parce que je voy­ais cet irakien réelle­ment en face de sa vraie ville brisée essay­er de dire du théâtre, je me sou­viens même plus du texte, juste que c’é­tait super triste ! J’ai sou­vent ça quand je regarde des doc­u­men­taires, j’e­spère vrai­ment que les gens vont s’en sor­tir, je dis ça parce que tu par­lais de sus­pens, il y a beau­coup de sus­pens dans la réal­ité, par exem­ple l’autre jour je regar­dais un doc­u­men­taire sur les gens qui passent la fron­tière mex­i­caine améri­caine et on suiv­ait l’his­toire de plusieurs per­son­nages, et c’é­tait un peu en temps réel, et j’ar­rê­tais pas de me dire « oh mon dieu j’e­spère qu’ils vont s’en sor­tir », j’e­spère que ça va se finir bien pour eux, que le doc­u­men­taire ne va pas me mon­tr­er finale­ment qu’ils se font arrêter à la fron­tière ou même pire. C’é­tait vrai­ment pareil ce soir, donc oui, je dirai qu’on m’a vrai­ment racon­té une his­toire hyper pro­fonde et hyper belle, c’é­tait juste une his­toire vraie.

Mais pour­tant l’his­toire d’Oreste est bien une fiction. 

 Oui, mais on s’en fout de l’his­toire d’Orestes ! C’é­tait l’his­toire de gens en Irak qui doivent mon­ter la pièce d’Orestes, faire un film plutôt, et ça se mêle avec leur ten­ta­tive de recon­stru­ire une exis­tence. Je veux dire qu’on ne m’a pas racon­té l’his­toire d’Orestes, mais la leur.

Diriez-vous que le spec­ta­cle a une ambi­tion poli­tique et/ou éthique ? 

 Oui bien sûr, c’est un spec­ta­cle très poli­tique. Ça dénonce beau­coup la mis­ère, le fait que la guerre détru­it les exis­tences des gens. Il y a une prise de posi­tion forte, un vrai dis­cours qui passe à tra­vers, bah l’his­toire juste­ment. Je pense que le pro­pos du spec­ta­cle c’est lié à la rela­tion entre l’Oc­ci­dent et sa poli­tique et la sit­u­a­tion cat­a­strophique du moyen-ori­ent. On sait tous que la société iraki­enne a été détru­ite par Daesh à cause des États-Unis et de l’Eu­rope, et donc quand on ressent une émo­tion forte pour ces per­son­nes et comme on nous racon­te leurs vies brisées, en fait on ressent aus­si, et on veut nous faire ressen­tir, du dégoût pour l’Oc­ci­dent. Et d’ailleurs, pour moi, si le spec­ta­cle il mon­tre une troupe occi­den­tale qui va en Irak ce n’est pas pour rien, c’est pour mon­tr­er qu’une autre forme de col­lab­o­ra­tion est pos­si­ble, qu’on peut voy­ager les uns chez les autres de manière paci­fique, pour s’ap­pren­dre des choses, pour faire de l’art et de la cul­ture. C’est comme s’ils allaient mon­ter une pièce pour répar­er ce qu’ont fait les autres occi­den­taux. Je répondrai ça à la ques­tion de l’am­bi­tion poli­tique, que c’est à la fois une his­toire qui veut dévoil­er les choses en les mon­trant, révéler la vio­lence de la guerre et la respon­s­abil­ité occi­den­tale et en même temps deman­der par­don pour ce qu’on a fait, con­stru­ire quelque chose ensemble.

Vous sauriez me dire à quels moments du spec­ta­cle vous avez le plus lu ce dis­cours de dénonciation ? 

 Dans les tirades d’abord, on sent bien que les acteurs sont énervés par ce qu’ils voient, mais les per­son­nages, je veux dire les per­son­nes qui étaient bien là ce soir, et qui savaient très bien qu’on était là aus­si et qu’on savait de quoi il s’agis­sait. Le fait que à par­tir de la sit­u­a­tion en Irak ils essaient de faire une his­toire, sans vrai­ment y arriv­er, c’est ça qui était fort aus­si, ils savaient très bien que ça n’avait pas d’im­por­tance de réus­sir à racon­ter Oreste, et ils savaient qu’on savait. C’est surtout ça, et puis évidem­ment le film, le choix des plans, l’it­inéraire de la troupe qui passe par des lieux impor­tants de la mon­stru­osité de Daesh. Il ne mon­tre pas un film de pro­pa­gande pour le régime Irakien, il mon­tre des choses dévastées, des per­son­nes qui ne souri­ent jamais, des ruines de maisons, d’ailleurs il n’y a pas du tout d’ex­pli­ca­tion, comme dans un doc­u­men­taire genre Arte, il n’y a que des émo­tions fortes.

J’ai deux autres ques­tions : vous par­lez de « répa­ra­tion », vous pensez que la pièce peut le faire, je veux dire, que le spec­ta­cle que vous avez vu ce soir peut répar­er, ou que la démarche même d’aller tourn­er un film à Mossoul peut répar­er ? Et deux­ième ques­tion, plusieurs spec­ta­teurs et spec­ta­tri­ces ont été très cri­tiques sur le fait que le voy­age de la troupe occi­den­tale serve finale­ment à pro­duire un spec­ta­cle mon­tré ici, ils et elles ont par­lé « d’in­stru­men­tal­i­sa­tion » des per­son­nes iraki­ennes, qu’en pensez-vous ? 

Sur la pre­mière ques­tion, je ne sais pas si ça peut « répar­er » quelque chose, je veux dire, l’art ça répare jamais rien, mais ça peut peut-être créer des échanges, faire se ren­con­tr­er des gens. Mais en y pen­sant, c’est sûre­ment plus le fait d’avoir juste­ment mon­tré ça ce soir à nous qui peut répar­er quelque chose, en tous cas qui peut nous faire tous ensem­ble sen­tir coupables de ce qu’il se passe là-bas. Alors d’ac­cord c’est peut-être pas une répa­ra­tion, mais en tous cas ce spec­ta­cle c’est un appel à la répa­ra­tion, quelque chose qui dit : vous avez le devoir de ne pas fer­mer les yeux. Et du coup bah non, je crois pas qu’il y ait une instru­men­tal­i­sa­tion, en tous cas moi je me suis pas dit ça une seule fois. Ou alors ils sont instru­men­tal­isés pour nous faire agir, pour nous faire ressen­tir de la honte, ça c’est pas un prob­lème, je veux dire ces gens ne vont pas en souf­frir, le pire qu’il va se pass­er c’est qu’on va pleur­er et ne rien faire, c’est juste un coup de gueule.

Une spec­ta­trice se demandait si la scène finale, dans laque­lle un acteur regarde des images de vio­lence et se dit qu’il ne peut rien faire représen­tait votre posi­tion de spec­ta­teur, qu’en pensez-vous ? 

 Je ne sais pas, je ne crois pas. C’est plus qu’il représen­tait les puis­sants, ceux qui pour­raient faire quelque chose et qui ne font rien et lais­sent les médias tout faire à leur place. Moi ce per­son­nage je l’ai détesté, et on voulait que je le déteste, il était un peu jeté là pour être l’oc­ci­den­tal puis­sant qui ne fait rien, je veux dire le sym­bole de l’i­n­ac­tion, mais pas de la nôtre, de celles de l’élite.

Vous avez peu évo­qué l’autre scène finale, celle du juge­ment, qu’en avez-vous pensé ? 

Pour moi, ça va avec le reste je crois, c’est une allé­gorie de la jus­tice. En tout cas, c’est comme ça qu’elle a du sens. On ne peut pas pos­er la ques­tion du ter­ror­isme avec un échan­til­lon aus­si petit de per­son­nes. La dizaine d’hommes, ceux qui votent là, c’est tout le peu­ple et la femme qui organ­ise le vote, c’est peut-être la jus­tice, ou le reste du monde qui les regarde. Et ce qu’on com­prend, c’est que le peu­ple, livré à lui-même, est capa­ble de déci­sions com­plex­es, qu’il faut lui laiss­er le choix de ne pas choisir. C’est assez judi­cieux de nous présen­ter ça comme ça, un petit groupe qui est tout le peu­ple, parce que c’est à la fois le peu­ple et en même temps des per­son­nes et tu peux t’identifier à elles. Mais que si les élites, d’ici et de là-bas con­tin­u­ent d’être des élites sans pren­dre leur respon­s­abil­ité, le peu­ple est con­damné à la vio­lence. Soit tu diriges, soit tu te bar­res quoi.

Y avait-il selon vous d’autres élé­ments dans lesquels vous inter­prétez un dis­cours sur la respon­s­abil­ité des élites ? 

 La pièce qu’ils veu­lent met­tre en scène. C’est Orestes et donc une tragédie des puis­sants, c’est un roi et une reine et des princes qui se déchirent et dont les divi­sions con­damnent la ville. Et puis aus­si plein de références à la puis­sance, des rois ou de dieux, la caméra une fois qui mon­tre bien le ciel au-dessus de la ville avec insis­tance, comme pour soulign­er l’ab­sur­dité de tout ça mais aus­si l’i­n­ac­tion des autorités.

Donc vous diriez que le spec­ta­cle mon­tre les per­son­nages d’Oreste comme des coupables ? 

Oui, et même, il nous demande de les con­damn­er. Ce sont leurs bouf­fon­ner­ies d’élites qui détru­isent, en un sens, la ville. Le bain de sang, et donc la désta­bil­i­sa­tion de toute la société aurait pu être évité, par exem­ple si la femme du roi, je sais plus les noms, était passé out­re sa pro­pre jalousie et sa rancœur et si le roi n’é­tait pas revenu avec sa maitresse pour nar­guer son ex-femme, s’ils se détes­taient pas autant, s’ils avaient pen­sé à la société avant leurs his­toires de fess­es. Comme les con­ner­ies de nos puis­sants à nous, y’a qu’à voir Trump et Kim je sais plus quoi. Mais c’est qu’un aspect du spec­ta­cle, ça c’est ce qu’il fait de l’his­toire. En fait, l’idée c’est de mon­tr­er des vraies per­son­nes qui essaient de mon­ter cette pièce pour cri­ti­quer le pou­voir poli­tique, pour réfléchir sur le gou­verne­ment après la guerre.

Entretien n°8

Homme / 51 ans / Ingénieur / Va régulière­ment au théâtre

En deux mots, est-ce que le spec­ta­cle vous a plu ? 

Je ne saurai pas dire, c’é­tait une expéri­ence bizarre. Les acteurs étaient bien, c’est sûr, mais j’ai des doutes.

Pourquoi une expéri­ence bizarre ? 

Parce que c’est for­cé­ment bizarre un spec­ta­cle sur le ter­ror­isme, c’est pas rien quand même.

Selon vous, que dit le spec­ta­cle du terrorisme ? 

 Eh bien juste­ment, je ne sais pas. D’un côté, il nous mon­tre nous, face à toutes ces images hor­ri­bles, ça j’ai bien com­pris, de l’autre, il mon­tre ces images comme si on pou­vait les utilis­er dans une his­toire plus grande. Et puis, ça m’a agacé cette his­toire de reven­di­ca­tion sociale à la fin. [NB : le spec­ta­cle ce soir-là se con­clu­ait par une dénon­ci­a­tion sur scène de récentes coupes budgé­taires ciblant les insti­tu­tions cul­turelles en Belgique]

Quand avez-vous eu l’im­pres­sion que le spec­ta­cle nous mon­trait nous, face aux images ?

 Au début, quand le pre­mier acteur reçoit ces images et qu’il les regarde, j’avais l’im­pres­sion de me voir moi, j’en ai vu beau­coup aus­si. Mais aus­si quand les meurtres sont recon­sti­tués avec les balles dans la tête. Je me dis­ais, il y a des class­es de gym­nasiens (NB : lycéens), est-ce qu’on peut vrai­ment leur mon­tr­er ça ?

Le fait que ce soit util­isé en par­tie pour racon­ter l’his­toire d’Oreste, ça ne change pas quelque chose ? 

 Non, franche­ment on ne voit pas l’his­toire d’Oreste, on voit l’é­tat islamique qui exé­cute des gens inno­cents. Alors vous allez me dire que dans l’his­toire le roi n’est pas inno­cent, mais c’est tout de même très sec­ondaire, je suis sûr que la plu­part des gens s’en fichent de l’his­toire, ou juste qu’ils ne la con­nais­sent pas et ne vont pas faire d’ef­fort. Moi je ne la con­nais­sais plus bien et ça m’est passé un peu au-dessus, ce n’est pas vrai­ment l’essen­tiel. Ou peut-être que c’est juste­ment cela qui est bizarre : si on retire l’his­toire qui est assez peu ficelée et dure à suiv­re, pourquoi le cou­ple se déchire ? le fils est vrai­ment juste fou pour faire tuer sa mère ? il avait plein d’autres solu­tions, bref, il reste des images de ter­ror­isme sans rien pour vrai­ment les expliquer.

Vous avez l’im­pres­sion que ces images man­quent de contexte ? 

 Oui. Et aus­si de pudeur : à quoi bon repro­duire ça ? C’est vrai qu’il y a des choses belles, com­ment les per­son­nes en Irak sont filmées, com­ment elles vivent leur vie, on a accès à ça, mais aus­si on ne par­le jamais de leur rela­tion à ce ter­ror­isme, on ne peut pas savoir ce qu’elles pensent du ter­ror­isme. Tout est fait pour qu’on se dise qu’ils souf­frent et on se dit qu’ils sont comme nous et que donc for­cé­ment ils con­damnent etcetera etcetera, mais c’est pas sûr. On ne se pose la ques­tion de leur responsabilité.

Pourquoi exacte­ment ? Qu’au­rait-il fal­lu chang­er selon vous ? 

 Par­ler de reli­gion déjà, le ter­ror­isme c’est tou­jours religieux et le fait que les gens aient la même reli­gion, atten­tion ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit hein, mais la ques­tion de la reli­gion n’est même pas abor­dée. A la fin, ça par­le de la démoc­ra­tie, il y a cette his­toire de vot­er ou non pour tuer les ter­ror­istes, et les gens ne se pronon­cent pas, mais là encore, pas de juge­ment défini­tif, ça mon­tre une respon­s­abil­ité qui n’est pas prise, c’est même le sym­bole total de la respon­s­abil­ité qui n’est pas prise.

Une autre per­son­ne m’a dit que cette scène du vote avait peut-être été écrite en amont par le met­teur en scène, qu’en pensez-vous ? 

 Alors ça c’est pos­si­ble. Ça expli­querait même des choses, peut-être qu’il a juste envie de faire un por­trait idéal­iste de ces gens, comme s’ils étaient supérieurs parce qu’ils avaient con­nu la guerre. Je ne sais pas si ça rend sage. Moi, je ne pense pas, même après la guerre, l’homme reste un ani­mal qui a besoin de se venger.

Qu’est-ce qui vous fait penser que le met­teur en scène aurait voulu faire un por­trait idéal­iste de ces per­son­nes ?

Bah, je veux dire que c’est peut-être traitre de sa part, en même temps c’est pos­si­ble, c’est pos­si­ble qu’il fasse tout pour qu’on pense que ce sont vrai­ment les gens qui déci­dent de ne pas choisir, alors qu’il ne les a juste pas écouté et qu’il ne leur a juste pas lais­sé le choix, c’est pos­si­ble qu’il les manip­ule pour con­stru­ire son dis­cours, pour nous dire à tous : voyez comme ces gens sont raisonnables et pro­fond, et en faisant cela, il nous manip­ule aus­si en fait, il nous fait pass­er la pilule.

Je n’ai pas dit que c’é­tait scrip­té, je n’en sais rien, sim­ple­ment que cer­taines per­son­nes avec qui j’ai dis­cuté ont émis des doutes. 

Ah bon d’ac­cord. Je com­prends ces doutes alors, parce que ça parait quand même invraisem­blable, c’est ça qui m’énervait.

Invraisem­blable par rap­port à quoi ? 

En fait, c’est presque sûr qu’ils jouent parce que c’est invraisem­blable par rap­port à la vie réelle. Les choses ne se passent pas comme ça, dans la vie quand un petit groupe de ter­ror­iste s’en prend à nous et à tout ce qui nous est cher, on a envie que jus­tice soit faite.

Comme Oreste se fait justice ? 

Oui pourquoi pas. Ah mais je vois ce que tu veux dire, si c’est vrai que c’est pas réal­iste de mon­tr­er des habi­tants qui refusent de se venger, il faut aus­si dire que le meurtre d’Oreste en fait c’est le meurtre ter­ror­iste. Donc si on mon­tre les habi­tants se venger des ter­ror­istes, on vaut pas mieux que les ter­ror­istes. Bah tu vois, quand il tue ses par­ents avec tout l’attirail de Daesh là, c’est juste de la morale bien­pen­sante qui dit que le meurtre c’est mal. C’est pas réaliste.

Entretien n°9

Femme / 31 ans / Avo­cate sta­giaire / Va rarement au théâtre

En deux mots, est-ce que le spec­ta­cle vous a plu ? 

Vrai­ment bien, oui, c’é­tait bien.

Pour­riez-vous me racon­ter votre expéri­ence du spectacle ?

Je ne sais pas trop quoi dire, j’ai vrai­ment cou­ru pour venir, c’é­tait une journée très dif­fi­cile pour moi ce soir-là, des his­toires de tra­vail, et en fait en sor­tant je me sou­viens bien que j’avais tout oublié, j’avais beau­coup rel­a­tivisé ma journée, ça m’a fait du bien.

Qu’est-ce qui vous a fait du bien ? 

Euh, le spec­ta­cle. Pourquoi ? Parce que c’est le genre de choses qui te font rel­a­tivis­er tes petits prob­lèmes per­son­nels de riche. Je veux dire c’é­tait quand même des gens sous les bombes et nous on était sur nos sièges quoi. Une ville com­plète­ment dévastée, la guerre en Irak et tout ça. C’é­tait vrai­ment touchant, j’ai beau­coup pleuré.

Il n’y a pas beau­coup de spectateur.trice.s qui m’ont dit avoir pleuré, je peux vous deman­der ce qui vous a le plus ému ? 

Il y a beau­coup de gens qui n’ont pas de cœur. Bon je suis assez émo­tive, ou plutôt c’é­tait une journée frag­ilisante. Je me sou­viens de la mort des deux par­ents notam­ment, où ils s’ef­fon­drent vrai­ment comme des sacs, c’é­tait très vio­lent et très prenant. Pourquoi ? Alors, bah parce qu’ils sont attachants, je sais que le spec­ta­cle essaie d’être un peu genre intel­lo et dis­tan­cié, par exem­ple on te racon­te toute l’his­toire au début et ça c’est bizarre, ou il y a ce truc de dou­ble per­son­nal­ité où ils font [les acteur.ice.s] les per­son­nes qu’ils jouent et dès fois ils jouent juste, mais moi j’ai pas du tout fait une expéri­ence intel­lectuelle de tout ça. Je me sou­viens par­ti­c­ulière­ment bien aus­si de la détresse du copain d’Oreste, de sa tristesse, de tout ce qu’il tra­verse, tout le chemin qu’il par­court pour essay­er de pas laiss­er tomber son amant. Quand même c’est fou, je sais qu’Oreste est beau gosse mais quand même, je pour­rais pas encaiss­er tout ça, je sais pas com­ment il fait. Et puis les moments où je ne com­pre­nais pas, je m’en sou­viens plus bien, mais en tout cas j’ar­rê­tais d’é­couter et c’é­tait pas grave. Ce qui était plus grave, c’est peut-être qu’au fond, je suis pas sûre que les gens qui ont vécu Daesh auraient trou­vé ça convenable.

Vous diriez que vous n’avez vu que l’his­toire d’Oreste, et mis de côté toute la réflex­ion sur le théâtre ? 

Oui, c’est vrai­ment ça. Je me suis intéressée qu’à l’his­toire je crois, à la tragédie, j’avais besoin de tragédie je pense, le reste c’é­tait secondaire.

Donc c’est vrai­ment la tragédie qui vous a le plus ému ?

Oui, défini­tive­ment, l’his­toire d’Oreste, com­ment c’est hor­ri­ble pourquoi il tue sa mère et son père, et puis c’é­tait très bien joué, quand il jouait Oreste, c’é­tait vrai­ment fort, en plus cet Oreste au milieu des bombes. J’ai juste pas com­pris pourquoi Oreste et sa famille n’é­taient pas irakiens. Mais peu importe.

Cela aurait changé quoi qu’Oreste et sa famille soient irakiens ? 

L’his­toire aurait été plus claire je pense, c’est peut-être à cause de cette his­toire de dis­tance etcetera, mais j’ai trou­vé dom­mage de ne pas aller jusqu’au bout et de faire venir des acteurs étrangers.

Plusieurs per­son­nes m’ont dit qu’elles s’é­taient beau­coup inter­rogées sur les raisons qui poussent Oreste à tuer… 

Oui alors c’est sûr que c’é­tait le plus beau moment et en même temps c’est dérangeant. Pour moi c’est très clair, il veut se venger parce qu’on l’a aban­don­né, on le voit bien, il s’est réfugié dans les bras de son copain, parce qu’il avait besoin d’une famille de sub­sti­tu­tion, c’est un scé­nario qui casse un peu les codes de l’en­fant aban­don­né qui veut juste voir sa famille se réu­nir. L’artiste dit, non dès fois c’est plus com­pliqué, c’est plus trag­ique, on veut juste tuer sa famille.

Qu’est-ce qui vous fait pencher vers cette interprétation ? 

Le fait qu’on insiste beau­coup sur son copain, on mon­tre bien toute l’his­toire, on sent qu’ils sont un genre de sou­tien l’un pour l’autre, et donc on voit à la fois la face humaine et amoureuse d’Oreste et ça nous fait bien com­pren­dre qu’il ne l’a plus avec le reste de sa famille, qu’il est seul et dégouté par leur com­porte­ment, ça nous fait com­pren­dre la vengeance.

Au début, vous disiez que le con­texte irakien du spec­ta­cle vous avait par­ti­c­ulière­ment ému, et vous ne m’en avez pas encore parlé ?

Oui parce qu’on par­lait vrai­ment de la tragédie. C’est deux choses dif­férentes. ça ne m’a pas émue de la même manière.

Pourquoi ?

D’un côté c’é­tait une his­toire, comme au ciné­ma, de l’autre c’é­tait réel, comme au ciné­ma aus­si on pour­rait dire, comme à la télé plutôt en fait.

C’est quoi la dif­férence entre le ciné­ma et la télé ? 

Non, mais en fait je dis ça pour dire que c’est deux façons de voir le monde quoi. Au ciné­ma c’est les grandes his­toires, des choses romanesques et en même temps super bien joué et tout, à la télé c’est plus cheap, c’est joué de manière bizarre, comme ce soir, on sent que les acteurs font moins sem­blant, ils sont plus vrais.

Com­ment vous décririez le jeu des acteur.trice.s ce soir ? 

Et bien entre la télé et le ciné­ma. Je rigole, mais c’est sûr que c’é­tait pas habituel, par moments c’é­tait assez mal joué, mais c’é­tait fait exprès. Par exem­ple, les per­son­nes en Irak jouaient mal, mais c’est pas ce qui était impor­tant et on savait tous bien que c’é­tait pas l’im­por­tant. C’é­tait une manière de dire, regardez l’im­por­tant c’est d’es­say­er, c’est de faire du théâtre, même genre quand toute la ville est détru­ite et tout. Si ça avait été des acteurs hyper pros et qui jouaient hyper bien, j’au­rais trou­vé ça plus fade. Après il y avait aus­si les moments un peu plus « ciné­ma », où ça jouait mieux, parce qu’y fal­lait qu’on y croit, mais ça c’é­tait plutôt les acteurs d’i­ci, pas les locaux.

Diriez-vous que le spec­ta­cle a une ambi­tion poli­tique et/ou éthique ? 

Oui bien sûr. C’est claire­ment une accu­sa­tion de la guerre et une manière de mon­tr­er que les choses sont pos­si­bles, qu’il faut faire l’ef­fort, con­tin­uer à vivre. C’est vrai­ment une éthique : il faut con­tin­uer et même il faut pas chercher à se venger.

Vous faites référence à la scène du vote ? 

Oui, pour le coup, là c’est vrai­ment un mes­sage éthique très clair : ne par­don­nez pas, mais ne devenez pas des bar­bares. Le spec­ta­cle dit vrai­ment : la vio­lence ne jus­ti­fie pas la vio­lence, sinon c’est sans fin. Et c’est très beau. C’est d’ailleurs beau aus­si à cause de ce que je dis­ais avant sur les acteurs. C’est aus­si parce qu’ils jouent à moitié mal à moitié comme à la télé que c’est beau. Dans ce cas là, parce que c’est mal joué, on y croit plus : on sait que ce sont vrai­ment eux, même s’ils sont mal à l’aise devant une caméra, c’est pas des men­songes. Si ça avait été trop bien joué, on se serait dit, ouais voilà, c’est du grand ciné­ma, des belles valeurs, tout ça tout ça, mais comme ils sont mal à l’aise, mal à l’aise comme nous en fait, on recon­nait que c’est pas des stars inat­teignables, c’est juste des gens comme nous et moi je me suis dit plusieurs fois que je serais hyper mal à l’aise aus­si devant une caméra du genre, je me met­tais à leur place tu vois, bah tout ça fait que tu deman­des vrai­ment ce que tu aurais fait à leur place, que le mes­sage sur la vio­lence il est pas juste lancé en l’air, qu’il est ancré pro­fondé­ment dans la réal­ité de ces gens, et de leur malaise. Non j’abuse sur le malaise, mais tu vois l’idée.

Ces ques­tion­nements éthiques dont vous par­lez, ils s’appliquent aus­si au meurtre des parents ? 

Oui, parce que le geste d’Oreste, on veut qu’il soit rad­i­cale­ment incom­préhen­si­ble et d’ailleurs, moi, je me mets à sa place, jamais j’aurais pu faire une chose pareille. Mais d’ailleurs, on fait tout pour que ça ait l’air incom­préhen­si­ble, c’est très impor­tant, sinon, si on en savait plus, ça voudrait dire qu’il y a une jus­ti­fi­ca­tion du ter­ror­isme tu vois.

Entretien n°10

Femme / 27 ans / Étu­di­ante / Va régulière­ment au théâtre

En deux mots, est-ce que le spec­ta­cle vous a plu ? 

Oui, j’ai trou­vé ça super ! C’é­tait vrai­ment un bon moment.

Pou­vez-vous me racon­ter votre expéri­ence de ce soir-là ? 

Mon expéri­ence ? Bah, plutôt une bonne expéri­ence. En tout cas, j’é­tais assez sûre du fait que c’é­tait un bon spec­ta­cle, j’é­tais vrai­ment très prise. Il y avait des scènes superbes, je me sou­viens de cette femme en burqa sur l’écran avec la vraie actrice sur scène qui hurle quand elle se fait tuer, très très fort, et aus­si de tout le par­cours de l’homme, le plus vieux, celui qui joue le père, il était vrai­ment fou, et c’é­tait vrai­ment intel­li­gent de le faire se racon­ter vrai­ment, en mode il fait pas sem­blant, au début il racon­te un peu son enfance et son rap­port à l’archéolo­gie, avec Troie et tout ça, puis on le voit vrai­ment faire le spec­ta­cle en Irak, y aller et tout ça, il est en même temps le vieux roi, en même temps on pense aus­si à lui à cause des pre­mières scènes, et à la fin il rede­vient lui-même, il regarde son télé­phone et il se dit ce qu’on se dit tous : en fait, on peut rien faire.

Diriez-vous que le spec­ta­cle vous a racon­té une his­toire ? Avez-vous ressen­ti un sus­pens ? Diriez-vous que vous vous êtes sen­tie impliquée pour des personnages ? 

Oui com­plète­ment, bon parce qu’il y a deux his­toires et que l’artiste, com­ment il s’ap­pelle déjà ? Milo Rau oui voilà, Milo Rau il essaie de les faire se super­pos­er, de les racon­ter en même temps. Il y a l’his­toire de la com­pag­nie qui part mon­ter la pièce antique là, oui voilà Oreste, et aus­si l’his­toire, bah d’Oreste. D’ailleurs ça crééait par­fois de la con­fu­sion, je ne savais pas si je devais voir les per­son­nages ou les acteurs, surtout quelle parole attribuer à qui.

Par exem­ple ?

Par exem­ple, quand le fils, oui Oreste, il par­le de sa douleur, ça pou­vait être du comé­di­en, parce qu’on sait qu’il est malade, ou ça pou­vait être celle du per­son­nage parce qu’on sait qu’il est fou.

Et qu’est-ce que ça changerait ? 

Beau­coup de choses, surtout je me sou­viens de m’être dit, mais pourquoi Oreste tue ses par­ents ça n’a pas beau­coup de sens, si c’est le per­son­nage qui est fou de douleur oui pourquoi pas, si c’est juste l’ac­teur, il faut admet­tre que le per­son­nage tue sans rai­son et qu’il n’y a aucune expli­ca­tion au crime.

Vous pencheriez pour quelle interprétation ? 

Je dirais le fait que c’est le comé­di­en qui souf­fre et que le crime n’a pas d’ex­pli­ca­tion, ça me parait plus juste, je veux dire, de ne pas chercher à jus­ti­fi­er un meurtre aus­si hor­ri­ble, surtout que der­rière ce meurtre il faut inter­préter un meurtre ter­ror­iste, peut-être même tous les meurtres, genre le ter­ror­isme en général. Et on ne saurait pas trop à quel niveau se situer, si on se dis­ait que tout le spec­ta­cle se présente comme une expli­ca­tion du ter­ror­isme, ce serait lim­ite scan­daleux, alors que l’his­toire d’une com­pag­nie qui va jouer une pièce, je l’ac­cepte plus (NB : davan­tage). Je me posais aus­si cette ques­tion sur le jeu, parce qu’il était bizarre.

Pourquoi bizarre ? En quoi ça rejoint cette question ? 

Bah c’é­tait très ama­teur, on aurait dit dès fois un spec­ta­cle d’en­fants, je veux dire dans l’ef­fet que ça fai­sait. Et ça rejoint cette ques­tion parce que si c’est un jeu qui se veut pro­fes­sion­nel alors tout cela se donne des apparences très sérieuses et ça ferait plutôt penser que ça se veut un grand dis­cours sur le ter­ror­isme en général etcetera, et un dis­cours très mal­adroit d’ailleurs parce que porté par des ama­teurs qui essaient quelque chose. Alors que si c’est voulu, si il faut voir des vrais gens, c’est moins un grand dis­cours, c’est plutôt quelque chose à petite échelle, l’his­toire de gens qui essaient de racon­ter une his­toire, ou leur his­toire, sans pré­ten­tion, sans dire voilà ça c’est le ter­ror­isme et c’est ça qu’il faut penser.

Donc le jeu ama­teur vous inclin­erait à penser que c’est plutôt un dis­cours par­ti­c­uli­er et le jeu pro­fes­sion­nel un dis­cours général ? 

Oui c’est exacte­ment ça.

Mais vous disiez que de toutes façons le jeu vous a paru amateur. 

Oui, mais c’est pas tout, la ques­tion c’est est-ce que c’est vrai­ment ama­teur ou est-ce que des pro­fes­sion­nels qui font sem­blant d’être des amateurs.

Donc la ques­tion c’est plutôt de savoir si les acteurs et actri­ces sont ou non des pro​fes​sion​nell​.es ?

Alors oui ça doit jouer un rôle, sans mau­vais jeu de mots. Mais c’est sûr que les acteurs irakiens ne sont pas des pro­fes­sion­nels, en tout cas, si eux font sem­blant de jouer des rôles, c’est vrai­ment qu’on les utilise pour porter un grand dis­cours, autrement, c’est plutôt leurs his­toires à eux et il ne faut pas voir plus loin.

Vous préféreriez la deux­ième solu­tion si je com­prends bien ? 

Oui bien sûr, mais on ne pour­ra jamais savoir.

Vous pensez que la scène du procès par exem­ple pour­rait ne pas avoir été « instrumentalisée » ? 

La scène de fin où ils débat­tent ? Elle a été mise en scène, c’est sûr, mais ça ne suf­fit pas pour tranch­er. En fait, on ne saura jamais s’ils pensent vrai­ment ce qu’ils votent ou si on leur a demandé de vot­er quelque chose de pré­cis, en l’oc­cur­rence, de ne rien voter.

Donc votre lec­ture poli­tique du spec­ta­cle s’ar­rête sur cette indécision ? 

Oui, je crois, peut-être que cette indé­ci­sion est poli­tique, peut-être qu’elle nous fait réfléchir à com­ment on voit les choses. Est-ce qu’on n’est jamais sûrs de rien ? Est-ce que vrai­ment les médias nous mon­trent la réal­ité ? Cette réal­ité en fait on peut jamais la saisir, ce que pensent les gens non plus.

Vous n’au­riez pas préféré que le spec­ta­cle essaie de vous ouvrir à ce que pensent les gens ? 

Si, vrai­ment. J’au­rais aimé que le spec­ta­cle essaie de nous faire com­pren­dre leur vie, pourquoi ils votent ça, et toute l’his­toire d’Oreste c’est très intéres­sant, mais c’est impos­si­ble de l’u­tilis­er pour com­pren­dre la sit­u­a­tion. Qu’est-ce que ça voudrait dire ? Dès fois les per­son­nes qui gou­ver­nent sont déséquili­brées ? On ne peut pas échap­per à son des­tin ? Moi j’é­tais dans mon fau­teuil, je voy­ais cet écran vrai­ment écras­ant et il y avait toute cette sur­charge d’in­for­ma­tions, la scène, l’écran, j’é­tais com­plète­ment hap­pé, comme devant la télé, et en même temps je n’en sors avec aucune com­préhen­sion de la vie de ces gens, de leurs valeurs, de pourquoi ils font les choix qu’ils font. Je crois que c’est ça qui est immoral, de les mon­tr­er sans dire ce qu’ils pensent. Je me sou­viens que je n’ai qua­si­ment pas bougé et que la per­son­ne qui était avec moi me dis­ait des trucs à l’or­eille mais que je n’en­tendais pas grand chose, comme quand tu par­les à tes par­ents et qu’ils font « hmm hmm » devant la télé sans t’écouter.

Vous étiez plus devant la télé que dans un théâtre ? Vous aviez con­science des gens autour de vous ? 

Non juste­ment, je crois bien que je ne les ai pas regardés une seule fois, comme devant la télé effectivement.

Vous pensez que de pren­dre con­science de leur présence aurait chang­er quelque chose à votre expérience ? 

Non, je ne crois pas. C’est tou­jours comme devant la télé, au fond on est seuls, sauf que devant la télé on peut débat­tre et pas au théâtre, on doit se taire et regarder.

On peut débat­tre après ? 

Oui, mais ça ne m’est pas arrivé, à part là main­tenant avec vous.

Entretien n°11

Homme / 25 ans / Étu­di­ant / Va rarement au théâtre

En deux mots, est-ce que le spec­ta­cle vous a plu ? 

Je ne sais pas trop, je ne vais pas sou­vent au théâtre parce que je n’aime pas vrai­ment ça, mais là on m’a dit il faut absol­u­ment que tu viennes voir ça.

Vous pour­riez me racon­ter votre expéri­ence du spec­ta­cle, qu’est-ce que vous avez vécu ce soir-là ? 

Un moment assez dif­fi­cile, je ne me sen­tais vrai­ment pas à l’aise.

Pourquoi vous ne vous sen­tiez pas à l’aise ? 

Il y avait quelque chose de très mys­térieux, avec cette musique inquié­tante qui tour­nait en rond et ces images de guerre.

Vous diriez que le spec­ta­cle vous a racon­té une histoire ? 

Oui bien sûr.

Vous pour­riez me la résumer ? 

C’est l’his­toire d’une com­pag­nie qui veut jouer une pièce en col­lab­o­rant avec des gens en Irak, d’une académie nationale des arts et de la cul­ture ou un truc de ce style et on nous racon­te à la fois l’his­toire de la pièce, avec ce père qui ren­tre de la guerre et qui finit par se faire tuer par des dji­hadistes à la sol­de de son fils. Il y a plusieurs étapes, comme par exem­ple l’his­toire d’amour du fils, mais aus­si des moments qui sont justes réels où la caméra mon­tre la ville de Mossoul détru­ite et des gens racon­tent ce qu’il s’est passé là-bas.

Et vous pour­riez me racon­ter davan­tage ce qui a créé votre malaise ? 

C’est dif­fi­cile à dire, mais je crois que c’est surtout que j’avais l’im­pres­sion d’une intru­sion, de regarder la vie de gens vrai­ment pré­caires en étant en même temps dans un théâtre avec tout ce che­nis [NB : helvétisme pour désor­dre] d’in­for­ma­tions à la fois. Ce qui me per­tur­bait le plus c’est que c’é­tait des vraies per­son­nes d’I­rak et pas des acteurs.

Com­ment savez-vous qu’il ne s’agis­sait pas d’acteurs ? 

Parce qu’ils ne fai­saient pas sem­blant, ils étaient face à nous et ils racon­taient leurs vraies vies, leurs vraies pen­sées, c’é­tait très déstabilisant.

Qu’est-ce qui vous fait dire que c’est vrai ? 

Je ne peux pas être sûr que c’est vrai, mais c’est comme ça que c’est présen­té, comme ça que ça se revendique. Et c’est ça qui a créé un malaise je crois, c’est le fait de ne jamais savoir ce que je regardais.

Je m’in­téresse beau­coup aux réac­tions poli­tiques ou morales des gens, vous diriez qu’il y a de tels enjeux dans ce spectacle ? 

Oui bien sûr, avec un sujet pareil, on se pose plein de ques­tions. Par exem­ple, com­ment faire pour recon­stru­ire l’I­rak ? Com­ment un groupe de gens où même une société vivent une guerre de ce type, des choses comme ça. Pour moi je crois que le prob­lème c’est surtout que je n’ar­rivais pas à com­pren­dre ce qu’on voulait me dire, mais ça m’ar­rive sou­vent avec les films ou les livres, j’ai du mal quand j’ai l’im­pres­sion que c’est trop ambiguë.

Ce serait quoi les ambiguïtés de ce spectacle ? 

Je le trou­ve ambiguë sur la ques­tion du ter­ror­isme par exem­ple, il ne fait que mon­tr­er des gens et des villes dévastées, mais il n’en dit absol­u­ment rien, on doit tout en déduire nous-mêmes, et du coup on peut en penser n’im­porte quoi, du meurtre par exemple.

Qu’avez-vous pen­sé du meurtre des parents ? 

C’est un bon exem­ple de ce que je dis­ais, ça fait que mon­tr­er, sans rien expli­quer. Il y a Oreste, qui veut se venger de tous les côtés, mais ça on peut le com­pren­dre, par con­tre il se venge comme un ter­ror­iste, et ça, on a pas envie de le com­pren­dre. On a pas envie de partager ce truc, alors c’est un peu cru­el de faire un Oreste attachant pour te faire com­pren­dre qu’au final c’est lui Daesh.

Un autre spec­ta­teur m’a lais­sé enten­dre qu’il trou­vait que le spec­ta­cle était « irre­spon­s­able », vous en pensez quoi ? 

Peut-être un peu oui, parce qu’au­cun dis­cours ne vient encadr­er ce qu’on nous mon­tre, il y a beau­coup de vio­lence, comme la vio­lence qu’on voit dans les médias, mais à l’in­térieur d’une oeu­vre d’art, ça fait qu’on l’ac­cepte, ça fait qu’on y voit autre chose que de la violence.

On y ver­rait quoi ? 

Bah de l’art, quelque chose de beau et de, je sais pas com­ment dire, de rocam­bo­lesque, de très prenant, toute une his­toire quoi. Moi je me sou­viens que par moments j’é­tais à fond dedans, comme dans un film et je me dis­ais est-ce qu’il va se pass­er ça ou ça, est-ce que le père va s’en sor­tir, et quand le père s’est fait tuer, je me suis dit que c’é­tait bien fait pour lui parce qu’il se com­por­tait comme un con­nard, et après je me suis sou­venu qu’il s’est fait tuer comme Daesh tue, que c’est une vic­time du ter­ror­isme, et alors ça m’a beau­coup mar­qué. J’é­tais en désac­cord avec ma pro­pre réac­tion en fait, je m’en voulais d’avoir désiré ça et je me dis­ais est-ce que c’est un piège que veut l’artiste. Vous imag­inez, je me suis réjouis de la mort d’une vic­time d’un ter­ror­iste, c’est horrible.

J’imag­ine que ça explique en par­tie pourquoi vous par­liez d’une expéri­ence plutôt malaisante ? 

Oui, c’est surtout ça en fait. Le spec­ta­cle m’a fait me sen­tir en désac­cord avec moi-même, avec ce que je crois et ce que je pense.

Il y a eu d’autres séquences où vous avez ressen­ti ce malaise ? 

Oui, la mort de la mère, qui vient un peu après je crois, parce que j’é­tais vrai­ment du côté du fils, je ne sais pas pourquoi, en fait si je sais pourquoi, c’est com­ment ils traitaient les homo­sex­uels à Mossoul, moi je suis gay tu vois et for­cé­ment ça me laisse pas indif­férent, je com­pre­nais vrai­ment sa rage à Oreste, j’en voulais beau­coup à ses par­ents et quand ils sont morts, bon bah c’é­tait un peu jouis­sif, mais jouis­sif dans l’his­toire tu sais, je ne souhaite pas vrai­ment la mort des gens. Et puis tout cas, dans l’his­toire, je me suis retrou­vé d’ac­cord avec Daesh, en tout cas, je regar­dais une scène d’exé­cu­tion de vic­times du ter­ror­isme comme on regarde la scène où le méchant meurt dans un film en se dis­ant : bien fait pour toi.

Vous diriez que vous n’étiez pas d’ac­cord avec les émo­tions que le met­teur en scène voulait vous faire ressen­tir pour les ter­ror­istes et leurs victimes ? 

Oui je crois, peut-être qu’on est pas cen­sé être du côté du fils hein, mais si quand même je crois. On nous le mon­tre en train de souf­frir, il a beau­coup de texte, c’est vrai­ment le per­son­nage le plus sincère dans tout ça. Et après on est sou­vent coupé du fait que c’est en Irak, que c’est une adap­ta­tion mod­erne pour par­ler du ter­ror­isme et tout ça.

Donc votre malaise vient en par­tie du fait que l’on exé­cute en même temps le per­son­nage et en même temps une vic­time du terrorisme ? 

Juste­ment, c’est ambigu, et je peux me réjouir de la mort d’un per­son­nage méchant et homo­phobe, je suis ok avec moi-même et avec mon éthique comme tu dis, mais je ne peux pas me réjouir de la mort d’une vic­time de ces ter­ror­istes que sont Daesh, ça c’est trop pour moi.

Donc vos valeurs changent selon com­ment vous regardez le spec­ta­cle, ou les séquences des meurtres en particulier ? 

Oui, parce que mes valeurs changent selon ce qu’on me mon­tre, c’est pas pareil de regarder une fic­tion ou un doc­u­men­taire, et peut-être que de met­tre les gens dans la sit­u­a­tion d’avoir des émo­tions pour les gen­tils, quand les gen­tils sont asso­ciés à des assas­sins dans la vraie vie, bah c’est vrai­ment immoral.

Qu’est-ce qui fait que les gen­tils sont asso­ciés à des assas­sins dans la vraie vie ? 

Bah ils sont cagoulés, bar­bus, ils ont tous les codes du ter­ror­iste quoi. Mais tu vois moi je me sens comme Oreste, on est pareils sur beau­coup de choses et moi mes par­ents aus­si, quand j’é­tais ado, j’au­rais eu envie de les buter, et tout ça, toutes ces choses vrai­ment fortes, mis­es dans un per­son­nage de ter­ror­iste, c’é­tait vrai­ment dur à sup­port­er. Il y avait trop de con­tra­dic­tions entre ce que je voulais que ce spec­ta­cle soit, genre le par­cours d’Oreste qui en plus meurt à la fin, ou en tout cas souf­fre énor­mé­ment, genre vrai­ment méchant, il y avait trop de con­tra­dic­tions entre ce que je voulais que ce spec­ta­cle soit et ce qu’il était vrai­ment, ça aurait pu être un hom­mage à la dif­férence et Oreste aurait dû s’op­pos­er à la fois à ses par­ents réac­tion­naires et aux ter­ror­istes. En l’état, c’est presque irre­spon­s­able de faire ça.

Ça aurait été un héros vrai­ment parfait. 

Bah franche­ment on a besoin de ça, ça suf­fit les spec­ta­cles qui dis­ent que tout est com­pliqué, on a besoin de valeurs pos­i­tives, de choses qui mon­trent des gens fiers et bien­veil­lants, qui détru­isent pas tout autour d’eux.

Vous n’avez pas ressen­ti ça durant la scène du jugement ? 

Vous voulez dire la scène à la fin où ils déci­dent de pas se venger ? Enfin ils déci­dent plutôt de pas vot­er en fait. Je sais pas. Cette scène elle est bizarre en fait. Moi j’avais l’impression que le temps se ralen­tis­sait et je me dis­ais mais en fait pourquoi on nous les présente comme ça ? Et avec cette musique aus­si, je sais pas si vous vous sou­venez de la musique ? C’est comme si on avait voulu drama­tis­er ces paysages alors que c’est là que les gens habitent et qu’ils ont pas for­cé­ment l’air de vivre ça dra­ma­tique­ment quoi. Sur leur présence, je dirais que c’était per­tur­bant, c’était comme si quelque part ils nous regar­daient et que donc ils nous jugeaient un peu. Comme si on était éloigné et proche en même temps. La ques­tion c’était ça veut dire quoi de se regarder comme ça avec cette musique ? C’était vrai­ment fort, je pense, et en même temps ça avait du sens que parce qu’on était là, de deux côtés de la planète mais ensem­ble dans la tragédie.

Entretien n°12

Femme / 20 ans / Appren­tie / Va régulière­ment au théâtre

En deux mots, est-ce que le spec­ta­cle vous a plu ? 

Oui, beau­coup, c’é­tait vrai­ment une belle soirée.

Pour­riez-vous me racon­ter ce que vous avez vécu ce soir-là ? 

Beau­coup d’é­mo­tions, pleins de réflex­ions intéres­santes, beau­coup d’ad­mi­ra­tion pour le tra­vail fourni par les comé­di­ens, j’é­tais aus­si très touchée par la sim­plic­ité du décor, je ne sais pas si vous vous sou­venez le petit mag­a­sin en car­ton et le tapis, avec la musique du début, j’ai fail­li pleur­er en les regar­dant, ils étaient là, tout sim­ple­ment, et c’é­tait merveilleux.

Diriez-vous que le spec­ta­cle vous a racon­té une histoire ? 

Oui bien sûr. L’his­toire d’Oreste, mais aus­si l’his­toire de la com­pag­nie et je dirai même en plus l’his­toire des irakiens de Mossoul qui doivent con­tin­uer à vivre après la guerre et l’oc­cu­pa­tion. Beau­coup d’his­toires du coup.

Trop d’his­toires ?

Non pas du tout, elles s’emboitaient les unes dans les autres, elles se com­plé­taient très bien.

Vous pour­riez dévelop­per en quoi elles se complétaient ? 

Et bien par exem­ple Oreste devient la fig­ure d’un dji­hadiste dans ce con­texte, ou alors la com­pag­nie qui joue son pro­pre rôle devient un peu l’Oc­ci­dent en général par rap­port aux per­son­nes iraki­ennes qui ne jouent pas non plus, ou encore juste­ment eux ils représen­tent le peu­ple qui juge les petits meurtres en famille de l’his­toire d’Oreste.

Pourquoi vous vous dirigez vers ces inter­pré­ta­tions pré­cis­es où ce qui est mon­tré représente quelque chose de plus large ? 

Parce que le spec­ta­cle veut claire­ment essay­er de par­ler de tous ces grands sujets com­pliqués, c’est pour ça qu’il y a emboite­ment de trois his­toires, pour par­ler à tout le monde de choses uni­verselles, la guerre, la famille, la trahi­son, ce genre de choses. C’est aus­si le fait d’avoir à la fois la scène et l’écran, avec les deux, ça devient clair que le spec­ta­cle veut par­ler de tous les médias, avec à la fois les acteurs qui s’adressent à nous et qui sou­vent ne jouent même pas, même, dès fois ils redou­blent ou com­mentent l’écran. Ce qu’il se passe à l’écran c’est le vrai sujet, et les acteurs ils nous guident ou inter­ro­gent notre manière de voir des images que l’on con­nait. On est un peu tous devant la télé et on réflé­chit à com­bi­en on est tous devant la télé. Moi dans ma famille c’est un vrai rit­uel la télé, on est tou­jours tous posés à regarder le téléjour­nal, c’est un moment où on dis­cute : là c’é­tait vrai­ment pareil, mais avec des gens qui fai­saient écran, non c’est drôle mais c’est pas ce que je voulais dire, avec des gens qui font la médiation.

Diriez-vous que le spec­ta­cle a une ambi­tion poli­tique et/ou éthique ?

Oui évidem­ment, déjà de nous faire réfléchir aux images dont on est inondés tous les jours. Ensuite c’est ce que je dis­ais, c’est une manière de réfléchir aux grands sujets de l’hu­man­ité quoi, c’est quoi la guerre, c’est quoi l’amour, c’est quoi une société et pas que ça. Je ne crois pas qu’il y ait vrai­ment une posi­tion poli­tique, peut-être plus éthique oui, en fait si c’est poli­tique aus­si, tout est poli­tique. Surtout le meurtre des parents.

Com­ment expliquez-vous les meurtres des parents ? 

Je pense que c’est à la fois parce qu’Oreste ne sup­porte plus le car­can famil­ial, même si en fait on se demande un peu pourquoi il le fait de manière aus­si abrupte, mais c’est aus­si pour que la pas­sion destruc­trice d’Oreste puisse être assim­ilée à celle des ter­ror­istes, c’est une manière de les con­damn­er, cette rage d’Oreste.

Dans quels élé­ments du spec­ta­cle vous lisez cette envie de faire réfléchir à ces grands sujets ?  

Dans l’ensem­ble des choix. Par exem­ple, de faire dire à des per­son­nes en Irak des répliques d’Oreste qui par­lent d’amour de manière uni­verselle, ça crée un décalage absurde et on est oblig­és de pren­dre du recul et de voir ce truc très arti­fi­ciel qu’une per­son­ne arabe et qui ne con­nait prob­a­ble­ment pas vrai­ment les textes dise ces phras­es dans son con­texte à elle, on est obligé de pren­dre du recul, on entend le mes­sage au deux­ième degré, on se dit pas au pre­mier degré qu’elle a vrai­ment dit ça, et c’est comme ça pen­dant tout le spec­ta­cle. Alors c’est sûr que c’est un vrai tra­vail intel­lectuel du met­teur en scène, mais ce qui est touchant c’est aus­si que les per­son­nes por­tent cette voix et ce texte, ce mes­sage en fait, qui ne leur appar­tient pas vraiment.

Cer­tains spec­ta­teurs et spec­ta­tri­ces m’ont dit à ce sujet qu’une cer­taine instru­men­tal­i­sa­tion des per­son­nes iraki­ennes les dérangeait, vous en pensez quoi ? 

Ah bah non juste­ment pas, faut arrêter de voir de la manip­u­la­tion partout. C’est juste­ment l’iné­gal­ité qui est touchante, c’est parce que nous au final on voit des per­son­nes qui ne sont pas maitress­es d’elles-mêmes, c’est une per­for­mance quoi, ce qui est beau, et même ce qui est fort poli­tique­ment, c’est que ces gens ne sont pas maitres du texte, on sent la dis­tance entre eux et l’his­toire, entre eux et l’artiste et ils devi­en­nent des mar­i­on­nettes porte-parole quoi. C’est aus­si ça qui est fort éthique­ment, qu’elles aient fait con­fi­ance à Milo Rau pour créer tout ça, dire ce qu’il dis­ait de dire, et faire aus­si, tout leur jeu quoi.

Entretien n°13

Femme / 39 ans / Chômeuse / Va rarement au théâtre

Est-ce que le spec­ta­cle vous a plu ? 

Pas vrai­ment, euh, je dirais que c’était quand même quelque chose de très par­ti­c­uli­er. Moi j’ai pas trop l’habitude d’aller au théâtre et j’étais assez sur­prise de voir ça. Il y a beau­coup de choses qui étaient pas claires.

Est-ce que vous pour­riez me racon­ter votre expéri­ence de ce soir ? 

Alors, bon, je com­mence par le début ? D’accord. Donc au début je suis arrivée au théâtre avec quand même du retard, j’ai cou­ru. Mais je sais pas si c’était vrai­ment ça la ques­tion ? J’ai mangé quelque chose et puis aus­si fumé une cig­a­rette. Je me suis instal­lée dans la salle, et à côté de moi il y avait une vieille dame très âgée qui tou­s­sait tout le temps et qui fai­sait des bruits bizarres, donc j’étais un peu gênée (rires). Au début du spec­ta­cle, il y a de la musique, belle et lanci­nante tu sais, et j’étais déjà un peu dans un autre monde. Après moi je suis très vite prise par la musique, tout de suite je me trans­porte, je suis plus là. Je suis bon pub­lic quoi. Après quand le spec­ta­cle com­mence vrai­ment, c’est d’abord plutôt des acteurs qui par­lent un peu d’un voy­age, j’ai mis du temps à com­pren­dre, avec aus­si des acteurs irakiens qui étaient venus en Europe exprès pour l’occasion [NB : c’est faux]. Quand tu regardes la scène tu com­prends qu’ils sont déjà en Irak, tu sais il y a un peu comme un tapis et un genre d’échoppe qui fait penser aux bazars des pays maghrébins, genre un boui boui et il devien­dra après la mai­son où ça va s’engueuler. Moi glob­ale­ment, j’ai trou­vé l’histoire très triste, mais un peu gra­tu­ite­ment triste, tu vois ce que je veux dire ? C’était vrai­ment hyper trag­ique, sans aucune échap­pa­toire. Je sais pas si c’est vrai­ment fait pour moi ces trucs hyper cru­els et dépres­sifs, avec en plus tout le truc du ter­ror­isme qui est très très lourd.

Vous pour­riez me détailler un peu l’histoire et pourquoi elle vous a paru si triste ? 

Alors c’est pas l’histoire au sens de l’histoire des irakiens, l’histoire vraie, qui est pas vrai­ment une his­toire, c’est plus des moments de vie là-bas. Moi je par­le de l’histoire vrai­ment d’Oreste, qui est quand même la prin­ci­pale his­toire du spec­ta­cle. Alors c’est l’histoire d’un cou­ple, qui est déchiré à cause de la guerre, pas la guerre en Irak, une guerre imag­i­naire, on sait pas laque­lle. Lui il est par­ti un long moment et il revient avec une amante et il trou­ve sa femme aus­si remar­iée et ils essaient de faire un peu comme si de rien n’était, genre un trou­ple ou un quadrou­ple mais ça marche pas for­cé­ment. Au milieu de tout ça, il y a leur fils qui s’appelle Oreste et qui est gay. C’est lui qui va vrai­ment être déchiré, en regar­dant à fond la caméra et le pub­lic, bref, il va vrai­ment pas bien. Même si c’est le per­son­nage prin­ci­pal, c’est dur de savoir exacte­ment com­ment il vit ça. En fait, ce que je veux dire, c’est que c’est assez dif­fi­cile de com­pren­dre pourquoi il va finir par tuer sa mère, sinon par vengeance.

Les moti­va­tions d’Oreste ne sont pas claires selon vous ? 

Je crois aus­si qu’il est très mal­heureux parce que la société n’accepte pas son homo­sex­u­al­ité : surtout que c’est à la fois l’intolérance un peu des tra­di­tions anci­ennes, mais en plus aus­si l’intolérance de Daesh. C’est à cause de toute cette douleur, et de l’incompréhension de son amant aus­si, je sais plus com­ment il s’appelle, et puis finale­ment aus­si d’une his­toire de déshon­neur. Moi en fait, cette his­toire de déshon­neur elle m’a par­lé, c’est quelque chose que j’ai trou­vé étrange d’ailleurs. D’habitude dans les films améri­cains, les films d’Hollywood, je suis tou­jours un peu, je sais pas com­ment dire, cir­con­specte avec ces trucs d’honneur, c’est un peu tou­jours des mecs mafieux à qui t’a envie de dire, c’est bon pète un coup, range ton égo quoi, même si du coup y’aurait pas d’histoire. Il y a John Wick que j’ai vu y’a pas longtemps, où lit­térale­ment un gars bute tout le monde parce qu’on a tué son chien. Je dis­ais quoi ?

Que la ques­tion de l’honneur vous avait parlé. 

Ah oui voilà ! Je sais pas pourquoi, avec ce spec­ta­cle, tout à coup j’ai vrai­ment ressen­ti le déshon­neur de Oreste là. C’est fou. Je com­pre­nais vrai­ment qu’il ait la haine, mais je crois que c’est essen­tielle­ment parce que les deux per­son­nages des par­ents sont insup­port­a­bles, hyper arro­gants et tout. Ils réveil­lent vrai­ment la haine en toi.

Vous diriez que vous com­prenez le geste meur­tri­er d’Oreste ? Même si c’est un geste terroriste ? 

Oui et non. Bon, faut pas exagér­er, on veut nous faire croire que c’est un geste ter­ror­iste, dans le sens où ça c’est le met­teur en scène qui rajoute une couche, mais les ter­ror­istes, ils tuent par leurs par­ents par souffrance.

Qu’avez-vous pen­sé de la manière dont le spec­ta­cle abor­de la ques­tion du terrorisme ? 

C’est sûre­ment ce qui m’a le plus dérangé, mais je réalise en par­lant que j’ai beau­coup décon­nec­té cette his­toire de ter­ror­isme et cette his­toire d’Oreste, un peu comme si c’était deux spec­ta­cles. Je sais pas trop com­ment répon­dre. En fait, c’était vrai­ment très vio­lent, mais pas comme des fois la vio­lence peut être réussie, ou jouis­sive comme dans un Taran­ti­no par exem­ple. Là c’était vrai­ment très lourd et pesant. Les acteurs en fai­saient vrai­ment des caiss­es, je me sou­viens surtout des regards vrai­ment noirs et glauques, dans la salle. Je trou­ve qu’ils en font trop en fait. Bien sûr que le ter­ror­isme est une tragédie, mais surtout pour les gens là-bas en fait. Bien sûr, ils étaient dans le spec­ta­cle et ils nous par­laient, mais faut arrêter de faire autant un pat­a­caisse du ter­ror­isme ici. On est telle­ment paralysés par la peur, et puis oui bien sûr que c’est hor­ri­ble, mais en en faisant toute une tragédie comme ça, on joue leur jeu en fait. Si on a peur, ils ont gag­né, c’est pour ça que ça s’appelle ter­reur-isme. En tous cas moi j’en ai marre de ce discours.

Selon vous, quelles sont les inten­tions poli­tiques de ce spectacle ? 

Les inten­tions poli­tiques ? C’est pas évi­dent. Je crois que c’est pas un spec­ta­cle qui a un mes­sage, c’est vrai­ment une pièce de théâtre, mais faite en Irak, donc c’est intéres­sant de voir com­ment on fait une pièce de théâtre ailleurs. C’est des acteurs d’Europe, mais qui vont à la ren­con­tre d’une autre sit­u­a­tion que la leur, et c’est pas plus mal. Je crois qu’on veut surtout nous mon­tr­er ça. Bon mais il y aus­si tout ce dis­cours sur le ter­ror­isme. Ah oui, ça me rap­pelle un truc que je voulais dire avant, sur le ter­ror­isme. Je me sou­viens qu’au moment où la mère se fait tuer, ou le père, je sais plus, bref je regar­dais ce truc hor­ri­ble, et je me dis­ais « Mais pourquoi je suis en train de regarder ça ? ». Tout à coup j’étais hyper con­sciente d’être dans un théâtre et je me dis­ais, mais qui décide de mon­tr­er ça ? Et pourquoi tu le fais ? Quand je regar­dais cette ligne de ter­ror­iste armée qui me regar­dait là, ça me fai­sait froid dans le dos, et je me demandais si les gens qui ont décidé d’accueillir ce spec­ta­cle étaient dans la salle, et s’ils avaient froid dans le dos. Franche­ment, est-ce que c’est bien néces­saire de mon­tr­er ça aujourd’hui ? Je suis pas sûr que la ville soit dans son rôle quand il y a du ter­ror­isme sur les planch­es, mon­tré tout nu, si je peux dire.

La ville n’interfère nor­male­ment pas dans les choix esthé­tiques de la programmation.

Et c’est qui qui décide du coup ?

L’équipe de pro­gram­ma­tion des théâtres, Vin­cent Bau­driller en l’occurrence.

Ok, bah je serais curieuse d’avoir son avis sur le spectacle.

Vous pour­riez décrire votre avis sur cette déci­sion de programmation ?

Je com­prends que peut-être c’est vendeur et ça fait du buzz, et que ça crée de l’emploi, mais faire du prof­it avec des spec­ta­cles qui s’amusent à recréer tout ce qui fait peur dans le ter­ror­isme, c’est dis­cutable. Ok, mais main­tenant je crois que je com­prends mieux ce qui me dérange, en fait ce spec­ta­cle, il te remet dans la posi­tion d’avoir peur, en plus en mon­trant les irakiens trau­ma­tisés par Daesh et tout. Je crois que j’aurais envie que les jeunes voient autre chose. Oreste c’est dif­férent, parce qu’il a pas pleine­ment le choix d’en arriv­er là, il est pas respon­s­able de toute cette douleur, mais il faudrait plutôt des trucs qui dis­ent aux jeunes que se rad­i­calis­er n’est pas une solu­tion. Bref, voilà, je crois pas que la ville, et la per­son­ne qui a choisi ce spec­ta­cle, je crois que c’est pas leur rôle de rep­longer les gens dans la ter­reur que veu­lent sus­citer les terroristes.

Vous avez très peu abor­dé le sujet des per­son­nes iraki­ennes à l’écran, est-ce que cet aspect du spec­ta­cle vous a moins marqué ? 

Dans quel sens ? Bah, c’est vrai que j’en ai pas trop par­lé, mais je crois que c’est parce que ce qui m’a intéressé, c’est surtout l’histoire d’Oreste qui était très réussie, et toute la par­tie vrai­ment sur le ter­ror­isme m’a beau­coup dérangé, à cause de ce que je dis­ais. Alors qu’est-ce que je pense des per­son­nes iraki­ennes, je sais pas, les pau­vres, ils étaient coincés entre deux trucs. Enfin, non, mais de mon point de vue ils l’étaient parce que for­cé­ment ils avaient pas grand-chose à voir dans l’histoire d’Oreste, par exem­ple ils sont pas du tout dans le repas de famille ou dans les meurtres, tiens d’ailleurs peut-être que c’est inspiré de Fes­ten aus­si, je sais pas si tu con­nais, un film ou un repas de famille dégénère. Bon mais bref, ça, et puis le truc sur le ter­ror­isme, ça n’a rien à voir avec eux, enfin, c’est pas ce que je veux dire, de mon point de vue à moi, dans le théâtre en Suisse, le prob­lème du ter­ror­isme, c’est qu’est-ce que le théâtre nous mon­tre, comme choix de la ville quoi. Un truc pareil, ça passerait pas à la télé par exem­ple. Oui, mais du coup, bah je sais pas, en gros, eux le ter­ror­isme ils savent vrai­ment ce que c’est, moi pas.

Entretien n°14

Homme / 26 ans / Infor­mati­cien / Va régulière­ment au théâtre

En deux mots, diriez-vous que le spec­ta­cle vous a plu ? 

Oui, c’était vrai­ment formidable.

Pour­riez me racon­ter votre expéri­ence de ce soir ? 

Mon expéri­ence ? Plutôt une très bonne expéri­ence. J’ai trou­vé le spec­ta­cle vrai­ment intéressant.

Qu’est-ce qui vous a intéressé ? 

L’idée de faire une pièce de théâtre au Moyen-Ori­ent. Parce que sou­vent on dit beau­coup de choses sur les racines judéo-chré­ti­ennes de l’Europe et tout, mais on oublie beau­coup le rôle du monde arabe. C’est quand même là qu’on a inven­té une bonne par­tie de notre civilisation.

Vous diriez que le spec­ta­cle rétablit cette his­toire oubliée ? 

Oui. Peut-être pas directe­ment, ou pas explicite­ment. Mais c’est vrai­ment ce qu’on ressent en voy­ant juste­ment une tragédie grecque, ou même sim­ple­ment une pièce de théâtre jouée là-bas. Le fait que les acteurs soient aus­si sur scène ça joue beau­coup, ou plutôt le fait d’avoir des acteurs et des actri­ces en Irak mais aus­si ici. Et comme la vidéo et la scène dis­cu­tent, c’est comme si tout le monde jouait ensemble.

Com­ment vous décririez la rela­tion entre les per­son­nes qui jouaient sur scène ce soir et les per­son­nes à l’écran ?

Les per­son­nes à l’écran, c’est des irakiens et des iraki­ennes qui jouent leur pro­pre rôle. Bon, je dirais même pas qu’elles jouent vrai­ment. Enfin, il y a cer­taines scènes où elles jouent, mais glob­ale­ment elles sont elles-mêmes comme dans un doc­u­men­taire. C’est un doc­u­men­taire sur des acteurs qui mon­tent un spec­ta­cle, avec l’aide d’acteurs européens quoi.

Diriez-vous que le spec­ta­cle vous a racon­té une histoire ? 

 Oui, bien sûr. L’histoire d’Oreste, mais c’était vrai­ment sec­ondaire, c’était surtout l’histoire de l’Irak qui cherche à se recon­stru­ire. Je me suis dit plusieurs fois qu’Oreste c’était juste un pré­texte pour mon­tr­er ça. Il y a sûre­ment un mes­sage der­rière tout ça. Je pense qu’Oreste c’est la déca­dence d’un empire, une civil­i­sa­tion qui s’effondre, et c’est sen­sé de le mon­ter dans le cadre d’un pays qui juste­ment est en train de se recon­stru­ire après une occu­pa­tion barbare.

En quoi est-ce sensé ? 

C’est dif­fi­cile à dire. J’ai pas l’habitude de trop analyser. Je pense que l’histoire d’Oreste est là pour aug­menter l’émotion des gens.

Du pub­lic ?

Non des irakiens, de tous ceux qui nous mon­trent leur his­toire, ce qu’ils vivent quoi. On voit bien toute la vio­lence qu’ils vivent au quotidien.

Que pensez-vous du traite­ment de cette vio­lence dans le spectacle ? 

C’est dif­fi­cile à dire. C’est pas une ques­tion facile. Je pense que, si toi tu vis en Irak et tout. Il y a ces gens qui débarquent…

La com­pag­nie de Milo Rau ? 

Oui voilà la com­pag­nie de Milo Rau, il y a ces gens qui débar­quent, et ils te dis­ent « Alors on va faire un spec­ta­cle d’Oreste, c’est vous qui allez jouer, mais on va quand même filmer aus­si la ville détru­ite ». Je me demande bien ce qu’ils ont ressen­ti. Je me suis demandé à un moment s’ils trou­vaient pas ça un peu indé­cent quand même. J’ai pen­sé à ça pen­dant le moment où il y a la course-pour­suite, oui avant le meurtre du père ou de la mère je sais plus. À un moment, la caméra filme un fig­u­rant irakien, et il regarde un peu la caméra, et on sent bien qu’il est pas là du tout. Je pense qu’il se dis­ait : « Donc en fait, moi j’ai vécu la guerre », peut-être même qu’il a per­du des proches à cause de Daesh, c’était telle­ment vio­lent, et bref il se dis­ait « Tout autour de moi est détru­it, et là il y a ce type, ce grand artiste qui vient, et qui est en train de tourn­er un film sur une his­toire dont je me fiche, et moi qu’est-ce que je fous là franche­ment ? ». Tu vois ce que je veux dire ? Est-ce que c’est pas un peu indé­cent pour eux ? Est-ce qu’on peut deman­der ça à des acteurs, de faire comme si de rien n’était autour d’eux et de faire du théâtre ? A mon avis, il y en a cer­tains qui devaient trou­ver ça for­mi­da­ble. Je me sou­viens d’un, celui qui fait le copain, il était vrai­ment à fond, j’avais l’impression qu’il se dis­ait qu’il allait restau­r­er  l’honneur de son pays quoi.

Pourquoi ça ?

Mais je sais pas, il était sur sa tour, il par­lait à la caméra, enfin il nous par­lait quoi, et il était à fond dans son rôle, il essayait que ça soit super beau, et c’était super beau hein, c’était comme pour nous dire : « Regardez, nous aus­si en Irak on sait faire de la poésie, on est fiers et courageux, on va recon­stru­ire le pays », bref c’était puis­sant quoi. Moi il m’a vrai­ment pris au trippes lui. Ah et en plus, il jouait un per­son­nage de gay, c’est encore plus fort, parce que les gays étaient per­sé­cutés par Daesh. Et lui, il joue ce truc en nous regar­dant, et il est vrai­ment sûr de lui, du genre : « Regardez, je vais dire haut et fort l’homosexualité et sa beauté, je vais mon­tr­er toute la tolérance dont on a besoin pour recon­stru­ire le pays ». Bref. Il était hyper mar­quant quoi. Mais je sais plus ce que je disais.

Que ce n’était peut-être pas le sen­ti­ment de tous les acteurs irakiens ? 

Ah oui. Bah, c’est ce que je dis­ais avant, je pense pas que tous étaient dans ce sen­ti­ment. C’est très prob­a­ble que cer­tains se dis­aient plutôt qu’on les util­i­sait, ou sim­ple­ment se demandaient ce qu’ils fai­saient là.

Les utilis­er ?

Non, mais peut-être pas jusque-là, parce que je pense qu’ils étaient tous con­tents de jouer là-dedans. Plutôt qu’ils étaient à se deman­der s’ils seraient pas plus utiles ailleurs. Peut-être aus­si que tu peux te sen­tir coupables de jouer dans un méga-spec­ta­cle par rap­ports aux autres gens qui galèrent.

Vous par­leriez d’un rap­port de pou­voir iné­gal entre la troupe et les per­son­nes irakiennes ? 

Dans quel sens ?

Dans le sens où Milo Rau est for­cé­ment plus libre de fab­ri­quer le spec­ta­cle selon sa per­spec­tive, en util­isant la parole des per­son­nes sur place ? 

Bah, for­cé­ment un peu, mais moi ça m’a pas dérangé. C’est juste­ment ce que j’ai trou­vé beau. Et puis voilà, si tu veux faire ce spec­ta­cle, t’es obligé d’accepter ça. Je me demande com­ment ils ont fait avec les ques­tions de langue aussi.

Vous diriez que ce spec­ta­cle a une ambi­tion éthique ou politique ? 

Oui bien sûr, c’est un spec­ta­cle très très poli­tique. Je pense que c’est un peu un hom­mage aux gens, et une attaque con­tre nous, ou pas une attaque, mais un cri d’alerte : « Atten­tion, si vous ne faites rien con­tre le ter­ror­isme, des pays sont détru­its et des gens souf­frent ». C’est prin­ci­pale­ment ça le mes­sage, à mon avis, mais après je sais pas for­cé­ment très bien le but du spectacle.

Entretien n°15

Homme / 22 ans / Étu­di­ant / Va régulière­ment au théâtre 

Est-ce que vous avez appré­cié le spectacle ? 

Alors, j’en suis sor­ti vrai­ment touché, mais le temps passe et depuis je suis un peu scep­tique en fait. J’en repar­lais avec un ami l’autre jour, et on se dis­ait qu’il y avait quand même plein de choses étranges dans cet Oreste à Mossoul.

Qu’est-ce qui vous a paru étrange ? 

Alors j’étais très heureux et touché en sor­tant par la force de l’histoire quand même, mais après un moment, ah oui, et pour moi ce qui mar­chait super bien dans ce spec­ta­cle, c’était surtout le réal­isme en fait. C’était totale­ment un spec­ta­cle qui inscrit une his­toire dans un con­texte réal­iste, quelque chose de vrai­ment basé sur des faits réels. Je veux dire que ce n’était pas l’histoire qui était réel, mais qu’elle racon­tait quelque chose de réel à cause de l’endroit où elle était joué. Et d’ailleurs tous les acteurs fai­saient surtout un com­men­taire de la vidéo. En fait, ce qui était impor­tant, c’était la vidéo, ce qu’il s’était passé en Irak, pas ce qu’il se pas­sait sur scène. Sur scène, on venait juste nous racon­ter l’important, soit cette ren­con­tre entre la com­pag­nie belge et la com­pag­nie iraki­enne. Et puis surtout, le geste de l’artiste en réal­ité, c’est de présen­ter au peu­ple irakien un meur­tri­er de l’Etat Islamique et sim­ple­ment de pos­er une ques­tion : faut-il le tuer ? Et c’est tout. Et le fait que per­son­ne ne choi­sisse, c’est très impor­tant. On ne va pas tuer le ter­ror­iste. On ne devient pas le bar­bare qu’est l’autre par vengeance. Ce n’est pas très orig­i­nal, mais c’est très significatif.

Et pourquoi votre sen­ti­ment change ? Rap­pelez-moi quand vous avez vu le spectacle ? 

Il y a une semaine. Alors, mon sen­ti­ment change à cause de cette ques­tion du réel, c’est juste­ment de ça qu’on par­lait avec cet ami. Je com­mence à me dire qu’on s’est un peu fait avoir en fait. Il n’y a pas grand-chose qui per­me­tte d’être sûr de la réal­ité de tout ça, et ce choix de toute l’histoire d’Oreste dis­tan­cie aus­si pas mal de la réal­ité filmée. Plus le temps passe, plus j’ai l’impression d’une manip­u­la­tion du réel, d’avoir regardé l’artiste qui met en scène son geste pour dire ce qu’il a envie de dire, et ça, à la lim­ite, pourquoi pas, c’est ce que font les artistes depuis tou­jours, mais il nous fait croire qu’il ne manip­ule pas le réel, c’est ça qui me dérange.

Vous diriez qu’il instru­men­talise la sit­u­a­tion ? C’est quelque chose que j’ai enten­du durant les entretiens. 

Je me doute que je ne suis pas le seul à me pos­er la ques­tion, et ça ne change rien à la beauté vrai­ment du spec­ta­cle, qui est une claque, mais il y a peut-être de ça oui. En tous cas, j’ai du mal à croire à la sincérité de tout ce petit monde qui joue. C’est très impor­tant la sincérité, puisque en fait c’est un spec­ta­cle sur le choix. Après, vous avez peut-être par­lé avec des gens qui voient les choses dif­férem­ment, moi j’y étais une per­son­ne qui pen­sait pas du tout ça, qui trou­vait que c’était vrai­ment un moment de vie qu’on nous mon­trait, elle, elle trou­vait presque ça voyeuriste, et je lui dis­ais mais non.

Pourquoi dites-vous qu’il s’agit d’un spec­ta­cle sur le choix ? 

Ah bah c’est cen­tral. Il y a vrai­ment une suite de choix. Après, au théâtre, il n’y a que des choix, c’est un écrivain con­nu qui dis­ait ça, je ne sais plus lequel.

Vous pour­riez détailler ces choix ? 

Bon le choix cen­tral, c’est celui que fait le peu­ple, tuer ou ne pas tuer. Se venger ou ne pas se venger. Ensuite, il y en a d’autres. Il y a d’abord le choix d’Agamemnon, qui ren­tre et provoque sa femme en ramenant Cas­san­dre avec lui. Ensuite, il y a le choix de sa femme, qui le tue. Puis la scène du choix d’Oreste, qui décide de se venger. Et là on voit tout le drame de la vengeance, la pul­sion incon­trôlable d’une per­son­ne. C’est ce qui donne tout son sens à la ques­tion de la vengeance, parce qu’ensuite elle est déplacée à l’échelle d’une société. Est-ce que tout un peu­ple peut ren­tr­er dans la folie meur­trière de tuer des ter­ror­istes par vengeance ? Est-ce que la société est assez solide pour résis­ter à sa pul­sion de mort ? Je pense que ça inter­roge quand même les insti­tu­tions aus­si, parce que c’est en défini­tive la Jus­tice qui doit décider. La Jus­tice, c’est ce qui sup­porte la société, ce qui évite qu’on s’entretue, c’est un cadre néces­saire. Et d’ailleurs, j’ai trou­vé ça bizarre que Milo Rau ne mette pas en scène la Jus­tice. C’est sim­ple­ment quelques per­son­nes du peu­ple, prob­a­ble­ment vic­times de l’Etat Islamique qui déci­dent, et il veut mon­tr­er la noblesse de leur déci­sion. C’est prob­a­ble­ment une manière finale de dire que l’homme est bon par nature. Je peux le com­pren­dre, mais c’est là où je me demande s’il n’y a pas manip­u­la­tion. L’homme n’est ni bon, ni mau­vais, la vie est compliquée.

Selon vous, quelles sont les inten­tions éthiques ou poli­tiques du spectacle ? 

C’est la ques­tion, c’est sûr. Nous ren­dre con­fi­ance en la solid­ité de notre société, je crois. Je pense que c’est une manière de dire : eh bien, le ter­ror­isme s’attaque à nos insti­tu­tions, il risque de ren­vers­er la vapeur, mais c’est un petit régime de ter­reur, on doit tenir. Ah oui, mais c’est ça que je voulais dire : finale­ment, en fait, l’intention éthique du spec­ta­cle comme tu dis, c’est de nous met­tre face au choix.

Quels élé­ments du spec­ta­cle sus­ci­tent cet effet selon vous ? 

Alors for­cé­ment la scène finale, puisque per­son­ne ne décide, alors que ce n’est pas pos­si­ble de décider, enfin non, que ce n’est pas pos­si­ble de ne pas décider. On ne peut pas tuer et pas tuer, ça marche pas, ça veut dire que c’est au spec­ta­teur de décider. Alors il y a quelque chose de for­cé­ment sus­picieux, c’est qu’on nous par­le de l’occupation d’une ville pour nous inviter à choisir sur le ter­ror­isme, alors qu’on est pas frap­pés par le ter­ror­isme de la même manière que les irakiens. On habite pas dans une ville occupée, on a pas la même réal­ité. Ici, c’est plutôt une ques­tion de quelques indi­vidus dan­gereux qui ont un fort pou­voir de désta­bil­i­sa­tion de l’opinion publique.

Donc le spec­ta­cle veut surtout met­tre le pub­lic face à une question ? 

Oui, nous aus­si on doit se pos­er cette ques­tion : faut-il tuer les ter­ror­istes ? Il y a des gens qui pro­posent le rétab­lisse­ment de la peine de mort pour les ter­ror­istes hein, ici en Suisse, mais en France aus­si. Mais tu vois, en en par­lant, je me dis que je suis dur, et que cet aspect du spec­ta­cle est quand même vrai­ment réus­si. D’habitude, il y a tou­jours cet argu­ment qui dit que « La vraie cause du ter­ror­isme, c’est l’Occident » ou surtout que c’est les per­son­nes qui vivent là-bas qui sont les pre­mières vic­times du ter­ror­isme. Alors, peut-être que c’est vrai, mais l’intelligence de ce spec­ta­cle, c’est de démon­tr­er que ça ne change rien en fait. Pour eux comme pour nous, la ques­tion est là-même, est-ce qu’on peut les tuer ou non ? Est-ce qu’on doit les tuer plutôt.

Vous diriez que le spec­ta­cle a influ­encé votre avis sur la question ? 

C’est dif­fi­cile à dire, je n’ai pas un avis tranché, mais c’est intéres­sant de pos­er la ques­tion. Dis­ons peut-être qu’il la pose autrement, ou plutôt il casse les idées reçues, même si ce n’est pas dit qu’il y arrive. Par exem­ple, il y avait une jeune per­son­ne à côté de moi, et elle était très émue pen­dant une scène, je ne me sou­viens plus laque­lle. Je suis con­va­in­cu qu’elle est sor­tie du spec­ta­cle en se dis­ant que c’était mag­nifique, que le par­don c’était for­mi­da­ble, enfin, que c’était vrai­ment une valeur absolue quoi. Je me sou­viens que je l’ai enten­du par­ler à la fin du spec­ta­cle, et puis elle dis­ait je ne sais plus bien quoi, mais en gros que c’était un grand moment d’humanisme ce spec­ta­cle etcetera. Elle n’a pas vrai­ment affron­té la réal­ité, la com­plex­ité de tout ça. Elle est restée sur du tout noir ou tout blanc. C’est pos­si­ble aus­si que des gens sor­tent de là, mais en ayant com­pris que ce n’est pas tout noir ou tout blanc, que peut-être, par­fois, on doit tuer ceux qui men­a­cent notre vie, pour nous défendre. Je pense que cette pos­si­bil­ité mon­tre que le spec­ta­cle casse les idées reçues. Alors bien sûr, il y aura sûre­ment tout une jeunesse de gauche qui va dire que c’est for­mi­da­ble etcetera, mais, en fait, cette jeunesse va se faire avoir.

Je voulais vous deman­der si vous arriv­iez à imag­in­er d’autres expéri­ences que la vôtre, mais c’est vis­i­ble­ment le cas. 

Oui, mais c’est impor­tant d’imaginer ce que les autres pensent de quelque chose, ça per­met de les con­va­in­cre, ou de com­pren­dre la société. Et d’ailleurs, je voulais dire ça aus­si, je pense que l’artiste, que Milo Rau, il a inté­gré ça dans son spec­ta­cle en fait, comme si il l’avait prévu. Par exem­ple, je suis sûr que la jeunesse dont je par­lais, elle est représen­tée par Oreste. Il est impétueux et il a envie de tout trans­former, et en fait il a de grands idéaux qui sont absur­des au vu de la réal­ité, mais il s’en rend pas compte. Je met­trai ma main à couper que plein de jeunes se sont recon­nus en lui, en oubliant qu’en fait c’était lui le meur­tri­er, je crois même que c’était lui qu’on jugeait.

Vous pensez qu’une jeunesse de gauche, qu’on peut sup­pos­er plutôt paci­fiste, est sym­bol­isée par un per­son­nage de meurtrier ? 

Oui, et en le dis­ant comme ça, je crois que ça for­mule très bien l’intelligence de ce spectacle.

Entretien n°16

Homme / 31 ans / Fonc­tion­naire / Va régulièrem­nt au théâtre

En deux mots, diriez-vous que le spec­ta­cle vous a plu ? 

C’est dif­fi­cile en deux mots, mais je crois que je suis surtout cri­tique de tout ça.

Cri­tique de quoi exactement ? 

Cri­tique de l’idée même du spec­ta­cle, je crois. En tous cas, ce qui me laisse songeur, quand même, c’est que rien de tout ça n’avait l’air réel. Sur une base de pro­jet qui est dans un truc de vrai­ment filmer la réal­ité, je suis scep­tique de ce que j’ai vu. En fait, je suis scep­tique d’un spec­ta­cle qui racon­te le par­don, enfin le fait de par­don­ner, ou d’acquitter plutôt, un tueur dans une ville en guerre.

Com­ment décririez-vous votre expéri­ence du spectacle ? 

Juste­ment, comme quelque chose de per­tur­bant. Bon, ça m’a fait beau­coup réfléchir, c’est sûr.

Réfléchir à quoi ? 

Réfléchir à la guerre, comme idée, à la guerre et à à quel point c’est une réal­ité qu’on con­nait plus en Occi­dent. C’est une réal­ité de nos grands-par­ents, mais nous on en est très coupé. Je fais pas par­tie de ces per­son­nes qui ont gran­di avec des réc­its de la guerre en Europe et tout ça. Mais à chaque fois que je vois des guer­res, genre dans les films aus­si, et bah j’ai cette sen­sa­tion en même temps d’un dégoût et d’une beauté bizarre, style rap­port de fas­ci­na­tion répul­sion, ou je sais plus com­ment on dit.

Com­ment diriez-vous que le spec­ta­cle abor­de la ques­tion de la guerre ? 

Alors il l’aborde comme une ques­tion, mais aus­si comme un tableau. C’est très frap­pant, il y a beau­coup d’images du film pro­jeté où c’est très beau, le désert, les bâti­ments en ruine. Je sais que c’est bizarre de dire ça, mais ça a une beauté aus­si. Donc je pense que d’abord, c’est le tableau d’un artiste. C’est pas nou­veau, il y a beau­coup de tableaux sur la guerre. C’est une manière de trans­former notre regard là-dessus. Par exem­ple, la lumière est très frap­pante, très tra­vail­lée, la lumière du jour qui se lève, avec les cos­tumes et les vis­ages qui sont vrai­ment dans ce truc d’un éveil, du réveil d’un pays. Et puis après la lumière couchante, avec le procès, le deuil, ce truc du par­don du tueur, mais dont on va par­ler après je pense. Ah j’ai oublié de dire, mais la nuit aus­si, il y a des images avec des caméras à vision noc­turne, infravi­o­lettes. Bref, mais c’est pas qu’une ques­tion de lumière. D’ailleurs, je me dis­ais un truc pen­dant le spec­ta­cle, c’est que la scène, en fait, c’est assez moche ce qu’il y a. C’est pas tra­vail­lé. Ou plutôt, on a envie de bien nous faire ressen­tir que c’est pas l’essentiel. C’est un endroit plutôt intel­lectuel et de dis­cours, ça com­ment beau­coup le film. C’est un espace de con­traste, qui sert, c’est juste mon avis hein, à soulign­er, ou à met­tre en avant la beauté des images réelles.

Diriez-vous que le spec­ta­cle vous a racon­té une histoire ? 

Non, pas vrai­ment. Enfin, ça dépend de quoi on par­le. Bien sûr qu’il y a une his­toire au sens d’un mythe qui est racon­té. Mais c’est telle­ment éclaté, et décousu, que c’est pas vrai­ment quelque chose qu’on racon­te, plutôt quelque chose qu’on mon­tre. Je pense surtout que ça racon­te quelque chose de très atem­porel, de très uni­versel, fixé sur des grandes idées quoi : le par­don, la guerre, l’exil. L’exil, c’est quelque chose de très présent. Tu sais, ça m’a pas for­cé­ment frap­pé sur le coup, mais plutôt après, j’ai vu le spec­ta­cle il y a quoi, une semaine, et entre temps, j’ai enten­du des trucs sur la TSR je crois, sur la crise migra­toire, et j’ai repen­sé au spec­ta­cle. Je me suis dit que, tout sim­ple­ment peut-être, en fait, le spec­ta­cle il était né de ces images, ou de cette crise en général. Tu sais quand il y a tou­jours ce truc des réfugiés de guerre et des réfugiés économiques. Peut-être que le but du spec­ta­cle c’était de faire con­naître un peu plus pré­cisé­ment de quoi on par­le quand on dit « les gens qui fuient la guerre ».

Vous diriez que c’est une des inten­tions poli­tiques du spectacle ? 

Oui, je pense. Après, c’est pas tout le spec­ta­cle non plus, parce que tout ça n’a pas grand-chose à voir avec Oreste, Agamem­non, la Guerre de Troie, etcetera etcetera. L’intention poli­tique du spec­ta­cle, comme tu dis, c’est surtout de don­ner de la matière à com­ment nous on voit la crise migra­toire, mais Oreste c’est pas juste un pré­texte, c’est même peut-être ce qui sert à vrai­ment con­stru­ire le mes­sage, et là on arrive sur ce truc de par­don dont je par­lais. C’est quand même deux heures d’images de guerre qui se con­clu­ent sur un procès, comme genre sou­vent les procès con­clu­ent les guer­res, comme le procès des nazis là, je me sou­viens plus com­ment il s’appelle.

Nurem­berg ?

Oui voilà mer­ci. Nurem­berg c’est le procès qui résume la guerre. Mais faut pas être idiot, c’est aus­si le moment où les gag­nants mon­trent qu’ils ont gag­né. Si Hitler avait gag­né la guerre, le procès de Nurem­berg, ça aurait été genre De Gaulle ou Churchill qui auraient été jugés coupables de je sais pas quoi, genre trahi­son à la patrie. La jus­tice c’est relatif. Et ce qui me dérange, non seule­ment c’est que l’auteur se con­tente de con­stater, comme si dire juste « La jus­tice c’est relatif », c’était suff­isant. Pour moi le théâtre doit cor­riger les tra­vers du monde, l’art en général, ou au moins pro­pos­er des choses. Sinon c’est un peu défaitiste et dép­ri­mant. Après, le souci aus­si, c’est de faire une mise en scène d’un procès, dans une sit­u­a­tion où on ne sait pas bien qui a gag­né la guerre, ça c’est le truc dont je suis plus cri­tique. Comme per­son­ne n’a gag­né, et aus­si comme c’est des gens du peu­ple qui jugent Oreste, et qui vont l’acquitter, ou en tous cas ne pas le tuer, bah ça ne dit rien de la sit­u­a­tion. Cha­cun peut penser un peu ce qu’il veut, et c’est trop facile. Il manque une prise de posi­tion tranchée. On par­lait de poli­tique tout à l’heure, je vois pas com­ment tu peux réfléchir tout un spec­ta­cle pareil et juste­ment pas affirmer des idées, ce qui est le principe de la politique.

Vous ne pensez pas que le but c’était plutôt de faire ressen­tir des émo­tions, la com­plex­ité d’une situation ?

Non, je ne crois pas. Pour moi c’est pas un spec­ta­cle d’émotion. Ou alors si tu vas à ça pour te faire vibr­er, je dirais même te faire mouss­er, quel sens ça a franche­ment. Je com­prends pas que des gens aient pu pleur­er quoi. A côté de moi, ça pleu­rait, à la fin là, peut-être que c’était juste émo­tion­nel et la vio­lence tout ça. Bon, mais je dis pas que c’est pas bien de pleur­er, mais rien dans le spec­ta­cle n’était fait pour sus­citer nos émo­tions. Les gens n’étaient pas pathé­tiques ou quoi. Quand Agamem­non meurt, la meuf, elle regarde le pub­lic et elle dit : « Il est mort ». Alors ça pour­rait être intense, mais ça l’est pas, déjà parce que tu vois que la scène, c’est une ver­sion décharnée du film, alors for­cé­ment tu sens que le but est intel­lectuel, le but c’est de penser ça, pas de pleurer.

Vous pour­riez décrire plus pré­cisé­ment les élé­ments qui vous font dire que le spec­ta­cle ne voulait pas faire ressen­tir d’émotions ?

Beau­coup de choses, mais surtout ce truc de dédou­ble­ment de l’image et de la scène : c’est tou­jours dis­tan­cié. L’image est loin de toi. Et aus­si ce truc de tableau dont on par­lait, ça veut peut-être ressen­tir de la beauté, mais surtout pas des émo­tions pour les gens ou avec les gens. Tout est froid et lointain.

Selon vous, que dit le spec­ta­cle du terrorisme ? 

J’ai pas trop pen­sé au ter­ror­isme. Je crois pas que ça par­le de ça.

La plu­part des per­son­nes avec qui j’ai dis­cuté a évo­qué la ques­tion du terrorisme. 

Ah bon ? Non, mais c’est juste que au Moyen-Ori­ent, il y a des pra­tiques dans les guer­res, comme les exé­cu­tions publiques ou les atten­tats-sui­cide, et que dans notre œil français, ou suisse, ça évoque le terrorisme.

C’est aus­si que Mosul était occupée par Daesh, qui a revendiqué des atten­tats ter­ror­istes en Occident. 

Bah oui, mais là on par­le de Mossul, par de l’Occident. Le spec­ta­cle fait aucune référence à l’Occident, mais d’ailleurs, en en par­lant là, je me dis que ça manque dans le spec­ta­cle, une prob­lé­ma­ti­sa­tion de l’Europe, ou de l’Amérique qui vient bom­barder le Moyen-Ori­ent. Pas une seule fois l’auteur ne pose la ques­tion de qui est vrai­ment le chef d’orchestre du chaos dans les pays arabes, c’est-à-dire les USA, pas que, mais quand même beau­coup. Peut-être qu’il veut pas se mouiller. Ou sim­ple­ment qu’il a vrai­ment tra­vail­lé avec les gens, leur per­cep­tion des choses etcetera et que dans leur per­cep­tion, ils se ren­dent pas compte du rôle majeur des USA.

Vous ne trou­vez pas que la scène finale, avec l’acteur qui regarde son télé­phone, prob­lé­ma­tise quand même la ques­tion de l’Occident ?

Oui, c’est vrai. J’avais oublié cette scène. C’est un peu la scène qui réflé­chit tout le spec­ta­cle sur un ton de « Vivre en sachant qu’il y a des guer­res ailleurs ».

Et vous en avez pen­sé quoi ?

Rien de spé­cial. Ce que j’en pen­sais déjà. On peut très bien vivre en sachant qu’il y a des guer­res ailleurs. On le fait tous les jours. Là, pen­dant qu’on par­le, il y a des guerres.

Entretien n°17

Femme / 58 ans / Employée dans la cul­ture / Va régulière­ment au théâtre

En deux mots, est-ce que le spec­ta­cle vous a plu ? 

Oui, j’ai trou­vé ça vrai­ment pas­sion­nant comme moment. Je suis tou­jours impres­sion­née par la per­ti­nence de Milo Rau, mais aus­si par le courage qu’il a, à s’attaquer aux sujets les plus dif­fi­ciles, mais aus­si les plus urgents.

Ce n’est pas la pre­mière fois que vous voyiez un spec­ta­cle de Milo Rau ?

Non j’ai vu d’autres choses de lui, mais tou­jours seule­ment à Vidy. J’ai vu celui sur l’homophobie là, avec le meurtre en Bel­gique de ce jeune qui sort de boite de nuit. Oui voilà, His­toires du théâtre, et puis aus­si celui avec les tri­somiques, hyper per­tur­bant, qui adap­tait un texte de Sade je crois, oui, mer­ci, Les 120 journées de Sodome.

Com­ment décririez-vous votre expéri­ence de ce soir ? 

Mon expéri­ence ? De la soirée ? Mon expéri­ence, d’abord, c’était d’angoisser. Je sais pas pourquoi, mais dans le foy­er, avant le spec­ta­cle, j’étais déjà en train d’angoisser. Je savais même pas vrai­ment à quoi ressem­blerait le spec­ta­cle, mais avant le spec­ta­cle, je sais pas, les gens m’inquiétait. Bon, c’est quelque chose que je ressens sou­vent, c’est aus­si à cause du pub­lic. Il y a une frac­ture entre la grav­ité, ou le sérieux, ou par­fois aus­si la beauté de ce que tu vois sur scène, et pouf, tout à coup, on sort de ça et on dis­cute en grig­no­tant et en mangeant des bières [sic]. Je trou­ve ça à la fois ridicule, et, juste­ment, angois­sant. Mais ce soir-là, c’était aus­si avant d’entrer. Bon, ça me fait aus­si ça, avant d’entrer, c’est le même ridicule. Je pense que je savais ce que j’allais voir. Je sais plus pourquoi. Ah oui mais si, j’avais regardé le trail­er dans le bus, sur mon natel. Le trail­er posait claire­ment le cadre de la guerre, en Iran, oui par­don en Irak, avec la musique hyper laconique là, une com­plainte en arabe.

Et qu’est devenu ce pre­mier sen­ti­ment au fil du spectacle ? 

Alors oui. Euh, en fait, je crois que l’angoisse est restée, mais quand même que la qual­ité du spec­ta­cle a un peu apaisé tout ça, c’était très prenant, très réus­si. Je pense qu’on peut par­ler d’un désir de l’angoisse dans ce spec­ta­cle, et en même temps d’une réflex­ion sur la réso­lu­tion. Qu’est-ce que ça veut dire la réso­lu­tion ? Com­ment on passe du con­flit à la paix ? Tout ça se joue sur plusieurs plans, le plan mythique, avec la Guerre de Troie, le plan intérieur tout sim­ple­ment, c’est toute l’aventure d’Oreste, meurtre, pas­sion réc­on­cil­i­a­tion tout ça. Et puis bien sûr, c’est adap­té, ou trans­for­mé, dans un con­texte plus con­tem­po­rain, le con­texte de l’Irak en guerre, et cette ques­tion : com­ment on recon­stru­it ? com­ment un peu passe de la guerre à la paix ? Est-ce que la vengeance vaut le coup ?

Quelles sont les inten­tions poli­tiques du spec­ta­cle selon vous ? 

Un peu tout ce que je viens de dire, for­cé­ment. D’abord, il y a un vrai mes­sage de paix, c’est tout bête, mais franche­ment ça fait du bien. Après, il est plus com­plexe, il est plus riche. Je pense que c’est un mes­sage de paix, mais qui s’intéresse à la dif­fi­culté des vies indi­vidu­elles. C’est là que tout le tra­vail sur l’ici et l’ailleurs prend sens. Il y a l’ici du théâtre, mais c’est aus­si l’ici de la Suisse, ou des autres pays d’Europe qui accueilleront le spec­ta­cle. Ce présent, c’est aus­si le regard porté sur l’Irak, mais le spec­ta­cle est aus­si fait de sorte que l’Irak regarde le présent de la Suisse. J’ai été frap­pée, sou­vent de manière plutôt émo­tion­nelle quand même, par les moments où les acteurs irakiens regar­dent presque au-delà de l’écran pour nous voir nous. Je pense que c’est du théâtre du regard, on peut dire ça comme ça, je sais pas si vous êtes d’accord ?

Sans doute. Est-ce que cer­taines séquences du spec­ta­cle vous ont par­ti­c­ulière­ment mar­qué de ce point de vue ? 

Dif­fi­cile de répon­dre, je trou­ve. Peut-être que, ce truc des regards, c’est plutôt quelque chose de latent, quelque chose qu’on retrou­ve à tra­vers les scènes. Par con­tre, de très mar­quant, il y a vrai­ment la scène de la jus­tice, qui porte vrai­ment ce truc de réc­on­cil­i­a­tion dont je par­lais. La réc­on­cil­i­a­tion, là elle se pose, finale­ment de manière plus sym­bol­ique que pra­tique, parce que les per­son­nes assem­blées n’ont pas de réel pou­voir judi­ci­aire. Les per­son­nes sont juste le peu­ple quoi, c’est une métaphore. On nous mon­tre le peu­ple et les ques­tions impos­si­bles que lui posent l’occupation. Cette idée d’occupation, d’ailleurs, elle fait des liens dans l’Histoire. Moi j’ai beau­coup pen­sé à la France après l’occupation nazie, qui était con­fron­tée un peu aux mêmes ques­tions, avec les dérives ou les vio­lences que ça a donné.

Par exem­ple ?

Par exem­ple la tonte des femmes qui ont couché avec des nazis, les con­damna­tions à mort des col­la­bos. C’était tout un débat pub­lic quand même, même si aujourd’hui on a un peu oublié ça. Il y avait des tri­bunes dans les jour­naux, des pris­es de posi­tion, des débats, une par­tie qui dis­ait qu’on devait être plus mis­éri­cordieux que l’occupant, l’autre qui voulait quand même assou­vir une vengeance, ou, parce que je veux pas don­ner l’image que toutes les vio­lences étaient mau­vais­es, une par­tie qui dis­ait : « Si on laisse ça impuni, la démoc­ra­tie serait trop faible pour se relever ». Je crois que c’est de ça que par­le la scène de la jus­tice : « Est-ce que la démoc­ra­tie iraki­enne sera assez forte pour se relever ? Est-ce que le peu­ple peut se réc­on­cili­er en dépas­sant la vio­lence ? ». C’est vrai­ment le moment où le théâtre devient un tri­bunal du monde, grâce à la métaphore, tout le peu­ple juge et est jugé. C’est telle­ment courageux de la part de Milo Rau, mais aus­si de toute son équipe, des gens sur place qui ont par­ticipé au pro­jet, c’est telle­ment courageux de pos­er cette ques­tion frontalement.

Et que pensez-vous du fait que la scène du tri­bunal reste sans réponse ? 

Mais elle reste pas sans réponse ! La réponse, c’est l’empathie, la com­préhen­sion de l’autre. C’est ce que dit très claire­ment Oreste à plusieurs repris­es. On voit bien que l’homophobie subit, qui est celle de Daesh, mais aus­si l’homophobie de tous les jours, qui existe aus­si chez nous, c’est ça qui crée la vio­lence. Bien sûr qu’à la ques­tion de tuer ou non le ter­ror­iste, il n’y a pas de réponse sat­is­faisante. C’est juste­ment la réponse : il n’y a pas de réponse sat­is­faisante. La vio­lence et l’intolérance engen­drent la vio­lence et l’intolérance. Alors tant qu’on organ­is­era les choses en réac­tion à la vio­lence subie, il n’y aura pas d’échappatoire. Il faut recon­stru­ire un monde plus tolérant et empathique à la racine quoi.

Vous avez peu par­lé de votre rela­tion aux per­son­nages, au réc­it d’Oreste.

Je l’évoquais juste­ment. Bon, pour par­ler un peu d’autre chose, c’était vrai­ment bril­la­ment joué. Mais comme tout ce que j’ai vu de Milo Rau, il y a cette fron­tière telle­ment douce et intel­li­gente entre le jeu de théâtre, et aus­si le texte de théâtre et la théâ­tral­ité en général, mais aus­si la réal­ité, l’amateurisme presque des fois. Tout ça rend les acteurs et les actri­ces d’une sincérité hal­lu­ci­nante, qui emporte d’un coup tout le pub­lic avec eux quoi, c’est une cer­ti­tude. Le spec­ta­cle est si réel, et comme il met en abime le spec­ta­cle lui-même, avec le réc­it de com­ment les acteurs vivent le fait d’aller en Irak etcetera, ça rend l’ensemble à la fois réal­iste, à la fois onirique.

Pourquoi onirique ?

Parce qu’il y aus­si quelque chose qui relève du rêve, moi j’y ai beau­coup pen­sé en tous cas. Le rêve est très lié avec l’angoisse, tou­jours. C’est le dis­posi­tif qui veut ça. For­cé­ment, par exem­ple, quand il y a la scène où Clytemnestre pleure la mort d’Agamemnon, nous on voit l’actrice sans rien, et la vraie scène à l’écran, avec cos­tume, fig­u­rants et san­guino­lage, ça c’est un peu le rêve de l’actrice. Et le rêve de la démoc­ra­tie, qui dis­parait, qui dis­parait, qui est en dan­ger jusqu’à ce que pfiout, elle dis­paraisse si on n’y fait pas atten­tion. Mais ce que je voulais dire, c’est que le théâtre apporte une dimen­sion de rêve aux images réal­istes, au doc­u­men­taire. Alors il y en a peut-être qui diront « doc­u­men­taire : doc­u­menteur », mais c’est pas le but de Milo Rau.

C’est vrai que beau­coup de spec­ta­teurs et de spec­ta­tri­ces s’inquiètent de la réal­ité et de sa manip­u­la­tion dans le projet. 

Je com­prends ça, je crois que c’est le but. Mais si on s’imagine qu’un spec­ta­cle de Milo Rau est didac­tique, ou qu’on va s’y informer, on se fourre le doigt dans l’œil. Dans un spec­ta­cle de Milo Rau, la réal­ité, elle est déplacée, vers quelque chose d’autre. La réal­ité elle est bous­culée par le théâtre.

Est-ce que vous arriver­iez à faire le lien entre la per­son­ne que vous êtes, votre tra­jec­toire, et l’expérience que vous venez de me raconter ? 

Bon, mais moi je suis assez proche du théâtre, j’ai été actrice avant, donc for­cé­ment je regarde les choses dif­férem­ment. Et puis j’imagine que je suis aus­si plus sen­si­ble aux pou­voirs du théâtre. Après, je pense aus­si que je suis issue de l’immigration et que du coup c’est des choses qui me touchent par­ti­c­ulière­ment, mes par­ents ont con­nu l’exil pour fuir la vio­lence et l’effondrement de la démoc­ra­tie, alors, for­cé­ment, je suis à fleur de peau sur ces sujets. Je suis peut-être plus émo­tion­nelle par rap­port à tout ça que les autres spec­ta­teurs. Je m’identifie plus, à cause de ça, aux irakiens, surtout aux irakiens acteurs tu vois.

Dans quel sens ? 

Dans le sens où je me pro­jette. Sou­vent, je trou­ve qu’ici les acteurs sont gâtés, on sent que pour eux le théâtre c’est un jeu, un diver­tisse­ment, quelque chose de pas si impor­tant. Alors que appren­dre un texte, le réciter, jouer de sa per­son­ne, dans les ruines d’une ville en ruine, c’est une expéri­ence absol­u­ment tran­scen­dante et je ressen­tais la tran­scen­dance que ressen­taient les irakiens qui jouaient. C’est ce que j’aime autant avec Milo Rau : jouer la réal­ité, et la trans­former quoi. Je pense que les met­teurs en scène d’ici devraient en pren­dre de la graine, mais je veux pas non plus trop avoir l’air d’une don­neuse de leçons.

Entretien n°18

Homme / 41 ans / Cadre supérieur / Va rarement au théâtre

En deux mots, est-ce que ça vous a plu ? 

Oui, c’était vrai­ment super, un moment pas­sion­nant. Je dirais que j’ai appris des choses ce soir-là.

Pour­riez-vous me racon­ter votre expéri­ence du spectacle ? 

J’avais pas mal de réti­cences au début. J’avais été assez intéressé par ce spec­ta­cle quand j’ai vu le pro­gramme de Vidy, parce qu’il se trou­ve que j’ai déjà été à Mossoul, avant la guerre, il y a plusieurs années. Alors la sit­u­a­tion était déjà très com­pliquée, tout n’était pas rose, mais quand même, ce que Daesh a fait à la région est vrai­ment une tragédie. Et du coup oui, quand j’ai vu le spec­ta­cle annon­cé, j’ai directe­ment pris des bil­lets, pour voir ce qu’on pou­vait en dire au théâtre. Je ne savais pas trop à quoi m’attendre. Je ne trou­ve pas que tout était très bien con­duit, dans le sens où cer­taines choses n’étaient pas claires pour moi, il y avait des choses qui vont, je pense, embrouiller une par­tie du pub­lic, mais glob­ale­ment, la per­spec­tive que ça donne, le point de vue sur la ville, et la sit­u­a­tion géopoli­tique, tout ça était très intéres­sant, mais on va sûre­ment en par­ler après, je ne sais pas s’il y a un ordre pour les questions ?

On est assez libres, mais d’abord, est-ce que vous diriez que le spec­ta­cle vous a racon­té une his­toire, avec des per­son­nages ? Si oui, est-ce que vous pour­riez m’en don­ner votre version ? 

Cer­taine­ment. C’est avant tout une his­toire je pense. C’est l’histoire d’un homme âgé qui ren­tre de la guerre de Troie, le roi local, en com­pag­nie d’une pris­on­nière qui est quelque part entre la maitresse jalouse et l’esclave sex­uelle, son statut n’est pas clair. Le roi, dans sa mai­son, il retrou­ve sa femme et ça ne se passe pas bien, non seule­ment parce qu’elle, elle s’est remar­iée, mais aus­si parce qu’il est par­ti si longtemps qu’elle le croy­ait mort. Je ne sais pas si tout le roy­aume le croy­ait mort, ou si c’est juste pas très bien expliqué pourquoi c’est sur­prenant qu’il revi­enne après tout ce temps. Mais enfin bref, donc il revient, et puis son plus jeune fils est très insta­ble psy­chologique­ment, très autode­struc­teur. Et enfin voilà, c’est un peu la tragédie de famille à la Fes­ten où un repas dégénère et finale­ment ça va con­duire au dou­ble assas­si­nat, j’ai pas vrai­ment com­pris qui a com­ploté con­tre qui, c’est de toutes façons un peu une famille de dégénérés. Et finale­ment le fils prend la fuite, mais entre-temps, il y a son procès qui est mené, et de ce procès rien ne sort, ce qui sig­ni­fie au final qu’il est acquit­té. Après tout ça s’emboite avec l’idée assez astu­cieuse finale­ment de nous mon­tr­er les couliss­es de l’histoire, parce qu’il y a à la fois les acteurs qui jouent, enfin, con­crète­ment quoi, et en même temps aus­si dès fois les acteurs qui nous par­lent et qui nous racon­tent com­ment ils sont en train de jouer.

Com­ment avez-vous vécu ces deux niveaux du spectacle ? 

Je ne dirais pas que je l’ai vécu, enfin, j’ai vécu le spec­ta­cle en général quoi. Par con­tre, je l’ai assez vite inter­prété comme une manière de met­tre en avant le théâtre de la vie, je pense que l’auteur voulait dire que, finale­ment, les puis­sants jouent aus­si un jeu et que des guer­res comme celles de Daesh en Syrie et en Irak, bien sûr qu’elles ont des dimen­sions religieuses et poli­tiques, ou de cou­tumes etcetera, mais aus­si que les hommes qui ont vrai­ment du pou­voir de déci­sion dans tout ça, ces hommes-là jouent des rôles, ils auraient pu être ailleurs. Et puis ils ont aus­si des faib­less­es, enfin c’est des humains comme tout le monde, mais leurs his­toires de famille et même leurs his­toires de fess­es, ça joue un rôle. La poli­tique c’est aus­si un théâtre quoi, et peut-être que dès fois tu lâch­es une bombe sur une ville parce que tu t’es pas levé du bon pied. C’est ce qu’on a vu quand même avec Oba­ma, qui fai­sait son grand chantre de la paix mon­di­ale et du rap­a­triement des troupes, et qui n’est jamais inter­venu sévère­ment con­tre Al-Assad. Il y a eu cet échec assez ris­i­ble de proclamer partout que la ligne rouge ce serait l’usage d’armes chim­iques sur la pop­u­la­tion, et quand c’était très clair que Al-Assad avait gazé son peu­ple avec ce phos­pho­re là, où je sais plus exacte­ment, bah en fait les États-Unis n’ont rien fait du tout.

Selon vous, quelles étaient les inten­tions éthiques ou poli­tiques du spectacle ? 

C’est une bonne ques­tion. Je suis pas sûr qu’on puisse par­ler d’intentions poli­tique, au sens où for­cé­ment c’est du théâtre, et c’est pas un meet­ing quoi, ou un dis­cours. C’est vrai­ment plus une his­toire jouée. En revanche, je pense qu’il y a une envie de mon­tr­er quoi, une envie de faire com­pren­dre. A mon avis, quand t’es auteur et que tu pro­pos­es quelque chose du genre, déjà c’est vrai­ment des mois de tra­vail, et puis il y a une dimen­sion d’enquête. A mon avis, quand il est arrivé à Mossoul, il savait pas du tout à quoi allait ressem­bler le spec­ta­cle. Il a lais­sé la caméra train­er dans les rues pour cap­tur­er la réal­ité là-bas quoi. C’est ça qu’il y a de poli­tique là-dedans, nous faire décou­vrir la réal­ité. Moi j’ai été très frap­pé de la trans­for­ma­tion de la ville. Bon, après on en voit que ce qu’on en voit, c’est sûr, mais tout de même, la dévas­ta­tion est impres­sion­nante. Et puis la souf­france des gens. L’incompréhension quoi, tu la sens vrai­ment. Après, là où il y a peut-être un pro­pos poli­tique, c’est l’acquittement du tueur, qui revient quelque part en fait au procès de Daesh, l’exécution rap­pelle for­cé­ment Daesh.

Et qu’avez-vous pen­sé de cette scène du jugement ? 

J’en ai pen­sé qu’elle était bien pen­sée, quand même. C’est ambitieux de deman­der aux gens de vot­er, quelque part, c’est un peu comme un insti­tut de sondage, mais dans une ver­sion réduite, un peu micro­cos­mique de la société. Tout est for­cé­ment très com­pliqué dans ce genre de sit­u­a­tion, il n’y a pas de bonne réponse, enfin, la bonne réponse, c’est de ne pas faire la guerre, mais ce n’est mal­heureuse­ment pas comme ça que marche ce monde. Alors quand tu dois décider de vot­er, en fait, tu dois décider de punir. Mais on sait bien que c’est les gag­nants qui écrivent l’histoire, et que la Jus­tice c’est quelque chose de très relatif. On le sent assez bien, der­rière ce refus de décider, qui est sur­prenant, mais en fait pas tant que ça. Dans nos yeux, Daesh, c’est vrai­ment des mon­stres et des ter­ror­istes. Mais pour les gens là-bas, c’est for­cé­ment plus com­pliqué, c’est aus­si peut-être des proches, ou alors, je veux dire, tu as sans doute tou­jours au moins une per­son­ne de ta famille qui a merdé, qui s’est lais­sée séduire par ce dis­cours, et tu com­prends beau­coup mieux que nous com­ment la sit­u­a­tion chez toi peut con­duire à ce type de dis­cours et d’actions vio­lentes. Je veux surtout pas dire que tu cau­tionnes, juste que bah, tu com­prends. C’est peut-être ça aus­si un dis­cours poli­tique du spec­ta­cle : mon­tr­er que pour cer­tains, Daesh est une réal­ité com­pliquée, poli­tique, religieuse, alors que dans nos yeux c’est très très manichéen : c’est des méchants terroristes.

Pensez-vous que le spec­ta­cle réus­sit à met­tre en doute ce manichéisme ? 

Oui, c’est sûr. Et c’est pos­si­ble que ça choque des gens, en tous cas je comprendrais.

Que ça choque des gens du pub­lic en Occident ? 

Oui oui. C’est pas pos­si­ble que ça n’arrive pas. Il y aura for­cé­ment des gens qui seront très mal à l’aise de regarder ça. Tu imag­ines, je sais pas, quelqu’un qui aurait per­du un proche dans un atten­tat, ou un proche pris en otage quelque part. For­cé­ment, tu revois ces images d’exécution d’otage, c’est très vio­lent. Et puis, tout sim­ple­ment, d’avoir ce dis­cours ambigu sur le rap­port des gens là-bas à Daesh, t’as peut-être pas envie qu’on te dise que c’est com­plexe, que ça se com­prend. Je pense que t’as envie de rester dans le manichéisme, parce que c’est ras­sur­ant, et ça se com­prend dans les yeux d’un seul indi­vidu qui a souf­fert. Mais c’est un exer­ci­ce, de savoir pren­dre un recul his­torique sur ce qu’on vit, de se sen­tir un petit atome dans la grande marche incon­trôlable de l’histoire.

Vous diriez que le spec­ta­cle aide à pren­dre du recul sur notre sit­u­a­tion historique ? 

Sans doute ouais. En tous cas, il aide à com­plex­i­fi­er, il nous laisse quand même une autre fenêtre pour ren­tr­er dans le sujet, pour abor­der la chose par la petite lucarne. Tu peux aus­si je pense être juste au théâtre et suiv­re les per­son­nages, la guerre, la famille, l’amour, tout ça, et soudain, paf, pren­dre du recul sur ce que tu es en train de voir, te sou­venir qu’une grosse par­tie de tout ça est très réel, très réaliste.

Cela explique en par­tie pourquoi vous disiez avoir appris quelque chose ? 

Oui, parce que en fait, je n’ai pas for­cé­ment appris des nou­veaux faits sur Mossoul, surtout que je con­nais quand même la ville. J’ai appris à regarder des gens qui vivaient ça de l’intérieur. Nous, on est le point d’arrivée de Daesh, le point de chute, on est touchés par le résul­tat le plus extrême, les hommes les plus fous, les plus déséquili­brés, mais eux ils vivent dans le nid, dans le foy­er de ça, là où ça nait quoi.

Entretien n°19

Femme / 45 ans / Assis­tante à domi­cile / Va rarement au théâtre

En deux mots, est-ce que le spec­ta­cle vous a plu ? 

Je dirais plutôt oui quand même, c’était un moment par­ti­c­uli­er, j’y suis allé avec mes enfants et une amie, sur son con­seil, on ne va pas sou­vent au théâtre.

Et vos enfants ?

Oui on en a par­lé un peu, ils ont pas tout com­pris bien sûr, ils sont juste ado­les­cents, mais je crois que ça les a fait réfléchir à tout ça. Le spec­ta­cle est quand même dif­fi­cile à abor­der je trou­ve, c’est pas du théâtre sim­ple que tu peux suiv­re et te laiss­er porter comme un film. Enfin, pas que les films soient tou­jours sim­ples bien sûr, mais là il y avait beau­coup de par­ti pris artis­tiques très par­ti­c­uliers, enfin pas faciles à abor­der pour des jeunes quoi.

Plusieurs per­son­nes avec qui j’ai fait des entre­tiens ont lais­sé enten­dre qu’il était dérangeant de mon­tr­er ce genre de spec­ta­cle à un pub­lic ado­les­cent, qu’en pensez-vous ?« 

Ah tiens, mais pourquoi ?

Essen­tielle­ment parce que le spec­ta­cle par­le de la fragilité des jeunes adultes face à la ten­ta­tion ter­ror­iste, et peut-être aus­si parce qu’il y a une cer­taine héroï­sa­tion du per­son­nage prin­ci­pal, qui se révolte con­tre les normes de ses parents. 

Ah, bon, moi je me suis pas vrai­ment dit ça. Enfin, pas du tout dit ça pour être sincère. Je pense pas que ce soit le cas, et je pense que c’est intéres­sant d’emmener des jeunes voir ça. Bon sans doute pas des très jeunes, mais des ados c’est bien. C’est peut-être juste pas assez péd­a­gogique quand même, moi mon plus jeune con­nait pas bien ces his­toires de Syrie et de guerre, et même s’il a com­pris où ça se pas­sait et tout ça, il a pas for­cé­ment les références et la cul­ture néces­saire pour suiv­re le détail. Bon, je dis ça, mais moi non plus pour être sincère.

Com­ment vous décririez votre expéri­ence de ce soir-là ? 

Je pense que c’est beau­coup une affaire intel­lectuelle quand même, je veux dire, bien sûr il y a les cos­tumes et les décors et c’est vrai­ment du théâtre, ça joue très bien et fort, etcetera, mais je pense que c’est quand même surtout quelque chose que tu vas voir pour appren­dre des choses.

Appren­dre à quel sujet ? 

Au sujet de la sit­u­a­tion là-bas, for­cé­ment, et puis sim­ple­ment de saisir la sit­u­a­tion quoi, c’est peut-être un peu émo­tion­nel, je sais pas si c’est per­ti­nent de par­ler de ses émo­tions au théâtre, mais c’est un spec­ta­cle qui te fait bien ressen­tir com­ment les choses se passent, com­ment les gens vivent et c’est un appren­tis­sage franche­ment. C’est pour ça d’ailleurs que mon plus jeune, dont je par­lais là, il s’est pas non plus ennuyé pen­dant deux heures. Il y a des images et du son, et quand même aus­si une his­toire. Tout ça reste assez prenant.

Com­ment décririez-vous les inten­tions éthiques ou poli­tiques du spectacle ? 

Les inten­tions poli­tiques ? Dans le sens du mes­sage de la pièce ? C’est dif­fi­cile à dire. Juste­ment on en a par­lé un peu après et on se dis­ait que cer­taines choses n’étaient pas très claires. Par exem­ple, la ques­tion du choix, je pense qu’elle est présente. Il y a quelque chose de très moral là-dedans, mais de moral dans le bon sens du terme. Ah et puis aus­si un mes­sage de paix, à mon avis.

Moral dans quel sens exactement ? 

Mais juste­ment, en fait, quand on en par­lait on se dis­ait que c’était pas facile quand même. Moi j’ai un peu l’habitude des films faciles, vous savez, des films améri­cains qui revi­en­nent sou­vent sur des fins un peu con­v­enues quoi. Là, c’était dif­férent. Bon mais en même temps évidem­ment que y’a pas du Hol­ly­wood à Vidy. Je dirais que le mes­sage de paix, il est enrobé dans des couch­es quoi, il est dif­fi­cile à traduire parce que le spec­ta­cle est com­pliqué, il y a les gens qui vont là-bas, ceux qui habitent déjà là-bas, les arabes quoi, et puis le fait que cer­tains sont quand même présents, enfin vrai­ment, pen­dant la pièce. Et per­son­ne n’a un dis­cours clair. C’est un peu cha­cun qui dit sa manière de voir les choses, de ressen­tir. Ce n’est pas une per­son­ne qui fait un appel paci­fiste par exem­ple, ou même la musique, elle est pas cliché.

Vous avez eu la sen­sa­tion que le spec­ta­cle vous racon­tait une histoire ? 

Ah oui, c’est vrai qu’il y a ça. C’est pas ce qui m’a le plus attiré mon atten­tion je pense. Mais si je dois répon­dre quelque chose, c’est quand même plutôt oui, parce que il y a plusieurs per­son­nages qui vivent un peu des aven­tures, enfin qui vivent la guerre, mais pas seule­ment, il y a aus­si cette his­toire de famille qui dégénère, comme toutes les bonnes his­toires de famille. C’est quelque chose qui veut révéler, je pense, les hypocrisies, la vio­lence aus­si de ces familles for­cées, surtout ces familles de noblesse un peu là. Je suis pas sûr que ça ren­voie vrai­ment à la sit­u­a­tion là-bas, enfin, je sais pas trop si ce genre de noblesse est présent, si les gens vivent ça. Des mariages for­cés peut-être, en tous plus qu’ici. Mais bon, on dit ça, et en même temps chez nous aus­si, il y a encore des mariages semi-for­cés. Par exem­ple, en Valais, par­fois, à l’intérieur d’un vil­lage, vu que c’est encore mal vu dans cer­taines généra­tions de se mari­er avec un homme pas du vil­lage, ou pas de la val­lée si on est mod­ernes, on a pas beau­coup de choix. Donc il faut faire atten­tion à la manière dont on juge les autres avant de se juger soi-même.

Vous diriez que le spec­ta­cle vous a fait réfléchir à la dif­férence culturelle ? 

Oui, c’est sûr. D’ailleurs c’est sans doute un mes­sage poli­tique qu’il y avait, un mes­sage de par­don, enfin non pas de par­don, mais de tolérance quoi. Bon, mais la réflex­ion du par­don est présente quand même.

Présente à quel niveau ? 

C’est cette his­toire de meurtre. Il y a quand même deux scènes bien san­guino­lentes où les par­ents s’entretuent là. Et après c’est le tri­bunal, et au tri­bunal, on pour­rait croire que les gens seraient sans pitié avec les meur­tri­ers, mais en fait ils déci­dent de ne rien décider. C’est un truc dont on a repar­lé après, avec les jeunes, et ils avaient pas for­cé­ment bien com­pris ce moment.

Com­ment avez-vous vécu cette scène finale du procès ? 

Je dois avouer que c’était pas for­cé­ment très clair non plus. Ce que j’ai com­pris en tous cas, c’est que les gens refu­saient de tuer les meur­tri­ers, pour ne pas devenir comme eux en tous cas. Je pense que c’est aus­si une manière d’accuser la peine de mort. On a l’impression que la peine de mort c’est bon, que c’est der­rière nous et que ça revien­dra jamais. Mais en fait, dans les pays en guerre, bon et même dans des pays civil­isés, enfin soi-dis­ant civil­isés, il y en a encore. C’est une façon de faire un rap­pel, de dire que la vio­lence n’est jamais une solu­tion à la vio­lence, mais que les fan­tômes du passé peu­vent revenir quoi. Et aus­si, c’est une manière de mon­tr­er la grandeur d’âme des gens je pense, que de dire qu’ils se sont pas lais­sés aller à ça quoi.

Vous arriver­iez à imag­in­er d’autres expéri­ences de spec­ta­teur que la vôtre ? 

Com­ment d’autres gens auraient pu pren­dre le spec­ta­cle ? Je sais pas. Je suis surtout curieuse de com­ment les gens qui ont vu le spec­ta­cle là-bas l’on pris ? Est-ce que c’était réus­si à leurs yeux ? Mais j’en sais rien for­cé­ment, je suis pas dans leur tête.

Vous voulez dire les irakiens et les iraki­ennes vivant à Mossoul qui ont par­ticipé au spectacle ? 

Oui eux, et ceux qui l’ont vu là-bas, parce que j’imagine qu’ils l’ont mon­tré. Ou en tous cas que des gens assis­taient au tour­nage du film. Après, for­cé­ment, il y a tout un bout qu’ils ont pas vrai­ment vu, ce que nous on a vu, avec aus­si des acteurs et le film, eux ils ont juste vu les scènes du film. Mais je pense qu’ils devaient être con­tents de pou­voir s’exprimer, et c’est impor­tant de don­ner de la voix aux vic­times des guer­res. Peut-être que ça peut éviter de repro­duire des erreurs. Après, on change pas la nature humaine, mais rien n’empêche d’être opti­miste quand on voit où va ce monde.