Dossier d’entretiens
Orestes in Mosul (2019)
Œuvre : Orestes in Mosul, Milo Rau, International Institute for Political Murder, d’après Eschyle. Théâtre de Vidy, Lausanne, 2019 [crédits complets]
Type de sources : Transcriptions d’entretiens semi-dirigées (verbatim épuré)
Projet de recherche : L’expérience politique du théâtre contemporain (2019–2024)
Chercheur.euse : Aurélien Maignant – Fonds National Suisse pour la recherche scientifique
Datation des sources : Entretiens menés entre le 8 et le 15 décembre 2019
Méthodologie et protocole détaillés : Disponible en ligne
Travaux mentionnant ce dossier :
– Aurélien Maignant (2021), « Immersions en débat : empathie et violence terroriste dans la réception d’Orestes in Mosul », Fabula LhT, n°25, doss. « Débattre d’une fiction », dir. F. Lavocat, M. Escola, A. Maignant. [en ligne]
Entretien n°1
Femme / 30 ans / Employée administrative / Va souvent au théâtre
Pourriez-vous me raconter votre expérience du spectacle ?
C’était vraiment étrange de s’installer dans la salle comme ça, je suis rentré parmi les premiers et j’ai eu l’occasion de voir tous ces gens du public s’aligner petit à petit pendant qu’une comédienne jouait du piano, alors que je m’attendais à voir un documentaire. Je suis là, je sais que je suis censé être là, mais c’est très étrange de savoir que des gens réels, je savais que j’allais voir du Milo Rau, étaient en pause, attendaient que le public soit prêt : la réalité n’attend pas, c’est le théâtre qui attend. Ensuite, j’étais toujours tiraillé entre mon attention pour la scène et pour l’écran, j’avais souvent l’impression de deux durées très distinctes : celle du documentaire réellement capté et celle des acteurs qui interagissaient globalement peu les uns avec les autres. Je me disais, pourquoi le temps se ralentissait autant dans la salle ? C’est trop bizarre à décrire. J’avais la sensation de pauses, de trucs qui échouaient, mais que c’était le but, que il fallait le vivre lentement, tu vois ce que je veux dire ? C’était comme pour vivre la différence entre le documentaire où tout va trop vite, l’information etcetera etcetera et la salle où on apprenait à ralentir le regard.
Diriez-vous que le spectacle vous a raconté une histoire ? Si oui, pourriez-vous la résumer ? Si non, pourquoi ?
Oui, deux histoires en même temps, en fait, celle d’Oreste d’abord, mais aussi celle de Milo Rau et son équipe qui vont essayer de tourner une version adaptée d’Oreste à Mossoul. Peut-être même trois histoires, l’Oreste que je connais, l’Oreste jouée à Mossoul et l’histoire des répétitions. Oreste c’est l’histoire d’Agamemnon, globalement un mâle dominant hyper viril et abusif qui rentre d’une guerre injuste après plus de dix ans pendant lesquels il a abandonné sa femme qu’il retrouve remariée (j’ai pas compris pourquoi, mais alors franchement pourquoi pas – c’est peut-être une innovation de Milo Rau – c’est bien ça change de voir les femmes autonomes dans les mythes). J’ai pas compris pourquoi, lui aussi rentre avec Cassandre, ici une fille un peu muette pour des questions de langage pas adapté, et Oreste, Oreste tu vois je le comprends, il est pas d’accord, Oreste il se dit moi je supporte pas qu’ils se kiffent, je suis un enfant du divorce et vous aller payer. C’est un partisan de l’un ou de l’autre, ce n’est pas clair, ou par puritanisme, je veux dire respect moral des dieux tout ça.
Pourriez-vous me résumer vos réactions au spectacle, avec l’ordre et la précision qui vous semblent nécessaires ?
Ma réaction la plus forte c’était la scène du tribunal populaire : quand on demande aux jeunes irakiens de voter pour pardonner ou exécuter les membres de Daesh et qu’ils ne choisissent pas. Je me suis senti face à un débat, un choix entre deux positions et je sais très bien que, dans un autre contexte, j’aurai eu une position tranchée, mais là c’était impossible. Je ressentais à quel point j’étais profondément étranger à ce tribunal, à ces enjeux, à quel point ce que je n’avais pas vécu m’empêchait de prendre position.
Une autre spectatrice m’a laissé entendre que durant cette scène elle espérait secrètement qu’ils exécutent les djihadistes, qu’en pensez-vous ?
J’imagine que ça peut susciter des réactions comme ça chez les gens, je veux dire, on te montre ça sans fard, du coup tu poses la question comme si c’était réel, tu réfléchis avec ce que tu sais vraiment, ce que tu as vu dans les médias. Après si le but de ce spectacle c’est de susciter ce genre de réactions, il faut l’interdire, mais je ne crois pas. Je pense j’étais face à l’impossibilité. J’ai envie de dire que la peine de mort est toujours barbare, mais là, comme je le disais avant, si ces gens avaient décidé l’exécution, je ne les aurais pas jugés : parce que j’ai réalisé à quel point je n’en savais rien. Ça aurait montré un désir de vengeance que je n’aurai jamais pu ressentir, je veux dire ressentir vraiment.
Est-ce que vous diriez que le spectacle a une ambition éthique ou politique ?
Oui bien sûr, en tout cas, il veut informer, et informer c’est politique. Mais le fait que le spectacle donne les informations à l’intérieur du mythe brouille les choses. Je lui reprocherai ça, il fait un travail d’information biaisé, il fait comme si la réalité pouvait se comprendre via Oreste et du coup il n’y a qu’une seule histoire, alors qu’en fait, à Mossoul, il y a sûrement eu une infinité d’histoires qui se font un peu écraser derrière celle que le metteur en scène a choisie.
Vous pensez qu’il aurait dû choisir plus qu’une seule histoire ?
Oui, en tout cas pour avoir plus de force…
Qu’entendez-vous par force ?
Pour pouvoir mieux informer et faire réagir les gens sur la situation. Là l’inscription du mythe brouille la manière dont on comprend les choses et on a qu’un seul point de vue. Peut-être que ça aurait été mieux de raconter plusieurs histoires. Pour qu’on ressente la violence de tout ça, et ça aurait permis de mieux comprendre la scène de jugement à la fin.
Vous n’avez pas bien compris la scène de jugement ?
Si, j’ai compris ses enjeux. Mais pour moi elle est très problématique. Face à ce truc, on est quand même embêté. On est un parterre d’occidentaux riches qui vont au théâtre et on regarde des personnes irakiennes faire un votre sur le fait de tuer des terroristes qui ont occupé leur ville. Alors t’es là, tu regardes ce truc, et franchement tu te sens pas à ta place. C’est vraiment un metteur en scène célèbre qui débarque, qui veut faire un spectacle qui va buzzer sur un truc polémique et qui se dit que lui donner la forme d’un débat, ça aurait du sens.
Vous pourriez détailler ce qui rend ces positions problématiques ?
L’inégalité en fait. D’un côté un artiste qui va faire un spectacle côté et cher dans les plus grands théâtres du monde, de l’autre des gens qui ont vraiment vécu ça, la violence terroriste, et qui se retrouvent sur tous les écrans d’Europe. Sans pouvoir d’ailleurs parler eux-mêmes, ils parlent pas, ils votent juste.
Comment avez-vous trouvé la manière dont le spectacle montrait la violence sur scène ?
Un peu faible, on sentait qu’il y avait des choses violentes qui se passaient non loin, que tout autour était lié à la violence djihadiste et de la guerre en général, mais on montrait plutôt les conséquences. Par exemple, il y a une scène où un acteur joue un personnage gay sur une tour d’où on sait que l’état islamique balançait les personnes homosexuelles dans le vide. Mais on n’apprend presque rien et ça disparait vite dans le monologue du personnage, très écrit en mode Grèce Antique, qui parle quand même de tout autre chose, où alors de ça peut-être, mais c’est un peu métaphorique, ça n’en parle pas vraiment. On est toujours distancié de la réalité.
C’est étonnant parce que justement Milo Rau insiste beaucoup sur son désir de réalité.
Bah le mythe ça n’a rien de bien réel. C’est plutôt forcer la réalité à l’intérieur d’une autre histoire.
Pourquoi ce n’est pas « éclairer la réalité par une histoire universelle » ?
Je comprends l’idée, mais pardon hein, mais c’est très cliché. Ça dit plutôt : si on prend une histoire qui est juste que dès fois les couples se séparent et ça cause de la souffrance aux enfants et qu’ils peuvent tuer leurs parents et souffrir de leur différence, c’est ce que je disais avant, je ne vois pas ce que ça apporte pour comprendre la réalité de Mossoul après l’Etat Islamique.
Vous seriez d’accord de dire que vous attendiez essentiellement du spectacle qu’il vous informe ?
Oui, mais pas seulement, je sais bien que je vais pas voir un documentaire, mais qu’il me fasse vivre quelque chose, c’est pour ça que la scène du procès était aussi réussie, malgré ce problème très concret de metteur en scène qui utilise la souffrance des autres, malgré ça quand même, je me suis retrouvé impliqué dans une situation où tout à coup ma manière de voir les choses a changé.
Donc la présence du récit mythique d’Oreste vous a un peu empêché de « vivre quelque chose » ?
Oui, mais c’est pas seulement ça. C’est aussi que la scène venait souvent déconnecter avec les acteurs qui parlaient de leur enfance, que le film, en live depuis la scène, soudain c’était plus Mossoul mais des images filmées sur scène qui enlevaient de la réalité à tout ça. Bon je dis beaucoup de choses négatives, mais j’ai pas détesté hein, c’est parce que la question était sur la politique, et que je le trouve politiquement un peu faible.
Pour d’autres raisons encore ? Est-ce que vous diriez que l’écran créait une distance entre vous et les personnes qui s’adressaient parfois au public « depuis » l’Irak ?
Non, pas vraiment, on a la sensation que les gens ont été très libres de dire ce qu’ils voulaient quand même. Et l’écran ne change pas grand chose.
Vous pensez que si ils et elles avaient été présent.es sur scène, ça n’aurait pas été différent ?
Non, je ne crois pas, peut-être même que ça aurait été moins fort, parce que déjà on aurait pas été sûr que ces personnes étaient irakiennes. Ensuite, l’écran ça donne quelque chose de plus fort. Pourquoi ? Je sais pas trop… Parce que leurs visages sont immenses et surélevés. Aussi parce que ça évoque quelque chose qui excède juste le théâtre, comme s’ils passaient à la télévision, où un peu dans toutes les salles du monde. Si ils avaient été sur scène, on les aurait moins bien vus, moins bien entendu. Je pense que leur présence réelle aurait diminué l’effet de leurs histoires.
Dans quel sens exactement ?
Dans le sens où leurs témoignages s’adressent à personne, en l’état, là s’ils s’étaient adressés à nous, on se serait peut-être dit, oui bon tu me dis ça ce soir, mais je n’en sais rien de ce que tu dis. Alors que de les voir [NB : sur l’écran] avec le désert derrière, ou les ruines de Mossoul, ça donne du sens à leur parole.
Entretien n°2
Homme / 27 ans / Doctorant / Va souvent au théâtre
En deux mots, est-ce que ça vous a plu ?
Je ne dirai pas ça, mais c’était très intéressant, ça m’a beaucoup fait réfléchir. Ça m’a plu, mais pas dans le sens où j’ai passé un bon moment.
Est-ce que vous pourriez me raconter votre expérience du spectacle ?
Au début, j’ai eu un ressenti étrange, notamment à cause du jeu, qui est entre la déclamation théâtrale et un jeu connoté comme amateur. Je ne comprenais pas le ton du spectacle : l’histoire ne démarre jamais. J’ai mis un moment à comprendre qu’on resterait toujours dans un théâtre raconté : le récit d’une pièce de théâtre absente du plateau. Je ne comprenais pas qu’on allait jamais nous proposer d’entrer dans une fiction, celle du mythe d’Oreste. Une fois que je suis rentrée dedans, il y a eu la barrière de la langue. Il y a eu plein de barrières différentes. J’ai eu des réticences avec la musique et quelque chose de très épique : il y avait des scènes que je trouvais hollywoodiennes. On nous demandait de ressentir beaucoup d’émotions. Franchement, le mélange d’Hollywood et du terrorisme, c’est pas fou. Et ces réticences sont tombées petit à petit. J’ai aussi eu une barrière avec un regard que je craignais misérabiliste sur l’Irak, sur la représentation des irakiens, même si ça c’est estompé. En fait mon expérience c’est une suite de réticences qui se sont effacées, à la scénographie aussi que j’ai trouvée assez laide. Et finalement, tout s’est un peu résolu.
Vous pouvez décrire cette résolution ? A quel moment vous avez arrêté d’avoir des barrières ?
Il y en a eu tout le long, mais particulièrement la scène du procès où une femme demande s’il faut condamner les djihadistes qui se solde sur une indécision. Il y a eu aussi l’acteur qui représente un occidental type, tout à la fin et regarde sur son téléphone des images violentes comme nous tous et l’on ressent ce sentiment qu’on connait bien : ça ne fait pas grand chose. Ça excuse, ou plutôt ça explique cette sensation qu’on a parfois dans le spectacle : des moments où face à une violence assez froide on ne ressent pas beaucoup d’émotions. La première scène où l’on étouffe une femme, je me suis sentie très mise à distance, je n’ai pas ressenti grand chose : tout ça mettait mon regard en abime.
Vous diriez que le personnage final incarnait votre distance de spectateur ?
Oui pour résoudre une dissonance : avec la musique hollywoodienne tout au long du spectacle et les émotions forcées, à ce moment, il y a eu quand même un contraste, j’étais contente de voir un peu de cynisme, plutôt de réalisme sur les images de violence que l’on reçoit tous les jours. La dernière aussi, avec une actrice sur un balcon qui dit simplement qu’elle a recommencé à fumer : ça souligne bien que ce parcours en Irak ne prétend pas avoir changé la vie de millions de personnes.
Vous voudriez bien résumer le spectacle, en vous attardant sur les éléments qui vous semblent importants ?
Alors c’est une troupe de théâtre qui joue une troupe de théâtre, qui est allé en Irak faire du théâtre à Mossoul, et pendant toute la pièce il y a des va-et-vient entre la scène et les répétitions à Mossoul. Et tout le long, il mélange ce récit factuel avec le récit d’Oreste et il y a une sorte d’allégorie qui se file tout le long. Et il y a une allégorie, enfin non, mais tout le long il y a ce récit où les personnes sur scènes, peut-être des personnages, font des va-et-vient entre les personnages qu’ils incarnent et ce qu’ils ont vraiment expérimenté à Mossoul. Sur le fond du mythe, il y a Agamemnon qui est en guerre et n’arrive pas à faire partir son bateau, sacrifie sa fille pour avoir un vent favorable, il rentre et sa femme n’arrive pas à digérer le fait qu’il ait sacrifié sa fille. Il ramène avec lui Cassandre, une troyenne, de haine sa femme le tue et Oreste, fils des deux, tue sa mère parce qu’elle a tué son mari.
Diriez-vous que le spectacle vous a raconté une histoire ?
Oui bien sûr, le mythe. Mais il m’a à peu près raconté aussi ce qu’ils ont fait à Mossoul mais pas vraiment…
Pourquoi ?
Bah on ne peut pas dire ce qu’ils ont fait, on a aucune preuve et c’est pas vraiment raconté. Mais, tout est lié. Il n’y a pas dix minutes de récit d’Oreste, dix minutes où l’on s’en éloigne. Elles sont cadrées par des voix et même des fois à Mossoul, ils jouent Oreste, donc oui au fond c’était quand même une histoire.
Vous vous êtes laissée prendre par une histoire ? avec des personnages ?
Au tout début, il raconte la fin et désamorce ton implication, ce qui se fait beaucoup. Mais du coup bah ça désamorce. Il y a des micro-tensions, dans certaines scènes où il y a un suspens, celles qui sont jouées au premier degré : le repas par exemple, tu te demandes si les personnages vont péter un câble, comment ils vont se tuer, quelle parole va déclencher une colère. Mais en ce qui concerne le fond de ton implication, le désamorçage du début veut clairement éviter que tu sois pris dans la fiction, que tu regardes ça comme un film. Mais c’est bizarre parce que maintenant que j’y repense, j’étais quand même pas mal à fond dedans ce repas de famille. L’enjeu c’est peut-être de voir en quoi c’est intéressant de raconter cette histoire même si l’on sait tout et à l’intérieur de ce récit cadre. Bon, en y repensant, à Mossoul et les expériences réelles des personnages qui parlent dans le film, il y a beaucoup de micro-récits historiques, quand l’acteur va à l’hôpital : maintenant que j’y repense aussi, toutes ces séquences documentaires étaient quand même très prenantes, parce que soudain l’acteur à une histoire à lui que tu as envie de suivre.
Est-ce que vous diriez que le spectacle a une ambition éthique ou politique ?
Politique ? Non pas vraiment. Enfin tu ressens que oui, mais c’est difficile à formuler. Bon c’est vraiment comme regarder un documentaire, ça a surtout envie de présenter quelque chose.
Alors vous diriez que le spectacle essaye de défendre une idée ?
Oui, le fait que le théâtre c’est bien. C’est quelque chose qui m’a un peu dérangée : je me demandais souvent si le spectacle n’instrumentalisait pas un peu la situation à Mossoul pour défendre le théâtre.
C’est une critique qui est souvent faite à Milo Rau.
Ah vraiment ? Oui en fait, un ami m’a dit qu’il avait détesté ce spectacle pour cette raison. Bon ça prône aussi la non-violence, mais est-ce que quelqu’un a déjà prôné l’inverse honnêtement ? C’est un peu faible d’ailleurs son propos là-dessus, le spectacle, sur ce point, est un peu plat : on voudrait une prise de position politique plus claire je crois. Après, des questions éthiques, oui. Évidemment, le débat à la fin, le procès des spectateurs. Ce qui est sûr c’est qu’il pose des questions morales claires : faut-il condamner les djihadistes ? Tu es clairement invitée à répondre à cette question dans ta tête.
Vous arriveriez à me décrire pourquoi vous vous êtes sentie invitée ?
Bon, dès lors qu’un film ou une pièce formule un choix, tu te sens invité à te demander ce que tu ferais à la place des personnages. Ensuite à cause des caméras qui filment Mossoul, elles tournent tout le temps, elles tournent et tu as l’impression que tu vas te retrouver dans l’image. Ils n’oublient jamais que tu es là. Et puis dans cette scène, il y a une assemblée, tu ressens vraiment la nécessité d’un vote démocratique.
Il y a d’autres spectateur.trices qui m’on dit que justement, durant cette scène ils et elles se sont senti.e.s exclu.e.s parce que le spectacle leur avait fait ressentir pendant une heure à quel point ils et elles n’avait pas vécu ça et à quel point ils et elles étaient incapable de participer à ce vote pour cette raison : on leur montrait une assemblée qui leur apprenait l’humilité. Parce qu’ils et elles n’étaient pas à Mossoul, parcequ’ils et elles n’avaient pas vécu ça.
Peut-être que ce n’est pas à toi de faire le choix, mais il t’invite à espérer quelque chose. Moi j’espérais qu’ils ne lèvent pas tous la main pour les condamner. Toutes les conditions te sont montrées, tu te dis que là l’humain est amené au bout. C’est un peu comme une expérience de pensée du type « Si je te dis que quelqu’un a violé ta fille, que ferais-tu ? ». En tout cas j’étais complètement dans le réel, c’est pour ça que c’est beau de ressentir cet espoir. De voir que tous ces humains, dans cette situation – peut-être que s’ils avaient été assis dans un café loin d’ici, ils auraient dit sans réfléchir « oui on va les pendre » – dans un moment de parole isolé – d’ailleurs tu sens qu’à Mossoul la troupe a ouvert des temps de parole non quotidien – et que dans cette situation, face à une question posée en terme binaires : est-ce qu’on va vraiment les tuer ? Là oui, j’ai ressenti un espoir, mais très réel. Ça contraste d’ailleurs avec cette atroce musique de film hollywoodien, la bande sonore de Donnie Darko, ça Milo Rau il aurait pu enlever, ça écrasait toute la subtilité de ce qu’on voulait te faire ressentir. Bon peut-être que lui ne l’a pas pensé comme ça, mais moi j’ai vu Donnie Darko, un film quand même assez triste, peut-être que c’est juste que moi ça me ramène à ce film qui m’a hyper touché, et de l’avoir là pendant tout le spectacle, sur un film hollywoodien. Par contre, je reviens à la dernière scène, peut-être un aveu d’échec, plutôt une prise de position de Milo Rau, c’était pas une question : je déclare que nous, on peut rien faire. C’était l’acteur, mais qui incarnait clairement l’occidental avec son téléphone. Il nous disait : voilà c’est comme ça, notre cerveau est bouffé par toutes les images qu’on voit et le constat qu’on ne peut rien faire.
C’est peut-être ça l’ambition politique du spectacle ?
Pas sûre, en tout cas c’est peut-être un appel à l’inaction ailleurs : si toi tu n’arrives pas à ressentir quoi que ce soit face à ces images, fait autre chose, c’est pas grave.
Il y a des moments où vous vous êtes sentie ailleurs que dans un théâtre ?
Non, moi quand je suis au théâtre, je me sens au théâtre. J’avais l’impression de regarder un film par moments, mais ce n’était pas du tout la même chose qu’au cinéma. Je ne me sentais pas chez moi en train de regarder un documentaire, c’était pas du tout la même expérience. En plus c’était Milo Rau, on en entend beaucoup parler dans la presse : tu te sens en train d’assister à un événement culturel important.
Vous diriez que ce spectacle a changé quelque chose en vous ?
Alors, il a surtout changé ma vision de Milo Rau déjà : je m’attendais à quelque chose de beaucoup plus trash.
Votre attention a été attirée par le reste du public durant le spectacle ?
Pas trop. Il y avait tellement de chose, le texte, le dispositif, en général je regarde tout le temps le public, mais là en plus il n’y avait peu de rires ou de réactions audibles. En plus j’étais assise toute derrière.
A votre avis, quelle influence a eu la présence des autres sur votre expérience ou votre interprétation ?
Évidemment, tout change, sinon t’es à une répèt » ou au cinéma. Mais c’est propre au théâtre, pas au spectacle. Une générale c’est toujours nul par rapport à une vraie représentation, tu sais que ce n’est pas un vrai spectacle. Si tu es tout seul dans une salle, tu as une sensation de raté, de quelque chose qui ne prend pas. Mais par rapport à ce spectacle en particulier ? Il y a des moments où les acteurs s’adressent à nous, l’adresse est à une masse, j’avais la sensation qu’ils s’adressaient un peu à nous tous. Bon c’est toujours comme ça dans tous les spectacles. Bon une partie du plaisir que j’ai ressenti, c’était de savoir qu’un grand public regardait ce spectacle. Contrairement à une perfo d’art contemporain, où quand c’est mauvais, je suis frustrée que la salle soit pleine, ça tient à comment je me représente ce qui marche dans la culture de notre époque.
Est-ce que vous arrivez à imaginer d’autres personnes, d’autres regards ou d’autres interprétations sur ce spectacle ?
Oui une réception politique à la Polanski : c’est un mec, pas concerné par la situation à Mossoul qui prend toute la place. Alors que pour Milo Rau, c’est évident que Mossoul c’est secondaire dans sa pièce. Même s’il y a un empowerement, dans la scène du débat final dont je parle tout le temps, les gens sont in power. On leur pose vraiment la question, et ces dix personnes sont là, vraiment sincères, et on voit bien qu’elles ne peuvent pas choisir. Dans nos médias dominants on t’invite toujours à avoir une opinion sur la question, qui est généralement : faut-il bombarder et qui est-ce qu’on bombarde ? Là c’est eux qui réfléchissent à leur situation et qui n’ont pas forcément de solution : il y a une vraie réflexion sur la représentation de l’autre. Je peux aussi imaginer que des gens se fassent chier. Parce que c’est pas très beau, je comprends que c’est pas le sujet, mais il y a plein de scènes où tu aurais envie que ce soit esthétisé, mais il y a juste un vieux tapis crade. D’ailleurs ça m’a dérangé le moment où soudain il y a du faux sang : ça jure. S’ennuyer aussi parce qu’il y a beaucoup de masturbation intellectuelle sur le théâtre. Ensuite, comme pur documentaire, c’est pas très intéressant, tu n’apprends rien du tout, donc si tu passes à côté de la réflexion sur le théâtre : c’est un peu chiant.
Une autre spectactrice disait qu’elle était marquée par le courage et la bravoure de Milo Rau et de son équipe qui ont affronté la situation à Mossoul. Vous en pensez quoi ?
Oh mon dieu, comment on peut dire une connerie pareille ? C’est vraiment voir par les yeux de l’Occident. Bon, au fond, je pense que dans l’intimité, on le pense vite, évidemment que c’est courageux. Tout spectateur un peu blanc s’identifiera plus au metteur en scène qu’aux irakiens. Si tu te mets vraiment en situation de ce que les gens ont vécu. Mais pour moi ce qui est vraiment courageux c’est par exemple d’avoir dit « on ne va pas tuer les djihadistes », parce qu’au fond du fond de moi, je ne sais pas ce que j’aurais dit. Il te place à l’intérieur d’une expérience de pensée juridique vraiment dérangeante. Mais pour affirmer que Rau et son équipe ont eu du courage, il faudrait qu’on ait plus d’éléments sur la situation, qu’est-ce que ça signifie vraiment d’aller là-bas aujourd’hui ?
Entretien n°3
Femme / 44 ans / Cadre dans l’administration publique / Va rarement au théâtre
En deux mots, est-ce que ça vous a plu ?
Non, pas du tout.
Est-ce que vous pourriez me raconter votre expérience du spectacle ?
Alors c’était une assez mauvaise expérience très franchement. Je me suis sentie mal tout du long, je ne comprenais pas ce que je faisais là, j’ai eu envie de quitter la salle mais je n’ai pas osé. C’est vraiment parce que j’étais venue avec des amis et que je voulais pas faire un scandale, ou pas les déranger finalement, en plus on avait organisé ça depuis un moment et on avait couru du boulot pour venir. On était essoufflés dans la salle et on crevait de chaud. Tout ça au milieu des gens bien fringués de Vidy, ça m’a rappelé pourquoi je déteste ce théâtre, c’est vraiment snob, c’est même pas bobo, c’est vraiment des riches, genre des vrais riches, qui font leur sortie culturelle de la semaine pour aller voir des metteurs en scène engagés.
Vous pourriez me raconter ce qui vous a dérangé ?
Un ensemble de choses. Mais d’abord le principal c’est que je ne comprenais pas bien ce que j’étais en train de regarder. Je ne comprenais pas pourquoi ces acteurs étaient partis en Irak, pourquoi ils filmaient les gens, tout ce rapport de force, pourquoi ils demandaient aux gens de jouer une pièce en les filmant. Il y avait vraiment quelque chose du fantasme du metteur en scène occidental qui va faire son tourisme, mais on est d’accord que c’est genre du tourisme pour faire de l’art quoi, son tourisme dans les pays en guerre, ou voilà plutôt dévastés par la guerre. Il ramène des images qu’il nous montre, et il s’attend sans doute à ce qu’on trouve ça épatant, ou très courageux, ou je sais pas. Moi tu vois, j’ai été plusieurs fois au Moyen-Orient, j’ai fait des trucs humanitaires, parce que j’ai une partie de ma famille qui est arabe, j’ai été en Syrie par exemple, et j’aurai trouvé indigne de ramener plein d’images pour en faire un spectacle quoi, enfin je sais pas ça m’a dérangé quoi. C’est vraiment ce truc de l’artiste de gauche qui va prêcher les convaincus et clamer à un public de riches que la guerre c’est mal, dans une grande salle où en fait en sortant tu vas bouffer à la cantine de Vidy des produits de multinationales qui financent la guerre en Irak. Vraiment ça m’a saoulé de voir ce truc, mais c’est pas la première fois que ça m’arrive à Vidy. Je sais pas c’est fou de présenter quelque chose sans réfléchir une seconde à qui tu es pour présenter ça et surtout à qui vient le voir. Je dis pas, si ça avait été présenté dans genre une maison de quartier et sans budget, bah pourquoi pas, monté aussi avec des personnes qui connaissent vraiment la situation. Je suis sûr qu’elles auraient pas fait un truc aussi superficiel, avec ce mythe et ces costumes et tout, genre t’as vécu la guerre et t’as envie de faire ça.
Vous avez eu la sensation d’un rapport de force entre la troupe et les personnes en Irak ?
D’une perturbation, que les gens en Irak se mettaient en scène pour les caméras, alors qu’ils ont d’autre problèmes, alors que tout est en ruines autour, tout ça pour jouer un mythe qui nous fait plaisir à nous, qu’on regarde depuis ici, depuis la Suisse, un mythe à nous quoi. Je suis sûr que si ces gens avaient monté une pièce, ils auraient pas choisi de raconter cette histoire, je sais pas pourquoi je dis ça comme s’il n’y avait pas de théâtre en Irak, je pense que les gens qui font du théâtre en Irak, ou à Mossoul, ou en tout cas ces gens-là qui étaient dans la pièce, auraient fait quelque chose de différent. La c’était vraiment encore les occidentaux qui arrivent et qui décident de ce qu’il faut faire, des histoires qu’il faut raconter. C’est pas grave qu’on se raconte des histoires entre occidentaux, genre pour nous, mais juste allons pas les imposer à des personnes détruites par la guerre, pour ensuite les filmer et les regarder entre nous jouer nos histoires. Tu vois ce que je veux dire ?
D’autres personnes m’ont dit qu’ils ont justement trouvé que la pièce était attentive à montrer les personnes irakiennes en situation de pouvoir sur elles et eux-mêmes.
Quand par exemple ?
Par exemple durant la scène du procès.
Ah c’était une des pires scènes. Tu vois bien qu’ils ne jouent pas ce qu’ils ont envie de jouer, qu’ils font ce qu’on leur dit de faire. Quand à la fin ils doivent choisir entre tuer les djihadistes ou les pardonner hein ? Je me suis dit « Oh mon dieu », on nous montre une dizaine de personnes mises en scène comme si ça pouvait représenter vraiment une population, et on les met en face d’un choix hypercomplexe qui engage toute une société, tout un peuple, des milliers de problématiques différentes, et on résume tout ça à un vote à main levé de dix personnes en face d’une caméra entre deux options.
Vous ne pensez que ça peut illustrer ou exemplifier le fait qu’une société se retrouve face à un choix pour essayer d’arrêter le cycle de violence ?
Mais jamais de la vie, ça réduit la complexité des choses, ça efface énormément des problèmes, et s’il s’agit de prétendre que dix personnes face à un choix binaire peuvent dire quelque chose de ce que ça veut dire faire des choix pour une société, c’est qu’on se trompe profondément. Ça transforme le problème social et politique, et même international, du terrorisme et de la violence que ces gens ont vécu en un problème de philosophie, en un truc du genre « faut-il tuer ou non celui qui a tué, qui est pour qui est contre ? ».
Et comment interprétez-vous le fait que les personnes à l’écran refusent de choisir ?
Parce qu’elles sont plus intelligentes que ce spectacle ? Non sérieusement, parce que c’est ce qu’on leur dit de faire, évidemment.
Que pensez-vous du fait que le spectacle refuse de représenter frontalement les violences ?
Je ne sais pas… d’un côté je me dis que c’est de la pudeur et qu’on en voit trop de la violence, de l’autre je me dis que ça fait partie de la réduction de la situation. Si on veut montrer quelque chose de la situation à Mossoul, il faut peut-être montrer ça, ça veut pas dire exposer les pires trucs pour le plaisir, mais plutôt établir un itinéraire, quelque chose de logique, qui permettent de comprendre les réactions des gens, leur vie de tous les jours.
Diriez-vous que le spectacle essaie de défendre une idée, malgré cette réduction ?
Oui je crois, mais je ne crois pas que ça parle de la situation là-bas, je crois que ça parle du théâtre et du pouvoir de l’art, ce qui est très injuste parce qu’en réalité c’est quelque chose qui intéresse essentiellement le public d’ici. D’ailleurs j’ai trouvé que les acteurs en Irak n’avaient pas l’air de croire à ce qu’ils faisaient, j’ai eu l’impression qu’ils ne comprenaient pas pourquoi ils disaient ces textes-là, où pourquoi on les mettait en scène de cette façon.
Vous diriez que vous avez ressenti une tension entre l’intention qui les mettait en scène et les acteurs et actrices irakien.ne.s ?
Oui c’est exactement ça. Et en plus, je n’avais pas cette sensation avec les acteurs de la troupe qui étaient là ce soir. Eux, ils étaient très sûrs de leur jeu, ils faisaient ce qu’ils savaient faire, des personnages de mythes classiques, des rois et des reines, etc.
Vous concevez une inégalité entre deux groupes d’acteur.trice.s ?
Je crois oui, une inégalité qui est la même que l’inégalité entre ici et là-bas.
Est-ce que vous diriez que le spectacle a changé quelque chose en vous ?
C’est difficile à dire, mais je crois que oui, même si l’expérience était mauvaise. Je me disais : qu’est-ce que c’est que cette manière de montrer les gens ? De faire comme si les problèmes de l’Irak pouvaient être abordés et résolus par l’art d’un metteur en scène connu en Europe ? Il m’a donné envie d’un art qui respecte ses limites, pudique. Il m’a donné envie surtout d’aller là-bas, de fuir ce théâtre et d’aller me confronter avec la réalité.
Est-ce que le spectacle ne cherchait pas à provoquer ça finalement ?
Non, peut-être que oui et que je suis passée complètement à côté, mais non au fond de moi je ne pense pas. D’ailleurs, à la fin du spectacle, un personnage regarde son téléphone et dit « je ne peux rien faire » et c’est fondamentalement faux. Tu ne peux rien faire si tu considères que c’est en tant qu’artiste ou spectateur que tu peux faire quelque chose.
Est-ce que vous arrivez à imaginer d’autres personnes, d’autres regards ou d’autres interprétations sur ce spectacle ?
C’est difficile, une expérience inverse de la mienne j’imagine. J’imagine que ceux qui adorent le théâtre se diront : c’est vraiment une ode aux pouvoirs du théâtre, de rapprocher les peuples, de montrer la réalité, de transcender les frontières. Mais c’est trompeur parce que c’est envisager les choses depuis le théâtre et pas depuis le monde réel. Il y aura aussi tout une bien-pensance qui dira que c’est une ode à l’autre, à l’altérité, mais quand on saisit l’autre à l’intérieur de soi, d’un mythe et d’une mise en scène à soi, on conforme l’autre.
Vous avez trouvé que le dispositif du spectacle donnait une image « exotique » de l’Irak ?
Non, je ne dirais pas ça. En tout cas pas au sens où l’on idéalise des gens d’une autre culture, ou on essaie pas d’expliquer les gens mais on essentialise juste ce qu’on ne connait pas. C’est plutôt qu’on essaie de voir ce qu’on a en commun, en partant de ce qu’on a nous, notre manière de raconter des histoires, nos histoires, nos problèmes politiques. Il n’y a pas un seul moment du spectacle qui pose la situation politique, on sait juste que c’est à Mossoul et c’est l’apparence physique qui sert à délimiter qui est concerné par la situation et qui ne l’est pas.
Étiez-vous assise loin de la scène ou plutôt proche ?
Plutôt loin.
A votre avis, quelle influence a eu la présence des autres sur votre expérience ou votre interprétation ?
Je ne me suis pas trop posé la question. En y pensant, je me dis que voir tous ces gens, et me dire « je suis sûre qu’ils trouvent ça formidable », ça a participé de mon expérience.
Voir une communauté d’occident.aux.ales renforçait la frontière entre deux groupes ?
Voilà. En profondeur même. Ça me renvoyait à ma propre condition je crois.
Entretien n°4
Femme / 52 ans / Comptable / Va régulièrement au théâtre
En deux mots, est-ce que ça vous a plu ?
Énormément.
Est-ce que vous pourriez me raconter votre expérience du spectacle ?
C’était assez bouleversant.
Qu’est-ce que qui vous a le plus touché ?
Tout je crois, en tout cas je n’en sors pas indemne. Ce qu’il y a de plus réussi pour moi c’est à quel point l’Irak était présent, je crois.
Vous pouvez décrire ce qui vous a rendu l’Irak présent ?
Évidemment le fait que l’on regardait à la fois la scène et la projection vidéo mais que les deux étaient liées, comme si ce qu’il se passait sur scène, là ce soir en Suisse avait des conséquences ou découlait directement de la situation là-bas.
Quel rôle ont joué pour vous l’écran et la projection vidéo ?
Eh bien c’est difficile à dire, c’était notre monde et en même temps un autre monde, qu’on vivait sans pouvoir rien faire, ça faisait un contraste marquant et en même temps lié avec les acteurs de ce soir.
Vous diriez que l’écran vous rendait impuissant, contrairement à la scène ?
Oui je crois, il nous faisait contempler des ruines et des vies brisées, et le spectacle racontait ces ruines.
Pourtant vous ne pouvez agir ni sur la scène, ni sur la vidéo ?
Non, évidemment, mais la scène est plus proche, on entend les vraies voix et on ne peut douter de rien de ce qu’il se passe, alors que ce qui est filmé j’avais toujours un doute – qui ne changeait rien hein – mais c’était au fond de mon esprit, je me demandais : est-ce que c’est bien vrai ? est-ce que tout ça n’était pas mis en scène ?
Mais c’était forcément « mis en scène » ?
Bien sûr, les personnes qui jouaient en Irak jouaient ce qu’on leur demandait de jouer, mais elles avaient toujours l’air effondrées, ou très impliquées dans les choses, elles avaient l’air de vivre vraiment leurs émotions, derrière le rôle qu’on leur demandait de jouer, qui était lié à leurs vies propres.
Vous vous êtes dit la même chose pendant la scène du jugement ?
Oui, c’était très émouvant. J’étais vraiment avec eux, je me demandais ce que je ferai à leur place, si j’aurais eu ce courage de pardonner. Et puis aussi c’est un moment très fort à cause des ruines, du regard de la femme tu vois, qui les juge, qui projette sur eux toute la violence qu’elle a vécue. Eux aussi, ils souffrent et ils se regardent, c’est un peu comme si ils reconnaissaient tous leur souffrance, mais malgré tout ils se décident, ils sont là : « Non on ne va pas les tuer, on ne va pas devenir comme eux ».
Mais vous n’avez pas eu de doute sur leur sincérité pendant cette scène ?
Si, je me demandais, est-ce que personne ne vote parce que c’est vraiment ce qu’ils pensent, ou parce qu’on leur a demandé de lever la main pour passer un beau message.
Quel message ?
Bah le message que c’est plus compliqué que ça, qu’on ne peut ni condamner, ni pardonner absolument. Je n’arrêtais pas de demander, est-ce qu’ils le pensent vraiment ? Est-ce qu’ils font ça parce que le réalisateur leur a demandé de faire ça ?
Qu’est-ce que ça changerait qu’ils le pensent vraiment ou qu’ils le jouent ?
Tout je crois, en tout cas, dans un cas je trouverais ça horrible et dans l’autre, je trouverais que c’est vraiment beau.
Pourquoi ?
Je dirais que, si ils le pensent vraiment, alors on a accès à quelque chose de vrai, on est sans barrière, sans distance avec eux, on est ensemble dans ce truc absolument dépressif et sans solution de « tout le monde est brisé et il n’y a rien à faire d’autre que de continuer malgré la violence de tout ça », et ça me donne envie de pleurer encore en y repensant et en disant ça, alors que si c’est une mise en scène, et bien ils sont juste instrumentalisés, et ça ne servait à rien d’aller en Irak, on aurait pu avoir des acteurs qui jouent ça n’importe où et ça aurait fait un peu « je suis l’auteur et voilà mes grandes idées existentielles sur la guerre ».
Si le spectacle vous a bouleversé, c’est que vous inclinez plutôt vers le premier scénario ?
C’est difficile à dire, mais sûrement oui.
Il y a des éléments en particulier qui vous incitent à penser ça ?
Plusieurs choses je pense. Déjà, personne ne parle à part eux, et les acteurs qui ne sont pas impliqués, la troupe d’ici, prennent la parole surtout comme personnages du mythe, ils ne jouent jamais des irakiens.
Vous vous sentez plus à distance des personnages du mythe joués sur scène par les occidentaux que des personnages du mythe joués dans le film par les acteurs et actrices irakien.ne.s ?
Oui. C’est bizarre ?
Rien n’est bizarre.
Bon, c’est aussi que les personnes dans le film ne jouent pas toujours des personnages. Et quand ils jouent, c’est des personnages du mythe là, oui voilà Oreste, mais on sent que c’est directement lié à leur situation, que quand ils parlent, ça concerne leur réalité, que c’est eux qui parlent vraiment.
Vous diriez qu’ils représentent la situation irakienne de manière plus large ?
Non, vraiment pas, s’ils ne sont pas manipulés, je crois qu’ils ne sont qu’eux-mêmes et que c’est pour ça que c’est touchant.
Pas même dans la scène du procès ?
Peut-être un peu, mais ce n’est en tout cas pas ça qui me touche. La situation irakienne, c’est beaucoup plus compliqué que dix personnes qui votent pour conclure un mythe. C’est leurs visages, le fait que ces dix personnes soient là, sans expression, perdues, c’est ça qui le rend touchants, pas le fait qu’ils pourraient incarner la décision que doit prendre l’Irak.
C’est pourtant quelque chose que j’ai beaucoup entendu, dans les critiques par exemple.
Je comprends ça, peut-être que je me trompe, mais j’imagine que c’est aussi une manière pour nous, et pour le metteur en scène aussi d’ailleurs, de donner du sens au spectacle et à la situation, on essaie de se raconter que tout ce qu’on a vu parle plus largement, qu’il y a un grand message et quelque chose qui permettrait de comprendre la situation irakienne, mais à la fin pas tellement, c’est juste dix personnes, et même plus parce qu’il n’y a pas que la scène du procès, qui sont dans l’horreur des choses. Je comprends qu’on veuille croire que ça parle de quelque chose de plus global, mais je pense qu’on se dit pour se rassurer, parce que tout ça est juste en fait radicalement incompréhensible et atroce.
Comment expliquez-vous le geste meurtrier d’Oreste qui tue sa mère ?
Il ne supporte pas qu’elle se soit remariée, il considère qu’elle a trahit son père. C’est une manière de prendre position contre sa liberté, une manière de dire : l’homme qui est parti à la guerre, même s’il a tué sa fille, devait le faire. Peut-être aussi qu’il est un peu dérangé ? En tout cas, on nous le raconte un peu fou, il est instable, il fait des grandes tirades, il est face-caméra et trop enjoué. Peut-être que la version du mythe c’est le devoir et la version de Milo Rau c’est la folie, peut-être que c’est la situation à Mossoul qui l’a rendu fou. En tout cas, sa vie est horrible quoi, moi j’aurais jamais supporté un truc du genre.
Vous arriveriez à trancher pour l’une ou l’autre solution ?
Je ne pense pas que Milo Rau veuille défendre l’idée qu’il faille tuer sa mère si elle se remarie après avoir été abandonnée, ce n’est pas une idée dans l’air du temps, ça rendrait même le spectacle franchement suspicieux. Dans sa tête, je pense plutôt que le personnage a été rendu fou par la situation horrible de l’Irak, c’est un propos sur la déformation des gens par les guerres et les massacres. Même, moi ça m’a fait réfléchir en fait aux terroristes, c’était la première fois que je me disais : tu sais pas ce qu’il s’est passé dans leurs vies hein, personne ne fait des trucs aussi horribles pour rien, je veux dire, sans que rien d’horrible ne se soit passé dans leurs vies.
Entretien n°5
Homme / 28 ans / Chômeur / Va rarement au théâtre
En deux mots, est-ce que ça vous a plu ?
Je dirai plutôt oui.
Est-ce que vous pourriez me raconter votre expérience du spectacle ?
Ce n’est pas une question facile, je dirai qu’on fait l’expérience de deux espaces et de deux temps, ici ce soir et la situation en Irak.
Quels sont les éléments du spectacle qui vous ont le plus intéressé ?
Si je devais dire une chose ce serait le fait de voir la ville détruite de Mossul et qui essaie de se reconstruire, toute l’histoire qui s’y raconte quoi.
Vous pourriez me résumer cette histoire ?
Et bien c’est l’histoire d’un vieil homme qui rentre d’une guerre avec son amante et qui retrouve sa femme remariée. Ils doivent diriger ensemble, c’est un roi et une reine, mais pendant le repas visiblement ils ne sont pas près de se réconcilier, il y a beaucoup de tensions. Moi à des moments, je regardais Oreste avec des yeux hallucinés, genre, j’arrivais pas à ne pas voir sa colère.
Comment vous expliquez ces tensions ?
La femme en veut à son mari de l’avoir abandonné, et on sent bien qu’elle s’est remariée pour lui faire payer.
Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
Je sais pas, ça se sent. En plus, on voit bien qu’elle déteste la nouvelle amante, c’est une situation connue.
Connue comment ? Vous pensez à votre expérience personnelle, à d’autres histoires ?
Non je n’ai jamais vécu ça, c’est plutôt quelque chose qu’on sait tous, les trahisons se passent comme ça, un couple qui se trompe et qui commence à se détester. Il y a plein d’histoires là-dessus, dans l’art mais aussi dans la réalité.
Vous pouvez finir de me résumer l’histoire ?
Oui, ensuite leur fils, qui a pris parti pour le père, assassine sa mère à l’aide de son amant.
Comment expliquez-vous ce geste ?
On ne sait pas vraiment, je pense que c’est de la solidarité masculine, mais aussi un rapport au devoir : son père n’avait pas le choix d’aller faire la guerre et sa mère ne l’as pas supporté.
La mère est en tort ?
Oui, c’est un peu vieux comme manière de voir les choses et je dis pas que je suis d’accord, juste que c’est ce qui explique le meurtre. En tout cas dans la tête du fils. Ce qu’il faudrait savoir, c’est ce qu’en pense l’artiste, parce que là comme ça, c’est borderline.
Une autre spectatrice m’a dit que le fils était peut-être fou, vous en pensez quoi ?
Non, il n’est pas fou. Il est même tout à fait lucide, ça se voit dans ses yeux, c’est une décision qu’il a longuement muri, après avoir trop souffert.
Vous diriez que le spectacle essaie de défendre une idée ?
Peut-être l’idée que le devoir est plus important que les problèmes familiaux, où que l’Etat doit passer avant ses petits problèmes personnels. Aussi, que les situations chaotiques comme en Irak créent de la souffrance et des choix difficiles.
Vous disiez vous sentir entre deux espaces-temps, est-ce que cela change le propos politique du spectacle ?
Non, je ne crois pas. Justement, l’histoire fonctionne de la même manière ici et en Irak, c’est ça qui est intéressant. En fait, le mythe très ancien et la situation contemporaine : c’est la même chose.
Vous diriez que le spectacle vous a prouvé cela ?
Oui. Le spectacle montre bien que c’est pareil, il y a des dirigeants qui doivent avoir une vie de famille après la guerre, mais aussi des gens du peuple : c’est toute la société qui doit se reconstruire.
Dans le mythe, Agamemnon rentre d’une guerre, alors que la famille dans la version de Milo Rau est mise en scène à l’intérieur d’un espace qui se reconstruit d’une guerre.
Je comprends, mais ça ne change pas grand chose. L’histoire fonctionne quand même, peut-être que le roi « rentre de la guerre » au sens où il rentre des quartiers détruits pour aller retrouver sa femme dans son palais à l’abri des bombes. Les dirigeants irakiens aujourd’hui, ils ne vivent pas dans les ruines, ils vivent dans le luxe.
Quel rôle ont joué les écrans et le film de l’Irak réel dans votre expérience du spectacle ?
Un rôle assez essentiel parce que c’est ça qui crée les deux espace-temps, qui fait que l’histoire est double.
Avez-vous eu la sensation de voir les mêmes personnages sur scène et à l’écran ?
Oui. Pourquoi ? Parce que ce sont les mêmes. Ils sont habillés pareil, ce sont les mêmes acteurs tout simplement, ils jouent les mêmes rôles.
Entretien n°6
Homme / 26 ans / Étudiant / Va rarement au théâtre
En deux mots, est-ce que ça vous a plu ?
Non pas vraiment, il y a beaucoup de choses qui m’ont dérangé.
Pourriez-vous me raconter votre expérience du spectacle ?
J’étais vraiment au premier rang, et j’ai eu du mal à tout saisir. J’avais l’impression d’être au cinéma, mais avec des acteurs qui commentaient le film, et j’ai compris assez tard qu’une partie du film était fait directement sur la scène, en live. Autrement, j’avais du mal à faire le lien entre les images projetées et ce que disaient les acteurs.
Vous connaissiez le mythe d’Oreste que reprend la pièce ?
Non, pas du tout.
Pourriez-vous résumer le spectacle ?
C’est l’histoire d’une troupe de théâtre qui part à Mossoul, en Irak, pour rencontrer des artistes, comme des acteurs ou des musiciens et qui tourne avec eux des scènes, on nous raconte des petits bouts d’histoire des acteurs qui ne sont pas liées entre elles. Par exemple, l’histoire du vieil acteur, celui qui joue le roi, il parle de son père, ou de l’actrice qui joue sa maitresse qui raconte sa migration je ne sais plus d’où elle vient, de quelque part par là-bas. Au milieu, il y a le film qu’ils tournent, qui raconte l’histoire d’un homme qui rentre chez lui et que sa femme déteste sans raison, d’ailleurs elle s’est remariée et tout le monde trouve ça normal. Il voyageait depuis longtemps et elle l’accueille horriblement, parce qu’elle ne l’aime plus sans doute. Finalement ils se font tous les deux tuer par leur fils qui a payé des terroristes pour les assassiner, on ne nous dit pas pourquoi, on nous laisse vraiment dans le flou.
Est-ce que vous avez ressenti un suspens, vous croyiez aux personnages, vous étiez impliqué dans cette histoire ?
Non pas vraiment, parce que c’est impossible de suivre les raisons qui les poussent à agir, qui ils sont, ou pourquoi ils sont liés. Le jeune, j’ai compris que c’était leurs fils tout à la fin, je ne vois pas pourquoi il est si proche des terroristes. Je me suis dit peut-être que c’est un jeune européen parti faire le djihad qui tue ses parents, et que le meurtre de ses parents c’est un symbole pour dire qu’il a sali l’honneur de sa famille, qu’il a détruit les siens. Mais ça n’est pas clair, donc on est toujours en train de chercher à comprendre ce qui motive les uns et les autres. Par exemple, pourquoi le père et la mère continuent à se voir, c’est incompréhensible. Pourquoi le fils les tue, je ne sais pas ? Qu’est-ce qu’on veut-nous dire avec ça ? Aucune idée.
Vous avez eu la sensation d’être perdu dans l’histoire ?
Bah oui, d’autant plus que c’est des choses graves, des choses d’aujourd’hui. Je veux dire, c’est louche de parler de Daesh comme ça, d’en faire une histoire de famille ordinaire, sans rien expliquer.
Comment auriez-vous aimé que le spectacle aborde la question du terrorisme ?
Comme quelque chose de terrible et qu’il faut condamner, comme le fait de personnes folles.
Vous ne trouvez pas que le personnage du fils avait quelque chose de fou ?
Oui, maintenant que vous le dites, mais en même temps, tous les personnages : la mère est vraiment une mégère, le père raconte des choses incompréhensibles, la copine et le mari, on ne sait pas du tout ce qu’ils foutent là, ça fait un peu comédie de la famille recomposée où tout le monde est barjo. Franchement, c’est vraiment léger comme traitement du sujet.
Vous pourriez rentrer plus dans le détail de ce qui rend le spectacle « léger » à vos yeux ?
C’est dur à dire, je pense que le jeu des acteurs, enfin non, le choix du metteur en scène de ce jeu d’acteurs et de ces personnages, de ces situations un peu burlesques. Et puis aussi la musique, qui fait penser à un film de base et qui n’a rien à faire là, le décor en carton, franchement quand tu viens dans un grand théâtre comme ici, tu t’attends à autre chose niveau décor, à en prendre plein les yeux.
Diriez-vous que le spectacle a une ambition politique et/ou éthique ?
Oui, sûrement, mais c’est pas très intéressant. C’est quelque chose de très bien-pensant, sur le fait que les Irakiens ont beaucoup souffert, et c’est vrai hein, je ne dis surtout pas que c’est pas vrai, je dis juste que je le savais déjà avant de venir. Et vous parlez d’éthique et c’est vrai : le spectacle dit un peu ce qui est bien, il dit comment il faut regarder l’Irak. Il dit aussi que la situation est compliquée, qu’on ne peut pas vraiment décider de ce qu’il faut faire avec les terroristes, surtout quand les terroristes possèdent ton pays. Même si franchement, j’ai du mal à croire que tous ces gens décident de ne pas tuer les terroristes pour faire bien. Après j’ai aussi eu l’impression qu’il dénonçait les travers de la famille aujourd’hui, comme la scène du repas par exemple, où on sent bien l’hypocrisie de chacun, et qui finit dix minutes après dans un bain de sang, autre moment franchement absurde de l’histoire d’ailleurs.
Quand vous dites que vous avez du mal à croire que les gens décident de ne pas exécuter les anciens membres de Daesh, vous faites référence à la scène du débat. Qu’est-ce qui vous fait croire que les gens ne disent pas ce qu’ils pensent ?
Et bien ils disent ce que le metteur en scène leur dit de dire. Et puis c’est une dizaine d’acteurs. Je voudrais bien voir un référendum populaire en Irak qui poserait la question de faut-il tuer les anciens membres de Daesh : je pense pas que le résultat serait aussi bien-pensant. Il y a un moment où il faut prendre des décisions. « C’est compliqué » ou « on ne veut pas comporter comme eux ils se comportent », ce sont des refuges de quelqu’un qui n’est pas là-bas et qui n’a pas vécu ça. En plus, ce n’est pas comme ça que se comportent les sociétés. C’est un beau message, mais c’est faux.
Quel message exactement ?
Bah quand tu me montres des personnes qui votent pour se faire justice, tout ça pour me dire que l’humanité est belle, que les choses sont compliquées et que faut pas devenir des barbares, je peux pas l’entendre. Ça sonne faux et tu me convaincs pas quoi, tu vois ce que je veux dire ? Peut-être que c’est plus audible si t’es un peu bien pensant, qu’on te dit ce que t’a envie d’entendre, genre que l’humain est une chose merveilleuse, mais tu peux faire des grands discours, tu parles d’un monde imaginaire, tu parles pas de la réalité.
Vous avez donc eu l’impression que le spectacle cherchait à vous faire porter un regard particulier sur la situation irakienne ? Quel rôle a joué dans tout ça l’histoire principale de la famille ?
C’est l’histoire d’une famille qui vit cette guerre, qui est détruite par Daesh, on veut nous faire avoir de l’empathie avec les gens, et en même temps nous faire détester les terroristes, donc oui on veut nous faire avoir un regard particulier.
Quels éléments veulent nous faire détester les terroristes ?
La manière dont ils sont montrés, tout en noir, ils font peur. En plus, on ne nous raconte pas leurs histoires à eux, seulement celles des acteurs, ce qui est d’ailleurs assez peu utile. Et puis, il y a des scènes très violentes qui sont mises en scène exactement comme dans les médias.
Comment décririez-vous et qualifieriez-vous les différentes émotions que vous avez-ou non ressenties ? Diriez-vous avoir ressenti les émotions qu’on voulait vous faire ressentir ?
C’est une question intéressante. J’ai ressenti beaucoup de doute, je crois que je remettais beaucoup en question ce qu’on me montrait, j’avais l’impression que quelque chose sonnait faux. J’ai eu de la peur, un moment j’ai pris du recul sur ce que c’était vraiment et très concrètement que le terrorisme et la vie en Irak, c’était assez abyssal, je sais à quel point l’homme est mauvais et cruel, mais c’était une piqure de rappel assez forte. Mais c’est vite parti.
Vous vous souvenez à quel moment du spectacle ?
Au moment du meurtre, avec tout ce sang qui coule et tous ces gens qui observent la mère se faire égorger, ou tirer dessus, je sais déjà plus, tous ces gens l’observe et ne font rien, c’est une normalité.
Et pourtant vous avez trouvé le propos politique très convenu et « bien pensant » ?
Oui, ça n’a rien à voir. Ce meurtre là on le voit tous les jours. Enfin pas tous les jours, mais sur internet on peut trouver les vraies images des décapitations et tout ça. Le spectacle n’a rien inventé, il montre la même chose qu’internet, mais il met dessus un discours un peu complaisant sur « les choses sont complexes », il organise une belle assemblée comme une assemblée démocratique pour discourir sur le meurtre. Et d’ailleurs, voilà ça c’est typique du problème que je dis, il y a le meurtre vraiment réel sur l’écran, avec le sang, le public et tout. Et en même temps, sur scène, l’actrice fait semblant d’être tuée, mais sans sang, sans violence, sans public et ça m’a tout de suite rappelé à la platitude du spectacle : on récupère ça et on atténue ça et on essaie de faire comme si tout cela avait un sens. On regarde une actrice s’effondrer et tout le public se dit, tous d’accord, c’est quand même fort. Pour moi c’est de la triche, c’est une astuce pour être politiquement correct.
Vous ne pensez pas que d’avoir mis la scène du meurtre à l’intérieur d’une histoire, que le personnage exécuté soit un personnage que vous connaissiez, déjà vu dans plusieurs scènes, vous ne pensez pas que ça a créé cette émotion abyssale que vous décriviez ?
Non, je ne crois pas, c’était la même émotion que devant mon écran. C’est juste l’homme, depuis toujours, il n’y a pas besoin d’une histoire, je n’ai pas besoin de connaitre les victimes, de savoir ce qu’elles ont mangé à midi ou si elles ont des problèmes de famille, c’est juste l’horreur de l’humanité. En fait c’est une histoire, mais c’est l’histoire de l’humanité depuis toujours, et on ne fait que s’en rappeler, en prendre conscience de manière forte, oublier, et ça revient.
Entretien n°7
Femme / 55 ans / Femme au foyer / Va rarement au théâtre
En deux mots, est-ce que le spectacle vous a plu ?
Oui, c’était très émouvant.
Pourriez-vous me raconter votre expérience du spectacle ?
Et bien quand je suis entrée je me suis dit que c’était vraiment touchant ce décor de bric et de broc, fait un peu à l’arrache, ça avait quelque chose de très réel. Et on s’installait tous avec cette musique étrange et il y avait les comédiens qui nous regardaient dans les yeux. Je me sentais déjà dans un lien très fort avec eux. Ensuite ça va crescendo, il se passe un mélange de choses qui se lient naturellement, je ne sais pas, ça marche très bien. Il y a la scène, le mythe raconté sur scène, le mythe raconté en vidéo en Irak, la réalité de l’Irak, enfin les coulisses du tournage, et en même temps ce tournage qui n’en est pas un. J’étais frappée que si on met les unes à la suite des autres toutes les scènes d’Orestes tournées à Mossoul, ça ne fait pas vraiment une histoire cohérente, par exemple on n’a pas le repas, on a pas le dernier monologue, on ne comprend pas qui sont les personnages parce que ce sont les acteurs et actrices qui les présentent, et en même temps tout s’emboite, parce qu’on est à fond avec la troupe. Au fur et à mesure du spectacle, je ressentais les choses qui se connectaient, les histoires personnelles des acteurs qui faisaient écho à celles des personnages et aussi au fait même d’aller tourner à Mossoul.
Diriez-vous que le spectacle vous a raconté une histoire ? Avez-vous ressenti un suspsens ? Diriez-vous que vous vous êtes sentie impliquée pour des personnages ?
Oui et non, enfin, moi je n’aime pas trop les fictions, je ne regarde quasiment que des documentaires, mais on n’a pas besoin que les choses soient imaginaires pour être impliqué et ressentir du suspens ! J’étais à fond avec eux, mais à fond avec les vrais acteurs qui jouaient leurs personnages, mais parce qu’ils jouaient des personnages, ça a du sens ce que je dis ? Par exemple, quand il y a cet acteur irakien qui fait son monologue, d’abord on le montre en train d’être lui-même, sur ce toit, de ce bâtiment horrible où Daesh exécutait les gays, tu vois ? et puis après il commence son monologue de je ne sais plus trop qui, le copain slash amant d’Orestes, et bah tu vois j’étais à fond, j’ai beaucoup pleuré, mais pas parce que c’était ce monologue, parce que je voyais cet irakien réellement en face de sa vraie ville brisée essayer de dire du théâtre, je me souviens même plus du texte, juste que c’était super triste ! J’ai souvent ça quand je regarde des documentaires, j’espère vraiment que les gens vont s’en sortir, je dis ça parce que tu parlais de suspens, il y a beaucoup de suspens dans la réalité, par exemple l’autre jour je regardais un documentaire sur les gens qui passent la frontière mexicaine américaine et on suivait l’histoire de plusieurs personnages, et c’était un peu en temps réel, et j’arrêtais pas de me dire « oh mon dieu j’espère qu’ils vont s’en sortir », j’espère que ça va se finir bien pour eux, que le documentaire ne va pas me montrer finalement qu’ils se font arrêter à la frontière ou même pire. C’était vraiment pareil ce soir, donc oui, je dirai qu’on m’a vraiment raconté une histoire hyper profonde et hyper belle, c’était juste une histoire vraie.
Mais pourtant l’histoire d’Oreste est bien une fiction.
Oui, mais on s’en fout de l’histoire d’Orestes ! C’était l’histoire de gens en Irak qui doivent monter la pièce d’Orestes, faire un film plutôt, et ça se mêle avec leur tentative de reconstruire une existence. Je veux dire qu’on ne m’a pas raconté l’histoire d’Orestes, mais la leur.
Diriez-vous que le spectacle a une ambition politique et/ou éthique ?
Oui bien sûr, c’est un spectacle très politique. Ça dénonce beaucoup la misère, le fait que la guerre détruit les existences des gens. Il y a une prise de position forte, un vrai discours qui passe à travers, bah l’histoire justement. Je pense que le propos du spectacle c’est lié à la relation entre l’Occident et sa politique et la situation catastrophique du moyen-orient. On sait tous que la société irakienne a été détruite par Daesh à cause des États-Unis et de l’Europe, et donc quand on ressent une émotion forte pour ces personnes et comme on nous raconte leurs vies brisées, en fait on ressent aussi, et on veut nous faire ressentir, du dégoût pour l’Occident. Et d’ailleurs, pour moi, si le spectacle il montre une troupe occidentale qui va en Irak ce n’est pas pour rien, c’est pour montrer qu’une autre forme de collaboration est possible, qu’on peut voyager les uns chez les autres de manière pacifique, pour s’apprendre des choses, pour faire de l’art et de la culture. C’est comme s’ils allaient monter une pièce pour réparer ce qu’ont fait les autres occidentaux. Je répondrai ça à la question de l’ambition politique, que c’est à la fois une histoire qui veut dévoiler les choses en les montrant, révéler la violence de la guerre et la responsabilité occidentale et en même temps demander pardon pour ce qu’on a fait, construire quelque chose ensemble.
Vous sauriez me dire à quels moments du spectacle vous avez le plus lu ce discours de dénonciation ?
Dans les tirades d’abord, on sent bien que les acteurs sont énervés par ce qu’ils voient, mais les personnages, je veux dire les personnes qui étaient bien là ce soir, et qui savaient très bien qu’on était là aussi et qu’on savait de quoi il s’agissait. Le fait que à partir de la situation en Irak ils essaient de faire une histoire, sans vraiment y arriver, c’est ça qui était fort aussi, ils savaient très bien que ça n’avait pas d’importance de réussir à raconter Oreste, et ils savaient qu’on savait. C’est surtout ça, et puis évidemment le film, le choix des plans, l’itinéraire de la troupe qui passe par des lieux importants de la monstruosité de Daesh. Il ne montre pas un film de propagande pour le régime Irakien, il montre des choses dévastées, des personnes qui ne sourient jamais, des ruines de maisons, d’ailleurs il n’y a pas du tout d’explication, comme dans un documentaire genre Arte, il n’y a que des émotions fortes.
J’ai deux autres questions : vous parlez de « réparation », vous pensez que la pièce peut le faire, je veux dire, que le spectacle que vous avez vu ce soir peut réparer, ou que la démarche même d’aller tourner un film à Mossoul peut réparer ? Et deuxième question, plusieurs spectateurs et spectatrices ont été très critiques sur le fait que le voyage de la troupe occidentale serve finalement à produire un spectacle montré ici, ils et elles ont parlé « d’instrumentalisation » des personnes irakiennes, qu’en pensez-vous ?
Sur la première question, je ne sais pas si ça peut « réparer » quelque chose, je veux dire, l’art ça répare jamais rien, mais ça peut peut-être créer des échanges, faire se rencontrer des gens. Mais en y pensant, c’est sûrement plus le fait d’avoir justement montré ça ce soir à nous qui peut réparer quelque chose, en tous cas qui peut nous faire tous ensemble sentir coupables de ce qu’il se passe là-bas. Alors d’accord c’est peut-être pas une réparation, mais en tous cas ce spectacle c’est un appel à la réparation, quelque chose qui dit : vous avez le devoir de ne pas fermer les yeux. Et du coup bah non, je crois pas qu’il y ait une instrumentalisation, en tous cas moi je me suis pas dit ça une seule fois. Ou alors ils sont instrumentalisés pour nous faire agir, pour nous faire ressentir de la honte, ça c’est pas un problème, je veux dire ces gens ne vont pas en souffrir, le pire qu’il va se passer c’est qu’on va pleurer et ne rien faire, c’est juste un coup de gueule.
Une spectatrice se demandait si la scène finale, dans laquelle un acteur regarde des images de violence et se dit qu’il ne peut rien faire représentait votre position de spectateur, qu’en pensez-vous ?
Je ne sais pas, je ne crois pas. C’est plus qu’il représentait les puissants, ceux qui pourraient faire quelque chose et qui ne font rien et laissent les médias tout faire à leur place. Moi ce personnage je l’ai détesté, et on voulait que je le déteste, il était un peu jeté là pour être l’occidental puissant qui ne fait rien, je veux dire le symbole de l’inaction, mais pas de la nôtre, de celles de l’élite.
Vous avez peu évoqué l’autre scène finale, celle du jugement, qu’en avez-vous pensé ?
Pour moi, ça va avec le reste je crois, c’est une allégorie de la justice. En tout cas, c’est comme ça qu’elle a du sens. On ne peut pas poser la question du terrorisme avec un échantillon aussi petit de personnes. La dizaine d’hommes, ceux qui votent là, c’est tout le peuple et la femme qui organise le vote, c’est peut-être la justice, ou le reste du monde qui les regarde. Et ce qu’on comprend, c’est que le peuple, livré à lui-même, est capable de décisions complexes, qu’il faut lui laisser le choix de ne pas choisir. C’est assez judicieux de nous présenter ça comme ça, un petit groupe qui est tout le peuple, parce que c’est à la fois le peuple et en même temps des personnes et tu peux t’identifier à elles. Mais que si les élites, d’ici et de là-bas continuent d’être des élites sans prendre leur responsabilité, le peuple est condamné à la violence. Soit tu diriges, soit tu te barres quoi.
Y avait-il selon vous d’autres éléments dans lesquels vous interprétez un discours sur la responsabilité des élites ?
La pièce qu’ils veulent mettre en scène. C’est Orestes et donc une tragédie des puissants, c’est un roi et une reine et des princes qui se déchirent et dont les divisions condamnent la ville. Et puis aussi plein de références à la puissance, des rois ou de dieux, la caméra une fois qui montre bien le ciel au-dessus de la ville avec insistance, comme pour souligner l’absurdité de tout ça mais aussi l’inaction des autorités.
Donc vous diriez que le spectacle montre les personnages d’Oreste comme des coupables ?
Oui, et même, il nous demande de les condamner. Ce sont leurs bouffonneries d’élites qui détruisent, en un sens, la ville. Le bain de sang, et donc la déstabilisation de toute la société aurait pu être évité, par exemple si la femme du roi, je sais plus les noms, était passé outre sa propre jalousie et sa rancœur et si le roi n’était pas revenu avec sa maitresse pour narguer son ex-femme, s’ils se détestaient pas autant, s’ils avaient pensé à la société avant leurs histoires de fesses. Comme les conneries de nos puissants à nous, y’a qu’à voir Trump et Kim je sais plus quoi. Mais c’est qu’un aspect du spectacle, ça c’est ce qu’il fait de l’histoire. En fait, l’idée c’est de montrer des vraies personnes qui essaient de monter cette pièce pour critiquer le pouvoir politique, pour réfléchir sur le gouvernement après la guerre.
Entretien n°8
Homme / 51 ans / Ingénieur / Va régulièrement au théâtre
En deux mots, est-ce que le spectacle vous a plu ?
Je ne saurai pas dire, c’était une expérience bizarre. Les acteurs étaient bien, c’est sûr, mais j’ai des doutes.
Pourquoi une expérience bizarre ?
Parce que c’est forcément bizarre un spectacle sur le terrorisme, c’est pas rien quand même.
Selon vous, que dit le spectacle du terrorisme ?
Eh bien justement, je ne sais pas. D’un côté, il nous montre nous, face à toutes ces images horribles, ça j’ai bien compris, de l’autre, il montre ces images comme si on pouvait les utiliser dans une histoire plus grande. Et puis, ça m’a agacé cette histoire de revendication sociale à la fin. [NB : le spectacle ce soir-là se concluait par une dénonciation sur scène de récentes coupes budgétaires ciblant les institutions culturelles en Belgique]
Quand avez-vous eu l’impression que le spectacle nous montrait nous, face aux images ?
Au début, quand le premier acteur reçoit ces images et qu’il les regarde, j’avais l’impression de me voir moi, j’en ai vu beaucoup aussi. Mais aussi quand les meurtres sont reconstitués avec les balles dans la tête. Je me disais, il y a des classes de gymnasiens (NB : lycéens), est-ce qu’on peut vraiment leur montrer ça ?
Le fait que ce soit utilisé en partie pour raconter l’histoire d’Oreste, ça ne change pas quelque chose ?
Non, franchement on ne voit pas l’histoire d’Oreste, on voit l’état islamique qui exécute des gens innocents. Alors vous allez me dire que dans l’histoire le roi n’est pas innocent, mais c’est tout de même très secondaire, je suis sûr que la plupart des gens s’en fichent de l’histoire, ou juste qu’ils ne la connaissent pas et ne vont pas faire d’effort. Moi je ne la connaissais plus bien et ça m’est passé un peu au-dessus, ce n’est pas vraiment l’essentiel. Ou peut-être que c’est justement cela qui est bizarre : si on retire l’histoire qui est assez peu ficelée et dure à suivre, pourquoi le couple se déchire ? le fils est vraiment juste fou pour faire tuer sa mère ? il avait plein d’autres solutions, bref, il reste des images de terrorisme sans rien pour vraiment les expliquer.
Vous avez l’impression que ces images manquent de contexte ?
Oui. Et aussi de pudeur : à quoi bon reproduire ça ? C’est vrai qu’il y a des choses belles, comment les personnes en Irak sont filmées, comment elles vivent leur vie, on a accès à ça, mais aussi on ne parle jamais de leur relation à ce terrorisme, on ne peut pas savoir ce qu’elles pensent du terrorisme. Tout est fait pour qu’on se dise qu’ils souffrent et on se dit qu’ils sont comme nous et que donc forcément ils condamnent etcetera etcetera, mais c’est pas sûr. On ne se pose la question de leur responsabilité.
Pourquoi exactement ? Qu’aurait-il fallu changer selon vous ?
Parler de religion déjà, le terrorisme c’est toujours religieux et le fait que les gens aient la même religion, attention ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit hein, mais la question de la religion n’est même pas abordée. A la fin, ça parle de la démocratie, il y a cette histoire de voter ou non pour tuer les terroristes, et les gens ne se prononcent pas, mais là encore, pas de jugement définitif, ça montre une responsabilité qui n’est pas prise, c’est même le symbole total de la responsabilité qui n’est pas prise.
Une autre personne m’a dit que cette scène du vote avait peut-être été écrite en amont par le metteur en scène, qu’en pensez-vous ?
Alors ça c’est possible. Ça expliquerait même des choses, peut-être qu’il a juste envie de faire un portrait idéaliste de ces gens, comme s’ils étaient supérieurs parce qu’ils avaient connu la guerre. Je ne sais pas si ça rend sage. Moi, je ne pense pas, même après la guerre, l’homme reste un animal qui a besoin de se venger.
Qu’est-ce qui vous fait penser que le metteur en scène aurait voulu faire un portrait idéaliste de ces personnes ?
Bah, je veux dire que c’est peut-être traitre de sa part, en même temps c’est possible, c’est possible qu’il fasse tout pour qu’on pense que ce sont vraiment les gens qui décident de ne pas choisir, alors qu’il ne les a juste pas écouté et qu’il ne leur a juste pas laissé le choix, c’est possible qu’il les manipule pour construire son discours, pour nous dire à tous : voyez comme ces gens sont raisonnables et profond, et en faisant cela, il nous manipule aussi en fait, il nous fait passer la pilule.
Je n’ai pas dit que c’était scripté, je n’en sais rien, simplement que certaines personnes avec qui j’ai discuté ont émis des doutes.
Ah bon d’accord. Je comprends ces doutes alors, parce que ça parait quand même invraisemblable, c’est ça qui m’énervait.
Invraisemblable par rapport à quoi ?
En fait, c’est presque sûr qu’ils jouent parce que c’est invraisemblable par rapport à la vie réelle. Les choses ne se passent pas comme ça, dans la vie quand un petit groupe de terroriste s’en prend à nous et à tout ce qui nous est cher, on a envie que justice soit faite.
Comme Oreste se fait justice ?
Oui pourquoi pas. Ah mais je vois ce que tu veux dire, si c’est vrai que c’est pas réaliste de montrer des habitants qui refusent de se venger, il faut aussi dire que le meurtre d’Oreste en fait c’est le meurtre terroriste. Donc si on montre les habitants se venger des terroristes, on vaut pas mieux que les terroristes. Bah tu vois, quand il tue ses parents avec tout l’attirail de Daesh là, c’est juste de la morale bienpensante qui dit que le meurtre c’est mal. C’est pas réaliste.
Entretien n°9
Femme / 31 ans / Avocate stagiaire / Va rarement au théâtre
En deux mots, est-ce que le spectacle vous a plu ?
Vraiment bien, oui, c’était bien.
Pourriez-vous me raconter votre expérience du spectacle ?
Je ne sais pas trop quoi dire, j’ai vraiment couru pour venir, c’était une journée très difficile pour moi ce soir-là, des histoires de travail, et en fait en sortant je me souviens bien que j’avais tout oublié, j’avais beaucoup relativisé ma journée, ça m’a fait du bien.
Qu’est-ce qui vous a fait du bien ?
Euh, le spectacle. Pourquoi ? Parce que c’est le genre de choses qui te font relativiser tes petits problèmes personnels de riche. Je veux dire c’était quand même des gens sous les bombes et nous on était sur nos sièges quoi. Une ville complètement dévastée, la guerre en Irak et tout ça. C’était vraiment touchant, j’ai beaucoup pleuré.
Il n’y a pas beaucoup de spectateur.trice.s qui m’ont dit avoir pleuré, je peux vous demander ce qui vous a le plus ému ?
Il y a beaucoup de gens qui n’ont pas de cœur. Bon je suis assez émotive, ou plutôt c’était une journée fragilisante. Je me souviens de la mort des deux parents notamment, où ils s’effondrent vraiment comme des sacs, c’était très violent et très prenant. Pourquoi ? Alors, bah parce qu’ils sont attachants, je sais que le spectacle essaie d’être un peu genre intello et distancié, par exemple on te raconte toute l’histoire au début et ça c’est bizarre, ou il y a ce truc de double personnalité où ils font [les acteur.ice.s] les personnes qu’ils jouent et dès fois ils jouent juste, mais moi j’ai pas du tout fait une expérience intellectuelle de tout ça. Je me souviens particulièrement bien aussi de la détresse du copain d’Oreste, de sa tristesse, de tout ce qu’il traverse, tout le chemin qu’il parcourt pour essayer de pas laisser tomber son amant. Quand même c’est fou, je sais qu’Oreste est beau gosse mais quand même, je pourrais pas encaisser tout ça, je sais pas comment il fait. Et puis les moments où je ne comprenais pas, je m’en souviens plus bien, mais en tout cas j’arrêtais d’écouter et c’était pas grave. Ce qui était plus grave, c’est peut-être qu’au fond, je suis pas sûre que les gens qui ont vécu Daesh auraient trouvé ça convenable.
Vous diriez que vous n’avez vu que l’histoire d’Oreste, et mis de côté toute la réflexion sur le théâtre ?
Oui, c’est vraiment ça. Je me suis intéressée qu’à l’histoire je crois, à la tragédie, j’avais besoin de tragédie je pense, le reste c’était secondaire.
Donc c’est vraiment la tragédie qui vous a le plus ému ?
Oui, définitivement, l’histoire d’Oreste, comment c’est horrible pourquoi il tue sa mère et son père, et puis c’était très bien joué, quand il jouait Oreste, c’était vraiment fort, en plus cet Oreste au milieu des bombes. J’ai juste pas compris pourquoi Oreste et sa famille n’étaient pas irakiens. Mais peu importe.
Cela aurait changé quoi qu’Oreste et sa famille soient irakiens ?
L’histoire aurait été plus claire je pense, c’est peut-être à cause de cette histoire de distance etcetera, mais j’ai trouvé dommage de ne pas aller jusqu’au bout et de faire venir des acteurs étrangers.
Plusieurs personnes m’ont dit qu’elles s’étaient beaucoup interrogées sur les raisons qui poussent Oreste à tuer…
Oui alors c’est sûr que c’était le plus beau moment et en même temps c’est dérangeant. Pour moi c’est très clair, il veut se venger parce qu’on l’a abandonné, on le voit bien, il s’est réfugié dans les bras de son copain, parce qu’il avait besoin d’une famille de substitution, c’est un scénario qui casse un peu les codes de l’enfant abandonné qui veut juste voir sa famille se réunir. L’artiste dit, non dès fois c’est plus compliqué, c’est plus tragique, on veut juste tuer sa famille.
Qu’est-ce qui vous fait pencher vers cette interprétation ?
Le fait qu’on insiste beaucoup sur son copain, on montre bien toute l’histoire, on sent qu’ils sont un genre de soutien l’un pour l’autre, et donc on voit à la fois la face humaine et amoureuse d’Oreste et ça nous fait bien comprendre qu’il ne l’a plus avec le reste de sa famille, qu’il est seul et dégouté par leur comportement, ça nous fait comprendre la vengeance.
Au début, vous disiez que le contexte irakien du spectacle vous avait particulièrement ému, et vous ne m’en avez pas encore parlé ?
Oui parce qu’on parlait vraiment de la tragédie. C’est deux choses différentes. ça ne m’a pas émue de la même manière.
Pourquoi ?
D’un côté c’était une histoire, comme au cinéma, de l’autre c’était réel, comme au cinéma aussi on pourrait dire, comme à la télé plutôt en fait.
C’est quoi la différence entre le cinéma et la télé ?
Non, mais en fait je dis ça pour dire que c’est deux façons de voir le monde quoi. Au cinéma c’est les grandes histoires, des choses romanesques et en même temps super bien joué et tout, à la télé c’est plus cheap, c’est joué de manière bizarre, comme ce soir, on sent que les acteurs font moins semblant, ils sont plus vrais.
Comment vous décririez le jeu des acteur.trice.s ce soir ?
Et bien entre la télé et le cinéma. Je rigole, mais c’est sûr que c’était pas habituel, par moments c’était assez mal joué, mais c’était fait exprès. Par exemple, les personnes en Irak jouaient mal, mais c’est pas ce qui était important et on savait tous bien que c’était pas l’important. C’était une manière de dire, regardez l’important c’est d’essayer, c’est de faire du théâtre, même genre quand toute la ville est détruite et tout. Si ça avait été des acteurs hyper pros et qui jouaient hyper bien, j’aurais trouvé ça plus fade. Après il y avait aussi les moments un peu plus « cinéma », où ça jouait mieux, parce qu’y fallait qu’on y croit, mais ça c’était plutôt les acteurs d’ici, pas les locaux.
Diriez-vous que le spectacle a une ambition politique et/ou éthique ?
Oui bien sûr. C’est clairement une accusation de la guerre et une manière de montrer que les choses sont possibles, qu’il faut faire l’effort, continuer à vivre. C’est vraiment une éthique : il faut continuer et même il faut pas chercher à se venger.
Vous faites référence à la scène du vote ?
Oui, pour le coup, là c’est vraiment un message éthique très clair : ne pardonnez pas, mais ne devenez pas des barbares. Le spectacle dit vraiment : la violence ne justifie pas la violence, sinon c’est sans fin. Et c’est très beau. C’est d’ailleurs beau aussi à cause de ce que je disais avant sur les acteurs. C’est aussi parce qu’ils jouent à moitié mal à moitié comme à la télé que c’est beau. Dans ce cas là, parce que c’est mal joué, on y croit plus : on sait que ce sont vraiment eux, même s’ils sont mal à l’aise devant une caméra, c’est pas des mensonges. Si ça avait été trop bien joué, on se serait dit, ouais voilà, c’est du grand cinéma, des belles valeurs, tout ça tout ça, mais comme ils sont mal à l’aise, mal à l’aise comme nous en fait, on reconnait que c’est pas des stars inatteignables, c’est juste des gens comme nous et moi je me suis dit plusieurs fois que je serais hyper mal à l’aise aussi devant une caméra du genre, je me mettais à leur place tu vois, bah tout ça fait que tu demandes vraiment ce que tu aurais fait à leur place, que le message sur la violence il est pas juste lancé en l’air, qu’il est ancré profondément dans la réalité de ces gens, et de leur malaise. Non j’abuse sur le malaise, mais tu vois l’idée.
Ces questionnements éthiques dont vous parlez, ils s’appliquent aussi au meurtre des parents ?
Oui, parce que le geste d’Oreste, on veut qu’il soit radicalement incompréhensible et d’ailleurs, moi, je me mets à sa place, jamais j’aurais pu faire une chose pareille. Mais d’ailleurs, on fait tout pour que ça ait l’air incompréhensible, c’est très important, sinon, si on en savait plus, ça voudrait dire qu’il y a une justification du terrorisme tu vois.
Entretien n°10
Femme / 27 ans / Étudiante / Va régulièrement au théâtre
En deux mots, est-ce que le spectacle vous a plu ?
Oui, j’ai trouvé ça super ! C’était vraiment un bon moment.
Pouvez-vous me raconter votre expérience de ce soir-là ?
Mon expérience ? Bah, plutôt une bonne expérience. En tout cas, j’étais assez sûre du fait que c’était un bon spectacle, j’étais vraiment très prise. Il y avait des scènes superbes, je me souviens de cette femme en burqa sur l’écran avec la vraie actrice sur scène qui hurle quand elle se fait tuer, très très fort, et aussi de tout le parcours de l’homme, le plus vieux, celui qui joue le père, il était vraiment fou, et c’était vraiment intelligent de le faire se raconter vraiment, en mode il fait pas semblant, au début il raconte un peu son enfance et son rapport à l’archéologie, avec Troie et tout ça, puis on le voit vraiment faire le spectacle en Irak, y aller et tout ça, il est en même temps le vieux roi, en même temps on pense aussi à lui à cause des premières scènes, et à la fin il redevient lui-même, il regarde son téléphone et il se dit ce qu’on se dit tous : en fait, on peut rien faire.
Diriez-vous que le spectacle vous a raconté une histoire ? Avez-vous ressenti un suspens ? Diriez-vous que vous vous êtes sentie impliquée pour des personnages ?
Oui complètement, bon parce qu’il y a deux histoires et que l’artiste, comment il s’appelle déjà ? Milo Rau oui voilà, Milo Rau il essaie de les faire se superposer, de les raconter en même temps. Il y a l’histoire de la compagnie qui part monter la pièce antique là, oui voilà Oreste, et aussi l’histoire, bah d’Oreste. D’ailleurs ça crééait parfois de la confusion, je ne savais pas si je devais voir les personnages ou les acteurs, surtout quelle parole attribuer à qui.
Par exemple ?
Par exemple, quand le fils, oui Oreste, il parle de sa douleur, ça pouvait être du comédien, parce qu’on sait qu’il est malade, ou ça pouvait être celle du personnage parce qu’on sait qu’il est fou.
Et qu’est-ce que ça changerait ?
Beaucoup de choses, surtout je me souviens de m’être dit, mais pourquoi Oreste tue ses parents ça n’a pas beaucoup de sens, si c’est le personnage qui est fou de douleur oui pourquoi pas, si c’est juste l’acteur, il faut admettre que le personnage tue sans raison et qu’il n’y a aucune explication au crime.
Vous pencheriez pour quelle interprétation ?
Je dirais le fait que c’est le comédien qui souffre et que le crime n’a pas d’explication, ça me parait plus juste, je veux dire, de ne pas chercher à justifier un meurtre aussi horrible, surtout que derrière ce meurtre il faut interpréter un meurtre terroriste, peut-être même tous les meurtres, genre le terrorisme en général. Et on ne saurait pas trop à quel niveau se situer, si on se disait que tout le spectacle se présente comme une explication du terrorisme, ce serait limite scandaleux, alors que l’histoire d’une compagnie qui va jouer une pièce, je l’accepte plus (NB : davantage). Je me posais aussi cette question sur le jeu, parce qu’il était bizarre.
Pourquoi bizarre ? En quoi ça rejoint cette question ?
Bah c’était très amateur, on aurait dit dès fois un spectacle d’enfants, je veux dire dans l’effet que ça faisait. Et ça rejoint cette question parce que si c’est un jeu qui se veut professionnel alors tout cela se donne des apparences très sérieuses et ça ferait plutôt penser que ça se veut un grand discours sur le terrorisme en général etcetera, et un discours très maladroit d’ailleurs parce que porté par des amateurs qui essaient quelque chose. Alors que si c’est voulu, si il faut voir des vrais gens, c’est moins un grand discours, c’est plutôt quelque chose à petite échelle, l’histoire de gens qui essaient de raconter une histoire, ou leur histoire, sans prétention, sans dire voilà ça c’est le terrorisme et c’est ça qu’il faut penser.
Donc le jeu amateur vous inclinerait à penser que c’est plutôt un discours particulier et le jeu professionnel un discours général ?
Oui c’est exactement ça.
Mais vous disiez que de toutes façons le jeu vous a paru amateur.
Oui, mais c’est pas tout, la question c’est est-ce que c’est vraiment amateur ou est-ce que des professionnels qui font semblant d’être des amateurs.
Donc la question c’est plutôt de savoir si les acteurs et actrices sont ou non des professionnell.es ?
Alors oui ça doit jouer un rôle, sans mauvais jeu de mots. Mais c’est sûr que les acteurs irakiens ne sont pas des professionnels, en tout cas, si eux font semblant de jouer des rôles, c’est vraiment qu’on les utilise pour porter un grand discours, autrement, c’est plutôt leurs histoires à eux et il ne faut pas voir plus loin.
Vous préféreriez la deuxième solution si je comprends bien ?
Oui bien sûr, mais on ne pourra jamais savoir.
Vous pensez que la scène du procès par exemple pourrait ne pas avoir été « instrumentalisée » ?
La scène de fin où ils débattent ? Elle a été mise en scène, c’est sûr, mais ça ne suffit pas pour trancher. En fait, on ne saura jamais s’ils pensent vraiment ce qu’ils votent ou si on leur a demandé de voter quelque chose de précis, en l’occurrence, de ne rien voter.
Donc votre lecture politique du spectacle s’arrête sur cette indécision ?
Oui, je crois, peut-être que cette indécision est politique, peut-être qu’elle nous fait réfléchir à comment on voit les choses. Est-ce qu’on n’est jamais sûrs de rien ? Est-ce que vraiment les médias nous montrent la réalité ? Cette réalité en fait on peut jamais la saisir, ce que pensent les gens non plus.
Vous n’auriez pas préféré que le spectacle essaie de vous ouvrir à ce que pensent les gens ?
Si, vraiment. J’aurais aimé que le spectacle essaie de nous faire comprendre leur vie, pourquoi ils votent ça, et toute l’histoire d’Oreste c’est très intéressant, mais c’est impossible de l’utiliser pour comprendre la situation. Qu’est-ce que ça voudrait dire ? Dès fois les personnes qui gouvernent sont déséquilibrées ? On ne peut pas échapper à son destin ? Moi j’étais dans mon fauteuil, je voyais cet écran vraiment écrasant et il y avait toute cette surcharge d’informations, la scène, l’écran, j’étais complètement happé, comme devant la télé, et en même temps je n’en sors avec aucune compréhension de la vie de ces gens, de leurs valeurs, de pourquoi ils font les choix qu’ils font. Je crois que c’est ça qui est immoral, de les montrer sans dire ce qu’ils pensent. Je me souviens que je n’ai quasiment pas bougé et que la personne qui était avec moi me disait des trucs à l’oreille mais que je n’entendais pas grand chose, comme quand tu parles à tes parents et qu’ils font « hmm hmm » devant la télé sans t’écouter.
Vous étiez plus devant la télé que dans un théâtre ? Vous aviez conscience des gens autour de vous ?
Non justement, je crois bien que je ne les ai pas regardés une seule fois, comme devant la télé effectivement.
Vous pensez que de prendre conscience de leur présence aurait changer quelque chose à votre expérience ?
Non, je ne crois pas. C’est toujours comme devant la télé, au fond on est seuls, sauf que devant la télé on peut débattre et pas au théâtre, on doit se taire et regarder.
On peut débattre après ?
Oui, mais ça ne m’est pas arrivé, à part là maintenant avec vous.
Entretien n°11
Homme / 25 ans / Étudiant / Va rarement au théâtre
En deux mots, est-ce que le spectacle vous a plu ?
Je ne sais pas trop, je ne vais pas souvent au théâtre parce que je n’aime pas vraiment ça, mais là on m’a dit il faut absolument que tu viennes voir ça.
Vous pourriez me raconter votre expérience du spectacle, qu’est-ce que vous avez vécu ce soir-là ?
Un moment assez difficile, je ne me sentais vraiment pas à l’aise.
Pourquoi vous ne vous sentiez pas à l’aise ?
Il y avait quelque chose de très mystérieux, avec cette musique inquiétante qui tournait en rond et ces images de guerre.
Vous diriez que le spectacle vous a raconté une histoire ?
Oui bien sûr.
Vous pourriez me la résumer ?
C’est l’histoire d’une compagnie qui veut jouer une pièce en collaborant avec des gens en Irak, d’une académie nationale des arts et de la culture ou un truc de ce style et on nous raconte à la fois l’histoire de la pièce, avec ce père qui rentre de la guerre et qui finit par se faire tuer par des djihadistes à la solde de son fils. Il y a plusieurs étapes, comme par exemple l’histoire d’amour du fils, mais aussi des moments qui sont justes réels où la caméra montre la ville de Mossoul détruite et des gens racontent ce qu’il s’est passé là-bas.
Et vous pourriez me raconter davantage ce qui a créé votre malaise ?
C’est difficile à dire, mais je crois que c’est surtout que j’avais l’impression d’une intrusion, de regarder la vie de gens vraiment précaires en étant en même temps dans un théâtre avec tout ce chenis [NB : helvétisme pour désordre] d’informations à la fois. Ce qui me perturbait le plus c’est que c’était des vraies personnes d’Irak et pas des acteurs.
Comment savez-vous qu’il ne s’agissait pas d’acteurs ?
Parce qu’ils ne faisaient pas semblant, ils étaient face à nous et ils racontaient leurs vraies vies, leurs vraies pensées, c’était très déstabilisant.
Qu’est-ce qui vous fait dire que c’est vrai ?
Je ne peux pas être sûr que c’est vrai, mais c’est comme ça que c’est présenté, comme ça que ça se revendique. Et c’est ça qui a créé un malaise je crois, c’est le fait de ne jamais savoir ce que je regardais.
Je m’intéresse beaucoup aux réactions politiques ou morales des gens, vous diriez qu’il y a de tels enjeux dans ce spectacle ?
Oui bien sûr, avec un sujet pareil, on se pose plein de questions. Par exemple, comment faire pour reconstruire l’Irak ? Comment un groupe de gens où même une société vivent une guerre de ce type, des choses comme ça. Pour moi je crois que le problème c’est surtout que je n’arrivais pas à comprendre ce qu’on voulait me dire, mais ça m’arrive souvent avec les films ou les livres, j’ai du mal quand j’ai l’impression que c’est trop ambiguë.
Ce serait quoi les ambiguïtés de ce spectacle ?
Je le trouve ambiguë sur la question du terrorisme par exemple, il ne fait que montrer des gens et des villes dévastées, mais il n’en dit absolument rien, on doit tout en déduire nous-mêmes, et du coup on peut en penser n’importe quoi, du meurtre par exemple.
Qu’avez-vous pensé du meurtre des parents ?
C’est un bon exemple de ce que je disais, ça fait que montrer, sans rien expliquer. Il y a Oreste, qui veut se venger de tous les côtés, mais ça on peut le comprendre, par contre il se venge comme un terroriste, et ça, on a pas envie de le comprendre. On a pas envie de partager ce truc, alors c’est un peu cruel de faire un Oreste attachant pour te faire comprendre qu’au final c’est lui Daesh.
Un autre spectateur m’a laissé entendre qu’il trouvait que le spectacle était « irresponsable », vous en pensez quoi ?
Peut-être un peu oui, parce qu’aucun discours ne vient encadrer ce qu’on nous montre, il y a beaucoup de violence, comme la violence qu’on voit dans les médias, mais à l’intérieur d’une oeuvre d’art, ça fait qu’on l’accepte, ça fait qu’on y voit autre chose que de la violence.
On y verrait quoi ?
Bah de l’art, quelque chose de beau et de, je sais pas comment dire, de rocambolesque, de très prenant, toute une histoire quoi. Moi je me souviens que par moments j’étais à fond dedans, comme dans un film et je me disais est-ce qu’il va se passer ça ou ça, est-ce que le père va s’en sortir, et quand le père s’est fait tuer, je me suis dit que c’était bien fait pour lui parce qu’il se comportait comme un connard, et après je me suis souvenu qu’il s’est fait tuer comme Daesh tue, que c’est une victime du terrorisme, et alors ça m’a beaucoup marqué. J’étais en désaccord avec ma propre réaction en fait, je m’en voulais d’avoir désiré ça et je me disais est-ce que c’est un piège que veut l’artiste. Vous imaginez, je me suis réjouis de la mort d’une victime d’un terroriste, c’est horrible.
J’imagine que ça explique en partie pourquoi vous parliez d’une expérience plutôt malaisante ?
Oui, c’est surtout ça en fait. Le spectacle m’a fait me sentir en désaccord avec moi-même, avec ce que je crois et ce que je pense.
Il y a eu d’autres séquences où vous avez ressenti ce malaise ?
Oui, la mort de la mère, qui vient un peu après je crois, parce que j’étais vraiment du côté du fils, je ne sais pas pourquoi, en fait si je sais pourquoi, c’est comment ils traitaient les homosexuels à Mossoul, moi je suis gay tu vois et forcément ça me laisse pas indifférent, je comprenais vraiment sa rage à Oreste, j’en voulais beaucoup à ses parents et quand ils sont morts, bon bah c’était un peu jouissif, mais jouissif dans l’histoire tu sais, je ne souhaite pas vraiment la mort des gens. Et puis tout cas, dans l’histoire, je me suis retrouvé d’accord avec Daesh, en tout cas, je regardais une scène d’exécution de victimes du terrorisme comme on regarde la scène où le méchant meurt dans un film en se disant : bien fait pour toi.
Vous diriez que vous n’étiez pas d’accord avec les émotions que le metteur en scène voulait vous faire ressentir pour les terroristes et leurs victimes ?
Oui je crois, peut-être qu’on est pas censé être du côté du fils hein, mais si quand même je crois. On nous le montre en train de souffrir, il a beaucoup de texte, c’est vraiment le personnage le plus sincère dans tout ça. Et après on est souvent coupé du fait que c’est en Irak, que c’est une adaptation moderne pour parler du terrorisme et tout ça.
Donc votre malaise vient en partie du fait que l’on exécute en même temps le personnage et en même temps une victime du terrorisme ?
Justement, c’est ambigu, et je peux me réjouir de la mort d’un personnage méchant et homophobe, je suis ok avec moi-même et avec mon éthique comme tu dis, mais je ne peux pas me réjouir de la mort d’une victime de ces terroristes que sont Daesh, ça c’est trop pour moi.
Donc vos valeurs changent selon comment vous regardez le spectacle, ou les séquences des meurtres en particulier ?
Oui, parce que mes valeurs changent selon ce qu’on me montre, c’est pas pareil de regarder une fiction ou un documentaire, et peut-être que de mettre les gens dans la situation d’avoir des émotions pour les gentils, quand les gentils sont associés à des assassins dans la vraie vie, bah c’est vraiment immoral.
Qu’est-ce qui fait que les gentils sont associés à des assassins dans la vraie vie ?
Bah ils sont cagoulés, barbus, ils ont tous les codes du terroriste quoi. Mais tu vois moi je me sens comme Oreste, on est pareils sur beaucoup de choses et moi mes parents aussi, quand j’étais ado, j’aurais eu envie de les buter, et tout ça, toutes ces choses vraiment fortes, mises dans un personnage de terroriste, c’était vraiment dur à supporter. Il y avait trop de contradictions entre ce que je voulais que ce spectacle soit, genre le parcours d’Oreste qui en plus meurt à la fin, ou en tout cas souffre énormément, genre vraiment méchant, il y avait trop de contradictions entre ce que je voulais que ce spectacle soit et ce qu’il était vraiment, ça aurait pu être un hommage à la différence et Oreste aurait dû s’opposer à la fois à ses parents réactionnaires et aux terroristes. En l’état, c’est presque irresponsable de faire ça.
Ça aurait été un héros vraiment parfait.
Bah franchement on a besoin de ça, ça suffit les spectacles qui disent que tout est compliqué, on a besoin de valeurs positives, de choses qui montrent des gens fiers et bienveillants, qui détruisent pas tout autour d’eux.
Vous n’avez pas ressenti ça durant la scène du jugement ?
Vous voulez dire la scène à la fin où ils décident de pas se venger ? Enfin ils décident plutôt de pas voter en fait. Je sais pas. Cette scène elle est bizarre en fait. Moi j’avais l’impression que le temps se ralentissait et je me disais mais en fait pourquoi on nous les présente comme ça ? Et avec cette musique aussi, je sais pas si vous vous souvenez de la musique ? C’est comme si on avait voulu dramatiser ces paysages alors que c’est là que les gens habitent et qu’ils ont pas forcément l’air de vivre ça dramatiquement quoi. Sur leur présence, je dirais que c’était perturbant, c’était comme si quelque part ils nous regardaient et que donc ils nous jugeaient un peu. Comme si on était éloigné et proche en même temps. La question c’était ça veut dire quoi de se regarder comme ça avec cette musique ? C’était vraiment fort, je pense, et en même temps ça avait du sens que parce qu’on était là, de deux côtés de la planète mais ensemble dans la tragédie.
Entretien n°12
Femme / 20 ans / Apprentie / Va régulièrement au théâtre
En deux mots, est-ce que le spectacle vous a plu ?
Oui, beaucoup, c’était vraiment une belle soirée.
Pourriez-vous me raconter ce que vous avez vécu ce soir-là ?
Beaucoup d’émotions, pleins de réflexions intéressantes, beaucoup d’admiration pour le travail fourni par les comédiens, j’étais aussi très touchée par la simplicité du décor, je ne sais pas si vous vous souvenez le petit magasin en carton et le tapis, avec la musique du début, j’ai failli pleurer en les regardant, ils étaient là, tout simplement, et c’était merveilleux.
Diriez-vous que le spectacle vous a raconté une histoire ?
Oui bien sûr. L’histoire d’Oreste, mais aussi l’histoire de la compagnie et je dirai même en plus l’histoire des irakiens de Mossoul qui doivent continuer à vivre après la guerre et l’occupation. Beaucoup d’histoires du coup.
Trop d’histoires ?
Non pas du tout, elles s’emboitaient les unes dans les autres, elles se complétaient très bien.
Vous pourriez développer en quoi elles se complétaient ?
Et bien par exemple Oreste devient la figure d’un djihadiste dans ce contexte, ou alors la compagnie qui joue son propre rôle devient un peu l’Occident en général par rapport aux personnes irakiennes qui ne jouent pas non plus, ou encore justement eux ils représentent le peuple qui juge les petits meurtres en famille de l’histoire d’Oreste.
Pourquoi vous vous dirigez vers ces interprétations précises où ce qui est montré représente quelque chose de plus large ?
Parce que le spectacle veut clairement essayer de parler de tous ces grands sujets compliqués, c’est pour ça qu’il y a emboitement de trois histoires, pour parler à tout le monde de choses universelles, la guerre, la famille, la trahison, ce genre de choses. C’est aussi le fait d’avoir à la fois la scène et l’écran, avec les deux, ça devient clair que le spectacle veut parler de tous les médias, avec à la fois les acteurs qui s’adressent à nous et qui souvent ne jouent même pas, même, dès fois ils redoublent ou commentent l’écran. Ce qu’il se passe à l’écran c’est le vrai sujet, et les acteurs ils nous guident ou interrogent notre manière de voir des images que l’on connait. On est un peu tous devant la télé et on réfléchit à combien on est tous devant la télé. Moi dans ma famille c’est un vrai rituel la télé, on est toujours tous posés à regarder le téléjournal, c’est un moment où on discute : là c’était vraiment pareil, mais avec des gens qui faisaient écran, non c’est drôle mais c’est pas ce que je voulais dire, avec des gens qui font la médiation.
Diriez-vous que le spectacle a une ambition politique et/ou éthique ?
Oui évidemment, déjà de nous faire réfléchir aux images dont on est inondés tous les jours. Ensuite c’est ce que je disais, c’est une manière de réfléchir aux grands sujets de l’humanité quoi, c’est quoi la guerre, c’est quoi l’amour, c’est quoi une société et pas que ça. Je ne crois pas qu’il y ait vraiment une position politique, peut-être plus éthique oui, en fait si c’est politique aussi, tout est politique. Surtout le meurtre des parents.
Comment expliquez-vous les meurtres des parents ?
Je pense que c’est à la fois parce qu’Oreste ne supporte plus le carcan familial, même si en fait on se demande un peu pourquoi il le fait de manière aussi abrupte, mais c’est aussi pour que la passion destructrice d’Oreste puisse être assimilée à celle des terroristes, c’est une manière de les condamner, cette rage d’Oreste.
Dans quels éléments du spectacle vous lisez cette envie de faire réfléchir à ces grands sujets ?
Dans l’ensemble des choix. Par exemple, de faire dire à des personnes en Irak des répliques d’Oreste qui parlent d’amour de manière universelle, ça crée un décalage absurde et on est obligés de prendre du recul et de voir ce truc très artificiel qu’une personne arabe et qui ne connait probablement pas vraiment les textes dise ces phrases dans son contexte à elle, on est obligé de prendre du recul, on entend le message au deuxième degré, on se dit pas au premier degré qu’elle a vraiment dit ça, et c’est comme ça pendant tout le spectacle. Alors c’est sûr que c’est un vrai travail intellectuel du metteur en scène, mais ce qui est touchant c’est aussi que les personnes portent cette voix et ce texte, ce message en fait, qui ne leur appartient pas vraiment.
Certains spectateurs et spectatrices m’ont dit à ce sujet qu’une certaine instrumentalisation des personnes irakiennes les dérangeait, vous en pensez quoi ?
Ah bah non justement pas, faut arrêter de voir de la manipulation partout. C’est justement l’inégalité qui est touchante, c’est parce que nous au final on voit des personnes qui ne sont pas maitresses d’elles-mêmes, c’est une performance quoi, ce qui est beau, et même ce qui est fort politiquement, c’est que ces gens ne sont pas maitres du texte, on sent la distance entre eux et l’histoire, entre eux et l’artiste et ils deviennent des marionnettes porte-parole quoi. C’est aussi ça qui est fort éthiquement, qu’elles aient fait confiance à Milo Rau pour créer tout ça, dire ce qu’il disait de dire, et faire aussi, tout leur jeu quoi.
Entretien n°13
Femme / 39 ans / Chômeuse / Va rarement au théâtre
Est-ce que le spectacle vous a plu ?
Pas vraiment, euh, je dirais que c’était quand même quelque chose de très particulier. Moi j’ai pas trop l’habitude d’aller au théâtre et j’étais assez surprise de voir ça. Il y a beaucoup de choses qui étaient pas claires.
Est-ce que vous pourriez me raconter votre expérience de ce soir ?
Alors, bon, je commence par le début ? D’accord. Donc au début je suis arrivée au théâtre avec quand même du retard, j’ai couru. Mais je sais pas si c’était vraiment ça la question ? J’ai mangé quelque chose et puis aussi fumé une cigarette. Je me suis installée dans la salle, et à côté de moi il y avait une vieille dame très âgée qui toussait tout le temps et qui faisait des bruits bizarres, donc j’étais un peu gênée (rires). Au début du spectacle, il y a de la musique, belle et lancinante tu sais, et j’étais déjà un peu dans un autre monde. Après moi je suis très vite prise par la musique, tout de suite je me transporte, je suis plus là. Je suis bon public quoi. Après quand le spectacle commence vraiment, c’est d’abord plutôt des acteurs qui parlent un peu d’un voyage, j’ai mis du temps à comprendre, avec aussi des acteurs irakiens qui étaient venus en Europe exprès pour l’occasion [NB : c’est faux]. Quand tu regardes la scène tu comprends qu’ils sont déjà en Irak, tu sais il y a un peu comme un tapis et un genre d’échoppe qui fait penser aux bazars des pays maghrébins, genre un boui boui et il deviendra après la maison où ça va s’engueuler. Moi globalement, j’ai trouvé l’histoire très triste, mais un peu gratuitement triste, tu vois ce que je veux dire ? C’était vraiment hyper tragique, sans aucune échappatoire. Je sais pas si c’est vraiment fait pour moi ces trucs hyper cruels et dépressifs, avec en plus tout le truc du terrorisme qui est très très lourd.
Vous pourriez me détailler un peu l’histoire et pourquoi elle vous a paru si triste ?
Alors c’est pas l’histoire au sens de l’histoire des irakiens, l’histoire vraie, qui est pas vraiment une histoire, c’est plus des moments de vie là-bas. Moi je parle de l’histoire vraiment d’Oreste, qui est quand même la principale histoire du spectacle. Alors c’est l’histoire d’un couple, qui est déchiré à cause de la guerre, pas la guerre en Irak, une guerre imaginaire, on sait pas laquelle. Lui il est parti un long moment et il revient avec une amante et il trouve sa femme aussi remariée et ils essaient de faire un peu comme si de rien n’était, genre un trouple ou un quadrouple mais ça marche pas forcément. Au milieu de tout ça, il y a leur fils qui s’appelle Oreste et qui est gay. C’est lui qui va vraiment être déchiré, en regardant à fond la caméra et le public, bref, il va vraiment pas bien. Même si c’est le personnage principal, c’est dur de savoir exactement comment il vit ça. En fait, ce que je veux dire, c’est que c’est assez difficile de comprendre pourquoi il va finir par tuer sa mère, sinon par vengeance.
Les motivations d’Oreste ne sont pas claires selon vous ?
Je crois aussi qu’il est très malheureux parce que la société n’accepte pas son homosexualité : surtout que c’est à la fois l’intolérance un peu des traditions anciennes, mais en plus aussi l’intolérance de Daesh. C’est à cause de toute cette douleur, et de l’incompréhension de son amant aussi, je sais plus comment il s’appelle, et puis finalement aussi d’une histoire de déshonneur. Moi en fait, cette histoire de déshonneur elle m’a parlé, c’est quelque chose que j’ai trouvé étrange d’ailleurs. D’habitude dans les films américains, les films d’Hollywood, je suis toujours un peu, je sais pas comment dire, circonspecte avec ces trucs d’honneur, c’est un peu toujours des mecs mafieux à qui t’a envie de dire, c’est bon pète un coup, range ton égo quoi, même si du coup y’aurait pas d’histoire. Il y a John Wick que j’ai vu y’a pas longtemps, où littéralement un gars bute tout le monde parce qu’on a tué son chien. Je disais quoi ?
Que la question de l’honneur vous avait parlé.
Ah oui voilà ! Je sais pas pourquoi, avec ce spectacle, tout à coup j’ai vraiment ressenti le déshonneur de Oreste là. C’est fou. Je comprenais vraiment qu’il ait la haine, mais je crois que c’est essentiellement parce que les deux personnages des parents sont insupportables, hyper arrogants et tout. Ils réveillent vraiment la haine en toi.
Vous diriez que vous comprenez le geste meurtrier d’Oreste ? Même si c’est un geste terroriste ?
Oui et non. Bon, faut pas exagérer, on veut nous faire croire que c’est un geste terroriste, dans le sens où ça c’est le metteur en scène qui rajoute une couche, mais les terroristes, ils tuent par leurs parents par souffrance.
Qu’avez-vous pensé de la manière dont le spectacle aborde la question du terrorisme ?
C’est sûrement ce qui m’a le plus dérangé, mais je réalise en parlant que j’ai beaucoup déconnecté cette histoire de terrorisme et cette histoire d’Oreste, un peu comme si c’était deux spectacles. Je sais pas trop comment répondre. En fait, c’était vraiment très violent, mais pas comme des fois la violence peut être réussie, ou jouissive comme dans un Tarantino par exemple. Là c’était vraiment très lourd et pesant. Les acteurs en faisaient vraiment des caisses, je me souviens surtout des regards vraiment noirs et glauques, dans la salle. Je trouve qu’ils en font trop en fait. Bien sûr que le terrorisme est une tragédie, mais surtout pour les gens là-bas en fait. Bien sûr, ils étaient dans le spectacle et ils nous parlaient, mais faut arrêter de faire autant un patacaisse du terrorisme ici. On est tellement paralysés par la peur, et puis oui bien sûr que c’est horrible, mais en en faisant toute une tragédie comme ça, on joue leur jeu en fait. Si on a peur, ils ont gagné, c’est pour ça que ça s’appelle terreur-isme. En tous cas moi j’en ai marre de ce discours.
Selon vous, quelles sont les intentions politiques de ce spectacle ?
Les intentions politiques ? C’est pas évident. Je crois que c’est pas un spectacle qui a un message, c’est vraiment une pièce de théâtre, mais faite en Irak, donc c’est intéressant de voir comment on fait une pièce de théâtre ailleurs. C’est des acteurs d’Europe, mais qui vont à la rencontre d’une autre situation que la leur, et c’est pas plus mal. Je crois qu’on veut surtout nous montrer ça. Bon mais il y aussi tout ce discours sur le terrorisme. Ah oui, ça me rappelle un truc que je voulais dire avant, sur le terrorisme. Je me souviens qu’au moment où la mère se fait tuer, ou le père, je sais plus, bref je regardais ce truc horrible, et je me disais « Mais pourquoi je suis en train de regarder ça ? ». Tout à coup j’étais hyper consciente d’être dans un théâtre et je me disais, mais qui décide de montrer ça ? Et pourquoi tu le fais ? Quand je regardais cette ligne de terroriste armée qui me regardait là, ça me faisait froid dans le dos, et je me demandais si les gens qui ont décidé d’accueillir ce spectacle étaient dans la salle, et s’ils avaient froid dans le dos. Franchement, est-ce que c’est bien nécessaire de montrer ça aujourd’hui ? Je suis pas sûr que la ville soit dans son rôle quand il y a du terrorisme sur les planches, montré tout nu, si je peux dire.
La ville n’interfère normalement pas dans les choix esthétiques de la programmation.
Et c’est qui qui décide du coup ?
L’équipe de programmation des théâtres, Vincent Baudriller en l’occurrence.
Ok, bah je serais curieuse d’avoir son avis sur le spectacle.
Vous pourriez décrire votre avis sur cette décision de programmation ?
Je comprends que peut-être c’est vendeur et ça fait du buzz, et que ça crée de l’emploi, mais faire du profit avec des spectacles qui s’amusent à recréer tout ce qui fait peur dans le terrorisme, c’est discutable. Ok, mais maintenant je crois que je comprends mieux ce qui me dérange, en fait ce spectacle, il te remet dans la position d’avoir peur, en plus en montrant les irakiens traumatisés par Daesh et tout. Je crois que j’aurais envie que les jeunes voient autre chose. Oreste c’est différent, parce qu’il a pas pleinement le choix d’en arriver là, il est pas responsable de toute cette douleur, mais il faudrait plutôt des trucs qui disent aux jeunes que se radicaliser n’est pas une solution. Bref, voilà, je crois pas que la ville, et la personne qui a choisi ce spectacle, je crois que c’est pas leur rôle de replonger les gens dans la terreur que veulent susciter les terroristes.
Vous avez très peu abordé le sujet des personnes irakiennes à l’écran, est-ce que cet aspect du spectacle vous a moins marqué ?
Dans quel sens ? Bah, c’est vrai que j’en ai pas trop parlé, mais je crois que c’est parce que ce qui m’a intéressé, c’est surtout l’histoire d’Oreste qui était très réussie, et toute la partie vraiment sur le terrorisme m’a beaucoup dérangé, à cause de ce que je disais. Alors qu’est-ce que je pense des personnes irakiennes, je sais pas, les pauvres, ils étaient coincés entre deux trucs. Enfin, non, mais de mon point de vue ils l’étaient parce que forcément ils avaient pas grand-chose à voir dans l’histoire d’Oreste, par exemple ils sont pas du tout dans le repas de famille ou dans les meurtres, tiens d’ailleurs peut-être que c’est inspiré de Festen aussi, je sais pas si tu connais, un film ou un repas de famille dégénère. Bon mais bref, ça, et puis le truc sur le terrorisme, ça n’a rien à voir avec eux, enfin, c’est pas ce que je veux dire, de mon point de vue à moi, dans le théâtre en Suisse, le problème du terrorisme, c’est qu’est-ce que le théâtre nous montre, comme choix de la ville quoi. Un truc pareil, ça passerait pas à la télé par exemple. Oui, mais du coup, bah je sais pas, en gros, eux le terrorisme ils savent vraiment ce que c’est, moi pas.
Entretien n°14
Homme / 26 ans / Informaticien / Va régulièrement au théâtre
En deux mots, diriez-vous que le spectacle vous a plu ?
Oui, c’était vraiment formidable.
Pourriez me raconter votre expérience de ce soir ?
Mon expérience ? Plutôt une très bonne expérience. J’ai trouvé le spectacle vraiment intéressant.
Qu’est-ce qui vous a intéressé ?
L’idée de faire une pièce de théâtre au Moyen-Orient. Parce que souvent on dit beaucoup de choses sur les racines judéo-chrétiennes de l’Europe et tout, mais on oublie beaucoup le rôle du monde arabe. C’est quand même là qu’on a inventé une bonne partie de notre civilisation.
Vous diriez que le spectacle rétablit cette histoire oubliée ?
Oui. Peut-être pas directement, ou pas explicitement. Mais c’est vraiment ce qu’on ressent en voyant justement une tragédie grecque, ou même simplement une pièce de théâtre jouée là-bas. Le fait que les acteurs soient aussi sur scène ça joue beaucoup, ou plutôt le fait d’avoir des acteurs et des actrices en Irak mais aussi ici. Et comme la vidéo et la scène discutent, c’est comme si tout le monde jouait ensemble.
Comment vous décririez la relation entre les personnes qui jouaient sur scène ce soir et les personnes à l’écran ?
Les personnes à l’écran, c’est des irakiens et des irakiennes qui jouent leur propre rôle. Bon, je dirais même pas qu’elles jouent vraiment. Enfin, il y a certaines scènes où elles jouent, mais globalement elles sont elles-mêmes comme dans un documentaire. C’est un documentaire sur des acteurs qui montent un spectacle, avec l’aide d’acteurs européens quoi.
Diriez-vous que le spectacle vous a raconté une histoire ?
Oui, bien sûr. L’histoire d’Oreste, mais c’était vraiment secondaire, c’était surtout l’histoire de l’Irak qui cherche à se reconstruire. Je me suis dit plusieurs fois qu’Oreste c’était juste un prétexte pour montrer ça. Il y a sûrement un message derrière tout ça. Je pense qu’Oreste c’est la décadence d’un empire, une civilisation qui s’effondre, et c’est sensé de le monter dans le cadre d’un pays qui justement est en train de se reconstruire après une occupation barbare.
En quoi est-ce sensé ?
C’est difficile à dire. J’ai pas l’habitude de trop analyser. Je pense que l’histoire d’Oreste est là pour augmenter l’émotion des gens.
Du public ?
Non des irakiens, de tous ceux qui nous montrent leur histoire, ce qu’ils vivent quoi. On voit bien toute la violence qu’ils vivent au quotidien.
Que pensez-vous du traitement de cette violence dans le spectacle ?
C’est difficile à dire. C’est pas une question facile. Je pense que, si toi tu vis en Irak et tout. Il y a ces gens qui débarquent…
La compagnie de Milo Rau ?
Oui voilà la compagnie de Milo Rau, il y a ces gens qui débarquent, et ils te disent « Alors on va faire un spectacle d’Oreste, c’est vous qui allez jouer, mais on va quand même filmer aussi la ville détruite ». Je me demande bien ce qu’ils ont ressenti. Je me suis demandé à un moment s’ils trouvaient pas ça un peu indécent quand même. J’ai pensé à ça pendant le moment où il y a la course-poursuite, oui avant le meurtre du père ou de la mère je sais plus. À un moment, la caméra filme un figurant irakien, et il regarde un peu la caméra, et on sent bien qu’il est pas là du tout. Je pense qu’il se disait : « Donc en fait, moi j’ai vécu la guerre », peut-être même qu’il a perdu des proches à cause de Daesh, c’était tellement violent, et bref il se disait « Tout autour de moi est détruit, et là il y a ce type, ce grand artiste qui vient, et qui est en train de tourner un film sur une histoire dont je me fiche, et moi qu’est-ce que je fous là franchement ? ». Tu vois ce que je veux dire ? Est-ce que c’est pas un peu indécent pour eux ? Est-ce qu’on peut demander ça à des acteurs, de faire comme si de rien n’était autour d’eux et de faire du théâtre ? A mon avis, il y en a certains qui devaient trouver ça formidable. Je me souviens d’un, celui qui fait le copain, il était vraiment à fond, j’avais l’impression qu’il se disait qu’il allait restaurer l’honneur de son pays quoi.
Pourquoi ça ?
Mais je sais pas, il était sur sa tour, il parlait à la caméra, enfin il nous parlait quoi, et il était à fond dans son rôle, il essayait que ça soit super beau, et c’était super beau hein, c’était comme pour nous dire : « Regardez, nous aussi en Irak on sait faire de la poésie, on est fiers et courageux, on va reconstruire le pays », bref c’était puissant quoi. Moi il m’a vraiment pris au trippes lui. Ah et en plus, il jouait un personnage de gay, c’est encore plus fort, parce que les gays étaient persécutés par Daesh. Et lui, il joue ce truc en nous regardant, et il est vraiment sûr de lui, du genre : « Regardez, je vais dire haut et fort l’homosexualité et sa beauté, je vais montrer toute la tolérance dont on a besoin pour reconstruire le pays ». Bref. Il était hyper marquant quoi. Mais je sais plus ce que je disais.
Que ce n’était peut-être pas le sentiment de tous les acteurs irakiens ?
Ah oui. Bah, c’est ce que je disais avant, je pense pas que tous étaient dans ce sentiment. C’est très probable que certains se disaient plutôt qu’on les utilisait, ou simplement se demandaient ce qu’ils faisaient là.
Les utiliser ?
Non, mais peut-être pas jusque-là, parce que je pense qu’ils étaient tous contents de jouer là-dedans. Plutôt qu’ils étaient à se demander s’ils seraient pas plus utiles ailleurs. Peut-être aussi que tu peux te sentir coupables de jouer dans un méga-spectacle par rapports aux autres gens qui galèrent.
Vous parleriez d’un rapport de pouvoir inégal entre la troupe et les personnes irakiennes ?
Dans quel sens ?
Dans le sens où Milo Rau est forcément plus libre de fabriquer le spectacle selon sa perspective, en utilisant la parole des personnes sur place ?
Bah, forcément un peu, mais moi ça m’a pas dérangé. C’est justement ce que j’ai trouvé beau. Et puis voilà, si tu veux faire ce spectacle, t’es obligé d’accepter ça. Je me demande comment ils ont fait avec les questions de langue aussi.
Vous diriez que ce spectacle a une ambition éthique ou politique ?
Oui bien sûr, c’est un spectacle très très politique. Je pense que c’est un peu un hommage aux gens, et une attaque contre nous, ou pas une attaque, mais un cri d’alerte : « Attention, si vous ne faites rien contre le terrorisme, des pays sont détruits et des gens souffrent ». C’est principalement ça le message, à mon avis, mais après je sais pas forcément très bien le but du spectacle.
Entretien n°15
Homme / 22 ans / Étudiant / Va régulièrement au théâtre
Est-ce que vous avez apprécié le spectacle ?
Alors, j’en suis sorti vraiment touché, mais le temps passe et depuis je suis un peu sceptique en fait. J’en reparlais avec un ami l’autre jour, et on se disait qu’il y avait quand même plein de choses étranges dans cet Oreste à Mossoul.
Qu’est-ce qui vous a paru étrange ?
Alors j’étais très heureux et touché en sortant par la force de l’histoire quand même, mais après un moment, ah oui, et pour moi ce qui marchait super bien dans ce spectacle, c’était surtout le réalisme en fait. C’était totalement un spectacle qui inscrit une histoire dans un contexte réaliste, quelque chose de vraiment basé sur des faits réels. Je veux dire que ce n’était pas l’histoire qui était réel, mais qu’elle racontait quelque chose de réel à cause de l’endroit où elle était joué. Et d’ailleurs tous les acteurs faisaient surtout un commentaire de la vidéo. En fait, ce qui était important, c’était la vidéo, ce qu’il s’était passé en Irak, pas ce qu’il se passait sur scène. Sur scène, on venait juste nous raconter l’important, soit cette rencontre entre la compagnie belge et la compagnie irakienne. Et puis surtout, le geste de l’artiste en réalité, c’est de présenter au peuple irakien un meurtrier de l’Etat Islamique et simplement de poser une question : faut-il le tuer ? Et c’est tout. Et le fait que personne ne choisisse, c’est très important. On ne va pas tuer le terroriste. On ne devient pas le barbare qu’est l’autre par vengeance. Ce n’est pas très original, mais c’est très significatif.
Et pourquoi votre sentiment change ? Rappelez-moi quand vous avez vu le spectacle ?
Il y a une semaine. Alors, mon sentiment change à cause de cette question du réel, c’est justement de ça qu’on parlait avec cet ami. Je commence à me dire qu’on s’est un peu fait avoir en fait. Il n’y a pas grand-chose qui permette d’être sûr de la réalité de tout ça, et ce choix de toute l’histoire d’Oreste distancie aussi pas mal de la réalité filmée. Plus le temps passe, plus j’ai l’impression d’une manipulation du réel, d’avoir regardé l’artiste qui met en scène son geste pour dire ce qu’il a envie de dire, et ça, à la limite, pourquoi pas, c’est ce que font les artistes depuis toujours, mais il nous fait croire qu’il ne manipule pas le réel, c’est ça qui me dérange.
Vous diriez qu’il instrumentalise la situation ? C’est quelque chose que j’ai entendu durant les entretiens.
Je me doute que je ne suis pas le seul à me poser la question, et ça ne change rien à la beauté vraiment du spectacle, qui est une claque, mais il y a peut-être de ça oui. En tous cas, j’ai du mal à croire à la sincérité de tout ce petit monde qui joue. C’est très important la sincérité, puisque en fait c’est un spectacle sur le choix. Après, vous avez peut-être parlé avec des gens qui voient les choses différemment, moi j’y étais une personne qui pensait pas du tout ça, qui trouvait que c’était vraiment un moment de vie qu’on nous montrait, elle, elle trouvait presque ça voyeuriste, et je lui disais mais non.
Pourquoi dites-vous qu’il s’agit d’un spectacle sur le choix ?
Ah bah c’est central. Il y a vraiment une suite de choix. Après, au théâtre, il n’y a que des choix, c’est un écrivain connu qui disait ça, je ne sais plus lequel.
Vous pourriez détailler ces choix ?
Bon le choix central, c’est celui que fait le peuple, tuer ou ne pas tuer. Se venger ou ne pas se venger. Ensuite, il y en a d’autres. Il y a d’abord le choix d’Agamemnon, qui rentre et provoque sa femme en ramenant Cassandre avec lui. Ensuite, il y a le choix de sa femme, qui le tue. Puis la scène du choix d’Oreste, qui décide de se venger. Et là on voit tout le drame de la vengeance, la pulsion incontrôlable d’une personne. C’est ce qui donne tout son sens à la question de la vengeance, parce qu’ensuite elle est déplacée à l’échelle d’une société. Est-ce que tout un peuple peut rentrer dans la folie meurtrière de tuer des terroristes par vengeance ? Est-ce que la société est assez solide pour résister à sa pulsion de mort ? Je pense que ça interroge quand même les institutions aussi, parce que c’est en définitive la Justice qui doit décider. La Justice, c’est ce qui supporte la société, ce qui évite qu’on s’entretue, c’est un cadre nécessaire. Et d’ailleurs, j’ai trouvé ça bizarre que Milo Rau ne mette pas en scène la Justice. C’est simplement quelques personnes du peuple, probablement victimes de l’Etat Islamique qui décident, et il veut montrer la noblesse de leur décision. C’est probablement une manière finale de dire que l’homme est bon par nature. Je peux le comprendre, mais c’est là où je me demande s’il n’y a pas manipulation. L’homme n’est ni bon, ni mauvais, la vie est compliquée.
Selon vous, quelles sont les intentions éthiques ou politiques du spectacle ?
C’est la question, c’est sûr. Nous rendre confiance en la solidité de notre société, je crois. Je pense que c’est une manière de dire : eh bien, le terrorisme s’attaque à nos institutions, il risque de renverser la vapeur, mais c’est un petit régime de terreur, on doit tenir. Ah oui, mais c’est ça que je voulais dire : finalement, en fait, l’intention éthique du spectacle comme tu dis, c’est de nous mettre face au choix.
Quels éléments du spectacle suscitent cet effet selon vous ?
Alors forcément la scène finale, puisque personne ne décide, alors que ce n’est pas possible de décider, enfin non, que ce n’est pas possible de ne pas décider. On ne peut pas tuer et pas tuer, ça marche pas, ça veut dire que c’est au spectateur de décider. Alors il y a quelque chose de forcément suspicieux, c’est qu’on nous parle de l’occupation d’une ville pour nous inviter à choisir sur le terrorisme, alors qu’on est pas frappés par le terrorisme de la même manière que les irakiens. On habite pas dans une ville occupée, on a pas la même réalité. Ici, c’est plutôt une question de quelques individus dangereux qui ont un fort pouvoir de déstabilisation de l’opinion publique.
Donc le spectacle veut surtout mettre le public face à une question ?
Oui, nous aussi on doit se poser cette question : faut-il tuer les terroristes ? Il y a des gens qui proposent le rétablissement de la peine de mort pour les terroristes hein, ici en Suisse, mais en France aussi. Mais tu vois, en en parlant, je me dis que je suis dur, et que cet aspect du spectacle est quand même vraiment réussi. D’habitude, il y a toujours cet argument qui dit que « La vraie cause du terrorisme, c’est l’Occident » ou surtout que c’est les personnes qui vivent là-bas qui sont les premières victimes du terrorisme. Alors, peut-être que c’est vrai, mais l’intelligence de ce spectacle, c’est de démontrer que ça ne change rien en fait. Pour eux comme pour nous, la question est là-même, est-ce qu’on peut les tuer ou non ? Est-ce qu’on doit les tuer plutôt.
Vous diriez que le spectacle a influencé votre avis sur la question ?
C’est difficile à dire, je n’ai pas un avis tranché, mais c’est intéressant de poser la question. Disons peut-être qu’il la pose autrement, ou plutôt il casse les idées reçues, même si ce n’est pas dit qu’il y arrive. Par exemple, il y avait une jeune personne à côté de moi, et elle était très émue pendant une scène, je ne me souviens plus laquelle. Je suis convaincu qu’elle est sortie du spectacle en se disant que c’était magnifique, que le pardon c’était formidable, enfin, que c’était vraiment une valeur absolue quoi. Je me souviens que je l’ai entendu parler à la fin du spectacle, et puis elle disait je ne sais plus bien quoi, mais en gros que c’était un grand moment d’humanisme ce spectacle etcetera. Elle n’a pas vraiment affronté la réalité, la complexité de tout ça. Elle est restée sur du tout noir ou tout blanc. C’est possible aussi que des gens sortent de là, mais en ayant compris que ce n’est pas tout noir ou tout blanc, que peut-être, parfois, on doit tuer ceux qui menacent notre vie, pour nous défendre. Je pense que cette possibilité montre que le spectacle casse les idées reçues. Alors bien sûr, il y aura sûrement tout une jeunesse de gauche qui va dire que c’est formidable etcetera, mais, en fait, cette jeunesse va se faire avoir.
Je voulais vous demander si vous arriviez à imaginer d’autres expériences que la vôtre, mais c’est visiblement le cas.
Oui, mais c’est important d’imaginer ce que les autres pensent de quelque chose, ça permet de les convaincre, ou de comprendre la société. Et d’ailleurs, je voulais dire ça aussi, je pense que l’artiste, que Milo Rau, il a intégré ça dans son spectacle en fait, comme si il l’avait prévu. Par exemple, je suis sûr que la jeunesse dont je parlais, elle est représentée par Oreste. Il est impétueux et il a envie de tout transformer, et en fait il a de grands idéaux qui sont absurdes au vu de la réalité, mais il s’en rend pas compte. Je mettrai ma main à couper que plein de jeunes se sont reconnus en lui, en oubliant qu’en fait c’était lui le meurtrier, je crois même que c’était lui qu’on jugeait.
Vous pensez qu’une jeunesse de gauche, qu’on peut supposer plutôt pacifiste, est symbolisée par un personnage de meurtrier ?
Oui, et en le disant comme ça, je crois que ça formule très bien l’intelligence de ce spectacle.
Entretien n°16
Homme / 31 ans / Fonctionnaire / Va régulièremnt au théâtre
En deux mots, diriez-vous que le spectacle vous a plu ?
C’est difficile en deux mots, mais je crois que je suis surtout critique de tout ça.
Critique de quoi exactement ?
Critique de l’idée même du spectacle, je crois. En tous cas, ce qui me laisse songeur, quand même, c’est que rien de tout ça n’avait l’air réel. Sur une base de projet qui est dans un truc de vraiment filmer la réalité, je suis sceptique de ce que j’ai vu. En fait, je suis sceptique d’un spectacle qui raconte le pardon, enfin le fait de pardonner, ou d’acquitter plutôt, un tueur dans une ville en guerre.
Comment décririez-vous votre expérience du spectacle ?
Justement, comme quelque chose de perturbant. Bon, ça m’a fait beaucoup réfléchir, c’est sûr.
Réfléchir à quoi ?
Réfléchir à la guerre, comme idée, à la guerre et à à quel point c’est une réalité qu’on connait plus en Occident. C’est une réalité de nos grands-parents, mais nous on en est très coupé. Je fais pas partie de ces personnes qui ont grandi avec des récits de la guerre en Europe et tout ça. Mais à chaque fois que je vois des guerres, genre dans les films aussi, et bah j’ai cette sensation en même temps d’un dégoût et d’une beauté bizarre, style rapport de fascination répulsion, ou je sais plus comment on dit.
Comment diriez-vous que le spectacle aborde la question de la guerre ?
Alors il l’aborde comme une question, mais aussi comme un tableau. C’est très frappant, il y a beaucoup d’images du film projeté où c’est très beau, le désert, les bâtiments en ruine. Je sais que c’est bizarre de dire ça, mais ça a une beauté aussi. Donc je pense que d’abord, c’est le tableau d’un artiste. C’est pas nouveau, il y a beaucoup de tableaux sur la guerre. C’est une manière de transformer notre regard là-dessus. Par exemple, la lumière est très frappante, très travaillée, la lumière du jour qui se lève, avec les costumes et les visages qui sont vraiment dans ce truc d’un éveil, du réveil d’un pays. Et puis après la lumière couchante, avec le procès, le deuil, ce truc du pardon du tueur, mais dont on va parler après je pense. Ah j’ai oublié de dire, mais la nuit aussi, il y a des images avec des caméras à vision nocturne, infraviolettes. Bref, mais c’est pas qu’une question de lumière. D’ailleurs, je me disais un truc pendant le spectacle, c’est que la scène, en fait, c’est assez moche ce qu’il y a. C’est pas travaillé. Ou plutôt, on a envie de bien nous faire ressentir que c’est pas l’essentiel. C’est un endroit plutôt intellectuel et de discours, ça comment beaucoup le film. C’est un espace de contraste, qui sert, c’est juste mon avis hein, à souligner, ou à mettre en avant la beauté des images réelles.
Diriez-vous que le spectacle vous a raconté une histoire ?
Non, pas vraiment. Enfin, ça dépend de quoi on parle. Bien sûr qu’il y a une histoire au sens d’un mythe qui est raconté. Mais c’est tellement éclaté, et décousu, que c’est pas vraiment quelque chose qu’on raconte, plutôt quelque chose qu’on montre. Je pense surtout que ça raconte quelque chose de très atemporel, de très universel, fixé sur des grandes idées quoi : le pardon, la guerre, l’exil. L’exil, c’est quelque chose de très présent. Tu sais, ça m’a pas forcément frappé sur le coup, mais plutôt après, j’ai vu le spectacle il y a quoi, une semaine, et entre temps, j’ai entendu des trucs sur la TSR je crois, sur la crise migratoire, et j’ai repensé au spectacle. Je me suis dit que, tout simplement peut-être, en fait, le spectacle il était né de ces images, ou de cette crise en général. Tu sais quand il y a toujours ce truc des réfugiés de guerre et des réfugiés économiques. Peut-être que le but du spectacle c’était de faire connaître un peu plus précisément de quoi on parle quand on dit « les gens qui fuient la guerre ».
Vous diriez que c’est une des intentions politiques du spectacle ?
Oui, je pense. Après, c’est pas tout le spectacle non plus, parce que tout ça n’a pas grand-chose à voir avec Oreste, Agamemnon, la Guerre de Troie, etcetera etcetera. L’intention politique du spectacle, comme tu dis, c’est surtout de donner de la matière à comment nous on voit la crise migratoire, mais Oreste c’est pas juste un prétexte, c’est même peut-être ce qui sert à vraiment construire le message, et là on arrive sur ce truc de pardon dont je parlais. C’est quand même deux heures d’images de guerre qui se concluent sur un procès, comme genre souvent les procès concluent les guerres, comme le procès des nazis là, je me souviens plus comment il s’appelle.
Nuremberg ?
Oui voilà merci. Nuremberg c’est le procès qui résume la guerre. Mais faut pas être idiot, c’est aussi le moment où les gagnants montrent qu’ils ont gagné. Si Hitler avait gagné la guerre, le procès de Nuremberg, ça aurait été genre De Gaulle ou Churchill qui auraient été jugés coupables de je sais pas quoi, genre trahison à la patrie. La justice c’est relatif. Et ce qui me dérange, non seulement c’est que l’auteur se contente de constater, comme si dire juste « La justice c’est relatif », c’était suffisant. Pour moi le théâtre doit corriger les travers du monde, l’art en général, ou au moins proposer des choses. Sinon c’est un peu défaitiste et déprimant. Après, le souci aussi, c’est de faire une mise en scène d’un procès, dans une situation où on ne sait pas bien qui a gagné la guerre, ça c’est le truc dont je suis plus critique. Comme personne n’a gagné, et aussi comme c’est des gens du peuple qui jugent Oreste, et qui vont l’acquitter, ou en tous cas ne pas le tuer, bah ça ne dit rien de la situation. Chacun peut penser un peu ce qu’il veut, et c’est trop facile. Il manque une prise de position tranchée. On parlait de politique tout à l’heure, je vois pas comment tu peux réfléchir tout un spectacle pareil et justement pas affirmer des idées, ce qui est le principe de la politique.
Vous ne pensez pas que le but c’était plutôt de faire ressentir des émotions, la complexité d’une situation ?
Non, je ne crois pas. Pour moi c’est pas un spectacle d’émotion. Ou alors si tu vas à ça pour te faire vibrer, je dirais même te faire mousser, quel sens ça a franchement. Je comprends pas que des gens aient pu pleurer quoi. A côté de moi, ça pleurait, à la fin là, peut-être que c’était juste émotionnel et la violence tout ça. Bon, mais je dis pas que c’est pas bien de pleurer, mais rien dans le spectacle n’était fait pour susciter nos émotions. Les gens n’étaient pas pathétiques ou quoi. Quand Agamemnon meurt, la meuf, elle regarde le public et elle dit : « Il est mort ». Alors ça pourrait être intense, mais ça l’est pas, déjà parce que tu vois que la scène, c’est une version décharnée du film, alors forcément tu sens que le but est intellectuel, le but c’est de penser ça, pas de pleurer.
Vous pourriez décrire plus précisément les éléments qui vous font dire que le spectacle ne voulait pas faire ressentir d’émotions ?
Beaucoup de choses, mais surtout ce truc de dédoublement de l’image et de la scène : c’est toujours distancié. L’image est loin de toi. Et aussi ce truc de tableau dont on parlait, ça veut peut-être ressentir de la beauté, mais surtout pas des émotions pour les gens ou avec les gens. Tout est froid et lointain.
Selon vous, que dit le spectacle du terrorisme ?
J’ai pas trop pensé au terrorisme. Je crois pas que ça parle de ça.
La plupart des personnes avec qui j’ai discuté a évoqué la question du terrorisme.
Ah bon ? Non, mais c’est juste que au Moyen-Orient, il y a des pratiques dans les guerres, comme les exécutions publiques ou les attentats-suicide, et que dans notre œil français, ou suisse, ça évoque le terrorisme.
C’est aussi que Mosul était occupée par Daesh, qui a revendiqué des attentats terroristes en Occident.
Bah oui, mais là on parle de Mossul, par de l’Occident. Le spectacle fait aucune référence à l’Occident, mais d’ailleurs, en en parlant là, je me dis que ça manque dans le spectacle, une problématisation de l’Europe, ou de l’Amérique qui vient bombarder le Moyen-Orient. Pas une seule fois l’auteur ne pose la question de qui est vraiment le chef d’orchestre du chaos dans les pays arabes, c’est-à-dire les USA, pas que, mais quand même beaucoup. Peut-être qu’il veut pas se mouiller. Ou simplement qu’il a vraiment travaillé avec les gens, leur perception des choses etcetera et que dans leur perception, ils se rendent pas compte du rôle majeur des USA.
Vous ne trouvez pas que la scène finale, avec l’acteur qui regarde son téléphone, problématise quand même la question de l’Occident ?
Oui, c’est vrai. J’avais oublié cette scène. C’est un peu la scène qui réfléchit tout le spectacle sur un ton de « Vivre en sachant qu’il y a des guerres ailleurs ».
Et vous en avez pensé quoi ?
Rien de spécial. Ce que j’en pensais déjà. On peut très bien vivre en sachant qu’il y a des guerres ailleurs. On le fait tous les jours. Là, pendant qu’on parle, il y a des guerres.
Entretien n°17
Femme / 58 ans / Employée dans la culture / Va régulièrement au théâtre
En deux mots, est-ce que le spectacle vous a plu ?
Oui, j’ai trouvé ça vraiment passionnant comme moment. Je suis toujours impressionnée par la pertinence de Milo Rau, mais aussi par le courage qu’il a, à s’attaquer aux sujets les plus difficiles, mais aussi les plus urgents.
Ce n’est pas la première fois que vous voyiez un spectacle de Milo Rau ?
Non j’ai vu d’autres choses de lui, mais toujours seulement à Vidy. J’ai vu celui sur l’homophobie là, avec le meurtre en Belgique de ce jeune qui sort de boite de nuit. Oui voilà, Histoires du théâtre, et puis aussi celui avec les trisomiques, hyper perturbant, qui adaptait un texte de Sade je crois, oui, merci, Les 120 journées de Sodome.
Comment décririez-vous votre expérience de ce soir ?
Mon expérience ? De la soirée ? Mon expérience, d’abord, c’était d’angoisser. Je sais pas pourquoi, mais dans le foyer, avant le spectacle, j’étais déjà en train d’angoisser. Je savais même pas vraiment à quoi ressemblerait le spectacle, mais avant le spectacle, je sais pas, les gens m’inquiétait. Bon, c’est quelque chose que je ressens souvent, c’est aussi à cause du public. Il y a une fracture entre la gravité, ou le sérieux, ou parfois aussi la beauté de ce que tu vois sur scène, et pouf, tout à coup, on sort de ça et on discute en grignotant et en mangeant des bières [sic]. Je trouve ça à la fois ridicule, et, justement, angoissant. Mais ce soir-là, c’était aussi avant d’entrer. Bon, ça me fait aussi ça, avant d’entrer, c’est le même ridicule. Je pense que je savais ce que j’allais voir. Je sais plus pourquoi. Ah oui mais si, j’avais regardé le trailer dans le bus, sur mon natel. Le trailer posait clairement le cadre de la guerre, en Iran, oui pardon en Irak, avec la musique hyper laconique là, une complainte en arabe.
Et qu’est devenu ce premier sentiment au fil du spectacle ?
Alors oui. Euh, en fait, je crois que l’angoisse est restée, mais quand même que la qualité du spectacle a un peu apaisé tout ça, c’était très prenant, très réussi. Je pense qu’on peut parler d’un désir de l’angoisse dans ce spectacle, et en même temps d’une réflexion sur la résolution. Qu’est-ce que ça veut dire la résolution ? Comment on passe du conflit à la paix ? Tout ça se joue sur plusieurs plans, le plan mythique, avec la Guerre de Troie, le plan intérieur tout simplement, c’est toute l’aventure d’Oreste, meurtre, passion réconciliation tout ça. Et puis bien sûr, c’est adapté, ou transformé, dans un contexte plus contemporain, le contexte de l’Irak en guerre, et cette question : comment on reconstruit ? comment un peu passe de la guerre à la paix ? Est-ce que la vengeance vaut le coup ?
Quelles sont les intentions politiques du spectacle selon vous ?
Un peu tout ce que je viens de dire, forcément. D’abord, il y a un vrai message de paix, c’est tout bête, mais franchement ça fait du bien. Après, il est plus complexe, il est plus riche. Je pense que c’est un message de paix, mais qui s’intéresse à la difficulté des vies individuelles. C’est là que tout le travail sur l’ici et l’ailleurs prend sens. Il y a l’ici du théâtre, mais c’est aussi l’ici de la Suisse, ou des autres pays d’Europe qui accueilleront le spectacle. Ce présent, c’est aussi le regard porté sur l’Irak, mais le spectacle est aussi fait de sorte que l’Irak regarde le présent de la Suisse. J’ai été frappée, souvent de manière plutôt émotionnelle quand même, par les moments où les acteurs irakiens regardent presque au-delà de l’écran pour nous voir nous. Je pense que c’est du théâtre du regard, on peut dire ça comme ça, je sais pas si vous êtes d’accord ?
Sans doute. Est-ce que certaines séquences du spectacle vous ont particulièrement marqué de ce point de vue ?
Difficile de répondre, je trouve. Peut-être que, ce truc des regards, c’est plutôt quelque chose de latent, quelque chose qu’on retrouve à travers les scènes. Par contre, de très marquant, il y a vraiment la scène de la justice, qui porte vraiment ce truc de réconciliation dont je parlais. La réconciliation, là elle se pose, finalement de manière plus symbolique que pratique, parce que les personnes assemblées n’ont pas de réel pouvoir judiciaire. Les personnes sont juste le peuple quoi, c’est une métaphore. On nous montre le peuple et les questions impossibles que lui posent l’occupation. Cette idée d’occupation, d’ailleurs, elle fait des liens dans l’Histoire. Moi j’ai beaucoup pensé à la France après l’occupation nazie, qui était confrontée un peu aux mêmes questions, avec les dérives ou les violences que ça a donné.
Par exemple ?
Par exemple la tonte des femmes qui ont couché avec des nazis, les condamnations à mort des collabos. C’était tout un débat public quand même, même si aujourd’hui on a un peu oublié ça. Il y avait des tribunes dans les journaux, des prises de position, des débats, une partie qui disait qu’on devait être plus miséricordieux que l’occupant, l’autre qui voulait quand même assouvir une vengeance, ou, parce que je veux pas donner l’image que toutes les violences étaient mauvaises, une partie qui disait : « Si on laisse ça impuni, la démocratie serait trop faible pour se relever ». Je crois que c’est de ça que parle la scène de la justice : « Est-ce que la démocratie irakienne sera assez forte pour se relever ? Est-ce que le peuple peut se réconcilier en dépassant la violence ? ». C’est vraiment le moment où le théâtre devient un tribunal du monde, grâce à la métaphore, tout le peuple juge et est jugé. C’est tellement courageux de la part de Milo Rau, mais aussi de toute son équipe, des gens sur place qui ont participé au projet, c’est tellement courageux de poser cette question frontalement.
Et que pensez-vous du fait que la scène du tribunal reste sans réponse ?
Mais elle reste pas sans réponse ! La réponse, c’est l’empathie, la compréhension de l’autre. C’est ce que dit très clairement Oreste à plusieurs reprises. On voit bien que l’homophobie subit, qui est celle de Daesh, mais aussi l’homophobie de tous les jours, qui existe aussi chez nous, c’est ça qui crée la violence. Bien sûr qu’à la question de tuer ou non le terroriste, il n’y a pas de réponse satisfaisante. C’est justement la réponse : il n’y a pas de réponse satisfaisante. La violence et l’intolérance engendrent la violence et l’intolérance. Alors tant qu’on organisera les choses en réaction à la violence subie, il n’y aura pas d’échappatoire. Il faut reconstruire un monde plus tolérant et empathique à la racine quoi.
Vous avez peu parlé de votre relation aux personnages, au récit d’Oreste.
Je l’évoquais justement. Bon, pour parler un peu d’autre chose, c’était vraiment brillament joué. Mais comme tout ce que j’ai vu de Milo Rau, il y a cette frontière tellement douce et intelligente entre le jeu de théâtre, et aussi le texte de théâtre et la théâtralité en général, mais aussi la réalité, l’amateurisme presque des fois. Tout ça rend les acteurs et les actrices d’une sincérité hallucinante, qui emporte d’un coup tout le public avec eux quoi, c’est une certitude. Le spectacle est si réel, et comme il met en abime le spectacle lui-même, avec le récit de comment les acteurs vivent le fait d’aller en Irak etcetera, ça rend l’ensemble à la fois réaliste, à la fois onirique.
Pourquoi onirique ?
Parce qu’il y aussi quelque chose qui relève du rêve, moi j’y ai beaucoup pensé en tous cas. Le rêve est très lié avec l’angoisse, toujours. C’est le dispositif qui veut ça. Forcément, par exemple, quand il y a la scène où Clytemnestre pleure la mort d’Agamemnon, nous on voit l’actrice sans rien, et la vraie scène à l’écran, avec costume, figurants et sanguinolage, ça c’est un peu le rêve de l’actrice. Et le rêve de la démocratie, qui disparait, qui disparait, qui est en danger jusqu’à ce que pfiout, elle disparaisse si on n’y fait pas attention. Mais ce que je voulais dire, c’est que le théâtre apporte une dimension de rêve aux images réalistes, au documentaire. Alors il y en a peut-être qui diront « documentaire : documenteur », mais c’est pas le but de Milo Rau.
C’est vrai que beaucoup de spectateurs et de spectatrices s’inquiètent de la réalité et de sa manipulation dans le projet.
Je comprends ça, je crois que c’est le but. Mais si on s’imagine qu’un spectacle de Milo Rau est didactique, ou qu’on va s’y informer, on se fourre le doigt dans l’œil. Dans un spectacle de Milo Rau, la réalité, elle est déplacée, vers quelque chose d’autre. La réalité elle est bousculée par le théâtre.
Est-ce que vous arriveriez à faire le lien entre la personne que vous êtes, votre trajectoire, et l’expérience que vous venez de me raconter ?
Bon, mais moi je suis assez proche du théâtre, j’ai été actrice avant, donc forcément je regarde les choses différemment. Et puis j’imagine que je suis aussi plus sensible aux pouvoirs du théâtre. Après, je pense aussi que je suis issue de l’immigration et que du coup c’est des choses qui me touchent particulièrement, mes parents ont connu l’exil pour fuir la violence et l’effondrement de la démocratie, alors, forcément, je suis à fleur de peau sur ces sujets. Je suis peut-être plus émotionnelle par rapport à tout ça que les autres spectateurs. Je m’identifie plus, à cause de ça, aux irakiens, surtout aux irakiens acteurs tu vois.
Dans quel sens ?
Dans le sens où je me projette. Souvent, je trouve qu’ici les acteurs sont gâtés, on sent que pour eux le théâtre c’est un jeu, un divertissement, quelque chose de pas si important. Alors que apprendre un texte, le réciter, jouer de sa personne, dans les ruines d’une ville en ruine, c’est une expérience absolument transcendante et je ressentais la transcendance que ressentaient les irakiens qui jouaient. C’est ce que j’aime autant avec Milo Rau : jouer la réalité, et la transformer quoi. Je pense que les metteurs en scène d’ici devraient en prendre de la graine, mais je veux pas non plus trop avoir l’air d’une donneuse de leçons.
Entretien n°18
Homme / 41 ans / Cadre supérieur / Va rarement au théâtre
En deux mots, est-ce que ça vous a plu ?
Oui, c’était vraiment super, un moment passionnant. Je dirais que j’ai appris des choses ce soir-là.
Pourriez-vous me raconter votre expérience du spectacle ?
J’avais pas mal de réticences au début. J’avais été assez intéressé par ce spectacle quand j’ai vu le programme de Vidy, parce qu’il se trouve que j’ai déjà été à Mossoul, avant la guerre, il y a plusieurs années. Alors la situation était déjà très compliquée, tout n’était pas rose, mais quand même, ce que Daesh a fait à la région est vraiment une tragédie. Et du coup oui, quand j’ai vu le spectacle annoncé, j’ai directement pris des billets, pour voir ce qu’on pouvait en dire au théâtre. Je ne savais pas trop à quoi m’attendre. Je ne trouve pas que tout était très bien conduit, dans le sens où certaines choses n’étaient pas claires pour moi, il y avait des choses qui vont, je pense, embrouiller une partie du public, mais globalement, la perspective que ça donne, le point de vue sur la ville, et la situation géopolitique, tout ça était très intéressant, mais on va sûrement en parler après, je ne sais pas s’il y a un ordre pour les questions ?
On est assez libres, mais d’abord, est-ce que vous diriez que le spectacle vous a raconté une histoire, avec des personnages ? Si oui, est-ce que vous pourriez m’en donner votre version ?
Certainement. C’est avant tout une histoire je pense. C’est l’histoire d’un homme âgé qui rentre de la guerre de Troie, le roi local, en compagnie d’une prisonnière qui est quelque part entre la maitresse jalouse et l’esclave sexuelle, son statut n’est pas clair. Le roi, dans sa maison, il retrouve sa femme et ça ne se passe pas bien, non seulement parce qu’elle, elle s’est remariée, mais aussi parce qu’il est parti si longtemps qu’elle le croyait mort. Je ne sais pas si tout le royaume le croyait mort, ou si c’est juste pas très bien expliqué pourquoi c’est surprenant qu’il revienne après tout ce temps. Mais enfin bref, donc il revient, et puis son plus jeune fils est très instable psychologiquement, très autodestructeur. Et enfin voilà, c’est un peu la tragédie de famille à la Festen où un repas dégénère et finalement ça va conduire au double assassinat, j’ai pas vraiment compris qui a comploté contre qui, c’est de toutes façons un peu une famille de dégénérés. Et finalement le fils prend la fuite, mais entre-temps, il y a son procès qui est mené, et de ce procès rien ne sort, ce qui signifie au final qu’il est acquitté. Après tout ça s’emboite avec l’idée assez astucieuse finalement de nous montrer les coulisses de l’histoire, parce qu’il y a à la fois les acteurs qui jouent, enfin, concrètement quoi, et en même temps aussi dès fois les acteurs qui nous parlent et qui nous racontent comment ils sont en train de jouer.
Comment avez-vous vécu ces deux niveaux du spectacle ?
Je ne dirais pas que je l’ai vécu, enfin, j’ai vécu le spectacle en général quoi. Par contre, je l’ai assez vite interprété comme une manière de mettre en avant le théâtre de la vie, je pense que l’auteur voulait dire que, finalement, les puissants jouent aussi un jeu et que des guerres comme celles de Daesh en Syrie et en Irak, bien sûr qu’elles ont des dimensions religieuses et politiques, ou de coutumes etcetera, mais aussi que les hommes qui ont vraiment du pouvoir de décision dans tout ça, ces hommes-là jouent des rôles, ils auraient pu être ailleurs. Et puis ils ont aussi des faiblesses, enfin c’est des humains comme tout le monde, mais leurs histoires de famille et même leurs histoires de fesses, ça joue un rôle. La politique c’est aussi un théâtre quoi, et peut-être que dès fois tu lâches une bombe sur une ville parce que tu t’es pas levé du bon pied. C’est ce qu’on a vu quand même avec Obama, qui faisait son grand chantre de la paix mondiale et du rapatriement des troupes, et qui n’est jamais intervenu sévèrement contre Al-Assad. Il y a eu cet échec assez risible de proclamer partout que la ligne rouge ce serait l’usage d’armes chimiques sur la population, et quand c’était très clair que Al-Assad avait gazé son peuple avec ce phosphore là, où je sais plus exactement, bah en fait les États-Unis n’ont rien fait du tout.
Selon vous, quelles étaient les intentions éthiques ou politiques du spectacle ?
C’est une bonne question. Je suis pas sûr qu’on puisse parler d’intentions politique, au sens où forcément c’est du théâtre, et c’est pas un meeting quoi, ou un discours. C’est vraiment plus une histoire jouée. En revanche, je pense qu’il y a une envie de montrer quoi, une envie de faire comprendre. A mon avis, quand t’es auteur et que tu proposes quelque chose du genre, déjà c’est vraiment des mois de travail, et puis il y a une dimension d’enquête. A mon avis, quand il est arrivé à Mossoul, il savait pas du tout à quoi allait ressembler le spectacle. Il a laissé la caméra trainer dans les rues pour capturer la réalité là-bas quoi. C’est ça qu’il y a de politique là-dedans, nous faire découvrir la réalité. Moi j’ai été très frappé de la transformation de la ville. Bon, après on en voit que ce qu’on en voit, c’est sûr, mais tout de même, la dévastation est impressionnante. Et puis la souffrance des gens. L’incompréhension quoi, tu la sens vraiment. Après, là où il y a peut-être un propos politique, c’est l’acquittement du tueur, qui revient quelque part en fait au procès de Daesh, l’exécution rappelle forcément Daesh.
Et qu’avez-vous pensé de cette scène du jugement ?
J’en ai pensé qu’elle était bien pensée, quand même. C’est ambitieux de demander aux gens de voter, quelque part, c’est un peu comme un institut de sondage, mais dans une version réduite, un peu microcosmique de la société. Tout est forcément très compliqué dans ce genre de situation, il n’y a pas de bonne réponse, enfin, la bonne réponse, c’est de ne pas faire la guerre, mais ce n’est malheureusement pas comme ça que marche ce monde. Alors quand tu dois décider de voter, en fait, tu dois décider de punir. Mais on sait bien que c’est les gagnants qui écrivent l’histoire, et que la Justice c’est quelque chose de très relatif. On le sent assez bien, derrière ce refus de décider, qui est surprenant, mais en fait pas tant que ça. Dans nos yeux, Daesh, c’est vraiment des monstres et des terroristes. Mais pour les gens là-bas, c’est forcément plus compliqué, c’est aussi peut-être des proches, ou alors, je veux dire, tu as sans doute toujours au moins une personne de ta famille qui a merdé, qui s’est laissée séduire par ce discours, et tu comprends beaucoup mieux que nous comment la situation chez toi peut conduire à ce type de discours et d’actions violentes. Je veux surtout pas dire que tu cautionnes, juste que bah, tu comprends. C’est peut-être ça aussi un discours politique du spectacle : montrer que pour certains, Daesh est une réalité compliquée, politique, religieuse, alors que dans nos yeux c’est très très manichéen : c’est des méchants terroristes.
Pensez-vous que le spectacle réussit à mettre en doute ce manichéisme ?
Oui, c’est sûr. Et c’est possible que ça choque des gens, en tous cas je comprendrais.
Que ça choque des gens du public en Occident ?
Oui oui. C’est pas possible que ça n’arrive pas. Il y aura forcément des gens qui seront très mal à l’aise de regarder ça. Tu imagines, je sais pas, quelqu’un qui aurait perdu un proche dans un attentat, ou un proche pris en otage quelque part. Forcément, tu revois ces images d’exécution d’otage, c’est très violent. Et puis, tout simplement, d’avoir ce discours ambigu sur le rapport des gens là-bas à Daesh, t’as peut-être pas envie qu’on te dise que c’est complexe, que ça se comprend. Je pense que t’as envie de rester dans le manichéisme, parce que c’est rassurant, et ça se comprend dans les yeux d’un seul individu qui a souffert. Mais c’est un exercice, de savoir prendre un recul historique sur ce qu’on vit, de se sentir un petit atome dans la grande marche incontrôlable de l’histoire.
Vous diriez que le spectacle aide à prendre du recul sur notre situation historique ?
Sans doute ouais. En tous cas, il aide à complexifier, il nous laisse quand même une autre fenêtre pour rentrer dans le sujet, pour aborder la chose par la petite lucarne. Tu peux aussi je pense être juste au théâtre et suivre les personnages, la guerre, la famille, l’amour, tout ça, et soudain, paf, prendre du recul sur ce que tu es en train de voir, te souvenir qu’une grosse partie de tout ça est très réel, très réaliste.
Cela explique en partie pourquoi vous disiez avoir appris quelque chose ?
Oui, parce que en fait, je n’ai pas forcément appris des nouveaux faits sur Mossoul, surtout que je connais quand même la ville. J’ai appris à regarder des gens qui vivaient ça de l’intérieur. Nous, on est le point d’arrivée de Daesh, le point de chute, on est touchés par le résultat le plus extrême, les hommes les plus fous, les plus déséquilibrés, mais eux ils vivent dans le nid, dans le foyer de ça, là où ça nait quoi.
Entretien n°19
Femme / 45 ans / Assistante à domicile / Va rarement au théâtre
En deux mots, est-ce que le spectacle vous a plu ?
Je dirais plutôt oui quand même, c’était un moment particulier, j’y suis allé avec mes enfants et une amie, sur son conseil, on ne va pas souvent au théâtre.
Et vos enfants ?
Oui on en a parlé un peu, ils ont pas tout compris bien sûr, ils sont juste adolescents, mais je crois que ça les a fait réfléchir à tout ça. Le spectacle est quand même difficile à aborder je trouve, c’est pas du théâtre simple que tu peux suivre et te laisser porter comme un film. Enfin, pas que les films soient toujours simples bien sûr, mais là il y avait beaucoup de parti pris artistiques très particuliers, enfin pas faciles à aborder pour des jeunes quoi.
Plusieurs personnes avec qui j’ai fait des entretiens ont laissé entendre qu’il était dérangeant de montrer ce genre de spectacle à un public adolescent, qu’en pensez-vous ?«
Ah tiens, mais pourquoi ?
Essentiellement parce que le spectacle parle de la fragilité des jeunes adultes face à la tentation terroriste, et peut-être aussi parce qu’il y a une certaine héroïsation du personnage principal, qui se révolte contre les normes de ses parents.
Ah, bon, moi je me suis pas vraiment dit ça. Enfin, pas du tout dit ça pour être sincère. Je pense pas que ce soit le cas, et je pense que c’est intéressant d’emmener des jeunes voir ça. Bon sans doute pas des très jeunes, mais des ados c’est bien. C’est peut-être juste pas assez pédagogique quand même, moi mon plus jeune connait pas bien ces histoires de Syrie et de guerre, et même s’il a compris où ça se passait et tout ça, il a pas forcément les références et la culture nécessaire pour suivre le détail. Bon, je dis ça, mais moi non plus pour être sincère.
Comment vous décririez votre expérience de ce soir-là ?
Je pense que c’est beaucoup une affaire intellectuelle quand même, je veux dire, bien sûr il y a les costumes et les décors et c’est vraiment du théâtre, ça joue très bien et fort, etcetera, mais je pense que c’est quand même surtout quelque chose que tu vas voir pour apprendre des choses.
Apprendre à quel sujet ?
Au sujet de la situation là-bas, forcément, et puis simplement de saisir la situation quoi, c’est peut-être un peu émotionnel, je sais pas si c’est pertinent de parler de ses émotions au théâtre, mais c’est un spectacle qui te fait bien ressentir comment les choses se passent, comment les gens vivent et c’est un apprentissage franchement. C’est pour ça d’ailleurs que mon plus jeune, dont je parlais là, il s’est pas non plus ennuyé pendant deux heures. Il y a des images et du son, et quand même aussi une histoire. Tout ça reste assez prenant.
Comment décririez-vous les intentions éthiques ou politiques du spectacle ?
Les intentions politiques ? Dans le sens du message de la pièce ? C’est difficile à dire. Justement on en a parlé un peu après et on se disait que certaines choses n’étaient pas très claires. Par exemple, la question du choix, je pense qu’elle est présente. Il y a quelque chose de très moral là-dedans, mais de moral dans le bon sens du terme. Ah et puis aussi un message de paix, à mon avis.
Moral dans quel sens exactement ?
Mais justement, en fait, quand on en parlait on se disait que c’était pas facile quand même. Moi j’ai un peu l’habitude des films faciles, vous savez, des films américains qui reviennent souvent sur des fins un peu convenues quoi. Là, c’était différent. Bon mais en même temps évidemment que y’a pas du Hollywood à Vidy. Je dirais que le message de paix, il est enrobé dans des couches quoi, il est difficile à traduire parce que le spectacle est compliqué, il y a les gens qui vont là-bas, ceux qui habitent déjà là-bas, les arabes quoi, et puis le fait que certains sont quand même présents, enfin vraiment, pendant la pièce. Et personne n’a un discours clair. C’est un peu chacun qui dit sa manière de voir les choses, de ressentir. Ce n’est pas une personne qui fait un appel pacifiste par exemple, ou même la musique, elle est pas cliché.
Vous avez eu la sensation que le spectacle vous racontait une histoire ?
Ah oui, c’est vrai qu’il y a ça. C’est pas ce qui m’a le plus attiré mon attention je pense. Mais si je dois répondre quelque chose, c’est quand même plutôt oui, parce que il y a plusieurs personnages qui vivent un peu des aventures, enfin qui vivent la guerre, mais pas seulement, il y a aussi cette histoire de famille qui dégénère, comme toutes les bonnes histoires de famille. C’est quelque chose qui veut révéler, je pense, les hypocrisies, la violence aussi de ces familles forcées, surtout ces familles de noblesse un peu là. Je suis pas sûr que ça renvoie vraiment à la situation là-bas, enfin, je sais pas trop si ce genre de noblesse est présent, si les gens vivent ça. Des mariages forcés peut-être, en tous plus qu’ici. Mais bon, on dit ça, et en même temps chez nous aussi, il y a encore des mariages semi-forcés. Par exemple, en Valais, parfois, à l’intérieur d’un village, vu que c’est encore mal vu dans certaines générations de se marier avec un homme pas du village, ou pas de la vallée si on est modernes, on a pas beaucoup de choix. Donc il faut faire attention à la manière dont on juge les autres avant de se juger soi-même.
Vous diriez que le spectacle vous a fait réfléchir à la différence culturelle ?
Oui, c’est sûr. D’ailleurs c’est sans doute un message politique qu’il y avait, un message de pardon, enfin non pas de pardon, mais de tolérance quoi. Bon, mais la réflexion du pardon est présente quand même.
Présente à quel niveau ?
C’est cette histoire de meurtre. Il y a quand même deux scènes bien sanguinolentes où les parents s’entretuent là. Et après c’est le tribunal, et au tribunal, on pourrait croire que les gens seraient sans pitié avec les meurtriers, mais en fait ils décident de ne rien décider. C’est un truc dont on a reparlé après, avec les jeunes, et ils avaient pas forcément bien compris ce moment.
Comment avez-vous vécu cette scène finale du procès ?
Je dois avouer que c’était pas forcément très clair non plus. Ce que j’ai compris en tous cas, c’est que les gens refusaient de tuer les meurtriers, pour ne pas devenir comme eux en tous cas. Je pense que c’est aussi une manière d’accuser la peine de mort. On a l’impression que la peine de mort c’est bon, que c’est derrière nous et que ça reviendra jamais. Mais en fait, dans les pays en guerre, bon et même dans des pays civilisés, enfin soi-disant civilisés, il y en a encore. C’est une façon de faire un rappel, de dire que la violence n’est jamais une solution à la violence, mais que les fantômes du passé peuvent revenir quoi. Et aussi, c’est une manière de montrer la grandeur d’âme des gens je pense, que de dire qu’ils se sont pas laissés aller à ça quoi.
Vous arriveriez à imaginer d’autres expériences de spectateur que la vôtre ?
Comment d’autres gens auraient pu prendre le spectacle ? Je sais pas. Je suis surtout curieuse de comment les gens qui ont vu le spectacle là-bas l’on pris ? Est-ce que c’était réussi à leurs yeux ? Mais j’en sais rien forcément, je suis pas dans leur tête.
Vous voulez dire les irakiens et les irakiennes vivant à Mossoul qui ont participé au spectacle ?
Oui eux, et ceux qui l’ont vu là-bas, parce que j’imagine qu’ils l’ont montré. Ou en tous cas que des gens assistaient au tournage du film. Après, forcément, il y a tout un bout qu’ils ont pas vraiment vu, ce que nous on a vu, avec aussi des acteurs et le film, eux ils ont juste vu les scènes du film. Mais je pense qu’ils devaient être contents de pouvoir s’exprimer, et c’est important de donner de la voix aux victimes des guerres. Peut-être que ça peut éviter de reproduire des erreurs. Après, on change pas la nature humaine, mais rien n’empêche d’être optimiste quand on voit où va ce monde.