Dossier d’entretiens
Catarina e a beleza de matar fascistas (2020)
Œuvre : Cararina e a beleza de mater fascistas, Tiago Rodrigues, Théâtre de Vidy, Lausanne, 2020 [crédits complets]
Type de sources : Transcriptions d’entretiens semi-dirigées (verbatim épuré)
Projet de recherche : L’expérience politique du spectateur contemporain (2019–2024)
Chercheur.euse : Aurélien Maignant – Fonds National Suisse pour la recherche scientifique
Datation des sources : Entretiens menés entre le 4 et le 10 octobre 2020
Méthodologie détaillée : Entretiens semi-directifs. Disponible en ligne
Entretien n°1
Femme / 27 ans / Archiviste / Va souvent au théâtre
Est-ce que le spectacle vous a plu ?
Alors moi je vais souvent à Vidy, c’est un théâtre que je connais bien. Je connais son public, qui est assez peu mixte. Je suis souvent agacée par le public qui va voir la pièce avec moi. Il rigole souvent de choses que je ne trouve pas drôle, et parfois le plus souvent les gens sont très inactifs. Alors comme dans ce spectacle c’était important que le public réagisse, je me suis sentie très liée aux autres, j’appréhendais beaucoup les réactions. Autrement, j’ai beaucoup apprécié la pièce.
Vous pourriez d’abord résumer le spectacle ?
Alors la pièce commence sur un décor assez rural, au Portugual, on sait pas où exactement. On sait que certains membres de la famille habitent à Lisbonne, d’autres dans cette maison-là. C’est une famille de militants antifascistes qui a pour habitude chaque année de mettre à mort un fasciste. On comprend par la suite comment le fasciste est désigné. Cette année-là c’est l’anniversaire des 26 ans d’une certaine Catarina, mais en fait ils s’appellent tous Catarina. Cette date, c’est aussi l’anniversaire de la mort d’une autre Catarina, la vraie, jeune mère assassinée par un soldat sous Salazar, le dictateur qui a régné pendant presque 20 ans sur le Portugal. Cette femme, en gros, elle est avec son amie, l’arrière-grand-mère de la famille. Elles sont en manifestation en ville, et il y a ce moment où Catarina est interpellée par un soldat fasciste, genre il est vraiment fasciste, il n’a pas été enrôlé de force dans l’armée. Elle essaie de fuir avec son bébé dans les bras, mais le soldat lui tire trois balles dans le dos. Ce soldat, en fait, c’est le mari de l’arrière-grand-mère de la famille. Suite à cet événement, elle réfléchit à comment se positionner par rapport à ce qu’il s’est passé et elle décide de tuer son mari. Cette femme, qui voit cette horreur, qui voit son amie se faire tuer, elle réclame une vengeance bien méritée. Si on revient au présent, septante ans après les événements, la famille se réunit après avoir tué un fasciste par année. Et c’est le tour de cette personne qui a 26 et doit tuer son premier fasciste. Il y a plein de développements, il y a un moment où il est question du véganisme de la plus jeune. Après plusieurs discussions, on comprend que la Catarina de 26 ans, pour respecter la mémoire de sa grand-mère, met beaucoup de temps à se préparer avant de sortir de la cabane sur scène, enfin de la maison de campagne. Au final elle refuse de le tuer, il se passe plein de choses et à la fin, elle s’interpose entre sa famille et la personne qui doit être mise à mort. Et puis il y a ce moment hyper tragique où la question devient : faut-il tuer Catarina pour pouvoir tuer le fasciste ? Puisqu’elle s’interpose, tu comprends. Un des membres de la famille lui tire dessus et ça part en fusillade générale. Tout le monde meurt sauf une Catarina, le narrateur. Et le fasciste parvient, on imagine, à s’enfuir et reprend sa vie de fasciste. La dernière scène qui est incroyable, c’est cette scène où il y a un discours prononcé par le fasciste en question qui m’a rappelé certains moments de l’histoire, comme l’Allemagne nazie, avec des références à des discours prononcés sous Salazar je pense. Ça m’a aussi rappelé des discours de politiciens aujourd’hui, comme Trump ou l’UDC. Le mec fait son discours, les minutes se transforment en une dizaine de minutes, voire une vingtaine et ce qu’on semble attendre des spectateurs, c’est de mettre fin à cette parole fasciste qui est nocive et dangereuse en fait. A la fin le public, en tout cas le soir où j’y étais, le public hue ce type et son discours est noyé dans les gens qui crient « dégage ! dégage ! ». Au bout d’un moment, les surtitres disparaissent et le facho déclare défaite. Il y a des applaudissements et voilà.
Vous avez vécu comment cette fin ?
C’est vraiment compliqué. J’aime pas trop les membres du public de Vidy, et ce soir là non plus. Je suis un peu sceptique. J’avais l’impression que les applaudissements étaient un peu vains. C’était comme si on faisait semblant que les gens avaient été transformés. On a l’impression dans la fiction de taire le fascisme, mais une fois qu’on est sortis de la pièce, je suis pas sûre qu’on osera faire de même, qu’on pourra hausser la voix et essayer de stopper ce genre de comportements et de discours hyper toxiques dans notre société. Après, j’ai trouvé que la pièce racontait quelque chose de très profond, mais j’ai des doutes sur sa capacité à transformer les gens politiquement.
Selon vous que cherchait à produire la pièce ?
Je pense qu’elle voulait créer une première fois, genre que les spectateurs, en huant des fascistes pour la première fois, ils oseraient reproduire ce genre de comportements en dehors des quatre murs du théâtre. J’imagine que la pièce entière visait à éveiller la conscience de l’omniprésence du fascisme autour de nous.
Il y a des gens qui sont sortis ?
Une dizaine de personnes sont sorties, oui. Moi je suis pas sortie, je voulais savoir comment ça se terminait. On était au théâtre, on était pas dans la rue. Une fois sortie, j’ai discuté avec mes amies, et pas mal d’entre eux ont critiqué le comportement des personnes qui sont sorties avant la fin de la pièce. Pour eux, c’était vraiment une manière de refuser d’affronter le fascisme, de fuir le conflit, une manière d’accepter. Ou alors, c’était une manière de se faire mousser, alors qu’il fallait rester pour interdire cette parole. Il y avait l’essentiel du public qui est resté, moitié paralysé, qui disait « Basta » comme si c’était un mot portugais. Une partie des gens ont hué, quelques personnes on dit « dégage », mes potes ont lancé l’applaudissement spécifique de « Siamo Tutte Antifasciste ». Moi j’en ai pas fait partie, parce que j’étais profondément convaincue que personne ne reconnaitrait le slogan.
Vous pourriez détailler votre expérience globale du spectacle ?
Le début m’a beaucoup marqué, les premières paroles qui sont prononcées, c’est une recette de cuisine traditionnelle. Ils font le détail d’une espèce de soupe avec notamment des pieds de cochons. Et ils insistent beaucoup sur les pieds de cochons, ce qui m’a gavé, parce que j’ai trouvé qu’ils fétichisaient ça et je me suis dit que si c’était ça le ton pendant deux heures, ça allait être lourd, parce que j’estime qu’on n’est pas censé manger les pieds, ni aucune partie des cochons tout court. Une des membres de la famille réagit et dit qu’elle est végane, comme moi, et elle estime que les animaux ne sont pas fait pour être mangés. Donc elle lutte contre la violence sur scène et ça m’a fait du bien. J’ai trouvé que cette discussion pouvait sans doute transformer les gens en dehors du théâtre, contrairement au reste. On reçoit quand même un message, surtout que l’oncle se moque, mais en fait il lui dit en secret qu’il aimerait devenir végane. A mon avis, ça permettrait aux boomers du public de s’identifier, le fait qu’il l’assume mais en cachette, et qu’elle réagisse gentiment. Sans doute que les vieux dans le public se diront que s’ils abordent franchement et gentiment la question, notre génération les guidera sur la voie d’une vie sans souffrance animale. C’était très efficace.
Pourquoi efficace ?
Je crois que j’avais jamais vu de discours végane dans un théâtre. J’étais très liée à ce qui se disait, je partageais vraiment cette sensation de devoir argumenter contre sa famille qui comprend pas pourquoi c’est un choix politique. D’ailleurs on entendait sur scène des répliques assez clichées de personnes spécistes et les arguments de la végane étaient les seuls pertinents. Je pense pas que ça va changer les valeurs de toutes les personnes présentes dans la salle, mais quand même. J’étais pas émue au point de pleurer, mais je me suis vraiment sentie à fond avec elle, dans la pièce à ce moment-là.
Vous avez eu d’autres émotions fortes ?
L’autre moment où j’ai été très émue, intellectuellement et affectivement, c’est quand celle qui devait tuer le fasciste exposait ses arguments contre le meurtre. Le dialogue avec sa mère surtout, et avec les autres membres de la famille. C’était intéressant et touchant, parce que la discussion ne portait pas sur s’il fallait tuer le fasciste, c’était pas ça la question, c’était : « Faut-il agir contre le fascisme ? ». Si on compare ce moment avec la fin, on peut envisager toute une série de mesures antifascistes que nous en tant que public on pourrait mettre en place. Le fait de l’avoir vraiment présent sur scène, ça faisait comme si on était en train d’être à un meeting fasciste. Alors forcément tu te demandes ce que tu ferais. Moi par exemple, je me suis beaucoup demandé de quoi j’aurais été capable, si je pourrais tuer un fasciste. Je crois que j’en suis sortie en me disant que non, mais que j’aurais quand même été capable d’autres choses, de hausser la voix. Je me suis dit aussi que j’aurais été capable de me lever de mon siège et de le foutre dehors si ça s’éternisait. C’était tragique parce que ça amenait à un questionnement individuel sur ce genre de débat politique, chaque personne pouvait se demander ce qu’elle aurait fait, si elle est prête à faire telle ou telle chose contre le fascisme.
Vous vous êtes sentie particulièrement proche de certains personnages ?
Pas vraiment, c’était pas des vrais gens, plus des stéréotypes. Leur rôle c’était vraiment juste de véhiculer des discours, ils ne ressemblaient pas à des vraies personnes. D’habitude je suis toujours émue face à des personnages complexes au théâtre, qui ont des contradictions par exemple. Catarina de 26 ans est contradictoire, mais c’est la seule complexité que j’ai perçue. Sinon, ils étaient juste là pour porter des discours, pour représenter des positions dans la société quoi, le vieux, le jeune.
Comment avez-vous vécu la première scène, le moment ou le personnage pointe l’arme sur le fasciste ?
C’était assez compliqué ce que j’ai ressenti, je crois. Je pense que, pour le coup, on ne s’identifie pas trop au personnage en tant qu’individu, mais on se met à leur place politiquement, par rapport aux choix qu’ils doivent faire. Moi je me disais que si elle tirait, je célébrerais pas, mais je serais pas triste non plus. C’est un peu dark de se rendre compte qu’on est comme ça, mais voilà. Je pense pas que je serais capable de mettre à mort quelqu’un, je dis pas ça pour être politiquement correcte. C’est une scène qui arrive assez vite quand même, mais je crois que j’étais surtout dans l’attente, un peu scotchée. Je me disais que si elle tirait ce serait ultra violent, et j’avais pas forcément envie de voir cette violence non plus. Leur présence est forte, on sent que le flingue est vraiment pointé sur lui, on se projette dans l’expérience de ce que ça serait de tuer quelqu’un. Beaucoup d’émotions émergent de ce moment, et de questionnements. Finalement, je l’ai quand même vécu de manière très rationnelle, je réfléchissais froidement à cette situation. Je pesais le pour et le contre de le tuer, mais c’était difficile parce que je savais pas ce que le fasciste sur scène avait vraiment fait dans sa vie.
Selon vous, quelle idée défend le spectacle ?
Je pense quelque chose de très intergénérationnel. Il y a un peu toutes les générations de militants antifascistes. Je pense que l’idée c’est dire que l’histoire se répète toujours, qu’il y a un éternel retour du fascisme, qu’il ne va jamais arrêter de ressurgir. C’est important d’avoir aussi des militants antifascistes qui se perpétuent, le combat doit rester à travers les générations. Après, le spectacle parle beaucoup du temps présent, déjà ça se passe un peu après 2020, on envisage que le futur pourrait être encore pire que ce qu’il est maintenant. La pièce veut vraiment lancer une alerte, alerter les gens sur les régressions sociales, les régressions de valeur qu’on peut subir à l’avenir.
Vous arriveriez à imaginer d’autres expériences spectatrices que la vôtre ?
Je suis une personne très empathique, mais quand je suis trop personnellement engagée dans certains trucs, comme la question fasciste, j’ai de la peine à considérer les ressentis des autres. Je sais pas ce que les autres se sont dit. Moi, il y a un moment où j’ai compris, pendant la pièce, que des gens ressentaient les choses différemment de moi. À la fin, dans le discours du fasciste, il évoque les droits des femmes et parle des violences conjugales en disant que c’est pas grave, parce qu’elles se produisent à l’intérieur de la maison. C’est typique des discours d’extrême-droit, et il y a pas mal de personnes dans le public qui ont rigolé, parce que c’était perçu comme grotesque. Moi ça m’a fait très mal que des personnes rigolent à ça, parce que c’est pas drôle, c’est absolument horrible. Moi j’ai une femme de ma famille qui s’est retrouvée en foyer la semaine passée parce qu’elle a perdu sa maison parce que son mari et son fils la battent. Dans ce contexte, voir des gens qui rigolent m’a vraiment blessé profondément. Surtout que les violences domestiques sont très répandues, alors je me suis dit mais comment on peut rigoler de ça en tant que spectateur alors que d’autres personnes dans le public subissent peut-être ces violences ? C’est extrêmement cruel d’être dans une salle, face à un discours fasciste qui minimise ta douleur, qui la nie, et d’entendre les autres personnes du public, donc une partie de la société dans laquelle tu vis en fait, qui se marre. J’étais très critique, vraiment pas dans l’empathie ou la compréhension. J’avais envie de les frapper.
Vous diriez que le spectacle était en partie la cause de cette dérision ?
Ce moment était volontairement grotesque, mais je pense pas qu’il cherchait à créer un rire. Après c’est l’effet qu’il a fait, mais c’est l’effet du geste de montrer un discours fasciste, c’est pas la faute du spectacle, c’est la faute du public.
Vous avez débattu de la pièce avec d’autres ?
Oui, j’ai été la voir avec deux antifascistes convaincus et deux personnes plutôt issues d’un milieu de droite, qui ont pas tout remis en question. On discutait, et moi je leur ai dit que ça m’avait agacé que les gens rigolent, ils m’ont reproché d’avoir été agressée, leur argument c’est que c’était juste un rire de gêne. J’ai invoqué des arguments émotionnels, ou éthiques, genre sur comment se comporter par rapport à la violence. La discussion n’a mené à rien. Rien n’a changé quoi. On a discuté pas mal de la fin aussi, de l’intérêt de ce moment. Le fait qu’on voit se profiler la fin au moment de la fusillade générale, on ne pensait pas que le mec allait se relever et reprendre sa rhétorique et continuer à la propager. Il y en avait qui trouvait là-dedans une légitimité à la violence, d’autres qui disaient que non. Moi je trouve que le spectacle va un peu trop loin dans sa légitimation, mais je trouve aussi que les personnes qui étaient avec moi et l’ont condamné absolument, et bah elles ont tort. Le discours sur le véganisme a aussi beaucoup divisé, moi j’ai trouvé pas mal, on était trois vraiment à en discuter. Il y en a un qui trouvait ça cliché et stéréotypé, contraire à la cause végane, une autre qui ne savait pas trop comment se positionner.
Vous arriveriez à faire le lien entre la personne que vous êtes et votre expérience de ce spectacle ?
Complètement, moi j’ai des membres de ma famille qui, il y a un peu plus de vingt ans, ont participé à une guérilla pour combattre un gouvernement oppressif. C’est des gens qui ont fait la guerre pour destituer un gouvernement néfaste et ségrégationniste. Pour moi, par exemple, la question de mettre à mort quelqu’un, elle est concrète. Elle est pas abstraite. Il y a des gens qui vont regarder ce spectacle comme une métaphore, ils ne vont même pas essayer de se mettre à la place de la personne qui fait le geste. Moi, je connais des gens qui ont tué des fascistes, qui ont tué pour des raisons politiques, dans un autre contexte bien sûr. Personnellement, le spectacle ressemblait à des conversations que j’ai déjà eu dans ma vie. Cette proposition de tuer les fascistes, je l’ai vécu très concrètement, je l’ai vécue en réfléchissant aux choix qu’ont dû faire des gens de ma propre famille. C’était pas du tout allégorique, ou genre des grands symboles, c’était une question pratique.
Vous en sortez convaincue par certaines positions politiques précises ?
Je sais pas, soit on penche du côté de la fille qui refuse la violence, soit de la mère qui légitime le meurtre à des fins révolutionnaires. La métaphore du feu dans le spectacle est très juste. Parce qu’une fois qu’on a mis le feu, on sait pas ce qu’il va se passer. Cela montre qu’on ne peut pas évaluer un moyen de lutte a priori. Il n’y a pas de bons ou de mauvais moyens de lutte, ça dépend des situations, des gens qui sont disposés à faire certaines choses. Il faut faire les choses de manière proportionnée et réaliste. Ce qui est important c’est que les personnes qui sont impliquées dans une lutte décident ce qu’elles veulent faire de leur vie, jusqu’où elles sont prêtes à aller. Ce moyen de la mise à mort, il est très rarement applicable et légitime, je suis plutôt d’accord avec la fille. Mais je ne la condamne pas. J’aurais pas tiré, mais j’aurais compris qu’elle tire.
Vous vous êtes positionnée par rapport à la question de la peine de mort ? Vous n’avez pas désiré qu’elle tire ?
Moi je voyais les flingues des membres de la famille. Mais ça m’a traversé l’esprit de me lever de mon siège, d’aller prendre un flingue et de tirer fictionnellement. Dans la fiction, j’aurais pu tirer. Mais il faut surtout voir ça comme un dilemme qui se situe à l’intérieur de la dégradation fasciste de nos sociétés. Il n’y avait pas de jugements de valeurs vides dans cette pièce, c’était vraiment un dilemme. Mon ressenti fluctuait quoi, je me suis positionnée durant la pièce de pleins de façons différentes et assez contradictoires entre elles. Souvent, j’étais d’accord avec la personne qui parlait, j’étais attaquée par plein de discours, je m’imaginais en train de faire plein d’actions, plusieurs choix politiques, et j’en suis arrivée au constat que je ne pourrais pas tuer, ou alors simplement dans la fiction, mais que je ne condamnerais pas forcément une personne qui tuerait un fasciste dans la réalité. Je la défendrais je crois.
Entretien n°2
Femme / 23 ans / Étudiante / Va souvent au théâtre
En deux mots, avez-vous apprécié le spectacle ?
J’ai adoré, j’ai trouvé ça ouf. Déjà, ça fait quelques semaines que je me pose cette question, que j’en parle avec des gens.
Quelle question ?
Est-ce qu’on peut utiliser la violence pour atteindre le bien ? J’ai toujours été dans le camp de ceux qui disent qu’il y a toujours une alternative à la violence, qu’il ne faut jamais céder à la violence. Mais aujourd’hui je me pose cette question parce que je regarde le monde dans lequel on vit, et je regarde l’histoire, genre l’histoire de l’anarchie, et je constate que tous les gens qui ont voulu le bien ont dû passer par la violence. Du coup, j’ai trouvé trop bien d’aller voir un spectacle qui traite de la question de manière intelligente comme ça. Il y a une question qui est posée, elle est débattue et ça m’a beaucoup apporté.
Est-ce que vous pourriez résumer l’histoire de la pièce ?
Je trouve que c’est un entre-deux, c’est quand même un mélange entre une histoire et des constats de société présentés un peu comme ça, comme un vrai discours. Mais oui, c’est l’histoire d’une famille dont la grand-mère a vu son enfant se faire tuer et son mari a assisté au meurtre. Elle a commencé à se révolter contre les témoins du fascisme, jusqu’à tuer son mari. Elle a écrit un manifeste qui disait que tous ses ancêtres s’appelleront Catarina et que ce serait le rôle de cette famille de se révolter contre le fascisme ou ses témoins. Elle donne à sa famille la responsabilité de faire le bien par le meurtre s’il le faut. Donc cette famille se réunit chaque année, avec tout un protocole pour savoir quel fasciste tuer, etc. Il y a aussi ce truc très féministe où ils s’appellent tous Catarina, ils parlent des groupes au féminin. Dans cette famille, c’est vraiment la figure de la femme qui est dominante. Et ensuite, on nous montre un moment de confrontation intergénérationnelle qui est à l’inverse de ce qu’on vit au quotidien. Dans ce spectacle, c’est pas les jeunes qui sont des militants avec des discours radicaux et les vieux qui tempèrent, c’est inversé, c’est justement la fille de vingt-six ans qui dit qu’elle croit en d’autres formes de lutte, et que l’injustice est dans le fait de tuer une personne. Ce qu’il se passe, c’est qu’il y a une expérience de pensée de l’oncle, et plein d’autres arguments. Bref, en fait, toute la famille s’évertue à expliquer à la fille qu’elle doit le faire, qu’elle doit tuer. La fin c’est ce grand débat entre la mère et la fille. La mère la convainc rationnellement, mais la fille finalement n’y arrive pas, c’est trop dur pour elle. Et il y a aussi finalement le narrateur, qui représente un peu la grand-mère, qui finit par tuer symboliquement toute la famille et laisser le fasciste vivant pour que ce soit au public de vouloir tuer le fasciste à la fin.
Pendant la première scène d’exécution manquée, qu’avez-vous ressenti ?
D’une certaine manière, j’avais envie qu’elle tire je crois, mais la question avait pas encore été abordée assez pour qu’on puisse se faire une idée de s’il le méritait ou pas. J’ai vraiment ressenti un poids, une pression de voir tout le temps ce fasciste qui ne disait pas un mot. Je ressentais l’injustice comme elle le ressentait. Comment je peux prendre une décision à partir de ce type qui ne dit rien, que je ne sais pas comment juger, que je n’ai rien vu faire de mal depuis deux jours ? J’étais dans cette relation étrange, parce que le fasciste ne nous énerve pas une seconde, durant la première scène, on n’a pas assez de contenu pour être à fond avec elle et trouver légitime qu’elle le tue. Elle, elle essaye de se positionner par rapport à ce qu’elle ressent, mais j’étais surprise qu’elle ne le tue pas, quand elle arrive elle a l’air prête et entraînée. En plus, tous chantent ce chant féministe et trouvent ça normal, ils vivent ça comme un rituel qu’ils ne remettent pas trop en question. J’étais surprise qu’elle ne tire pas.
Vous vous êtes sentie proche de certains personnages ?
Oui. La toute jeune fille, je me suis sentie éloignée d’elle, je sais pas pourquoi, son personnage, son jeu. Pas le fait qu’elle soit végane, ça je trouvais intéressant, mais le moment au début où elle est face à son plat d’omelette, qu’elle ne le touche pas, qu’elle ne le mange pas, toute cette scène m’a un peu perturbée. Par contre, le narrateur, lui, il crée un lien très fort avec le public en général, je ne comprenais pas son rôle, mais il me faisait rentrer dans la pièce. L’oncle je l’ai beaucoup aimé, il était vraiment chouette, comme la mère. En fait, c’est bizarre, je suis jeune mais je me sentais beaucoup plus proche des personnages vieux.
Donc plutôt des personnages favorables au meurtre ?
Oui. C’est bizarre ? Mais c’est aussi parce que j’ai discuté avec l’amie avec qui j’ai été voir le spectacle. Une semaine avant, on parlait du fait qu’une femme violée peut se venger de son violeur et de comment se positionner, genre dans la morale, par rapport à ça, est-ce qu’elle a le droit de le tuer et tout ça. Mon amie me disait : mais comment tu peux dire des choses pareilles ? T’as pas d’éthique, t’es malade de souhaiter la mort de gens. Du coup, de me retrouver là avec elle, qui était dans le camp de « il faut pas le tuer », j’espérais tout au long du spectacle qu’elle allait se faire convaincre d’une certaine manière. En fait, j’étais du côté des personnages les plus vieux, parce que j’attendais d’eux qu’ils lui montrent que ça avait du sens de tuer les oppresseurs. Je crois que si les jeunes avaient été convaincus, j’aurais été dans la team des jeunes. Mais en plus je dis les jeunes, mais il n’y en a qu’une qui doute, l’autre jeune est prête à tuer à sa place. Après, je dis ça, mais j’ai pas la réponse à la question, je suis pas absolument sûre que ce soit une bonne chose de tuer les fascistes, je trouvais juste très bien qu’on m’invite à questionner mon avis. L’équilibre entre les positions des personnages, je le vivais comme un équilibre entre la pensée de mon amie et moi, qui étaient assises à côté.
Vous pensez que le spectacle prend position sur la question du meurtre ?
Oui. Il prend position en provoquant. Comme le spectacle montre que personne n’est jamais d’accord, il démontre que la question est légitime. Il le fait avec l’expérience du train aussi. Aucun personnage n’est décrédibilisé, aucun point de vue n’a l’air ridicule. La fille qui remet en question les choses et qui doute n’est pas ridiculisée, tout le monde comprend pourquoi elle se pose des questions. C’est très fort quand t’as plein de monologues qui se suivent et s’opposent et que tu es convaincue par tous les points de vue. Mais malgré tout ça, le spectacle attaque violemment le fascisme et invite le public à tuer. A la fin, j’étais frustrée que les personnages ne tuent pas le fasciste. Quand la fille se réveille derrière lui, j’étais là mais tue-le tue-le tue-le. Dans ma tête, j’avais qu’une envie c’est qu’il se fasse tuer. Le spectacle prend position, parce qu’il pousse clairement le public à avoir envie de tuer le fasciste.
C’est comme ça que vous résumeriez le projet politique du spectacle ?
Oui, parce que le fasciste ne parle pas de tout le spectacle. C’est frustrant, presque horrible, parce qu’on nous demande de trouver ça bien ou mal de tuer quelqu’un alors qu’on ne sait pas du tout qui est cette personne. En fait, Catarina nous demande de faire confiance absolument à un point de vue. Et à la fin, quand il commence enfin à parler, et que tu entends la sous-merde qu’il est, tu te dis ah merde j’aurai du leur faire plus confiance. Et Catarina aurait pas dû douter. Pour moi, le spectacle fait se poser la question, et ensuite il démontre qu’il faut éliminer le fascisme et que la mort n’est qu’un moyen. C’est des gros connards et il faut les éliminer, c’est ça le message. C’est un spectacle antifasciste quoi, qu’il soit tué ou pas. Tout le discours de fin reprend des éléments du spectacle, la poésie des hirondelles par exemple, et il transforme tout ça, dans la bouche du fasciste, en quelque chose de monstrueux. Ce personnage ne peut susciter que la haine. Au final, chacun a le droit de penser ce qui veut, mais ceux qui ont envie de les tuer sont légitimes de le faire.
Vous ne trouvez pas le spectacle dangereux parce qu’il remet en question la valeur absolue de la peine de mort ?
Bah c’est exactement ce que me disait ma pote, faut que tu causes avec. Peut-être que le spectacle est dangereux pour ça oui, mais moi je n’y vois rien de monstrueux, parce que cette violence est légitime. Je pense que le spectacle met plutôt en avant la réflexion que la finalité du meurtre. Faut voir quelles violences nous indignent, et de quelles violences on ne parle pas. Encore une fois, c’est cette famille-là qui se fait tuer, et tout à coup, on n’en parle pas de cette violence-là. La Catarina originelle, qui s’est fait tuer, on n’en parle pas ? Sa vie a moins d’importance parce qu’elle vient du peuple ? Elle, elle est vraiment innocente, mais on ne dit rien de cette violence-là. C’est pour ça que la réponse est légitime. En tout cas, je trouve que tout le monde devrait voir se spectacle.
Vous sortez du spectacle avec quelle position sur la violence politique ?
Il y a une légitimité, un droit à tuer les personnes qui prévoient d’en tuer des milliers. J’étais contente à la fin du spectacle de ce truc qui avait été provoqué chez le public. J’étais heureuse de la haine du public, que tout le monde dise « ta gueule ! », qu’ils hurlent « mata ! mata ! ». J’ai trouvé cette émotion collective fabuleuse. Cette envie partagée d’avoir envie de tuer cette personne, je l’ai trouvée merveilleuse. C’est un peu gênant à dire, mais c’est comme ça. Je trouvais ça fabuleux aussi qu’il se fasse pas effectivement tuer sur cette scène, parce que la responsabilité pèse sur tes épaules. Concrètement, je pense pas que demain je serais vraiment capable d’aller le tuer. Mais mon émotion était claire : il fallait l’éliminer. Il y a un vrai rôle du spectateur, c’est ouf. C’est pas juste qu’on te montre un meurtre. Là t’as l’arme dans la main. Et s’il nous avait donné une arme à chacun, tout le public aurait tiré au bout de deux minutes de discours.
Et pourtant personne ne le fait face au discours fasciste dans la vraie vie ?
Non, c’est pour ça que c’est trop bien. Dans le public, j’ai vraiment ressenti qu’il y avait forcément plein de divergences de points de vue, d’opinions politiques etcetera. Mais là, il y avait un vrai consensus qui se faisait, ça fait réfléchir justement à pourquoi personne le fait. Le discours il commence assez soft, et puis ça commence à choquer, surtout quand il se vante en mode : « moi je suis un grand survivant, j’ai survécu à cette famille horrible qui voulait me tuer », il prend la position d’un grand parleur. Il commence à dire atrocité sur atrocité. Là les gens ont commencé à siffler, à soupirer, à regarder autour d’eux, à discuter. Il y avait des classes qui étaient là et les jeunes ont commencé à discuter entre eux, à manquer de respect à ce gars qui jouait sur scène. Moi j’étais assez convaincue qu’il resterait faire son discours aussi longtemps que les gens resteraient. Nous on a fini par partir, mais on a entendu dans notre dos qu’il y avait vraiment une fin. Il y avait des réactions fortes, des gens qui criaient, mais pas de violence concrète. Mais globalement, le public ne s’est pas vidé. Je crois que c’était un des soirs les moins trashs. Je suis bien contente d’être partie avant la fin. Mais la classe, quand les élèves sont sortis, je les entendais dire qu’ils n’avaient rien capté. Donc tu vois, l’incitation au meurtre elle n’est pas évidente pour tout le monde.
Vous arriveriez à imaginer d’autres expériences possibles de ce spectacle ?
J’étais surprise d’entendre ce ras-le-bol général du public. Je m’attendais à ce que des gens soient outrés d’utiliser cette violence, à ce qu’ils critiquent cette famille et leur manière de faire, qu’ils aient tous des noms de femme, qu’ils parlent au féminin, je pense qu’il y a des gens que ça a heurté. Le fait de tuer chaque année quelqu’un en famille, je peux m’imaginer un spectateur qui trouve horrible ce que fait cette famille, qui trouve horrible le discours du fasciste à la fin et qui se retrouve dans une position atroce à cause du metteur en scène qui lui pose une alternative sans issue. Soit, je suis la fille de vingt-six ans, qui refuse l’alternative, et finalement se fait tuer en punition, soit je dois tuer un autre être vivant. C’est impossible, on ne peut pas être saine d’esprit et rentrer dans cette discussion. En fait, c’est pour ça aussi que j’ai fait le lien avec la grand-mère, le narrateur c’est le seul personnage capable de tuer les membres de sa famille. Il a senti que c’était devenu son rôle de tuer sa propre famille, parce qu’elle n’accomplissait plus sa mission. Sinon, il y a aussi les spectateurs qui ont pu ne rien capter du début à la fin, des personnes pas politisées, qui se sont jamais demandées si la violence était légitime, bon j’ai du mal à me mettre à leur place, typiquement ces nanas du gymnase, je comprends pas ce qu’elles ont pas compris. Je suis frustrée de pas être aller parler à ces jeunes. Mais bref, globalement, j’étais surprise de voir que le public faisait bloc contre le fascisme, malgré les points de vue et les valeurs sans doute différentes de tous les membres du public. Mais bref, globalement, j’étais surprise de voir que le public faisait bloc contre le fascisme, malgré les points de vue et les valeurs sans doute différentes de tous les membres du public. C’était très puissant tous ces gens qui hurlaient ensemble, c’était vraiment beau.
Vous diriez que le spectacle a changé quelque chose en vous ?
Bah quand je disais que peut-être le meurtre pouvait être légitime, je me sentais toujours mal parce que ça choquait des gens, mais ce spectacle m’a rassurée en me disant que cette question était légitime et qu’on avait le droit de se la poser. Je suis quelqu’un d’optimiste malgré tout, malgré le peu d’espoir, et j’ai trouvé ça incroyable d’être mise à mal dans ce genre de situation, de voir qu’on ne peut pas toujours régler les choses en dehors de la violence. Et puis il va m’aider à me positionner dans les débats avec mes parents et toute la génération d’avant qui a du mal à adopter notre manière de voir les choses en termes de politique.
Entretien n°3
Homme / 53 ans / Professeur d’université / Va souvent au théâtre
En deux mots, avez-vous apprécié le spectacle ?
Oui, beaucoup. C’est un metteur en scène dont j’avais vu un précédent spectacle, que j’avais beaucoup aimé, comme celui-là. On comprend dès les premières minutes qu’on a affaire à un vrai texte, avec un vrai travail d’écriture. Une écriture collective, semble-t-il, on n’en sait pas beaucoup plus. C’était, je crois, autour d’un travail d’improvisation durant lequel les comédiens, qui sont tous excellents, ont inventé leur personnage. L’auteur ensuite a repris tout ça pour en faire un vrai texte. Bon, il y a beaucoup d’allusions à Brecht, mais c’est beau comme du Brecht. Le texte porte vraiment les comédiens. Je pense qu’en traduction française, ce sera très beau. La pièce est très marquée comme portugaise, il y a des références constantes. J’ai beaucoup aimé aussi que ce soit une très légère dystopie, située dans un futur qui n’est pas si lointain que ça, sept ou huit ans après la première vague de la pandémie. Je me suis vraiment laissé emporter tout de suite.
Pourriez-vous me résumer l’histoire qu’on vous a raconté ?
Alors, ce qui nous est proposé c’est une fable et j’adore ça, en plus c’est pas si fréquent au théâtre, surtout une fable avec un vrai texte. Le résumé est assez facile, sauf sur un point que je n’ai pas compris. Donc c’est une famille qui, chaque année à la même date, se retrouve dans une sorte de maison de campagne, une propriété où vit en permanence un des membres de la famille. Et ils se retrouvent chaque année à la même date pour tuer un fasciste et l’enterrer dans le sous-bois, sous les chênes-lièges. Ils font ça depuis le geste de l’arrière-grand-mère qui a tué son propre mari pour lutter contre le fascisme, mais je simplifie un peu. Le tour est venu, pour une toute jeune femme, qui a atteint l’âge de 26 ans, de tuer son premier fasciste. Elle n’y arrivera pas ou elle s’y refusera et ça va ouvrir un débat au sein de la famille. Ce que je n’ai pas du tout compris, c’est le rôle du personnage qui met toujours un casque sur ses oreilles. Parfois c’est un narrateur, mais pas toujours. Je n’ai pas compris cette insistance sur la musique. Je ne vois pas ce que ça apporte.
Comment vous reraconteriez la fusillade finale ?
Elle est pas si simple à interpréter. Ma première hypothèse, c’est qu’ils étaient cernés, que l’affaire du téléphone les avait fait repérer et qu’ils étaient tirés à distance par des tireurs d’élite, les uns après les autres, mais c’est pas tenable. Ma deuxième hypothèse était qu’il y avait un traitre parmi la famille. Et en suivant cette hypothèse, comme le seul survivant est un jeune homme qui porte un casque, ça pourrait être lui qui aurait passé un genre d’alliance avec le fasciste en question.
Vous ne pensez pas qu’une des personnes de la famille a décidé de tuer Catarina malgré tout et que cela aurait déclenché une fusillade ?
Ça me parait difficilement tenable, parce que à partir d’un certain moment, l’ensemble des membres de la famille est absolument immobile. Il n’y a pas de tirs croisés. Le tir est toujours le même, je ne vois pas la scène un peu cinématographique où ça tirerait dans les sens. Et puis les motivations des personnages ne seraient pas claires. Qu’un d’entre eux ait voulu tuer le fasciste quitte à tuer Catarina, je veux bien, mais pour la suite c’est plus difficile. Mon hypothèse finale, c’est que le jeune homme en question avait passé une alliance avec le fasciste. Ce n’est pas celui qui avait la tentation d’ouvrir un gite d’étape, mais un autre plus discret. Ce n’est pas si clair, même si en tant que spectateur, on comprend assez vite que le fasciste ne sera pas tué, au milieu du spectacle, même avant. La question devient plutôt : comment sera-t-il épargné ? qui en sera responsable ?
A quel moment vous avez compris ça ?
A la deuxième fois où elle refuse, où elle a un débat très marquant, qu’elle affirme qu’on ne peut pas rendre la justice en commettant l’injustice. Aussi parce que l’acteur qui joue le fasciste n’a pas grand-chose à jouer, sinon la peur. Et j’avais l’impression que ça peur s’estompait. A la fin il n’avait même plus du tout peur.
Pourtant il change peu de présence ou de jeu ?
La première fois il attend le coup, la deuxième un peu moins déjà. Après, on le sent soulagé d’avoir reçu une deuxième grâce. Ensuite, on sent qu’il a quand même beaucoup moins peur.
Vous pourriez me raconter les moments du spectacle durant lesquels vous avez ressenti le plus d’émotions ?
La lecture de la lettre, je l’ai trouvé très belle, très réussie. Elle éclaire rétrospectivement tout ce qu’on vient de voir. C’est un procédé très classique, mais très efficace. On comprend assez vite pourquoi tout le monde s’appelle Catarina, pourquoi même les hommes ont des vêtements marqués comme féminins. La situation que décrit la lettre, je l’ai trouvé très émouvante, avec une femme qui décide en conscience de tuer son propre mari, non pas parce qu’il a commis un faute, mais parce qu’il a laissé faire. Cela renvoie pour moi à tout un passé de lectures sur la guerre d’Espagne. Je connais moins la situation portugaise, mais je connais très bien la dictature franquiste. Et puis le surgissement des violences au sein des alliances on n’a jamais fait mieux. C’est le moteur du tragique, comment l’expliquer, on ne sait pas, mais on sait qu’il n’y a pas meilleur sujet dramatique, depuis Aristote. Ce qui m’a touché aussi, c’est la filiation, le passage de témoin, ça aurait pu être grossier, mais ça fonctionnait bien, ça a réveillé des choses en moi.
Vous avez eu de l’empathie pour certains personnages ?
Pas du tout d’empathie pour le fasciste. Beaucoup pour la Catarina de 26 ans, parce que la question qu’elle se pose nous est renvoyée. Pour les deux figures féminines en fait, pour sa mère. Je les ai trouvé très touchantes, très réussies comme personnages, deux formes de fidélité, deux idées de la justice. Au fond, c’est elles deux qui ont la décision à prendre, beaucoup plus que les hommes.
De laquelle des deux vous vous êtes senti le plus proche ?
Le dialogue est très bien fait, la confrontation est belle. J’ai été sensible tour à tour à leurs batteries d’arguments. Quand la mère dit « On laisse toujours passer, on a laissé passer ceci, on a laissé passer cela, et voilà où on en arrive aujourd’hui, il est peut-être temps de marquer un coup d’arrêt ». D’autant que les exemples qu’elle prend sont des exemples qui consonnent pour nous avec des exemples de choses qu’on accepte de fait aujourd’hui. Où est-ce que ça s’arrêtera ? Son interpellation du public est très forte. Mais je ne trouvais rien à redire non plus aux arguments de la plus jeune Catarina, lorsqu’elle disait qu’on ne peut pas comettre l’injustice au nom de la justice. Alors ça fait une pièce qui m’a rappelé Sartre, c’est très proche des Mains sales, même si c’est Brecht qui est cité tout le temps.
Les Justes de Camus aussi, qui vont même plus loin, puisque le débat est sur le meurtre des enfants innocents des fascistes. Durant le spectacle, avez-vous espéré qu’elle tire ?
Non, je ne crois pas. C’est tout l’intérêt de la pièce, le dialogue entre les deux femmes, la deuxième tentative d’assassinat, tout cela amène à prendre conscience d’une limite. Dans la même situation, je n’aurais pas non plus réussi à tirer. Même, je m’y serais refusé avec les mêmes arguments. Sans doute parce que c’est un meurtre de sang-froid, en dehors d’une action armée et collective. J’aurai eu les mêmes arguments. Je n’ai pas espéré qu’elle tire. Je ne sais pas ce que j’espérai du coup. Mais je pense quand même que tout à coup ça a donné raison à la jeune femme qui s’est refusée à tirer.
Pourquoi ?
La suite de la pièce ne lui donne pas vraiment raison. Elle relance le problème. Le fasciste est toujours vivant. Ce ne serait pas grave si ça l’avait fait réfléchir, mais on est loin de ça. A la fin, il faut se taper ce discours du fasciste, qui est là encore très bien écrit. J’y étais d’autant plus sensible que le jour où j’ai vu le spectacle, c’était le jour du discours d’Emmanuel Macron, qui reprenait Nicolas Sarkozy sur les séparatismes. Dans le discours sur scène du fasciste, il y a des bouts de Trump, de Sarkozy, de Macron et puis il y a plein de choses qu’on entend régulièrement dans différentes bouches, des choses qui finissent pas ne plus nous choquer tellement. Rhétoriquement il était très habile, ce fasciste était très cohérent dans sa position de parole. C’est un discours à la fois très banal, et il devient de plus en plus inssuportable, et là on sait plus quoi faire. Et il dure, il dure très très longtemps. Le soir où je l’ai vu, des gens se sont levé. Impossible de savoir s’ils sortaient parce qu’ils trouvaient le spectacle trop long, parce que le spectacle ne leur plaisait pas, plutôt des gens assez agés, qui ne manifestait pas de réprobation particulière. Ensuite, des gens se sont levés, avec des signes ostentatoires de désapprobation, je suppose qu’ils étaient arrivés à la conclusion que le but du jeu était qu’on quitte la salle, que le discours était écrit pour nous êtres insuportable et non faire quitter la salle. Moi je suis resté par curiosité et pusi parce que j’avais senti la tentation de certains spectateurs, dont je faisais partie, était de voir si on arriverait à le faire taire. Alors on a essayé. En tapant des pieds, en criant, même si crier avec un masque ce n’est pas facile. Bon, on parlait pas portugais, j’aurais dû essayer de dire quelques mots en Catalan. Mais on n’y arrivait pas. Imperturbable le fasciste. Les autres acteurs ne nous aidaient pas. On y est peut-être pas aller assez fort. On était quelques-uns à essayer des trucs, comme taper des pieds. Il est allé jusqu’au boût. Car il y avait effectivement un bout. Moi je cherchais des idées pour le faire taire. Je dois dire que la tentation était assez grande de monter sur scène et de l’attirer dans les coulisses. Je commençais à regarder d’un autre œil le pistolet à blanc. Je me disais il y a peut-être encore des cartouches. Il y a en peut-être encore un qui marche. C’était vraiment insupportable, il n’arrêtait pas. Son discours était très bon sur le plan rhétorique, ça aurait pu être un discours de plus en plus insupportable, mais en fait c’est plus subtil que ça. C’était de plus en plus révélateur. On sentait vraiment le discours d’un politicien appartenant au parti chrétien, à un parti d’extrême-droite qui aurait effectivement pris le pouvoir. Il est de plus en plus transparent. Mais c’est pas non plus un crescendo qui lui ferait dire des horreurs absolues.
J’ai discuté avec une spectatrice qui me disait que le projet politique de cette scène c’était de transformer le public en un seul bloc de détestation, pour elle, si elle avait reçu une arme, elle aurait tiré, vous en pensez quoi ?
Oui, à part que j’ai senti une grande faiblesse du public. On hésitait sur l’attitude à avoir. On s’est divisé entre ceux qui pensaient qu’il fallait sortir et d’autres qui pensaient qu’on avait le droit d’intervenir. Ce clivage-là est un enseignement aussi. On est très démunis face au fascisme. Là, même si on sait que c’est une fiction, que c’est un jeu, qu’on ne risquerait rien à monter sur la scène. Et bien il y a quand même une division du public. Est-ce qu’on marque le refus en quittant la salle ? Pour moi, il fallait plutôt interrompre le spectacle. Mais oui, moi si on m’avait donné un pistolet d’alarme, j’aurais tiré. J’avais très envie d’aller chercher le pistolet d’un des acteurs.
Un autre spectateur m’a raconté l’inverse, à savoir que pour lui le spectacle était dangereux, puisqu’il prônait la peine de mort.
Je vois très bien, mais c’est pas tenable. Le coup de force du spectacle, c’est de nous poser la question : que faut-il faire ? comment on arrête le fascisme ? Je comprends quand même. Il nous rend la fin du spectacle insupportable et du coup on pourrait penser qu’on devrait souhaiter que le fasciste aurait été tué avant. Moi j’ai plutôt senti qu’on nous reposait la question qui avait été posée pendant le spectacle.
Vous ne trouvez pas cela lâche politiquement de laisser au spectateur la charge de la réponse ?
Non, car cela amène chaque spectateur individuellement à une question très simple qui est : à quel moment je vais moi décider qu’une évolution politique m’est insupportable ? Je veux dire c’est à ça qu’on est renvoyé, qu’à l’intérieur de la démocratie on est passif, qu’on laisse faire. Alors certes on remarque qu’il y a des excès, que certaines idées politiques d’extrême-droite gagne du terrain, même au centre avec Macron. On laisse faire, on se dit que c’est peut-être pas si grave. Et on se dit comment faire quelque chose ? Surtout que faire quelque chose, c’est forcément entrer dans l’illégalité, pas forcément un meurtre, mais dans la mesure où le jeu démocratique permet à ces idées-là de gagner du terrain, on est pas idiots, on sait ce qu’ils s’est passé en 33, ce qu’il se passe en Hongrie, en Pologne. On nous renvoie cette question, et de la part de l’artiste, je trouve cela plutôt courageux. L’idée aussi que la pandémie va faciliter l’arrivée au pouvoir de ces pensées, là encore le choix d’une science-fiction de huit ans est très habile. Parti comme c’est parti, on risque d’aller dans cette direction. Qu’est-ce qui nous sera assez insupportable pour qu’on considère qu’une limite est franchie et qu’il faut faire quelque chose qui est de l’ordre d’une violence légitime mais illégale ?
Vous diriez que le spectacle a changé votre avis sur la légitimité de la violence politique ?
Changer mon avis, peut-être pas. En tout cas il a éveillé ma conscience que c’est une affaire de limite, que cette limite depuis que je suis conscient politiquement, on ne cesse de la voir reculer. Le spectacle m’aide à penser en termes de limites. La tradition familiale qui consiste à tuer chaque année un fasciste à la même date, y compris pendant les périodes de démocratie, ça a quelque chose de caricatural ou d’insupportable. Mais enfin, il y aurait quelques exemples de militants d’extrême-droite mutilés, comme le sont régulièrement les militants d’extrême-gauche par la police, bah je crois que je ne serais pas mécontent. Tout de même, il y a une folie dans cette famille, dans son rituel, elle n’est pas toujours connectée à une action politique construite. Tout l’intérêt de la pièce, c’est l’hésitation de Catarina et le dialogue entre les deux femmes. Je pense que je l’aurai condamné si elle avait tiré, ça aurait tiré la tradition familiale vers une sorte de caricature un peu absurde, vers un rituel sacrificiel moins politique.
Une spectatrice a été bouleversée par le spectacle, elle m’a raconté qu’elle n’avait qu’une seule envie, c’était de voir le fasciste mourir. Elle disait avoir changé d’avis sur les violences antifascistes.
Je suis pas loin de ressentir la même chose. De mon point de vue, avant le spectacle, rien ne peut justifier un meurtre de sang-froid. Alors qu’après le spectacle, on est bien obligé de reconsidérer ça : jusqu’où on accepte ? Parfois, il n’y a sans doute pas d’autres solutions que la violence.
Vous ne parleriez pas d’un spectacle dangereux ?
Non, comme d’un spectacle salutaire. Il renoue avec des questions sur l’engagement et la légitimité de la violence qui était très vives pendant et après la seconde guerre mondiale, pendant la résistance et la lutte contre le nazisme. Tout ça a disparu au fil des décennies, il n’y avait pas de vifs débats dans ma génération. Là, on les voit revenir. C’est de plus en plus proche, les polonais ou les hongrois aujourd’hui sont en plein dans ces questions. Pas un spectacle dangereux, mais un spectacle fait pour poser des questions éthiques et politiques. On sort de la salle pris dans un débat, avec le sentiment qu’il n’y a pas de bonne réponse, il y a des réponses engagées, mais pas de réponses consensuelles ou confortables.
En parlant de consensus, vous pourriez me parler de votre rapport au public pendant ce spectacle ?
Alors je l’ai vu seul, même si j’ai reconnu une connaissance dans la salle. Le public lui-même, bon, on était perturbés par le climat actuel, il n’y avait pas d’espace entre les spectateurs, on était très proches et la jeune femme à côté de moi n’avait pas de masques, une personne assez âgée entre nous s’est rapprochée de moi, par peur. Tout ça crée un climat particulier, le masque nous gênait aussi pour faire du bruit à la fin. Je pense qu’il y avait trois publics. Un public qui a trouvé la pièce trop longue, trop verbeuse, avec trop de monologues. Après, il y a ceux qui ont estimé qu’il ne fallait pas écouter le monologue final. Et d’autres, sans doute la majorité, ont perçu que le monologue final n’était que la réitération du dilemme de Catarina. On a repensé aussi au dilemme du train, je me suis demandé quel choix j’aurais fait. Je ne sais pas. Est-ce que le choix statistique est le meilleur ? Une personne qu’on aime beaucoup ou plusieurs personnes qu’on ne connait pas ? Je ne sais pas quelle valeur mobilisait. Si on peut en sauver cinq, pourquoi pas, mais c’est oublier les liens affectifs.
Vous arriveriez à imaginer d’autres expériences que la vôtre ?
Alors forcément d’un spectateur qui aurait vraiment vécu l’histoire de l’antifascime portugais, ou de la guerre d’Espagne. Il y a plein d’exemples de fratries qui se sont divisées ou qui se sont entretuées. Des spectateurs qui seraient en prise sur une histoire liée à une dictature, dont les familles se seraient divisés, je pense que leur réception serait très forte, très impliquée. Je pense aussi qu’un public plus jeune aurait eu une attitude plus active, que des spectateurs militants, actifs dans les luttes du climat, qui sont déjà entrés dans l’illégalité, je pense qu’ils auraient réagi de manière beaucoup plus vive à la fin. Et puis, comme la pièce était très marquée par la culture portugaise, j’imagine qu’un spectateur portugais aurait été plus sensible à l’histoire.
Vous arriveriez à envisager une réception d’extrême-droite ?
Est-ce qu’ils vont vraiment à Vidy, ce repère de gauchistes, les électeurs de l’UDC ? Je pense que pour un électeur proche du type de discours tenu à la fin, la pièce serait insupportable très tôt. A cause du rituel du meurtre d’un fasciste, ou des références à Brecht. Je ne suis pas sûr qu’il resterait dans la salle jusqu’au bout. Est-ce que ça pourrait les faire changer d’avis ? J’en doute un peu. C’est quand même le type de spectacle qui parie sur le type de public qu’il sait pouvoir trouver dans les théâtres subventionnés dans toute l’Europe. Les fascistes se méfient du théâtre en général, ils préfèrent les grandes messes. Je peux facilement imaginer des réceptions des gens dont l’histoire ressemble à celle du spectacle, mais plus difficilement une réception fasciste.
Il y a d’autres éléments sur lesquels vous aimeriez revenir ?
Oui, une chose qui prend beaucoup de place, c’est le débat sur le véganisme. Il me parait particulièrement bien relié au sujet. Il pose la question de la complicité. Bon, c’est aussi très actuel, parce qu’aujourd’hui, dans toutes les réunions de famille, il y en a toujours un, le plus jeune généralement qui arrive et qui est végan, puis qui met le bordel dans le repas de famille, c’est-à-dire dans les traditions culinaires familiales. Après, ça pose une vraie question sur la complicité. J’ai pas pu ne pas penser au grand monologue d’Elisabeth Costello de Coetzee, c’est un texte qui compare notre indifférence vis-à-vis des abattoirs aujourd’hui avec notre indifférence vis-à-vis des camps de concentration nazis. J’ai repensé à ce texte magnifique pendant le spectacle. J’ai réfléchi à mon indifférence, à ma complicité. La façon dont la jeune fille parle de tout ça, ça m’a beaucoup interpellé, c’est lié au cœur de la pièce sur le fascisme. Parce que je suis plutôt du côté des oncles, qui disent que ça ne fait pas de mal de manger de la viande et que tous ces cons de végans veulent nous empêcher de vivre. Et en même temps, je sais bien que c’est pas défendable. Je ne suis pas anti-végan, mais plutôt pour que chacun mange ce qu’il a envie de manger. Mais je dois bien reconnaître que la position du mangeur de viande est indéfendable, elle s’accompagne de toute une série d’aveuglements. Il faut fermer les yeux sur tout ce qu’on sait.
Vous diriez que le spectacle a réussi à déplacer le débat sur le fascisme vers un débat sur la viande ?
Oui, c’est l’idée de complicité qui fait le nœud. La question posée par le débat sur le sort des animaux est du même ordre. Quel type de cécité j’accepte, pour ne pas avoir à agir ou à renoncer à quelque chose ? A une autre échelle, mais quand même c’était un débat éthique qui avait du sens. C’est quelque chose que je retiendrai peut-être plus encore du spectacle, c’était très fort. Alors que la comparaison avec les camps de concentration, je le trouvais plutôt insupportable. Je trouvais l’analogie très risquée.
Entretien n°4
Homme / 44 ans / Employé municipal / Va souvent au théâtre
En deux mots, avez-vous apprécié le spectacle ?
Je sais, il y avait beaucoup de choses. Je dirais que si je prends la première partie, qui est vraiment une fable, ce qui était raconté, oui ça m’a beaucoup plu. Après, le truc un peu plus performance, à la fin, bon c’était basique, un peu simple, mais ce qu’elle m’a fait, j’ai trouvé ça intéressant. Mais j’irais pas jusqu’à dire que ça m’a plu. Je me demandais un peu ce que ça avait comme sens de faire ça, après cette histoire.
Est-ce que vous vous êtes senti pris par un récit ?
Je sais pas, c’était très méta. De base, sur le programme, on présentait le spectacle comme le meurtre annuel d’un fasciste, mais cette année-là, il va y avoir un personnage qui va douter. Il y a toute une métaphore filée du doute, quand elle ouvre la fenêtre, quand elle fait cet acte manqué d’oublier le téléphone. Le dilemme il est aussi symbolisé avec la métaphore du train. En tant qu’individu, tu te retrouves face au dilemme du statut de ce que tu vois, est-ce que c’est de la fiction ou pas, à quel degré, etc. Est-ce que je sors ? Est-ce que je reste ? Qu’est-ce que tout ça implique. La cassure de fin était trop brutale pour qu’on ait la sensation d’une continuité entre la narration de Catarina et le discours du fasciste. A la limite, on pourrait se dire que c’est une sorte de flash-back ce discours. Moi je pense que c’est ça, c’est un discours que le fasciste a tenu avant, dans l’histoire. Dans la fiction tout le monde se prend une balle, mais à un moment ils se relèvent et souvent ils se retournaient vers l’écran des surtitres. Les personnages prenaient conscience du discours. J’ai réalisé que je lisais plus les surtitres que pour savoir combien de temps c’était prévu qu’il parle. Je me demandais si la performance était annulée si le public allait jusqu’à la fin.
Dans quelle position avez-vous eu l’impression que le spectacle voulait vous mettre ?
Dans plusieurs positions à la fois. Essentiellement, dans une sorte de malaise face à la perméabilité de la fiction et du réel. Sur scène, le comédien disait les mots de son personnage, mais nous on est plus en train de voir de la fiction, on se rend compte d’où on est assis. On réalise que c’est devenu la réalité. Il nous mettait face à ça, et il n’y avait pas de bonnes réactions. Il voulait qu’on se regarde les uns les autres, et qu’on commence à se juger mutuellement. A juger les choix de ceux qui se lèvent ou ne se lèvent pas. Moi surtout, je ne comprends pas pourquoi les gens se sont levés. Le problème que j’ai eu avec ça, c’est que tout le monde descendait, il y a eu un grand bruit. Ensuite, à la fin du monologue, les lumières s’éteignent et les gens applaudissent. C’était absurde, ils applaudissaient un fasciste. Peut-être que des gens se sont dit que, puisque j’étais resté assis, au fond, j’adhérais un peu à ce qu’il se passait sur scène. Et c’est vrai que ma curiosité était un peu morbide. J’étais pas d’accord avec qu’il disait, ça m’a fait penser à une autre pièce de Steman, dans laquelle il y avait toute une réflexion sur les discours d’extrême-droite, on te martelait plein de choses dans la gueule, il y avait une phrase qui se répétait, c’était « on s’aime tous, mais on règlera les problèmes plus tard ». T’as plein de discours les plus haineux possibles et tu ne retiens que ça. Hier soir c’était pareil, on t’assène un discours fasciste pour t’abrutir, mais quelle est la posture que tu adoptes ? Si je reste, est-ce que j’adhère ? La position dans laquelle il voulait nous mettre c’est qu’on se juge. Il casse la collectivité, il laisse que des individus qui se regardent et qui s’évaluent mutuellement.
Vous n’avez pas ressenti de consensus contre le discours parmi le public pendant la dernière scène ?
Mais il faudrait d’abord savoir si c’est un personnage de fiction qui parle, ou si c’est la réalité. Pour moi c’est un flashback. Ou alors, si c’est le comédien qui pense vraiment ça, c’est un gros facho et voilà. Moi ce qui m’inquiète avec ce spectacle, c’est que des gens sortent et se font mousser parce qu’ils ont eu le courage de se lever et de partir. Moi je crois que j’ai eu raison, hier soir, de rester jusqu’au bout, pour enrayer le dispositif. Mais pas tout à fait en fait, peut-être que tu te sens visé, blessé par ce qui est dit, on t’assène un discours violent, tu ne le supportes plus tu sors, c’est respectable. Mais les gens peuvent se faire mousser en faisant une gloire d’être sorti du théâtre. C’est oublier ton intention de spectateur, à quoi ça sert ? Quand tu verras un discours haineux dans la réalité, est-ce que tu vas réagir ? Je sais pas si l’artiste y a pensé, mais si le spectateur part, qu’est-ce que ça dit ? Est-ce qu’il va en faire de même dans la réalité ? C’est facile de partir au théâtre, surtout que c’est fictionnel. Et d’ailleurs quand il a fini, la lumière s’éteint, il revient saluer, forcément, tu applaudis. Si on transpose, le fait que je reste jusqu’à la fin, dans un meeting de l’UDC, est-ce que ça veut dire que j’adhère ? Non. Quelqu’un qui analyse un discours d’extrême-droite, est-ce qu’il adhère ? Non. Sortir ou rester, les deux réponses sont bonnes.
Vous pensez que les deux heures de fiction changent votre rapport à la performance de fin ?
Elle l’illustre, elle montre qu’on est à la place de Catarina. Elle déguise avec des beaux décors, des beaux costumes. On te fait ça, mais pour t’amener au dilemme. Cela fonctionne un peu comme un entonnoir. Tu sais ce que tu vas voir, ou tu t’en doutes. Le cadre est posé : un personnage refuse de tuer un fasciste. Il y a deux mondes qui se confrontent. Ils sont pas en opposition dans le fond, les deux veulent lutter contre le fascisme, mais est-ce que toutes les solutions sont bonnes ? J’entendais en sortant du camp climat à Berne, une interview de quatre activistes qui sortaient de garde-à-vue, au bord de l’Are, et ils disaient qu’il faudra des actions plus radicales pour le climat et qu’il y en aura. Je me disais que moi, je serais pas capable de faire une action plus radicale, mais je la condamnerai jamais. Heureusement et malheureusement, il faut des gens qui trient leurs déchets et soutiennent, sans participer. Et il faut des gens qui passent à l’action radicale. Les deux sont le revers d’une même pièce. Si t’en annules une, tu annules l’autre.
Vous pourriez me raconter comment vous vous êtes positionnées dans le dilemme des personnages ?
J’étais très proche du narrateur. Tu sens que c’est lui qui te raconte quelque chose, c’est un peu le grand architecte, en dehors de la fiction, enfin il raconte supérieurement, comme dans un livre, même si ça reste un personnage. Même quelqu’un qui viendrait jouer le metteur en scène dans la fiction, bah ça resterait un personnage.
Entretien n°5
Femme / 27 ans / Employée administrative / Va souvent au théâtre
En deux mots, avez-vous apprécié le spectacle ?
Oui, même si je m’attendais pas du tout à ça. C’est une amie qui m’a proposé d’y aller, via toi. J’y serais pas allé sinon je pense. J’avais déjà vu un spectacle de Tiago Rodrigues qui m’avais pas plu. Mais bon ma pote voulait vraiment voir ce truc, alors je me suis motivée. La thématique me parlait pas trop. Et ce qui est fou, c’est qu’avec cette pote on avait une discussion assez intense trois jours avant sur ce genre de problématique, sur ce que la violence peut résoudre et est-ce qu’il faut l’utiliser comme outil. On était vraiment pas d’accord. Le fait de voir ce spectacle avec cette discussion en tête, c’était très intéressant. Les comédiens étaient bouleversants, la mise en scène aussi.
Pourriez-vous me raconter un peu votre expérience de ce soir-là ?
Ce qui m’a le plus marqué c’est la justesse dans la défense des deux parties. Autant la mère et la famille qui défendent l’usage de la violence au nom d’idéaux politiques, autant la fille qui s’oppose à cette idéalisation de la violence et qui la déconstruit. Les deux discours étaient bien amenés, aboutis et convaincants. Moi, à la base, je suis convaincue que la violence ne résout rien. Je partais de ce principe-là, et j’ai trouvé fascinant à quel point les mots et les discours m’ont amené à valider les points de vue. C’est surtout l’expérience des discours, des gens qui sont en train de parler, en train de faire des discours, j’étais frappée par la sensation d’écouter et à quel point il est facile d’être convaincue, ou juste ponctuellement d’accord avec un orateur. On ressent à quel point ces techniques sont utilisées dans la vie de tous les jours, mais c’était plus subtil que dans les vrais discours politiques. On montrait les dessous de ce qu’on vit au quotidien.
Plus précisément, que change la scène ?
Il y a une frontière très floue entre fiction et réalité. A la première, je sais que plein de gens ont réagit au discours final. J’en parlais avec un ami qui me disait que les gens devaient se calmer et se souvenir que c’était du théâtre et de la fiction. Je lui répondais que je comprenais très bien que des gens partent parce que les discours entendus sont insupportables. Tu peux pas résister à ce propos. Et justement, quand c’est sur une scène, tu peux jouer plus facilement sur le fait de dire de façon violente des choses indicibles dans la réalité. Le discours de la fin c’est ça, il dit des choses tellement violentes à entendre mais c’est sur un plateau. C’est supportable parce que c’est de la fiction.
De quels personnages vous êtes vous sentie proche ?
Avec la fille qui refuse de tuer le politicien. Parce que c’est mon idéal, je crois que la violence ne résout rien. Après, je trouvais que la mère était quand même admirable. Je me suis identifiée à son côté engagé et revendicateur, mais la mère c’est plutôt une figure idéale pour moi. J’aimerais être aussi vindicative qu’elle et aussi forte dans ce que j’affirme. J’aimerais être aussi forte. Mais au fond, quand même, la fille est plus raisonnée et je suis vraiment comme elle, elle a raison. Je tanguais entre ces deux personnages. Cette balance était belle, l’une avait raison et puis c’était l’autre. Elles avaient toutes les deux raison à leur manière.
Vous avez ressenti de l’empathie pour le fasciste ?
Non.
Comment avez-vous vécu la première scène d’exécution ?
J’avais lu la feuille de salle, donc je m’attendais à un moment de tension qui aboutirait à un échec. C’était pas une surprise, je savais qu’elle allait pas tirer.
Et comment avez-vous vécu la scène finale ?
Physiquement et pragmatiquement, c’était très violent. Les coups de feu étaient très fort. Trop forts. J’ai une angoisse d’avoir des accouphènes et je me suis dit que c’était trop tard. Physiquement, j’ai eu très peur, je me suis bouché les oreilles. En même temps, c’était hyper réel, tout en étant dans un espace complètement hors temps et flottant, tu sais, ce personnage qui tue tout le monde, il est tellement mystérieux et impressionnant. C’était un moment un peu hors de la pièce. Durant toute la pièce, tout est très terre-à-terre, et là tout à coup, c’était un moment flottant, mais hyper violent.
Et dans la fiction que se passe-t-il durant cette scène ?
C’est flou. Pour moi, il y a une espèce de fusillade générale où tout le monde s’entretue. Au final, la méthode que la famille a adopté contre ces politiciens se retournent contre eux. Ils finissent par s’entretuer et user de la violence les uns contre les autres. Ils sont tombés dans le piège de la violence, ce qui est quand même un peu de leur faute.
Comment avez-vous vécu la scène finale ?
J’étais halluciné que le comédien parle portugais, j’étais persuadé que c’était un figurant lausannois casté pour l’occasion. Il commence à parler, il est hyper impressionnant. J’ai trouvé hyper bien la construction du discours. Plein d’idées étaient amenées hyper subtilement, tout en ramenant les références aux hirondelles, qui sont hyper touchantes durant toute la pièce. Tu sens que le père est fasciné par ça, que c’est son monde à lui, c’est son échappatoire. Et là le facho, enfin le politicien, il arrive à détruire ça, à l’utiliser comme une image de étrangers qui s’immiscent dans nos villes. J’étais fasciné par ce discours complètement horrible, amené subtilement, comme le font les politiciens aujourd’hui. Ils immiscent des idées tout à fait horribles dans la tête des gens, mais en douceur. J’en ai parlé avec un ami, et lui il disait que lors des applaudissements, les comédiens étaient plein de compassion pour le comédien qui faisait le discours final. En mode « ça va aller ». T’imagines en tant que comédien, comme ça doit être dur de jouer des propos pareils, de dire ça sur scène et de te faire insulter comme ça. C’est un comédien, c’est son métier, il doit être prêt à recevoir des réactions. Mais en fait ça doit être hyper violent pour lui de vivre ça.
Quel est le projet politique, selon vous, de ce dispositif de fin ?
Moi je l’ai vécu comme un truc très cynique. Une pique envers le spectateur. Je l’ai vécu comme une morale de : « aujourd’hui c’est les politiciens qui nous manipulent, et on obéit ».
Et comment avez-vous réagi ?
Au bout d’un moment, on s’est levé, on est parti, pas parce que les propos étaient insupportables à entendre, mais parce que je croyais que c’était un monologue sans fin qui pousse les gens à sortir de la salle. D’ailleurs, ça aurait été beaucoup mieux que ça soit ça. Le projet, c’était de pousser les gens à ne plus supporter ce genre de discours, à réaliser tout ce qu’ils écoutent passivement à la télé.
Comment vous décririez votre relation au public durant cette scène ?
Le public était très sage, il se comportait bien. Quelques personnes ont commencé à siffler, à montrer qu’ils étaient pas d’accord. Je les ai trouvé très rangés, mais en fait, moi y compris.
Vous avez eu la sensation que le public faisait bloc contre le fasciste ?
Il parait que la première du spectacle était comme ça, beaucoup plus violente et engagée. Je peux entendre ça, mais moi je n’ai rien ressenti du tout, une vague opposition peut-être, et encore. Le public était sage, un peu offusqué, mais pas au point d’agir, encore moins de tuer quelqu’un par opposition politique.
Le spectacle a‑t-il changé votre perception de la violence politique ?
J’ai pas encore répondu à cette question dans ma tête. Le spectacle m’a fait réfléchir, mais pas changé. J’ai pas un point de vue très assumé. Je ne crois pas que la violence peut résoudre les problèmes. Tuer ou se battre physiquement n’est jamais une solution. Je crois que je maintiens quand même ma position. Les mots et les actions non-violentes sont plus fortes que tout. Je comprends la rage des gens. Mais pour moi, c’est une erreur, et je pourrais jamais faire ça.
Vous diriez que vous condamniez la famille et son mode d’action ?
Oui.
Qu’auriez-vous pensé si Catarina avait tiré à la fin ?
Que malheureusement elle aurait pas réussi à aller jusqu’au bout de sa réflexion et de sa revendication. C’est dur de porter un jugement comme ça, j’aurais pas pu trop lui en vouloir d’avoir cédé. Mais quand même, ça aurait été un échec pour elle. Moi, je sens que dans mon expérience personnelle, j’ai des choses à affirmer, que j’ose pas forcément dire. Je me mets à sa place, c’est difficile de tenir ses idées jusqu’au bout, en tout cas, j’aurais compris quoi, mais avec tristesse.
Un autre spectateur m’a dit qu’il trouvait ce spectacle dangereux, élogieux avec la peine de mort.
C’est réducteur de dire ça. Moi j’ai pas compris le spectacle dans ce sens-là. C’est une éloge de la difficulté de donner tort ou raison, ou de trouver la bonne manière d’agir contre le fascisme.
Vous ne pensez pas qu’il peut susciter des réactions de violence de la part des gens ?
J’espère pas. Je rêve que non, mais je suis pas sûre de moi. La réflexion est plus large que ça. Mais si quelqu’un sort de ce spectacle et tue un fasciste, ce serait tragique. Je pense pas que le spectacle veut pousser à cette radicalité. Non, vraiment, ce serait un échec du spectacle. Bien sûr que tu peux jamais contrôler les gens.
Qu’avez-vous pensé du traitement du véganisme dans le spectacle ?
C’était anecdotique. Moi j’y ai juste vu un décalage rigolo entre les générations, et entre les périodes. Les costumes suggèrent une période lointaine, mais avec des codes d’aujourd’hui. C’était des piques le véganisme, juste un apport de plus à cette mise en scène de l’opposition entre les générations, avec des codes du passé et des codes de maintenant. Le véganisme c’était un clin d’œil, peut-être même pas une pique. J’y ai vu aucune symbolique, rien de plus.
Vous ne trouvez pas que le spectacle déplace la question du fascisme vers la question du spécisme ?
Non.
Arrivez-vous à faire le lien entre la personne que vous êtes et l’expérience que vous venez de raconter ?
Oui. Pour ma part, j’ai été éduquée dans la non-violence, j’ai eu des modèles très forts quand j’étais enfant. Le spectacle défendait nettement la non-violence, ça m’a fait vivre ce spectacle en empathie avec la jeune fille, je pense que ça joue un rôle oui. Je pense que j’ai eu le modèle de mes parents, surtout ma mère qui est une figure très revendicatrice, à tout le temps ouvrir sa gueule pour n’importe quoi. Cette mère de Catarina, je l’ai identifiée à ma mère. Et moi je me suis identifiée à la Catarina fille, plus sage plus réservée, qui met du temps à dire les choses, qui a besoin de s’affirmer. Je me suis vraiment identifiée en parallèle de ce que j’ai pu vivre à la maison. J’ai la même relation que Catarina avec ma mère.
Diriez-vous que le spectacle a changé quelque chose en vous ?
Oui, il m’a marqué très profondément, il m’a amené dans des réflexions que j’avais pas exploré aussi intensément auparavant. Il m’a permis quand même de m’affirmer, de me sentir plus légitime à affirmer la nécessité de la non-violence, ça me frappe aussi parce que j’en parle avec toi. Il m’a renforcé dans mes convictions, il m’a aidé à choisir en me montrant l’espace d’un instant ce que ça ferait d’être convaincue de l’inverse.
Entretien n°6
Femme / 25 ans / Chômeuse / Va souvent au théâtre
Avez-vous apprécié le spectacle ?
Oui j’ai grave kiffé, ça m’a bien fait badé, la réaction du public m’a beaucoup interrogée.
Vous arriveriez à me résumer votre expérience du spectacle ?
Le but de ce spectacle c’était de faire réagir les spectateurs, vu que la fin est basée complètement sur la réaction du public. C’était particulier cette fin, on devait interrompre le discours fasciste. Et c’était trop bizarre parce qu’on avait des tas de bobos lausannois qui était là « Non le fascisme ne passera pas » [ton ironique ridicule]. Je crois qu’on a eu une réaction similaire avec une amie qui était dans la salle avec moi. Il y avait ce discours qui était développé, et plein de gens dans le public rigolaient. Plein de choses dans le discours étaient tirées de l’actualité, le discours sur l’insécurité tiré des médias, le discours sur les violences domestiques, c’était pas de la fiction quoi. Et les gens avaient l’air de penser que c’était absurde, grotesque. De voir des gens se marrer sur une espèce de fausse idée du fascisme, alors que ce qui était dit pour moi c’était très réaliste, ça m’a terrifié, genre vraiment j’ai presque pleuré. Cette espèce de croyance du public qu’il était en train d’interrompre le fascisme, j’avais envie de mourir de gêne. Très bizarre. Mais c’est pas du tout un reproche que je fais à la pièce, c’est vraiment fou qu’elle déclenche tout ça. Mais en tant que spectatrice, j’avais honte d’appartenir à ce public, en plus ce public bourgeois de Vidy.
Comment avez-vous vécu la fiction qui se joue avant la scène de fin ?
Moi j’étais un peu sur mes gardes, je suis très militante. J’ai eu peur que ça bascule dans le : « La violence n’est pas une solution. Il faut un débat démocratique pacifique, avec une parole libre. La liberté d’expression blabla ». C’était cool, parce que dans le spectacle y’avait pas de discours présenté comme plus valable qu’un autre. Mais j’exclus pas complètement que les personnages qui avaient un discours plus radical et favorable a la violence aient été un peu caricaturés par l’auteur quand même. Ce qui, de fait, discrédite un peu le discours radical. Mais je suis pas sûre. Bon c’est mes choix de vie qui biaisent un peu mon point de vue, je me sentais complètement en accord avec le personnage de la mère qui défend la violence. J’ai beaucoup adhéré avec son discours, donc ça veut dire que le spectacle me laissait quand même cette possibilité. Le personnage qui crée la dissidence est quand même plus central.
Vous étiez plus en accord avec le discours de la mère ?
Oui, sur plein de plans, mais c’était bien parce que ça remettait quand même en perspective une certaine impasse dans l’éloge de la violence, l’absurdité d’une escalade. Mais les impasses du discours non-violent étaient aussi montrées, et ça c’est cool.
Vous avez ressenti de l’empathie pour le fasciste ?
J’hésite un peu mais non. C’était intéressant qu’il ait jamais la parole avant la fin, c’était très puissant. Surtout qu’il y a cette scène où on lui demande de livrer le nom d’un autre fasciste. Quand l’oncle essaie de le soudoyer, on voit bien ce truc de la collaboration qui s’installe. Mais je crois que le spectacle ne nous laisse aucune possibilité d’empathie avec le personnage. Il est mis en scène dans un truc qui rappelle beaucoup les chaises d’exécutions, et ça fait écho à ce que c’est que la condamnation à mort. Mais c’est une fausse lecture de cette mise à mort, parce que c’est pas du tout de la peine de mort. Je n’ai eu aucune empathie non plus pour la jeune fille qui est le personnage principal, elle m’a beaucoup énervée, j’avais l’impression d’avoir Amnesty International sur scène. J’étais là « Bon mais tues-le ton fasciste enfin » ! Finalement je me suis vraiment identifiée avec la plus jeune, la végane radicale prête à tuer. (rires) Hier soir, il y avait Macron qui parlait à la Télé, et j’ai dit à ma mère, je crois que je serais prête à le flinguer, sérieusement. (rire)
Vous pourriez me raconter comment vous avez vécu la première scène d’exécution ? Vous avez espéré qu’elle tire.
Oui, j’ai beaucoup espéré qu’elle tire. Même s’il y aurait pas eu d’histoire (rires). Par contre, quand la plus jeune prend l’arme à la fin, là j’ai espéré de tout mon cœur qu’elle le bute. Mais ça c’est pas fait.
Selon vous que se passe-t-il pendant la scène de fin ?
J’ai rien compris. C’était vraiment un tour de passe-passe, de balles perdues absurde. C’était nul par rapport à tout ce qui s’est dit avant. C’était une ruse pour se sortir du scénario. Les personnages étaient dans une impasse de scénario quoi. Y’avait ce truc de « Comment on se sort de cette situation ? Comment on fait pour arriver à la fin qu’on veut : que le fasciste puisse parler ? ». C’était la manière la moins censée de résoudre un problème dramatique.
Une personne du public m’a dit que ce spectacle était dangereux parce qu’il faisait l’éloge de la peine de mort, vous en pensez quoi ?
Non. Moi je pense pas. Il y a une grande différence entre justice populaire individuelle et peine de mort institutionnalisée. Je suis pas sûre que la vengeance soit une bonne solution, mais c’est pas une vendetta personnelle de la part des personnages, ils ont pas d’émotion par rapport à ça. Ils ont des émotions par rapport à la tradition antifasciste et à ses valeurs. Non, le spectacle est pas dangereux, où alors dans le bon sens du terme. Si ça peut faire en sorte que les gens peuvent participer à des actions antifascistes c’est super. Mais la société est tellement d’accord pour être contre la peine de mort, alors personne va sortir du théâtre en se sentant légitime de tuer des gens. Sinon faut interdire aussi les Tarantino quoi. C’est bizarre de considérer qu’une fiction puisse être un appel au meurtre.
Mais est-ce qu’une tradition ce n’est pas une forme d’institution populaire ?
C’est sur que c’est une exécution de sang-froid. Je sais pas quoi dire, c’est pas faux. Je pense que mes opinions politiques m’empêchent d’être trop critique. C’est quelque chose que j’ai jamais vu au théâtre. Je peux pas fustiger ça, je sais pas pourquoi, c’est vraiment une histoire, une fiction avec un monde hyper intéressant. Moralement, je peux pas condamner ça.
Question inverse : vous diriez que ce spectacle a changé votre rapport à la violence politique ?
Non (rires). Je me posais déjà ces questions avant d’aller voir cette pièce. Je l’ai vécu de manière très jubilatoire, c’est pas un discours qui donne une marche à suivre. Mais ça raconte quelque chose de très radical, de jouissif. La jouissance c’est de contrer un discours très lisse, qui dirait « il faut tout résoudre par la parole, par la loi, la démocratie vaindra naturellement le fascisme ». Et là en fait on nous dit « La démocratie n’a pas les outils pour contrer le fascisme ». Et ça fait du bien qu’on le rappelle de temps en temps. Dans l’utopie, tout le monde prend la parole à la fin du spectacle pour interdire le fascisme, mais dans la réalité c’est pas le cas.
Certaines personnes m’ont dit que ce spectacle les avait convaincues de la nécessité de la violence politique.
Oui je pense que c’est ça que le spectacle transforme. Mais la fin donne moins cette idée. Justement la fin tendrait à montrer que la parole populaire collective pourrait suffire à faire taire le fascisme. Et ça crée une expérience faussée, l’illusion que ça pourrait suffire. Quand tout le monde est sorti avec cette sensation d’avoir pu interdire le fascisme, on sentait le public très fier. ça m’a beaucoup dérangé. Ils se sont pas rendu compte de la problématique.
Comment vous interprétez l’objectif politique de cette fin ?
C’est une espèce d’appel à la prise de parole antifasciste, même si ça contredit un peu ce qui a été montré sur scène avant. L’idée que le peuple puisse faire rempart au fascisme, c’est paradoxal avec ce que la fiction montre. Le soir où j’y étais, une personne est partie très tôt pendant le discours, en criant : « le fascisme ne passera pas ». C’est très performatif. Moi j’ai lancé un applaudissement au rythme de « Siamo tutti antifascisti », qui n’a pas marché, puisque le public de Vidy ne sait pas ce que c’est. La démarche est bizarre, même si ça fonctionne bien. Politiquement, je crois que c’est un peu utopiste.
Pour vous, il y a une contradiction entre la fin et le reste de la fiction ?
Toute l’histoire thématise la difficulté à empêcher le fascisme par les outils démocratiques : en disant que la violence d’un petit groupe antifasciste peut fonctionner, être légitime. Et à la fin, on nous propose pas ça, on nous propose de revenir à une prise de parole démocratique et molle. On nous a pas distribué des cocktails molotov quoi. Alors les gens auraient pu aller sur scène casser des gueules, mais dans le cadre théâtral, personne n’aurait pu prendre cette responsabilité, surtout pas le public de Vidy.
Une autre personne m’a dit que pour elle le spectacle avait su créer un consensus antifasciste dans le public.
C’est possible. Mais je suis pas sûre. Vraiment très durs, ces rires pendant le discours fasciste. Les gens sont restés longtemps, ils ont applaudi. C’était discipliné. On sentait le plaisir du public à maitriser cette fin. Vu les conversations que j’ai pu avoir après la pièce, ça n’a clairement pas créé de consensus politique, ça non. Par contre le public devient un personnage oui. On avait ce truc double dans le public, parce qu’aussi une curiosité de savoir ce qui se passe si on intervient pas. C’est là où c’est pas politique, c’est le spectateur qui se demande quoi faire face à un objet politique.
A quoi ressemblaient vos discussions après le spectacle ?
On était surtout choqué par les rires des gens pendant le discours du fasciste. Moi je disais que je trouvais le discours de fin bien construit et très réaliste, sur la trinité Travail Famille Patrie, mais c’est pas un discours nazi de 1933, c’est un discours contemporain. Alors j’ai raconté aux autres mon malaise à voir le public rire à ça et considérer ça comme une fiction. Avec deux amis militants, on était d’accord, et on était avec deux personne que je connais moins bien qui étaient pas du tout d’accord, et même qui avait ri pendant le discours fasciste. Alors on a vite changé de sujet, c’était gênant (rire).
Vous avez pensé quoi du traitement du véganisme dans la pièce ?
Oula, j’ai eu très peur au début. Ce truc de « La jeune génération qui fait chier tout le monde au repas de famille en voulant pas manger les pieds de porc alors que c’est si bon ». Et puis après il y a ce personnage qui revient quand même et fait un pas vers la militante, ça c’était plutôt sympa de sa part. Il avait quand même un peu envie de changer et d’écouter la jeune génération. Mais globalement c’est cool, parce que souvent le discours végane évacue les problématiques politiques, et là dans le questionnement sur la violence, ça s’intégrait bien. Mais c’est dommage que ça soit resté anecdotique.
Vous diriez que le spectacle arrivait à faire basculer la question fasciste sur la question spéciste ?
Non, c’est pas assez présent dans le spectacle. Pour moi qui suis très antispéciste, je voyais plutôt le paradoxe classique de la vieille génération militante qui comprend pas le lien. Mais je comprends aussi que certaines personnes plus agées ne comprennent pas que leur antifascisme mène naturellement à l’antispécisme.
Vous diriez que le spectacle a changé quelque chose en vous ?
Je suis rentrée très déprimée : il y a du fascisme partout et les gens rigolent au théâtre comme si c’était juste une blague. J’ai écrit des SMS à tout le monde en disant « Nos luttes servent à rien, j’ai envie de mourir, c’est nul. Soit on brûle tout, soit on abandonne ». Mais en soi, ça ne m’a pas posé des questions que je ne m’étais jamais posées. Au fond je trouve chouette que des questions du milieu militants apparaissent sur scène. Dans mon expérience de spectatrice, c’est assez rare. Le discours du spectacle était pas décourageant, le public oui.
Vous arriveriez à imaginer d’autres réceptions possibles du spectacle ?
Je suis très cynique là-dessus. Il y avait un petit groupe de prof d’uni à la sortie, toute la crème intellectuelle, avec leur pipe. J’ai l’impression que tout le monde est venu se divertir. Mais je suis trop cynique, je pense. Enfin, ça va quand même se perdre dans un mish mash de spectacles de la saison de Vidy. En tout cas personne n’a quitté la salle, il n’y avait pas ce fameux groupe de retraité qui vient rituellement, pour être choquer, est choqué, et part au bout de 15 minutes, à tous les spectacles de Vidy. Mais globalement, je crois que le fait que les personnages agés soient les plus radicaux, ça évite ce truc de clivage générationnel quand même.
Vous l’avez déjà un peu fait, mais si vous deviez articuler votre expérience de vie et votre expérience de ce spectacle, vous le feriez comment ?
Je suis quelqu’un d’assez vite touchée intellectuellement par les discours fascistes qu’on entend. J’ai une expérience de ce spectacle très marquée par la réalité du fascisme. Disons que j’ai un peu la même réception des nouvelles au téléjournal le soir que devant cette pièce. C’est un portrait du monde dévasté et fasciste. Cette espèce de brutalité politique qui me parait tellement absurde et inaudible, et que tellement de gens approuvent.
Vous aviez la sensation d’être devant la télé ?
Juste à la fin. La fin rend tout le début schématique, elle a tout changé à ma perception du spectacle dans son ensemble. En fait, je crois que le metteur en scène a juste réussi à démontrer que personne n’allait se lever, et il est aussi cynique que moi.
Entretien n°7
Homme / 25 ans / Informaticien.ne / Va rarement au théâtre
Est-ce que vous avez apprécié le spectacle ?
Mouais. C’était beau c’est sûr, bon moi j’y connais rien au théâtre, mais la mise en scène et tout le délire, j’ai l’impression que c’était une sorte d’immense truc impressionnant assez cool. Par contre la fin était assez insupportable, très pénible. Bon c’était fait pour, mais est-ce que c’est parce que c’est fait pour que ça devient bien ? Je sais pas. Après, c’est une pièce qui est vraiment faite pour te mettre mal à l’aise, donc le sentiment est forcément pas très positif.
Si vous deviez raconter votre expérience de ce soir ?
Ce que j’ai ressenti ? Ok. Je trouvais toute la première partie cool, vraiment intéressant la manière dont ça se posait avec radicalité, une position très très extrême. Sans savoir la suite, je trouvais intéressant de souligner vraiment les meurtres, de parler de quelque chose de violent. C’était très frappant, j’avais du mal à réfléchir tellement c’était dur. J’avais l’impression aussi que ça envoyait un peu péter une potentielle censure qui aurait pu dire : « Eh oh, frère, fais pas l’apologie du meurtre », de ce point ça montrait ce qu’il se passe dans la réalité, avec les gens de gauche qui veulent toujours être gentils. Je me demandais comment ça allait se conclure cette affaire. Je trouvais dommage quand même, parce que moi je me sentais forcément beaucoup plus proche de la fille qui essaie de de s’opposer au meurtre, et je pense que le spectacle veut que tu te sentes proche d’elle. Franchement, ça m’a beaucoup saoulé ce truc très pacifiste pour un spectacle qui veut parler d’antifascisme.
Vous diriez que le spectacle est plutôt pacifiste parce qu’il veut que le public s’identifie au personnage qui s’oppose au meurtre ?
Oui, c’est ce que je viens de dire. Et ça a ses limites, à la fois ce discours, à la fois le pacifisme en général. La personne qui avait le beau rôle, la Catarina principale, elle me saoulait à dire « Moi j’ai le beau rôle, j’ai la morale avec moi et sur mon grand cheval blanc, je vous marche dessus, bande de méchants ». C’était dommage. Même si la fin retournait quand même ce rôle de la pacifiste : puisque c’est de la faute de la pacifiste si le fasciste peut parler, et que nous on doit subir son discours. Pour être plus précis, elle en est pas directement responsable, mais ça démontre que son action a engendré ça. Je trouve que ça montre bien que respecter les libertés individuelles des fascistes peut mener au fascisme total, et à la fin des libertés individuelles. Après en tant que spectateur, ça m’a trop saoulé cette deuxième partie, parce que c’est des choses qu’entend tout le temps dans la vraie vie, et j’ai pas envie de les entendre au théâtre. Après c’était écrit de manière habile, hyper bien écrit, avec plein de références, après honnêtement, j’ai assez vite arrêté de lire les surtitres parce que ça me saoulait et que j’avais compris. Bon, mais je sais pas trop comment se situer par rapport à ce truc, j’étais bien sûr en opposition avec ce discours, mais en même temps je sais que la personne qui le dit c’est un acteur, je vais faire quoi ? Je vais pas aller sur scène pour le taper quoi. En plus là c’était tellement extrême le discours, que forcément la totalité de la salle était contre ça.
Vous diriez qu’il y avait un consensus dans le public ?
Oui bien sûr, la totalité du public voulait s’opposer à ce type immonde. Du coup, j’étais dans une position où on attendait de moi que je gueule et que je me casse. Mais si ça avait été un vrai meeting politique, un vrai discours fasciste dans la vraie vie. Là j’aurais été chaud de foutre le bordel et de l’empêcher de parler. Là c’était hyper artificiel. Bon c’est aussi parce que je suis antifasciste, sympathisant et pratiquant, et que pour des gens qui ont moins réfléchit à cette problématique, qui ont moins réfléchit à la question de la tolérance envers le discours fasciste, ça peut être très intéressant d’outrer ces gens ou de les faire réagir. Mais en tant que personne qui a déjà réfléchit au sujet, c’était vraiment artificiel. En plus, tu sors de ce spectacle est tout le monde se dit « ouais youpi, j’ai été au théâtre, j’ai fait ma bonne action, je suis antifasciste » Et après le lendemain ils disent rien quand l’UDC dit sa merde habituelle.
Pourquoi le public s’identifierait à la plus jeune selon vous ?
C’est hyper intéressant comme question. Le discours pacifiste est très mis en avant comme une chose morale et bien. A chaque fois qu’il y a une action politique, toute la classe politique, les journalistes, tout le monde entier se ramène en disant : « Pas de violence, faite des lettres ou des pétitions ». Le climat idéologique de notre société, il est pro-pacifiste. Alors je projette cette idéologie de la société sur le metteur en scène que je connais pas. Et puis le public du théâtre de Vidy, ça reste la classe moyenne gauchô-PS, qui est forcément pacifisme-land et consensus-vie. Bon y’avait peut-être deux ou trois détèrs dans le tas. Mais globalement, y’a une facilité à cautionner les actions que la société définit comme morale : on se sent les gentils, on est contents et on a pas besoin de réfléchir aux conséquences de nos actes. Il y a une grosse déconnexion entre nos actions et leurs conséquences, c’est un truc que ce spectacle veut faire ressentir. C’est plus facile de cautionner une action en soi, en tant qu’elle-même, le pacifisme se pose pas la question des conséquences. Je vois ça un peu comme les démocrates aux USA qui ont laissé les Républicains les faire chier, et qui auraient pu critiquer et bloquer leur juge élu en disant : « Vous voulez pas jouer selon les règles, bah nous aussi ». Et au lieu de ça ils se sont braqués sur des arguments moraux, qui étaient impuissants face à Trump. Les actions en tant que telles on s’en fout, le but c’est quoi ? Bah par exemple que les femmes puissent avorter. Alors la fin justifie pas tous les moyens non plus, mais tu vois Catarina, en utilisant des arguments moraux, elle est contrainte de s’arrêter là.
Comment avez-vous vécu le débat entre la mère et la fille ?
Comme un truc extrêmement frustrant, la discussion entre la mère et la fille pouvait pas avancer, parce que leurs idéologies étaient trop en désaccord. C’était beau. Alors à un moment j’ai eu l’impression que la mère gagnait et que la fille pliait, mais le truc c’est que la fille, au moment d’agir, elle a pas suivi l’idéologie de sa mère, elle a pas osé tirer, et du coup on sent bien que tout n’est pas rationnel, on le vit à fond : même si elle s’est convaincue de la nécessité de la violence antifasciste, et bah au moment de la vivre, elle en est pas capable. Tout ça ne peut que mal se finir, c’est ça qui magnifique et triste à la fois.
Vous vous êtes identifié à d’autres personnages ?
Le Catarina vieux et malade m’a énormément touché. Je l’ai trouvé hyper attachant, parce qu’il était gentil avec tout le monde. Je me suis identifié à la petite végane aussi, parce que je le suis aussi, et vraiment, je connais ce qu’elle vit tous les jours avec ses parents quoi. TMTC. Et puis elle s’oppose comme elle peut à sa sœur la pacifiste, et ça je connais bien aussi, c’était vraiment des scènes de ma vie qui étaient jouées dès fois, c’était presque troublant comme j’avais l’impression d’y être. Alors voilà, je dirais que moi je suis un mix entre la Catarina malade choue et désespérée et la Catarina végane énervée.
D’autres personnes m’ont dit que ce spectacle était dangereux parce qu’il faisait l’éloge de la peine de mort.
J’avais pas pensé à ça. C’est intéressant. Je sais pas. Pour moi il pose plutôt des questions. Ce qui est prôné dans cette pièce, si on prend juste le texte, c’est qu’il faut tuer les fascistes. C’est sûr. Alors je comprends que le public réagisse mal. Mais là, le type qu’a fait le spectacle, il est pas en train de dire qu’il faut tuer les fascistes, il est en train de dire que les actions ont des conséquences et de dire qu’il faut agir. Là, il utilise le meurtre du fasciste comme un genre de peine de mort. Mais je pense pas que le propos soit de faire l’éloge de ça. Il pose la question de qu’est-ce qui est violent et quand est-ce que la violence est nécessaire. Et personne pourra jamais vraiment répondre à ça. Si on prend tel quel ce qui est écrit dans la pièce, oui, inévitablement, ça fait une apologie du meurtre. Mais dès fois, le meurtre est nécessaire. Voilà. C’est tout ce que j’ai à dire.
Pendant les deux scènes d’exécution, qu’avez-vous ressenti ?
Je n’avais vraiment pas envie qu’elle tire. J’étais clairement dans le camp de ceux qui refusent de laisser le fasciste tranquille. Mais peut-être pas jusque-là. C’était très binaire comme choix : le libérer ou le tuer. C’est assez difficile de se positionner par rapport à ça. S’il fallait absolument choisir, je dirais de le tuer. Mais bon, c’est parce que c’était au théâtre. Si ça avait été une vraie personne et un vrai meurtre, j’aurais été contre. Mais si elle avait tiré, le public serait ressorti avec la conviction que morale que « Oulala, les antifascistes sont des méchants » ce qui aurait été insupportable aussi.
Diriez-vous le spectacle a fait évoluer votre position sur la légitimité de la violence politique ?
Oui, dans le cadre d’une pièce de théâtre. J’ai une pote qui a été le voir et qui m’a dit qu’un vieux avait débarqué sur scène avec une pelle pour taper le gars. Ça m’a fait évoluer sur le fait que c’était peut-être pas ok de poursuivre des acteurs avec des pelles. Mais de manière générale non, disons que ça a alimenté une réflexion qui me hante déjà.
Comment avez-vous vécu la dernière scène ?
C’était un moment de « Bien fait, tu l’as bien mérité » pour tous les gens qui prônent la non-violence avec l’extrême-droite. « T’as voulu qu’on ne le tue pas ? Ok, bah maintenant tu vas devoir supporter 20 minutes de trucs affreux. Regarde, c’est ça la vraie vie. ». Ensuite, après quelques minutes, j’ai commencé à lire et à analyser pour trouver les références dans son discours. Finalement j’en ai eu marre. Le public a commencé à rire. Et là ça m’a tellement saoulé. Puis le mal-être à commencer à monter. Tout à coup ça m’est apparu comme artificiel. J’arrivais pas à trouver du sens à gueuler ou à me casser. C’est plus un truc que tu fais de manière politique, c’est un truc que, à cause du théâtre, ça devient une pression sociale, si tu te lèves pas parce qu’un metteur en scène a décidé que tu devais te lever, tu serais un fasciste. C’est ridicule. « Ah regarde, c’est un méchant, tu dois gueuler, alors vas‑y gueule, fais des trucs ».
Qu’est-ce que le spectacle essaie de faire avec ça selon vous ?
Démontrer, efficacement d’ailleurs, les limites de la tolérance. Et puis aussi essayer de motiver les gens à faire des actions violentes antifascistes tous les jours. Le spectacle démontre que si on est beaucoup, dans une salle, qu’on monte et on débranche les micros, et bah ça marche. Ils peuvent plus parler. C’est efficace. Le spectacle dit « Même si ton action n’empêche pas la personne de parler, regarde, tu n’es pas le seul à en avoir marre du fascisme ». Bon je peux pas vraiment savoir ce qu’il voulait dire le spectacle, mais moi j’ai entendu ça. Par contre, le public, il a ri. Il a pas pris ça au sérieux, les gens sont pas près de changer et de se mettre aux choses sérieuses.
J’ai discuté avec une spectatrice qui m’a raconté que le spectacle avait vraiment changé son opinion, du pacifisme vers l’envie de tuer les fascistes.
J’espère. Je peux pas me projeter, peut-être que si j’avais vu ce spectacle avant d’être aussi radical politiquement. Mais je suis content.
Qu’avez-vous pensé du traitement du véganisme ?
C’était plutôt cool. En général dans les fictions, les personnages véganes sont ridiculisés. Et c’est l’occasion de faire entendre des « Oh la la elles souffrent les carottes ». J’avais aucune idée de où la pièce allait, au début. J’ai eu peur que ça parte comme l’autre spectacle que j’ai vu y’a pas longtemps. C’est marrant, presque les deux seules fois où j’ai été au théâtre, ça parlait de véganisme. C’était ce spectacle biotruc là [Je vous ai préparé un petit biotruc au four, Marielle Pinsard], qui était vraiment une abomination politique, avec que des blagues pourries. Mais là, c’était pas ça. Mais j’aurais aimé un lien un petit peu plus explicite avec la question antifasciste, dans la bouche de la Catarina végane, ça aurait été un argument assez fort. Vous êtes contre les féminicides, mais les animaux c’est ok ? J’ai été déçu que le spectacle ne fasse pas le lien jusqu’au bout. Bon je peux comprendre que ça faisait trop de choses à mettre en scène, déjà tu fais un spectacle qui dit que c’est ok de tuer. C’est peut-être pas la thèse de l’auteur dans sa vraie vie, mais c’est la thèse du spectacle. Je comprends que c’était déjà un assez gros morceau à faire avaler au public, alors rajouter « Ah au fait, d’ailleurs, vous êtes tous des connards de manger des animaux », c’était trop pour un seul spectacle. Bon mais c’est de petites graines, les gens changent pas d’avis du jour au lendemain, et si ce spectacle a fait changer d’avis à quelques personnes, c’est super.
Pouvez-vous faire le lien entre votre vie personnelle et ce que vous venez de me raconter ?
Il y pas si longtemps, j’étais un moraliste, pacifiste et qui prônait la tolérance. J’ai évolué, et pour moi, j’ai raison, forcément tu me diras. Et en ayant évolué comme ça, j’avais déjà vécu tous les débats de la pièce, et je me suis positionné très vite entre les personnages. Moi je me demande toujours que cherche à faire un livre, un film ou un spectacle, quel effet ça peut avoir sur les personnes. Là c’était vraiment intéressant de me demander ce qu’il se passait dans la tête des gens qui regardaient. Je suis un peu désillusionné sur l’antifascisme et la répression, je suis très pessimiste sur le futur. Je me disais que sans doute ça allait saouler les gens déjà convaincus, sans véritablement réussir à faire changer les autres. En tous cas, c’est ce que je me disais. Mais si tu me dis que ça a transformé des gens, eh bah je serais optimiste.
J’irais pas juste là.
Entretien n°8
Homme / 33 ans / Acteur / Va souvent au théâtre
Est-ce que vous avez apprécié le spectacle ?
Oui et non. J’aime beaucoup ce que fait Tiago Rodrigues. Toutes les pièces que j’ai vues de lui sont assez différentes, il explore vraiment un truc à fond et c’est toujours très social ou très politique. Là c’était plus du théâtre classique, avec des personnages, une famille, ça parle. C’est un parti-pris de huis-clos très conventionnel qui n’invente pas grand-chose. C’est pas ma préférée de lui franchement. Après, je suis aussi comédien, donc je m’attarde sur d’autres choses. Mais je suis un peu lassé des pièces politiques. Je voyais pas une pièce aussi revendicatrice pour la première fois, c’est un peu faible.
Comment vous raconteriez votre expérience de ce soir-là ?
Une amie m’a racontée la première, j’ai entendu toute sorte de choses avant de venir, que le public montait sur scène pour interrompre les acteurs, etcetera. Je savais pas du tout de quoi ça parlait quand je suis arrivé, disons que je savais que ça posait des problèmes. Alors personne n’est venu sur le plateau ce soir-là, mais il y a quand même des gens qui se sont levés, qui sont partis, qui ont crié très fort, mais c’était pas très puissant, ça sonnait assez faux.
Qu’avez-vous pensé de la première partie du spectacle ?
Je me posais beaucoup de questions. Je me disais que les mecs étaient en robe pour montrer une inversion des rôles de genre assez politique, et en plus c’était des habits traditionnels portugais. Après, on se dit « Ok il y a un mec qui a un gun : qu’est-ce qu’on va faire avec ce gun ? ». Il y avait ce gars en costard dans un coin de la scène, et moi je l’ai très vite oublié. Je me suis souvenu de sa présence seulement au moment où les autres ont commencé à le prendre à partie. Je sais plus exactement comment ça se passait. C’était assez fort quand même que la mise en scène arrive à guider ton regard comme ça, à faire oublier une présence. C’était comme le premier épisode d’une série, où on pose les personnages. En tant que comédien, j’ai bien senti que tout le monde avait sa partie, son petit moment, son petit monologue. Je trouve ça vraiment pas nécessaire. Si un personnage dit deux phrases dans tout le spectacle, c’est bien aussi. Je pense pas que le metteur en scène a fait ça pour faire plaisir à ses acteurs. Si tout le monde a une histoire à raconter, ça aurait dû avoir du sens, mais ça en avait pas toujours. Je trouve que l’ensemble parlait beaucoup quoi. C’est très assomant d’avoir autant de paroles et si peu de puissance. Les corps sont très fades quoi, c’est très neutre et déclamatif. C’est très dans le dire, dans les verbes, dans les mots.
Et la scène de fin ?
J’ai trouvé le comédien incroyable, très bien choisi. Je me demandais tout le temps ce qu’il était en train de se dire en disant ça. Il y a peut-être quelque chose de jouissif pour lui à se faire huer Ou bien ça peut aussi être absolument horrible pour lui. Tu joues, mais c’est quand même toi qui es sur scène et c’est toi qui reçois toute cette haine du public. Je trouve ça un peu immoral pour lui, immoral de la part du metteur en scène. Surtout qu’il vient en quelque chose clôturer le dilemme.
Quel dilemme exactement ?
Bah tuer ou ne pas tuer. C’est d’abord la mère qui dit ça, qui pose le conflit entre la vengeance et la justice. C’est un dilemme que je trouve très beau. Finalement le discours est assez actuel et ça c’est quand même réussi. Il exploite pas l’actualité par contre.
Comment décririez-vous votre relation aux personnages dans la première partie ?
J’ai pas eu envie de prendre position, le débat m’a un peu lassé. Je me suis surtout senti proche du frère, celui qui habite là-bas, qui vit sa vie tranquille, avec les longs cheveux. Il y avait quelque chose dans sa manière de jouer et d’être, très chill, un peu distancié et détendu, il s’en foutait du débat. C’est facile de s’identifier avec lui, en tout cas, j’étais souvent d’accord avec lui. Celui qui avait les cheveux courts, celui qui hésite à trahir, il m’énervait, parce qu’il s’apprêtait à trahir, parce qu’il était toujours ambigu. Et l’acteur en faisait un peu trop, mais ça accentuait ça. Je trouve que l’acteur a l’air très lâche, très couard. Bon mais c’est surtout une famille très soudée, très liée, qui laisse peu de place pour un étranger comme toi tu l’es dans le public. Donc c’est difficile de s’identifier à l’un ou à l’autre. Surtout que globalement, on comprend vite comment ils sont situés politiquement, et qu’ils sont très radicaux.
Vous avez ressenti de l’empathie pour le personnage fasciste ?
Non. Non, vraiment pas une seconde. Même quand il était malmené, j’ai très vite compris que je faisais partie d’un camp et que je serais contre lui jusqu’au bout. Et puis à la fin, quand il prend la parole, je ne pensais que à l’acteur, je ne le voyais que comme performeur, pas comme un personnage.
Comment avez-vous vécu le dialogue mère-fille ?
C’était pas mal ficelé. Je partage pas trop les propos de la mère. Je la trouvais très moralisatrice dans ses propos. J’avais tout le temps envie de lui dire « Je te comprends, mais ta gueule ». J’avais ma mère devant moi quoi. On a souvent ce genre de débat et elle refuse de comprendre qu’il y a un problème relationnel. Elle parle de vengeance et elle est très rentre-dedans quoi. A un moment, j’en pouvais plus qu’elle ne se remette pas en question, alors que la fille oui, elle se remettait en question. L’auteur lui a dit un moment, à l’actrice, qu’elle comprennait sa mère et qu’elle devait aller dans son sens. Pourquoi est-ce que la mère, sous prétexte qu’elle a plus d’expérience, ne vient pas écouter sa fille, ne fait pas un pas vers elle ?
Une spectatrice m’a raconté strictement l’inverse, une pleine adhésion avec la mère, et elle avait très envie que la famille tire pendant l’une ou l’autre des deux scènes. Est-ce que vous avez ressenti cette envie ?
Oui à la fin. J’avais très envie qu’ils finissent par le tuer, avant la fusillade finale. En fait, le mec, j’ai pas eu d’empathie avec lui, mais il va profiter de toute cette situation qui ne le regarde pas, puisque c’est un problème familial, pour amener son discours et ses idées. Il gagne sans avoir rien fait. C’est très frustrant. T’es envie de le buter.
Est-ce que ça ne prouve pas que la mère avait raison ?
Non, ça prouve que l’histoire est mal écrite. On pourrait s’imaginer que la victime avec ses bourreaux essaie de les manipuler, de foutre la merde dans la famille. C’est ce qu’il aurait fait si on est réaliste. J’avais envie qu’il se fasse tuer, parce que la famille s’était fait tuer.
Donc par vengeance ?
Oui, j’ai ressenti une grosse pulsion de vengeance c’est vrai.
Vous ne trouvez pas que le spectacle est dangereux parce qu’il fait l’éloge de la peine de mort ?
Oui c’est une critique que j’avais entendu déjà avant d’y aller. Le jour où j’y suis allé, il y avait des copines de la Grève Féministe. Je leur ai pas dit bonjour avant le spectacle, je les ai juste vu. Je me suis demandé ce qu’elles ont pensé de la scène de fin, à mon avis, c’était assez dur pour elles quand même. Mais non, je suis pas du tout d’accord avec l’idée qu’il fait l’éloge de la peine de mort, par contre j’étais vraiment choqué de ce qu’il se passait pour le comédien à la fin. C’est immoral.
Pourquoi ?
Mais quand c’est une scène de joie, ou le public est content pour les mariés, le public commence pas à parler en disant « Ouais, super, bravo ! ». Non, on ferme notre gueule, et on regarde ce qu’il se passe. Je comprends que la scène finale puisse susciter cette violence, mais j’avais envie de gueuler aux gens qui gueulaient : « Laissez-le faire son métier, il y est pour rien ». C’est comme les acteurs qui jouent des méchants dans des films. Le petit prince horrible dans Games of Thrones, et bah des gens ont envoyé des menaces de mort à l’acteur. Et ça me met hors de moi. Je me dis que les gens sont vraiment débiles, et je trouve que les gens qui ont hurlé sur le comédien de la scène de fin, et bah ils sont débiles. Ils pensent que les acteurs c’est des phénomènes de foire, alors que non, c’est un travail comme un autre. Bref, j’étais très énervé.
Vous ne pensez pas que le dispositif cherchait la réaction du public ?
Je sais que quand ils ont joué au Portugal, avec tout ce qui se passe maintenant en plus, la montée des extrêmes en Europe. Quand ils l’ont joué, le public se taisait, fermait sa gueule, et restait jusqu’au bout. Je pense qu’ils étaient atterrés, et ça c’est la bonne réaction à avoir. T’as le droit d’avoir ce genre de réaction, mais tu les garde pour toi, c’est pas la foire à la saucisse, on est au théâtre. Moi je ressentais ce désir de vengeance, mais je sais qu’il est mal. Alors, ça me fait réfléchir à ce que je suis, ça m’aide à pas devenir un animal qui a des pulsions. Le spectacle rappelle que la démocratie et la justice sont importantes pour vivre convenablement ensemble, sinon on est des sauvages.
Diriez-vous que le spectacle a fait évoluer votre position sur la légitimité de la violence politique ?
Non, pas du tout. Dans des pièces politiques comme ça, on prêche des convertis au théâtre. Autour de moi dans la salle, je sais bien qu’il n’y avait que des gens de gauche et d’accord pour être contre le fascisme. J’ai envie de dire qu’il faudrait jouer ça dans d’autres milieux, dans des écoles de commerce qui forment des banquiers quoi.
Mais la violence politique fait consensus, même dans ce public de gauche ?
Moi je suis assez au clair avec ça, je suis contre. Je pense qu’il y a un consensus pour le dialogue et contre la violence. Il y a jamais de pièce de théâtre qui m’ont vraiment transformé de toutes façons. Jamais. Sauf une peut-être, Histoire du théâtre de Milo Rau, avec le jeune gay qui se fait tuer.
Comment avez-vous vécu votre appartenance à ce public ?
Pendant Catarina, j’étais surtout très énervé du comportement du public. J’avais honte de faire partie de ça. Au moment du monologue fasciste, même si je suis pas d’accord avec ceux qui crient, je me sens en prison quoi. J’étais dans ce groupe, un gros sentiment de non-appartenance au public. J’ai pas applaudit, à la fin, j’ai juste regardé les acteurs dans les yeux, pour leur dire « Merci pour votre travail ». A la fin, Tiago Rodrigues est venu sur le plateau, sans avoir été appelé par les comédiens, ce qui est pas habituel. Il était très proche du comédien qui joue le fasciste, il le tenait par le bras, comme pour lui dire « Allez, courage, tiens bon ». Je sentais qu’il est venu sur le plateau pour les défendre, pour dire au public : « C’est moi qui ai fait ça, j’en suis responsable ». Dans ce groupe de gens qui criait, c’est con hein, mais il y avait mon ex, et je me disais, j’espère qu’elle fait pas partie de ce groupe-là. On s’aime encore beaucoup, mais ça m’aurait fait chier qu’elle crie sur l’acteur. Moi je reproche à ce spectacle d’avoir fait sortir cette animosité du public. Il veut démontrer l’absurdité de la violence et il échoue, parce qu’il crée de la violence en fait. Tout le monde devient un animal et veut buter ce gars. J’avais envie de dire au public : « Gardez-votre énergie pour aller manifester ». De la part du spectacle c’est très facile, et ces gens, je les vois pas dans la rue quoi, leur énergie politique se dissipe dans ce spectacle.
Vous diriez que ce théâtre dissipe l’énergie politique de son public ?
Moi, il a renforcé mon énergie. C’est une question intéressante. Bon, en tous cas, ça n’a pas dissipé mon énergie. Chez moi, la pièce a mis en lumière le sentiment de vengeance que je ressentais, malgré le fait que je prône la justice contre la vengeance. En tous cas, la pièce défendait que c’était important qu’on soit tous théoriquement contre la vengeance. Après, dans la réalité, peut-être que je tuerai quelqu’un un jour, comme la famille de Catarina, mais ça change pas qu’on doit théoriquement être tous contre le meurtre.
Que pensez-vous du traitement du véganisme dans le spectacle ?
Pour moi c’est vraiment juste un marqueur qui permet de situer une génération. Moi, quand la jeune a exprimé ses convictions, j’ai pu très vite comprendre qui elle était. Dans ma vie, je suis pas du tout végan, mais je sais que manger de la viande c’est mal, et je fais ce que je peux. Quand elle me parlait, j’entendais des jeunes de ma famille que je connais, et je comprends son point de vue. Dans cette famille, il y a plusieurs générations et des liens différents entre les personnes. Un de ses oncles comprend tout à fait, un autre oncle se fout de sa gueule, mais amicalement. Mais pour moi le spectacle ne veut pas parler du véganisme, il veut simplement montrer une génération, moi je me mets pas dedans hein, je suis de la génération d’avant, c’est une génération qui est consciente qu’il faut changer certaines choses. C’est quelque chose qui est très propre à cette génération, on est au courant qu’on peut pas continuer comme ça. C’est ce que je me suis raconté dans le spectacle, mais le véganisme n’a rien à voir avec le fascisme quand même.
Quels éléments de votre trajectoire personnelle expliquent selon-vous votre expérience du spectacle ?
Oui, bon je sais pas. Forcément, je suis comédien, donc c’est un regard particulier, il y a des choses qui m’intéressent qui n’intéresse pas d’autres personnes. Moi je suis palestinien, j’ai un lien avec les conflits qui est particulier. J’ai absolument horreur des conflits, des guerres jusqu’aux conflits avec mon colloque. J’ai été éduqué dans des valeurs de gauche et de justice et je sais que c’est mal d’avoir des a priori sur les gens, d’exclure des minorités, tous ces trucs de droite. Cette peur du conflit a joué dans le fait que je me reconnaissais dans la fille, ou sur le fait que je me suis pas levé pour interdire au public de crier. J’avais envie que tout se passe bien, j’avais peur de me confronter au reste du public. J’aurais pu me lever et dire « Fermez vos gueules, respectez le comédien qui fait son travail », mais je l’ai pas fait.
Entretien n°9
Femme / 31 ans / Artiste / Va souvent au théâtre
En deux mots, avez-vous apprécié le spectacle ?
En deux mots, oui, j’ai passé un bon moment. Toutes les questions que ça a posé après m’ont empêché d’avoir un avis juste sensoriel dessus, j’en ai parlé beaucoup avec des gens après.
Si vous deviez me raconter votre expérience de ce soir-là, que diriez-vous ?
Je dirais que le plus marquant pour moi, ça a été la musique. Le son, cet acteur qui met le code, les chants étaient merveilleux. Les costumes m’ont profondément touché parce qu’ils étaient traditionnels. Les costumes et la musique espagnols m’ont produit des sensations très intenses. Au moment où ils chantaient, j’étais vraiment en transe. C’était la première fois que je voyais quelque chose comme ça, je m’attendais à quelque chose de lisse. J’étais très joyeuse pendant le spectacle, parce que je ne m’attendais à rien de tout ça. Le jeu des acteurs m’a aussi vraiment pénétrée, mais j’ai du mal à savoir ce qui m’a autant touché dans leur jeu, je crois le fait qu’ils étaient très authentiques. C’était une expérience sensorielle très forte. J’avais les yeux et les oreilles tellement connectés.
Vous arriveriez à détailler cette expérience sensorielle ?
Je suis très amoureuse de la tradition, des choses classiques et là c’était vraiment ça, c’était un théâtre assez vieux finalement, je crois que ça vient de là. Au niveau de la lumière aussi, il y a quelque chose de très ornementale, il y a pas grand-chose sur scène, mais c’est de très jolies choses. C’est un truc très chrétien de ma part, mais l’ornement me met tout de suite dans un état doux et sensoriel. C’est pas comme certaines pièces très blanches et crues, que j’aime bien, mais qui me font pas cet effet. Et puis, un autre truc, c’est que j’étais hyper proche du public, vraiment collée aux gens, on était plein, on se touchait, ça me faisait du bien et en face il y avait ces beaux costumes, ça m’a empli d’une joie profonde.
Comment décririez-vous votre relation aux personnages ?
Alors ça c’est vraiment très intéressant comme question. Au moment où ils se font tous tuer, je me souviens, c’est le moment où tu comprends qu’en fait ils ne sont pas des individus mais vraiment une masse, tous le même prénom, tous le même costume. Par contre, l’acteur avec le casque est celui qui m’a le plus émue, son rapport au silence me ressemble beaucoup, et il m’intriguait aussi. Ils tous un discours très clair, mais pas lui. Et aussi la personnage la plus agée, qui apprend qu’elle a une maladie et qui a tout ce discours sur les hirondelles, j’aurais eu envie que ça dure plus longtemps. C’est les deux personnages qui portent les interstices, des espèces de bulles où on parle d’autre chose.
Ce sont justement les deux personnages qui sont à l’extérieur du dilemme principal.
Oui, l’argumentation entre la mère et la fille. Elle est importante cette scène. Cette scène, pour moi, elle est arrivée à un moment de questionnement. Il y a pas longtemps, j’ai découvert le film La grande bouffe et c’est vraiment un film qui parle de liberté d’expression. C’est un film où est regroupée scatophilie, suicide et sexe, des trucs qui ont fait scandale, et c’est la première fois en voyant ce film que je me suis dit : « Là le réalisateur a pris un vrai risque avec son œuvre ». Jusque-là, la question aujourd’hui pour moi, on entend tout le temps que la liberté d’expression est en danger, parce que tout le monde crie au sexisme et tout. Et en voyant ce film, je me suis posée pour la première fois cette question morale : finalement, est-ce que je n’ai pas envie que les vieux réacs puissent quand même dire ce qu’ils veulent, pour que je puisse savoir avec quoi je ne suis pas d’accord ? Dans ce film, il y a des passages racistes, et d’habitude quand j’en vois je me dis « Non, c’est pas possible, c’est inacceptable », mais en fait ce film c’est la première où je me suis dit : « Est-ce que je peux apprécier cette œuvre malgré tout ? ». Je commençais à penser qu’il fallait une liberté d’expression pure et absolue dans la société, et en fait ce spectacle, il m’a permis de retrouver ma position de départ. Il m’a rappelé que, par leurs mots, les gens poussent à des actes inacceptables. Alors dans ce dilemme, la position de la fille, je ne pouvais pas l’attendre. Il y avait vraiment juste la mère, qui me parlait, qui s’adressait à moi et qui répondait à une question très présente en moi ces temps. Alors je n’ai entendu qu’elle, et elle argumentait très bien. J’étais absorbé par son discours. Je me suis mis à la place de la fille. Je sentais qu’elle ne se pliait pas au discours de la mère. Moi, je me suis pliée. J’ai dit « Ok, c’est bon, tu m’as convaincue ».
Avez-vous ressenti l’envie que le fasciste soit exécuté ?
Ah mais complètement. C’est très clair. J’avais envie que l’exécution ait lieu pendant tout le spectacle, mais surtout, j’avais envie que ce soit la jeune qui tire, parce qu’au fond, j’avais envie qu’elle soit convaincue par sa mère comme je l’étais. Bon, au fond, je savais qu’elle aurait pas le courage.
Trouvez-vous que le spectacle fait l’éloge de la peine de mort ?
Alors, le spectacle a suscité en moi ce désir que le fasciste soit tué, mais c’est pas la peine de mort. La peine de mort, c’est un jugement rendu par la Justice et je suis d’accord que la Justice n’a pas à l’appliquer, mais je suis convaincue qu’un individu peut faire ça dans ce contexte. Je suis convaincue, et encore plus depuis ce spectacle, qu’on ne peut pas combattre l’intolérance par la tolérance. C’est des individus qui se rassemblent de façon spontanée et politique et sectaire pour tuer, alors ça n’a rien à voir avec la justice d’état.
Il est donc acceptable que l’institution n’ait pas le pouvoir de tuer, mais il serait acceptable qu’elle ait le pouvoir de faire taire des gens, de légiférer sur la liberté d’expression ?
De faire taire non, mais d’être extrêmement vigilant sur la place laissée à la parole en public. La question c’est plutôt a qui on donne la parole et comment. Non mais je sais pas, je suis en échec et mat par la question. Cet entretien me fait réaliser que le spectacle ne fait pas assez la différence entre le petit groupe chez soi dans l’intime, qui est sur scène, et le public collectif qui doit se poser la question, alors que ce n’est pas la même chose. Il y a des questions publiques, mais traitées dans l’intimité familiale. Tout à coup, je me dis que le spectacle est en échec sur ce point.
J’ai rencontré une spectatrice qui se définissait comme pacifiste, pour laquelle ce spectacle avait eu un rôle de révélateur. Pour elle, le public faisait consensus contre le fasciste. A ses yeux, si le public avait eu des armes, il aurait tiré. Vous en pensez quoi ?
Alors moi, pendant cette scène, je me mettais surtout à la place de l’acteur qui était en train de jouer, et j’avais de l’empathie pour le moment horrible qu’il devait être en train de vivre. Je me suis identifiée à lui. J’aurais pas tiré si j’avais eu une arme. Mais vu la réaction, c’est sûr que des coups auraient été tirés. Par contre, il n’y avait pas de consensus. Moi j’étais assise au milieu et je voyais bien qu’une partie du public se levait et criait, alors que l’autre était en mode « Oh vous faites chier, arrêtez de faire du bruit, on veut voir le spectacle jusqu’au bout ». Ce qui est sûr, c’est qu’il y aurait eu une guerre civile parmi les spectateurs, entre ceux qui tirent et ceux qui les auraient empêchés de tirer. Moi non, encore une fois parce que je m’identifiais avec l’acteur. Je me disais, comment m’indigner contre ce spectacle sans faire du mal à cet acteur ? Et là, on est dans la limite du théâtre quoi, on regarde ça comme un discours fasciste, mais aussi comme un jeu, dans le sens d’un game.
Quelle est l’intention politique de cette scène selon vous ?
Alors moi je cherche toujours, mais vraiment toujours, à comprendre les idées politiques d’un auteur d’une pièce en la regardant. Je sais pas si c’est bien de faire ça ?
Tout est bien.
Alors je me disais toujours, mais quel est point de vue de l’artiste sur tout ça. Il nous donnait aucune réponse. Il y a beaucoup de tension quand le fasciste se lève et je me suis dit : « Là le point de vue de Tiago Rodrigues va apparaitre ». Et c’est ce qu’il s’est passé. Tiago Rodrigues nous dit très clairement : « Si on agit pas contre le fascisme, il va se passer exactement ça. Vous voyez ce que vous vivez, là maintenant, dans vos corps, à rester assis et impuissants face à ce discours, et bah ça va arriver. Alors je vous ai montré deux pôles, deux positions possibles. Vous public, maintenant, qu’est-ce que vous voulez faire ? ». C’est un discours qu’on entend souvent : « Est-ce que vous voulez supporter encore ces mots ». Pour moi, il n’y a aucun doute sur le fait qu’il prend le parti de la mère. Et il nous emmène avec lui, les gens hurlaient, certaines étaient prêtes à monter lui casser la gueule. Je pense que Rodrigues, d’un certain sens, il réussit le pari de l’intelligence collective. Mais aussi, en nous réunissant autour d’une violence, que beaucoup n’assumeraient pas dans leur vie, il réussit à transgresser un tabou méga-fort de notre société.
Tout le spectacle vise à convaincre le public du point de vue la mère ?
Oui, sans aucun doute. Tout le spectacle dit : « Les mots sont dangereux. Qu’est-ce que vos corps peuvent faire contre ces mots ? ».
Diriez-vous que le spectacle a modifié votre avis sur la légitimité de la violence politique ?
Non, elle était déjà tranchée je pense. Je suis pas sûre. C’est peut-être ce qui est un peu désolant. On est un public relativement accordé, avec des nuances, mais franchement, y a‑t-il une seule personne de droite, ou conservatrice dans le public de Vidy ?
Tout dépend où tu traces la ligne de la droite.
C’est sûr. Bon ça m’a fait quand même changer d’avis sur ce que je disais avant : la liberté d’expression, il faut la réguler.
Comment comprenez-vous l’influence de votre trajectoire personnelle dans votre expérience du spectacle ?
Oui à deux mille pour cent. Il y a une chose qui m’a profondément touchée, c’est le rapport à la tradition. La tradition au sens de comment des idées ou des rituels nous mettent ensemble et nous donnent une conscience collective plus qu’individuel. Je trouve qu’être au théâtre, ça fait ça. Mais là ou Tiago Rodrigues a tapé juste, et c’est lié avec le fait que je suis d’accord de tuer des fascistes, c’est que l’acharnement des personnages, comment ils sont butés sur leurs convictions, tout ça montre qu’aujourd’hui, on est plus habitués à être un, à être une partie d’un groupe, c’est quelque chose qu’on a perdu politiquement. C’est quelque chose qui existait avant grâce à la foi, les rituels, les chants, les danses communes, les vêtements communs, les arts communs, la bouffe traditionnelle, tout ça nous liait. Moi j’ai énormément la nostalgie de ça, pas d’un monde dogmatique et unifiant, mais du fait d’être reliés à des origines ou des idées qui construisent une conscience collective, sentimentale. Et j’ai trouvé très beau le fait que dans le spectacle, l’idée politique soit le liant profond de la famille comme communauté, idéologique. On représentait le fait d’avoir quelque chose de fort en commun. C’est pour ça que je crois pas à la révolution à notre époque. On arrive plus sur terre avec une conscience qui nous permet d’arriver à la révolution. La révolution des corps, le fait de mourir pour des idées, c’était plus accessibles quand on était liés.
Tout ça vous le situeriez dans la fiction racontée, ou dans ce qu’il s’est passé sur scène ?
De la fiction, parce que c’est vraiment une histoire qui porte tout ça, presque une fable. Je sais pas si je réponds à ta question, bon je sais qu’il n’y a pas de bonne ou de mauvaise réponse.
Vous arriveriez à imaginer d’autres expériences de ce spectacle ?
Bah oui, surtout parce que j’en ai parlé beaucoup avec une amie qui a détesté. Pour elle, le spectacle ne faisait qu’accuser le spectateur. Elle s’est sentie mise face à un dilemme, pur et dur, absurde, sans réponse, autour d’une question atemporelle. Elle trouvait que tu sortais du spectacle convaincue et désespérée par les mêmes choses qu’avant, sans avoir eu aucune proposition pour sortir du dilemme. Elle disait qu’elle trouvait ça très dangereux, parce que, comme on est là au théâtre à s’exciter contre un politique, ce qu’on peut jamais faire parce qu’ils sont loin de nous, et elle disait que le but avant du théâtre c’était de calmer le peuple pour qu’il se défoule et devienne bien sage dans la vraie vie politique. Et pour elle, ce théâtre fait ça. Il fait le jeu de l’extrême-droite. Elle disait que ce spectacle poussait les spectateurs à se défouler, alors qu’on devrait pousser les citoyens à se défouler, dans la vraie vie. Je trouvais qu’elle avait quand même raison et j’étais un peu emmerdée.
C’est l’argument selon lequel l’art politique pacifie les combats en créant des représentations ou des défouloirs pour les antagonismes de la société.
Ah je connaissais pas, mais oui c’est intéressant. Et c’est pas faux. Mais c’est un peu facile quand même.
Entretien n°10
Homme / 39 ans / Commercial / Va rarement au théâtre
Rapidement d’abord, avez-vous apprécié ce spectacle ?
Je ne sais pas trop comment répondre, c’est pas facile comme question. Je n’ai pas trouvé ça très beau. Esthétiquement, c’était un peu plan-plan, mais par contre c’est une vraie expérience. C’est un spectacle qui te prend très vite avec lui vu que c’est un débat, sur une vraie question, une question de société quoi. C’est difficile de ne pas s’impliquer dans le truc qu’on te propose, t’as forcément un avis, tu connais des gens qui ont un avis. C’est vraiment la fin que je n’ai pas aimée en fait.
Est-ce que vous pourriez me résumer le spectacle ?
Oula, d’accord. Bon je vais pas tout faire hein, mais en gros ça raconte un repas de famille qui tourne au drame, dans une famille très particulière. Je me souviens plus exactement du truc, mais en gros la grand-mère a été tuée par un fasciste au Portugal, parce que ça se passe au Portugal, et depuis la famille a décidé de prendre son nom, les filles comme les garçons s’appellent toutes Catarina, et de tuer plein de fascistes pour se venger de cette mort. C’est un peu le crime originel quoi, le Jardin d’Eden. Alors bref le spectacle raconte un meurtre qui foire, parce qu’il y en une qui désobéit, qui dit genre que si on commence à tuer on devient des barbares nous-mêmes. Tout le spectacle tourne autour de cette question : jusqu’on peut-on aller pour ses idées. Et puis bref ils discutent, jusqu’à une fusillade à la fin qui permet au fasciste de prendre la parole et de faire un discours qui ressemble texto à ce que dit le FN, genre un peu ces nouveaux mecs du FN là, tout propres sur eux. Et puis l’idée c’est que le public doit lui crier dessus pour qu’il arrête et là c’est devenu vraiment bizarre. J’ai pas encore beaucoup de recul, mais je sais pas trop quoi penser de cette fin.
Pendant la première scène d’exécution manquée, qu’avez-vous ressenti ?
La première fois où elle veut tirer ? Je sais pas. Dès le début tu comprends que, quand même, c’est des gens vraiment admirables. Il y a cette histoire, c’est forcément un peu perturbant, qu’ils ont tous le même nom, enfin tous et toutes du coup, mais après on s’y fait, c’est juste un truc de théâtre, même si ça fait quand même un effet assez fort de voir des hommes jouer des femmes dans ce contexte. C’est assez beau physiquement. Mais enfin bref ce qui s’installe, bah c’est surtout de l’admiration, en tous cas pour moi. De l’admiration parce que c’est des gens qui vivent à fond leur conviction, sans pour autant être insupportables, on en connait des comme ça hein, eux ils sont dans leur petite routine, ils dinent et cultivent leur jardin, et en même temps bah ils réduisent un peu plus chaque année la propension de fascistes sur terre quoi. Dans le vrai monde, si toutes les familles faisaient ça, genre juste un par année, on aurait plus de problème de fascisme (rires). Voilà du coup j’étais plutôt admiratif de ça, ça me donnait envie d’avoir une autre famille que la mienne, et du coup après évidemment, ils se déchirent et tout, et là tu te déchires avec eux.
Vous vous êtes senti proche de la famille ?
Oui beaucoup, enfin c’est surtout le début qui m’a marqué. Il est quand même assez fort pour installer un univers, avec toute cette histoire de repas, l’ambiance du sud, les robes. C’est vraiment charmant. Même quand ils commencent à s’engueuler autour de cette histoire de téléphone, parce qu’un des kidnappeurs a oublié de le jeter, ça reste crédible. Mais petit à petit ça bascule vers de la réflexion beaucoup plus philosophique, et là j’ai un peu perdu cette proximité avec eux. C’est moins une histoire quoi, tu passes en mode réfléchir. Je crois qu’au bout d’un moment j’ai arrêté de les considérer comme des personnages, c’était vraiment juste des gens qui portaient des idées.
Vous diriez que vous avez ressenti de l’empathie pour le fasciste au début de la pièce ?
Non je crois pas. Ou peut-être un peu. C’est vrai qu’il est là tout le long, j’avais déjà oublié. En même temps il dit rien, je pense que le spectacle veut que tu te demandes : « Qui c’est ce gus qui regarde ? ». Ou peut-être que tu aies plein de temps pour regarder le bourreau, enfin non la victime, que tu aies le temps de la regarder dans les yeux. C’est pour ça que je disais peut-être un peu. Quand même c’est un gars qui va se faire tuer, même si c’est une ordure et tout, et que je suis d’accord avec eux qu’il faut moins de fascistes dans le monde, bah voilà, y’a un truc humain que tu pourras jamais enlever. C’est comme les condamnés à mort, même si c’est des pédophiles ou des tueurs en série. Oula, c’est vraiment pas agréable de réfléchir à ça, qu’est-ce qu’il nous fait pas dire ce spectacle (rires).
Vous n’avez rien dit d’étrange. Justement, certains spectateurs m’ont dit que le spectacle portait un propos étrange sur la peine de mort. Vous en pensez quoi ?
Ah oui bah moi je me suis demandé aussi. Catarina, c’est un bourreau. Toute la pièce, c’est une exécution. Je pense que c’est un peu comme les histoires de guerre. Au final, ça parle pas d’une condamnation à mort, ça part d’un meurtre comme pendant une guerre politique. On peut pas dire que les soldats condamnent les autres soldats à mort. Quand les gens sont engagés dans les extrêmes, extrême gauche contre extrême droite, c’est la guerre. Dans une guerre, on perçoit le meurtre différemment que dans un tribunal. Mais au final, moi ce qui m’a dérangé un peu, c’est qu’on assiste effectivement à la préparation d’une exécution de sang-froid, mais que tout le monde trouve ça normal. T’imagines si le spectacle c’était à l’envers, à propos d’une famille de fascistes qui veulent tuer un black ou un homo ? Ou juste une exécution dans une prison comme dans The Green Line. Personne supporterait de regarder ça. On trouverait ça inhumain. Et on aurait raison hein. Mais ça c’est un truc qui m’interrogeait pendant le spectacle : pourquoi tout le monde accepte ça sans hurler à l’inhumanité ?
Vous diriez que lutter contre le fascisme, c’est entrer dans les extrêmes ?
Non, bien sûr que non. Mais tuer des fascistes oui, quand même. En tous cas dans une démocratie. Tu vois, à l’époque d’Hitler, ou on pourrait à l’époque de leur grand-mère, pour parler du spectacle, c’est différent. Tout le monde veut tuer des fascistes, parce que c’est une force d’occupation.
Comment avez-vous vécu le débat global entre les personnages ? Le moment où ça devient plus philosophique ?
Bah c’est ce que je disais tout à l’heure, comme une discussion autour d’une table, sauf que c’était des acteurs qui parlaient bien, qui déclamaient quoi. Peut-être que l’idée c’était d’évoquer un peu les tribunaux, genre les concours de speech entre avocats, ces trucs-là. Je pense que c’est très intellectuel, mais pas dans le mauvais sens du terme, dans le sens où il y a deux positions, avec chacune des arguments pertinents. Le truc, c’est qu’à la fin le spectacle décide un peu de qui a raison quand même.
Qu’est-ce qui vous fait dire que le spectacle décide ? Et qui a raison ?
Bah la mère. En tous cas c’est mon interprétation. Je dis pas que je suis d’accord, je dis que c’est ce avec quoi le spectacle est d’accord. Mon interprétation, c’est que la fin c’est : « Elle l’a pas tué, du coup vous devez l’écouter dire des horreurs ». Sous-entendu : elle aurait mieux fait de le tuer. Sous-entendu de tout ça : si on tuait les fascistes, on aurait la paix. L’idée que le dernier discours dure aussi longtemps, c’est ça quoi. On a pas l’habitude d’entendre tout un discours en entier, sauf si t’es d’extrême-droite forcément. Moi en tous cas, qui suis pas de gauche gauche, mais sûrement pas d’extrême-droite, je les écoute jamais. On a toujours les médias qui sélectionnent trente secondes polémiques de Trump qui a dit ça, ou de Blocher qui a dit un truc raciste, mais on est jamais dans le parterre pendant vingt minutes.
Vous aviez l’air d’être en désaccord avec le projet politique de cette fin ?
Oui ça m’a gêné. Ou en tout ça m’a posé des questions. Disons que si tu réduis tout à tuer ou ne pas tuer, c’est trop facile. Si on était en résistance sous l’occupation, comme je disais avant, ok pas de problème, c’est kill or be killed. Sauf que c’est pas notre situation, et qu’en fait on vit dans des démocraties. Si le fascisme s’exprime, c’est parce que y’a vingt pour cent de gens qui votent à l’extrême droite. On sait que voter à l’extrême-droite, ça ne veut pas dire être un SS, c’est aussi beaucoup des gens qui sont déçus par la gauche. Mais sans vouloir caricaturer, si tu montres sur scène un discours qui ressemble beaucoup à ce pour quoi les gens votent aujourd’hui, tu te moques des gens. Mais plus que ça en fait, parce que tu le montres à l’intérieur de ce truc de « Vous voyez, on aurait mieux fait de le tuer ». T’imagines des gens, genre du peuple fâché quoi, qui voient ce spectacle et ce sous-entendu que peut-être il faudrait tuer les gens pour qui ils votent ? C’est par la démocratie qu’il faut convaincre. Là, c’était difficile par moment. Du coup, pour toutes ces raisons, je dirais pas que j’ai aimé ce spectacle.
Justement, est-ce que vous pourriez me raconter comment vous avez vécu la scène du speech, comment a réagi le public ?
Je l’ai vécu en me posant justement les doutes dont j’ai parlé. Au début, je pensais qu’il n’y aurait pas de fin, puis j’ai compris très vite qu’on attendait que le public réagisse. C’est vraiment le but de cette scène, je sais pas comment dire, tu le sens quoi. Alors après, j’ai aussi vite compris que c’était très radical, très binaire. Je pense que ça voulait en partie tester les limites des gens. Les gens se sont attachés à toute cette famille et à cette histoire, et devant eux il y a le meurtrier. C’est peut-être un peu la scène du début, enfin l’histoire de la grand-mère, mais en miroir. Il y a encore une fois une Catarina tuée par un fasciste, dix Catarinas même, et c’est à nous de réagir ? Qu’est-ce qu’on va faire ? Mais je suis pas sûr que le pari soit réussi, parce que les gens n’ont pas crié bien fort franchement. Tu sentais un peu de « Bouuuu », ou quelques cris genre « Ta gueule », mais je pense qu’on était tous en train d’attendre ce qui allait se passer. Comme on attend la scène d’après au théâtre. Je crois qu’aujourd’hui les gens au théâtre sont très coincés et qu’ils n’osent pas trop réagir, surtout ici c’est pas la culture [NB : en Suisse]. Moi personnellement, je n’ai rien fait. Je trouvais ça gênant, je vois pas pourquoi il aurait fallu faire ça, c’est comme devant un film quoi. Par contre, j’ai clairement arrêté d’écouter. Une fois que t’as compris où ça va, c’est bon.
Vous diriez que le spectacle a changé votre perception de la violence politique ?
Non pas vraiment. Tu veux dire, mon avis sur la question de tuer les fascistes ? Non non, ça rejoint ce que je disais avant. Pour changer de disque, je comprends qu’on ait envie de casser la gueule des fascistes, et vraiment j’ai pas de problème avec le fait que des extrémistes, sans le dire méchamment, aillent casser du nazi, voire en tuent, pourquoi pas. Mais pour moi c’est une question un de contexte et deux de taille. Un de contexte parce qu’est-ce qu’on vit sous l’occupation, est-ce que les nazis nous menacent directement, je veux dire nos vies ? Dans ce cas-là, oui d’accord. Deux de taille parce qu’à l’échelle de toute la population d’une démocratie, la question posée en termes de meurtre n’a pas de sens. Je veux dire, on va pas tuer vingt pour cent d’électeurs de l’UDC quoi.
Entretien n°11
Femme / 37 ans / Employée puéricultrice / Va rarement au théâtre
En deux mots, avez-vous apprécié le spectacle ?
Oui et non. Oui parce que je reconnais qu’il y avait quelque chose d’objectivement très réussi, par rapport à ce qu’on peut voir d’habitude, au théâtre ou au cinéma, ça posait des vraies questions, ça avait une manière de poser des questions très intéressante. Par contre, j’ai trouvé ça un peu long, et surtout j’ai eu beaucoup de mal avec le public en fait. J’ai vécu ça avec un gros sentiment de malaise, qui a duré quelques jours pour être sincère, mais j’imagine qu’on va en parler.
Vous pourriez me résumer l’histoire du spectacle ?
Donc plutôt ce que je pense du début ? Bah, dès le début, c’est une famille de gens qui en fait portent un héritage, parce que leur grand-mère a eu une de ses amies tuées par son mari, le mari de la grand-mère, et qu’elle l’a vengée en tuant son mari. Alors depuis tous les membres de la famille s’appellent Catarina, comme la victime, et ils butent un mec d’extrême-droite chaque année, genre un membre d’un parti au Portugal, type FN ou UDC. Le fait qu’ils s’appellent tous pareil et qu’ils soient habillés en femme, on sent bien qu’on veut nous dire quelque chose, mais ça rend tout ça très burlesque. Moi, j’avais du mal à les prendre au sérieux, jusqu’à que ça commence à parler de pistolet et d’exécution, et là ça devenait d’un coup plus l’angoisse. Franchement, ça foutait les boules. C’est clair que c’est voulu, mais waow, l’autre là, elle était bien fanatique. Mais en fait je pense aussi que ça faisait peur, parce qu’une partie du public à mon avis était sympathique avec ça, approuvait ça. Et ça s’est aggravé au fil du spectacle en fait, je sentais bien que les gens avaient de la sympathie pour eux, même si en fait ils étaient dangereux, je pense que c’était vraiment ça qui explique mon angoisse.
Comment avez-vous vécu cette première scène d’exécution ?
Moi je savais qu’elle allait pas tirer, parce qu’un pote me l’avait dit. C’est lui qui m’a conseillé d’aller voir cette pièce en fait. On avait parlé pas longtemps avant de ces questions. En fait c’était un débat dans sa cuisine, sur Extinction Rébellion et les autres mouvements écologistes à Lausanne. On se demandait s’ils étaient vraiment non-violents, où commence et où s’arrête la violence. On était pas d’accord.
Vous étiez de quel avis ?
Je disais que ça restait un mouvement violent. C’est pas forcément que c’est grave, ou que c’est moralement injuste, mais je disais qu’il fallait arrêter de se revendiquer « non-violent » quand tu casses des panneaux publicitaires, ou que tu empêches des gens d’aller au travail en bloquant les routes, c’est aussi de la violence. C’est peut-être mon éducation, mais moi, même ça, j’ai du mal à l’accepter en fait. Je suis pas climato-sceptique hein, mais je crois qu’il faut convaincre les gens par la discussion et par la raison, sinon tu divises toujours plus la société.
Ces réflexions vous ont traversé aussi durant la première scène d’exécution ? Vous aviez envie qu’elle tire ?
Oui on a envie qu’elle tire, c’est sûr. Bah, parce qu’il faut que ça se fasse, c’est dans l’ordre des choses, c’est ce que fait cette famille depuis toujours, et ça a du sens. On est un peu avec les parents, qui regardent l’oiseau s’envoler du nid et sont là pour l’aider. On se dit que c’est normal qu’elle soit stressée, mais que ça va bien se passer. C’est pas contradictoire avec ce que je disais, c’est pas parce que j’avais envie qu’elle tire que forcément je trouvais ça moral. C’est aussi qu’on regarde une histoire quoi, une fiction, et on a envie qu’elle tire pour que l’histoire avance, qu’elle soit trépidante.
Vous vous êtes sentie proche de certains personnages ?
De la fille justement, de Catarina. C’était vraiment le personnage très courageux, qui est complètement tiraillée par ses convictions d’un côté et la pression familiale de l’autre. Je comprenais vraiment dans quelle position elle se trouvait. C’est pas que ma famille me met la pression pour tuer des nazis hein (rires), mais je pense qu’il y a un truc d’universel dans cette pression, auquel tout le monde peut s’identifier. La norme, ce qu’on attend de toi, ça peut être très puissant, ça peut vraiment briser quelqu’un. On sent qu’elle lutte pour ne pas être broyée dans l’engrenage. Ce côté héroïque qui va jusqu’au bout, elle le porte bien.
Vous avez ressenti de l’empathie pour le fasciste ?
Oui un peu. J’imagine que tout le monde a dit non à cette question hein ? Faut pas sous-estimer la capacité des gens à dire ce qui les fait paraitre respectables. Si tu travailles sur l’empathie, je pense que faut considérer ce biais. Bon après, qu’est-ce que ça veut dire l’empathie ? En tous cas moi, j’ai ressenti de la compassion. C’est un prisonnier, et on le regarde qui attend de voir son destin. Qu’est-ce qu’il doit se dire ? C’est un des trucs où j’étais le plus dans la fiction je pense. Je le voyais vraiment comme un pur personnage quoi. Pour être exacte, j’étais convaincue que c’était un figurant, genre un lausannois casté random qui devait pas dire une ligne, un pur corps. Et parce que je pensais ça, la fiction me prenait. À la fin, quand j’ai compris que j’avais tort, le spectacle était passé à tout autre chose. Il était plus question d’empathie. C’est clair que pendant la scène du meeting là, t’as pas d’empathie.
Vous pourriez me raconter les moments du spectacle durant lesquels vous avez ressenti le plus d’émotions ?
Je pense que c’est deux acteurs qui m’ont vraiment touché. Le truc vraiment touchant, je trouve, c’est le grand-père. En fait le grand-père, c’est le seul qui n’agresse pas Catarina, qui lui met pas une énorme pression. Alors il veut qu’elle tire, il est un peu là « Mon dieu qu’est-ce que j’ai fait pour avoir une petite-fille lâche ? », mais il le dit jamais, c’est ça qui est très puissant. Autant la mère et la petite-sœur sont en mode psychopathes abusives, autant lui pense comme elle, mais l’aborde avec douceur. Au milieu du spectacle, on apprend par un coup de téléphone qu’il est condamné. D’un coup on sent qu’il prend énormément de recul, qu’il a de la distance. Il va aborder la question du meurtre sur un mode plus pacifique, comme quelque chose qui a une importance dans une histoire qui les dépasse tous. Je crois que ça pose la question de la transmission. Alors il vient et il lui parle des oiseaux, ça m’a beaucoup touché. Ma grand-mère est malade en ce moment, et voilà sans faire du mélo, on vit les derniers moments. Alors je crois que j’étais particulièrement fragile à cette question.
Et le deuxième acteur ?
Ah oui, l’autre qui m’a émue, c’est celui avec le casque, qui met la musique. Il dit pas grand-chose, à mon avis il est un peu autiste. Il est tellement replié sur lui-même et étrange que je me demande si l’acteur est pas aussi autiste. Tu sais toi ? En tous cas, lui il était plutôt touchant malgré lui. Il regardait la partie, sans commenter, comme nous. C’est le seul personnage qui ne met aucune pression sur Catarina pour tuer. Je pense qu’il est au-dessus, ou juste à côté de toute cette situation. C’est ce qui le rend poétique.
Vous avez été touchée par les deux personnages qui ne mettent aucune pression à Catarina.
Oui c’est sûr. Je pense parce que c’est elle qui me ressemblait le plus (rires).
Comment avez-vous vécu le débat entre Catarina et sa mère ?
Franchement tout le spectacle est un débat, du début à la fin. C’est presque un exercice de style sur la polémique. C’est mis en abyme au début, avec le débat sur les végétariens. Mais je vois ce que tu veux dire, cette scène, c’est le clou du spectacle. Disons que c’est un moment d’échec. Au final, Catarina finit par céder, elle n’a pas la force mentale de résister à sa mère. Quand on voit la tempête de critiques qu’elle se mange, on peut pas vraiment lui en vouloir. Cela dit, ça aurait aussi fait un beau spectacle qu’elle refuse jusqu’au bout. Je pense que l’auteur voulait faire un manifeste en hommage à ceux qui résistent à leurs pulsions de meurtre, mais qu’il a trouvé plus subtil de montrer un personnage qui cède plutôt qu’un personnage qui triomphe. Bah tu vois, on parlait d’empathie, à mon avis il s’est dit : « Si je la montre en train de craquer, les gens auront plus d’empathie, et ses idées seront plus attractives que celles de sa mère, qui a l’air folle ».
Pour vous Tiago Rodrigues prend position contre la violence ?
Oui. Au final, le spectacle dénonce l’impasse du discours sur la violence. Il te le fait même tout à fait ressentir, parce que ça reste une œuvre d’art quoi. J’ai bien pensé que la violence des coups de feu, parce que c’est une arme à blanc mais ça bombarde bien quand même ces trucs, elle sert aussi à ça, tes oreilles souffrent de la violence. T’as juste envie de plus jamais entendre ça, que ça s’arrête. Et on sait aussi que la violence n’a jamais été une solution. Dans l’histoire, les révolutions violentes ont toujours fini par donner naissance à des régimes violents. C’est un cercle qui s’engendre. Le spectacle nous détruit les oreilles pour montrer ça je crois, avec quelque chose de fataliste, avec lequel on est obligé d’adhérer. Catarina elle a résisté à la spirale de la violence, et du coup elle l’a subie, comme nous avec les balles à blanc. En gros, c’est pas un échec, c’est un martyr.
Comment avez-vous vécu la dernière scène ?
Alors là, c’est le moment où je vais être plus critique. Pour moi, c’était vraiment une erreur cette scène. Qu’est-ce qu’il se passe ? Le fasciste n’est pas mort, voire même on suppose qu’il a tué la famille, ou qu’un commando de police est venu le sauver avec des snipers et tout. Et puis le fasciste parle pour dire qu’il a survécu à cette famille horrible et tout. Et le problème de ça, c’est que nous aussi on trouve la famille inquiétante, mais le spectacle fait comme si parce que tu trouves la famille inquiétante, tu dois te sentir proche de lui. Enfin non, mais il prend le risque d’être interprété comme ça.
D’être interprété comme un spectacle qui pousse à s’identifier à un fasciste ?
Non pas exactement, mais en fait, il te met dans la position où tu ne veux absolument pas t’identifier à lui, donc tu pourrais regretter qu’il n’ait pas été tué. C’est absurde. L’idée à mon avis c’est que les gens auraient dû tous sortir, c’était la fin idéale que le spectacle espérait. Je pense qu’il y aurait eu une image de la résistance ensemble quoi, le refus d’écouter. Hop, on se lève et on se casse (rires ; NB : référence à Adèle Haenel aux Césars 2020). Mais ce n’est pas ça qu’il s’est produit. Je veux pas généraliser, mais ça a quand même beaucoup excité la violence dans le public. Les gens hurlaient, je me souviens du type à côté de moi qui avait le visage déformé par la haine franchement. Peut-être que je caricature un peu, mais il y avait ce côté bêtes sauvages qui prennent plaisir à humilier ce gars. Alors qu’on est dans un théâtre. Les gens franchement.
Vous disiez que le spectacle vous a laissé quelques jours dans un malaise ?
Oui oui, bah c’est justement de ça qu’il s’agit. C’est pas le spectacle, c’est les gens. Je crois que je me suis sentie piégée dans un truc très animal, j’avais l’impression de ne pas reconnaître les gens qui m’entourent. Enfin voilà, après on peut se dire que c’est à ça que servent les œuvres d’art hein, c’est pas à nous conforter, mais à nous déranger. Là, ça m’a dérangé dans ce que ça faisait naitre chez les autres. J’ai pas trouvé ça rassurant pour l’avenir de la société.
Entretien n°12
Homme / 33 ans / Cadre dans la fonction publique / Va rarement au théâtre
En deux mots, est-ce que le spectacle vous a plu ?
Bof. C’est marrant, j’ai parlé qu’avec des gens qui ont beaucoup aimé, du coup, ça fait pas longtemps, mais ça a déjà biaisé mon souvenir quoi.
Vous pourriez me résumer l’histoire du spectacle ?
C’est l’histoire d’une famille au Portugal, en 2030, qui lutte contre le parti de droite extrême au pouvoir. Je pense que c’est un masque des partis actuels, on les reconnait assez bien dans le discours. Quand le spectacle commence, on attend de la plus jeune fille de la famille qu’elle tire une balle dans un membre de ce parti, on ne sait pas trop quelle position il occupe. Ils l’ont capturé en fait, et on apprend après pourquoi ils le font chaque année. C’est un genre de meurtre traditionnel, mais très caché, très secret. Sauf qu’en fait, elle veut pas tirer, parce qu’elle est pas d’accord sur le principe. Et là commence plein de dialogues là-dessus, est-ce qu’il faut tuer, qui sont les vrais barbares, etcetera etcetera.
Vous n’avez pas l’air enthousiaste sur ce début de l’histoire.
Je sais pas, franchement, t’arrives là-dedans, l’intrigue elle est clairement loufoque dès le départ, bon ça je suppose que c’est le côté fable, et les personnages sont tellement, comment dire, vides, mais pas au sens où ils sont pas crédibles, ils sont très crédibles, c’est plutôt qu’ils ont l’air épuisés, au bout du rouleau. Quand le spectacle il commence, en fait, on a plutôt de la compassion pour eux je pense, moi en tous cas j’en ai eu, tu sens qu’une tragédie va s’abattre, tu sens que la famille, elle va exploser. Je pense que tu le sens dans des détails, comment la conversation ne prend pas par exemple, ou comment leurs costumes ne leur vont pas. A mon avis, dès le début, les acteurs se forcent à être dans le malaise, pour que le malaise soit communicatif, que le public aussi se sente pas bien.
Pourquoi le spectacle recherche ce malaise selon vous ?
C’est pas facile à dire. C’est mon avis, donc c’est subjectif. Je pense que c’est pour rendre le truc plus réel, enfin plus réaliste. Parce que c’est complètement loufoque, donc si tout le monde se sent en malaise, on admet que la situation ne tourne pas rond, et c’est plus crédible.
De quels personnages vous êtes-vous senti le plus proche ?
Je comprends la question, mais j’aurais du mal à dire l’un ou l’autre. Il me semble que c’était pas le but. Ça m’a rappelé des films juridiques, des huis-clos, comme Douze hommes en colère. Dans ce genre de polar, la personnalité des personnages est importante, mais pas complètement. Le truc central, ce sont les opinions, les avis émis. Et en fait leur personnalité explique ces avis, mais les personnalités servent surtout à rappeler qu’un avis n’est jamais neutre. Je sais pas si c’est clair ? C’est comme au début avec la question des véganes, ça sert pas vraiment à construire un personnage crédible de véganes. C’est une manière de faire entendre un avis vraiment radical « Il faut tuer ce fasciste » tout en rappelant que parfois cet avis vient justement de personnes qui sont radicales aussi sur d’autres choses, comme la question des animaux. Ça rappelle aussi que la radicalité est liée depuis toujours à la jeunesse. Après faut reconnaître une certaine subtilité, parce que la mère a cet effet aussi, mais justement pour dire que les avis les plus radicaux peuvent aussi venir des personnes plus âgées, qui sont radicales parce qu’elles ont un recul historique, qu’elles savent où les choses peuvent mener, par exemple au nazisme. D’ailleurs souvent nos grands-parents ont des avis plus radicaux que nous.
Qu’avez-vous pensé du traitement du véganisme dans la pièce ?
Rien de bien précis, franchement, ça m’a pas trop marqué. Je pense que c’était un clin d’œil à une génération très conflictuelle, très politique, mais aussi une manière de la montrer dans les situations ordinaires de la famille. Pour moi c’était ok, ça allait bien avec le reste. Il y a un effet « discours sur la société » qui était pas passionnant, mais voilà. Et puis ça caractérisait le personnage, comme je le disais.
Avez-vous eu de l’empathie pour le fasciste ?
Peut-être un peu. Je sais pas si c’est juste de parler d’empathie, mais en tous cas de la sympathie. Bon mais ce que tu regardes, c’est quand même toute une famille, tout un balai de discours quoi, mais qui se passe autour d’un truc central, qui est justement le personnage du fasciste. Et en fait au bout d’un moment, ça parlait beaucoup, et moi je le regardais surtout lui. Je pense pas que c’était la bonne attitude à adopter, parce que du coup j’écoutais pas tout, mais je pense que c’est lui qui a attiré mon attention. J’y pense seulement maintenant hein, mais je me demande quand même si c’était pas voulu. Ce qui est sûr, c’est qu’en fait je regardais l’acteur et comment il jouait le fait de ne pas jouer. Je me demandais à quoi il pensait, s’il écoutait les autres. Le personnage je pense qu’il écoutait les autres, pour savoir à quelle sauce il serait mangé. Bon, mais finalement, au bout d’un moment j’ai repris le fil du spectacle. Par contre, c’est sûr que, quand il commence à parler tout à la fin, tu prends une sacrée claque quoi. Je pense que de l’avoir autant regardé au début, ça m’a encore plus fait quelque chose. C’est un peu comme si je le connaissais pas, parce que j’ai passé un moment à me demander comment il vivait le truc. Et là surprise, c’est Donald Trump en fait. Moi qui l’aimais presque bien, comme on aime bien une victime quoi, le voilà qui s’apprêtait à faire des politiques monstrueuses etcetera etcetera. Bref, ça c’était le choc du spectacle quoi.
Durant la première scène d’exécution, avez-vous souhaité que la jeune Catarina tire ?
Je pensais pas qu’elle tirerait. Je pense qu’on le sait dès le départ. Bon la scène est très bien faite, et c’est vrai qu’on a un doute. Par contre, ça aurait pas été viable, de faire un truc pareil, ce serait revenu un petit peu à dire : « Bon mais en fait, démocratie ou pas, les gens avec qui vous êtes pas d’accord, vous les éliminez ». C’est pas un discours tenable, moi j’aurais eu du mal en tous cas. Et puis ça aurait pas été très intelligent.
Quel est le point de vue du spectacle sur la violence politique selon vous ?
Je crois pas qu’il défendait un point de vue. Justement, il essayait de rester intelligent et de ne pas trancher. Il y aura forcément des gens pour lui reprocher de ne pas prendre position. Mais au théâtre c’est le grand jeu de l’opinion publique. Tu sais pas ce que les gens pensent. Tu donnes de la matière à penser. On présente une situation, qui n’est pas résolue. Quand on fait cohabiter deux discours, forcément, on a le sentiment qu’on attend de nous une prise de position. Mais il y a des fois où on ne peut pas choisir. Pour moi c’est comme une expérience de pensée. Ah mais d’ailleurs, il y a un moment où c’est explicite puisque les personnages font l’expérience de pensée du train sur une table. C’est ce truc de : faut-il sauver une personne ou en sauver plusieurs ? Moi je connais aussi la version : « Faut-il pousser un homme du haut d’un pont pour bloquer le train et sauver dix hommes ou dix femmes attachés sur les rails ? ». Celle-là correspond mieux à la situation. Il s’agit pas de laisser mourir le fasciste, mais bien de le tuer. La question de l’intention est là pour amener de la complexité.
Vous êtes sorti du spectacle avec quelle opinion sur la violence politique ?
Je suis sorti du spectacle avec le sentiment que les divisions dans la société allaient s’accentuer. C’est un sentiment que j’avais déjà avant le spectacle. C’est difficile de se positionner après le spectacle je trouve, d’ailleurs c’est difficile d’avoir la bonne réponse à l’expérience de pensée du train. Oui, bien sûr, mathématiquement c’est évident, il faut tuer une personne pour en sauver trois. Après, on pourra dire : « Oui, mais si on connait personnellement la personne ? ». Bon et il y a des limites à l’application de l’expérience de pensée, si je tue aujourd’hui un petit politicien de l’UDC, est-ce que je sauve vraiment des gens ? Qui je sauve aussi ? Parce que c’est pas les suisses blancs hétérosexuels qui sont en danger avec le fascisme, sauf s’ils désobéissent bien sûr. Bon mais pour répondre à la question, je sors avec la conviction que personne ne doit être tué pour ses idées, parce que ça ouvre la porte de la tyrannie, mais que les personnes qui sont arrivées au bout de leurs idées et qui ont planifié la mort des autres, là la violence peut être légitime. Au final, si je suis sincère, j’ai l’impression que c’est l’Histoire qui décide, et qu’on ne peut pas prévoir. Tout est relatif hein.
Comment avez-vous vécu la scène finale, quand le fasciste prend la parole ?
Comme une énorme surprise. Déjà c’est vrai qu’il y a la violence des coups de feu avant, qui disent vraiment : « Ok cette partie du spectacle est terminée, on passe aux choses sérieuses ». C’est un truc, ça te réveille d’un coup quoi. Le bruit est beaucoup trop fort. Heureusement que j’ai pas emmenée ma grand-mère voir ça. Quoique, elle est plutôt sourde en fait (rires). Bon mais plus sérieusement, je crois que ça m’a fait un peu mal de voir ce gars prendre la parole, mais au bout d’un moment seulement. En gros, je m’étais un peu attaché lui. Je me disais : « Il est peut-être pas si horrible que les autres le disent ». Quand il commence à parler, on se dit : « Oui, bon ok, il est de droite ». Je vais buter tous les gens qui sont de droite. Ma mère est de droite quoi. Puis ça monte en intensité, il commence à dire que les meufs qui se font violer l’ont bien cherché. Alors il le dit pas comme ça, mais tu sens que c’est ce qu’il pense. Pareil, il dit des trucs du genre « On ne touchera pas aux droits des homosexuels », mais tu sens qu’il en pense pas moins. Le discours est quand même bien écrit, c’est beaucoup des allusions, des double-sens. En tous cas, il y a aucun doute sur les idées du type, mais il est pas immonde.
Et comment décririez-vous le comportement du public ?
J’ai entendu dire qu’un soir quelqu’un était monté sur scène pour frapper le gars ou je sais pas quoi. À mon avis, ce que cette fin cherche à faire n’est pas clair. Moi j’ai commencé par me taire, parce que tu penses qu’une autre scène arrive après, tu te dis « Bon ça ne va pas finir comme ça », et au bout d’un moment, après dix minutes, tu comprends que si. Le public a un peu hué, ou crié des trucs en espagnol, mais il s’est pas passé grand-chose de rocambolesque. J’ai hésité à sortir. La vieille à côté de moi est sortie. En réalité, je ne suis pas sûr que le but c’était que le public réagisse. Je crois, mais c’est encore juste mon interprétation, que le spectacle veut nous faire revivre le dilemme intérieur de la jeune Catarina : tuer ou ne pas tuer. Sauf que l’échec de ce truc, c’est qu’évidemment personne ne va tuer l’acteur, parce que tout le monde sait que c’est pour de faux. Alors ça aurait été beaucoup plus classe que ça finisse en silence. Je sais pas, il vaut mieux un silence lourd de sous-entendus, où tu sens que tout le monde digère une claque, il vaut mieux ça qu’un pauvre spectacle de contestation pas du tout convaincue (rires). Bref, je suis pas sûr que ce soit politiquement très réussi toute cette histoire.
Arrivez-vous à imaginer une autre expérience de ce spectacle que la vôtre ?
C’est pas facile comme question. Je sais pas. J’ai l’impression, ah oui ça c’est un truc que je voulais dire aussi, j’ai l’impression que ce spectacle prêchait aussi des convaincus. Le public de Vidy c’est plutôt des gens qui votent socialiste. Bon c’est pas toujours vrai, mes parents vont à Vidy, moi aussi d’ailleurs. Mais dans l’ensemble, c’est un peu facile de prendre quelque chose de très extrême, comme le fascisme, et de le jeter en pâture à un public de citadins. Avec le libéralisme, et un discours du type Emmanuel Macron, là ça aurait été plus grinçant : « Faut-il tuer un libéral ? ». Bon, mais je pense que tu peux pas te permettre de faire un truc du genre au théâtre.
Entretien n°13
Femme / 48 ans / Chômeuse / Va régulièrement au théâtre
Pour commencer, diriez-vous que vous avez aimé le spectacle ?
Alors moi je vais pas souvent à Vidy, même si je suis pas complètement nulle en théâtre. Sur ce coup-là oui, j’ai plutôt aimé, même si la langue rendait ça difficile à suivre honnêtement.
Pourriez-vous me résumer le spectacle ?
Le début c’est très théâtre-théâtre, bon tout le spectacle en fait sauf la fin qui est quand même beaucoup plus intéressante, en tous cas moi je l’ai trouvée mieux que le reste. Et le début, bon c’est un peu la présentation de la famille, alors c’est quand même beau au niveau de la scène, il se passe plein de choses. On découvre un peu la galerie des personnages qui parlent les uns après les autres, on a la sensation de quelque chose qui manque de naturel, mais je pense que c’est voulu. Tous, sauf l’héroïne parce qu’elle est pas encore rentrée sur scène, tu sens qu’ils échangent mais qu’ils s’écoutent pas vraiment.
Vous pourriez décrire cette sensation éprouvée par rapport aux personnages ?
En tous cas, tu sens qu’ils sont à un repas de famille et qu’ils sont, bah, comme on est à un repas de famille quoi. T’es un peu content de voir les autres, mais t’as quand même déjà envie de rentrer chez toi, parce qu’au fond t’as pas grand-chose à partager. Et eux, le truc qu’ils ont à partager, il est un peu chelou. Cette histoire de meurtre rituel là, au début t’es pas censé le savoir, mais moi j’avais lu la feuille de salle, donc je me suis douté que le type en costard était là pour se faire buter. En plus, y’a la nappe brodée où il y a écrit « No Pasarán », qui est un slogan contre le fascisme. Enfin voilà, le début du spectacle, c’est un gros poids quoi, une atmosphère très très lourde, et tu as un peu de la peine pour eux.
Pourquoi exactement ?
Parce que ça se voit qu’ils ont pas envie d’être là, et peut-être aussi qu’ils sont méga inquiets parce qu’ils font quelque chose d’illégal. C’est un sentiment très renforcé par cette histoire de téléphone sur écoute. Moi, ça m’a fait pas mal espérer que ça allait se résoudre, qu’on passerait à autre chose, qu’il y aurait une histoire qui avance dans le temps et tout. Mais en fait pas du tout, malheureusement pour eux, ça aura été leur dernier repas de famille.
Durant la première scène, avez-vous espéré qu’elle tire ?
Alors j’ai franchement espéré qu’elle tire. J’ai bien compris, en tous cas j’espère que j’ai bien compris, qu’elle tire pas pour que ce soit au public de choisir, mais voilà, le public il peut pas tirer. Mais elle aurait dû tirer, le spectacle aurait été plus cohérent, il aurait assumé son discours. Là, moi je pense qu’il a pas osé assumer son discours, mais si elle avait seulement pas tiré, sans la scène de fin, il aurait assumé le discours inverse : « Il ne faut pas tuer les fascistes ». Mais il finit par botter en touche, en ayant tout réduit à une question insoluble, tuer ou ne pas tuer, je trouve ça un peu lâche. Il aurait fallu qu’elle tire pour la cohérence de tout ça quoi.
Diriez-vous que vous avez ressenti de l’empathie pour le fasciste ?
Non, franchement pas. C’est difficile de ressentir de la sympathie pour quelqu’un qui ne parle jamais.
Vous pourriez me raconter les moments du spectacle durant lesquels vous avez ressenti le plus d’émotions ?
Je dirais que ce que je retiens c’est surtout la longue discussion entre la mère et la fille. La plupart des personnages ont des beaux moments quand même, et le décor aussi, même si c’est minime. Enfin, c’est plus dans l’évocation. Je connais un peu la campagne portugaise, le terroir de Braga, vers Porto. C’est pas qu’on nous la met devant les yeux, mais la scène avec la terre que l’autre retourne à la pelle et les oliviers, tout ça était touchant.
Le débat entre la mère et la fille vous a donc particulièrement touché ?
Ah oui pardon. Rien à voir avec la campagne, ce sont deux émotions différentes. Cette scène m’a marquée pour ce qu’elle ne dit pas plutôt que pour ce qu’elle dit. C’était un très bel exemple de ces échanges où tout est sous-entendu. L’émotion c’est le déchirement. Dans les formes, c’est une mère et une fille qui ont un désaccord politique, enfin militant, et qui s’attaquent l’une l’autre. Mais derrière on entend tout le déchirement, la révolte de la fille, qui est mortifiée de s’opposer à toute sa famille, même si elle a le courage de le faire. Et puis la mère qui est terriblement déçue, mais qui ne peut pas cesser d’aimer son enfant. C’est le genre de choses qui m’atteignent.
Vous preniez le parti de l’une ou de l’autre ?
C’est-à-dire dans ma tête ou dans la vraie vie ?
Je veux bien que vous détailliez la différence.
Je vis ma vraie vie dans ma tête hein (rires). En fait, bon, dans la vraie vie, plutôt le parti de la fille quand même. Pas grand monde ne peut défendre des méthodes d’assassinat, même si oui, je crois qu’il y a des situations où il n’y a pas d’autres solutions. Le spectacle m’avait un peu fait repenser à l’affaire Sauvage, une femme battue et violée, dont le mari avait violé les filles aussi, qui avait fini par tuer le mari abusif en question, Norbert je-sais-plus-quoi. Dans ce cas-là, qui m’avait beaucoup alerté, Hollande l’avait intégralement graciée. C’est un geste fort, ça veut dire : « Tu étais moralement juste de prendre un fusil et d’abattre ton mari ». Mais peut-on en vouloir aux persécutés de vouloir tuer les persécuteurs ? Surtout au théâtre, qui est comme le cinéma, une parodie de la vie ? Dans ma vraie vie, rationnellement, non, je ne défendrais jamais la planification intentionnelle d’un meurtre, même si on parle de la pire ordure. Dans ma tête, je peux le comprendre, voire même défendre vigoureusement certains meurtriers. Je pensais pas dire ça un jour.
Vous diriez que le spectacle vous a fait changer d’avis sur la question ?
Non, je pense pas, même s’il a forcément remué un peu des questionnements qui étaient déjà présents chez moi.
Quel est le projet politique du spectacle selon vous ?
C’est-à-dire ?
Vous avez dit tout à l’heure qu’il était un peu lâche de ne pas assumer son discours
Oui. Je crois que Catarina aurait dû tirer, la première ou la deuxième fois. Parce que là elle ne tire pas, sous-entendu, c’est à toi spectateur de tirer. Mais on me donne pas d’arme. Je suis pas la seule dans ce cas, je crois qu’on aurait aimé avoir un propos clair qui se dégage de tout ça. Je sais pas bien que c’est pas une obligation pour un artiste hein. Quel intérêt, cela dit, à montrer simplement un débat. Je crois pas que qui que ce soit ait appris grand-chose avant-hier. Dans le sens où ce débat on le connait à peu près. Bon, pour les jeunes, ça pourrait être super, mais alors là c’est l’inverse, je pense que le spectacle et trop compliqué pour elles et eux. J’aimerais bien avoir l’avis de très jeunes qui ont vu ça, avec le gymnase par exemple. Tu as eu des entretiens avec des ados ?
Pas encore, mais c’est prévu. Est-ce que vous arrivez à imaginer ce qu’un ou une ado a pu penser de ce spectacle ?
Non bien sûr, faudrait être un ou une ado. Ce que je veux dire, c’est que la question du spectacle, elle n’a pas une bonne réponse. Je comprends qu’on veuille tuer pour lutter contre le fascisme, ça s’est fait, et je comprends qu’on veuille refuser de tuer pour des idées, d’utiliser d’autres méthodes. En fait, la question profonde, c’est celle de la violence dans la société, comme la violence machiste. D’ailleurs le national-socialisme est machiste par essence. Est-ce qu’on tue les machos ? Non, mais ça peut arriver. Quelle est la meilleure solution ? La discussion, l’éducation, la pédagogie, mais c’est une solution de long terme. En tant qu’adulte, d’une manière ou d’une autre, on a été exposé à cette question, mais pas en tant qu’ado. Je pense que ça pourrait être une bonne porte d’entrée à ces questions. Peut-être même que ça peut politiser des jeunes.
Entretien n°14
Femme / 28 ans / Employée de commerce / Va régulièrement au théâtre
En deux mots, est-ce que le spectacle vous a plu ?
En un seul mot même : non.
On va détailler, mais d’abord, est-ce que vous pourriez me résumer le spectacle ?
Bah le spectacle raconte un meurtre qui doit être fait par une famille où ça tourne pas très rond dans leur tête. Moi c’est ma partenaire qui m’a trainée voir ce truc, parce qu’elle avait déjà vu un spectacle du metteur en scène, dont j’ai oublié le nom, voilà Tiago Rodrigues. De base, j’aime bien les trucs très politiques, mais quand c’est subtil. Mais bref, donc cette famille a une histoire très liée à l’antifascisme, mais pas au sens « d’antifa » comme sur Twitter aujourd’hui. Tout ça se passe dans le Portugal contemporain qui a vécu la dictature facho de Salazar, donc c’est une réalité populaire le fascisme, pur et dur. Il y a ce truc très queer où tout le monde porte des robes traditionnelles, les acteurs hommes cis comme les femmes, en hommage à la grand-mère. C’est un truc qui m’a plu au début, même à la fin, parce qu’on ne l’explique jamais, c’est politique et subtil, en plus d’être très beau, enfin, parce que ces robes sont très belles. Dans cette histoire, les jeunes de la famille doivent tuer chaque année un fasciste, enfin un homme politique de droite, je sais pas si on peut vraiment parler de fascisme. Sauf que cette année ça se passe mal, parce qu’il y en a une qui a un peu de jugeote et qui se plie pas à l’histoire familiale. La suite, bah tu la connais, après ils discutent, ils se font tous tuer et le mec tient son discours. T’as pas vu le spectacle ou quoi ? (rires)
Bien sûr, je demande aux enquêtés de résumer le spectacle pour comparer les versions, c’est intéressant ce que les gens choisissent de dire ou non.
Ok ouais, j’imagine que c’est intéressant. Mais disons que moi l’histoire que ça raconte, je m’en souviens pas très bien, enfin, je pense que c’était un peu une histoire prétexte pour parler du fascisme. Je crois que c’est ce que je reproche le plus au spectacle en fait : il prétend parler de la lutte antifasciste, mais il la romantise. Il la donne en spectacle. C’est un peu du Camus ou du Sartre, c’est très : « La littérature s’empare des grandes questions de philosophie ». Mais la réalité est toujours plus complexe. J’aime pas du tout Camus, parce que c’est pas subtil. C’est notamment un truc masculin : « Tuer ou ne pas tuer, telle est la question » [ton grandiloquent volontairement dérisoire]. Je crois qu’il écrase quelque chose. Par exemple, l’histoire de la grand-mère m’a beaucoup touchée, parce que tu sens que ça vient des tripes. Alors attends, je sais que la grand-mère et sa famille sont de la fiction, mais quand on se projette dans la grand-mère, il y a quelque chose de documentaire. Elle nous ramène à un monde où le fascisme était une réalité ordinaire. Chez sa famille, le meurtre est de sang-froid, donc les personnages sont juste des psychopathes, moi en tous cas je les ai perçus comme ça, et pourtant je suis sensible à la lutte contre le fascisme.
Donc pour vous le spectacle ne pose pas les conditions d’un débat pertinent ?
Non pas du tout, c’est une réduction philosophique, basée sur une situation irréaliste, et des personnages un peu fous et un peu vides. Le pire qu’il puisse se passer à mon avis, c’est que encore plus de gens sortent terrorisés par une supposée jeunesse « radicalisée » politiquement. Sans aller jusqu’à condamner fermement, parce que c’est un artiste et que je respecte ce qu’il a essayé de faire, je reconnais ce risque : faire des luttes politiques des clichés, autour d’expérience de pensées déconnectées de la réalité. Est-ce que les gens ne sortent pas du spectacle avec la peur que tous les jeunes qui sont dans les manifestations écolos deviennent des meurtriers politiques ? Tu vois ce que je veux dire, je grossis le trait, mais je trouve que c’est pas cool de suivre cette logique.
Selon vous, quel regard porte le spectacle sur la violence politique ?
C’est toute la question, on n’est sûrs de rien. Cela dit, je crois qu’il la condamne, mais qu’il le fait mal, justement pour les raisons que j’ai évoquées. Moi je pense que l’auteur veut écrire des personnages effrayants, sans nier la violence du fascisme, mais en critiquant aussi fermement la violence antifasciste. Mais moi j’ai parlé avec des gens, et bon bah voilà il y a plein de monde qui est en mode : « La pièce c’est un truc qui veut te faire réaliser le danger du fascisme blabla ». Tout le monde disait ça. Mais en fait je suis pas si sûre que ça. Quand t’y réfléchis, on le sent bien dès le début, ils sont quand même un peu cinglés, ils sont littéralement en train de tuer des gens au milieu d’un pic-nic quoi. La plupart d’entre elles et eux, quand ils parlent, ça se sent en fait qu’ils et elles sont cinglés.
À quoi est-ce que ça se sent ?
Je sais pas, c’est pas forcément facile à dire, je pense que c’est subtil dans le spectacle. Je pense que le spectacle fait en sorte qu’ils représentent différents types de folie. Il y en a une qui est vraiment en mode végane extrémiste, genre : « C’est la même chose de tuer un animal et un humain », je suis pas du tout anti-végane, mais je pense qu’on nous montre la ligne subtile où tes convictions te font perdre le sens commun, où tu disjonctes quoi. Il y en a un, le plus vieux, qui est plutôt dans la sénilité. Quand il parlait, je comprenais rien, je pense que c’est voulu. La mère aussi, je pense que c’est le cliché de la folle qui veut tout contrôler et qui supporte pas que ses enfants prennent une autre voie que la sienne.
Durant le débat entre la mère et la fille, vous avez donc pris le parti de la fille ?
C’est pas une question de parti à prendre, parce qu’en fait la mère est complètement irrationnelle, alors que la fille est juste saine d’esprit. Cela dit, la manière dont c’est écrit et mis en scène laisse à penser que non, que c’est un débat équitable, et à mon avis c’est à cause de ce moule « expérience de pensée » dont je parlais avant. En faisant semblant que c’est une expérience de pensée valide, on présente involontairement les deux points de vue comme valides, c’est ça qui est une erreur. Il n’y a que le point de vue de la fille qui est légitime. Par légitime, je veux dire qu’il est en dehors des deux extrêmes irrationnels de la violence : le fascisme et le meurtre antifasciste.
Donc selon vous, le spectacle prend le parti de la fille, mais il ne prend jamais clairement position ?
Voilà, et d’ailleurs la dernière scène le prouve. La dernière scène c’est un refus de choisir, un grand moment de « Débrouillez-vous les cocos, moi je me mouille pas ».
Qu’est-ce qui vous permet d’affirmer que le spectacle prend le parti de la fille ?
Franchement, ça se sent que c’est ce que pense l’auteur, mais qu’il a voulu faire quelque chose de plus ouvert à l’interprétation. Il fait tout pour la rendre sympathique, je veux dire la jeune fille, alors que la mère est clairement montrée comme agressive. Cela dit, je trouve qu’il n’en fait pas assez pour marquer la distinction. Alors bien sûr qu’en refusant de tirer, le personnage est sympathique et tout ça, et que c’est quand même ça qui permet au spectacle de nous faire réfléchir à « Est-ce que c’est juste ? » etcetera. Mais en fait je pense quand même que j’avais envie que ça tire pour une raison simple, c’est qu’on aurait vu la monstruosité que c’est. Voilà, c’est des personnages hyper dangereux et on les condamne. Dans le sens, ça aurait dissipé du flou et évité des questions.
Comment avez-vous vécu la scène finale, plus exactement le comportement du public ?
C’est marrant, parce qu’à mon avis Tiago Rodrigues ne s’attendait pas du tout à ça. Il y a quelques personnes qui sont sorties, une bonne partie qui n’a pas réagi, et quelques-unes qui ont essayé de jouer le jeu du public indigné, avec assez peu de succès si tu veux mon avis. Je crois qu’il n’a réussi à démontrer, ni que tout le monde allait faire bloc, ni que les gens allaient rester passif-passives comme des moutons-moutonnes. Et ce qui s’est produit s’est produit justement parce qu’il a tout réduit à deux pôles, dont l’un était trop radical pour être crédible. Les gens n’avaient certainement pas envie de s’imaginer en train de tuer le fasciste, parce que c’est absurde, mais en même temps, s’ils étaient d’accord avec la jeune Catarina, ils croient à la pédagogie, et c’est pas face à un meeting d’extrême-droite que tu réfléchis la pédagogie et le temps long de la politique vraiment politique.
Vous arriveriez à imaginer d’autres expériences que la vôtre ?
Ah oui c’est clair que tout le monde n’a pas vécu ça comme moi. Je pense que la politique réduite à des questions très binaires, ça plait à beaucoup de gens, ça leur permet de s’impliquer dans le truc. Tu sais, l’expérience des autres, je la connais pas. Mais moi je suis lesbienne, et dans mon expérience, tout est censé être politique. On passe sa vie à réduire ta vie à des questions politiques, tout ce que tu fais est supposément plus politique que les autres et tu es constamment en train d’entendre : « Ah t’es lesbienne, mais t’es pas végane, t’es vraiment pas cohérente » ou « Ah t’es lesbienne, mais t’aimes ci ou ça, t’es pas cohérente ». Alors j’ai développé un rapport complexe à ce qu’on appelle politique. Imagine une pièce qui dirait : « Voilà une lesbienne végane et une lesbienne pas végane, qui a tort qui a raison, regardons-les débattre ». Cette pièce serait une mauvaise pièce. Il est grand temps qu’on sorte de la binarisation de tout.
Entretien n°15
Femme / 56 ans / Employée médicale / Va rarement au théâtre
En deux mots, vous avez aimé le spectacle ?
Oui, plutôt. Enfin, oui et non. Je suppose que je vais devoir développer.
Effectivement. Vous diriez que le spectacle vous a raconté une histoire ?
Oui, c’est évident. Je sais bien qu’au théâtre aujourd’hui, ça a un peu disparu. En tous cas à Vidy et dans les lieux du genre. Il y a de plus en plus de danse, d’arts visuels, ou de trucs indescriptibles, qui valent pas toujours le coup d’ailleurs si tu veux mon avis. Mais alors oui, clairement, old school drama.
Vous pourriez me résumer cette histoire ?
C’est l’histoire de, il était une fois (rires), une famille au Portugal qui sacrifie chaque année un fasciste sur l’autel de… de je sais pas trop quoi en fait. Cette année-là, la plus jeune membre de la famille refuse de s’y soumettre et lance une vaste interrogation collective sur la légitimité de la violence. Toute l’histoire après tiens dans ce groupe de personnages un peu dérangés, ou je sais pas comment on dit pour être politiquement correct. Voilà, donc en bref quand on a bien compris les tenants et les aboutissants de l’histoire avec les scènes du début, on se dit que ça va être compliqué quoi. C’est ça l’image qu’on veut donner ? Mais à part ça, ce qui m’a rendu vraiment cette famille inquiétante, si je repense à comment je me sentais ce soir-là, à mon avis c’est leur côté bête. Ils sont bêtes dans le sens où ils réfléchissent pas en fait. On ne comprend jamais pourquoi ils disent ce qu’ils disent. Ils ne font qu’exécuter, ils obéissent sans réfléchir à une tradition, qui en plus a dû rendre leur vie pas facile, les clouer à quelque chose, devoir revenir chaque année dans cette maison etcaetera etcaetera. Quelque part, ils sont conservateurs. C’est là qu’intervient le personnage de la jeune fille qui est la seule lucide dans cette histoire, et qui justement conteste la tradition, parce qu’il faut contester les traditions. Bon, mais franchement, elle y met pas assez de vigueur. Et puis le texte est d’ailleurs écrit, comme tous les textes de théâtre, pour dire que son combat était voué à l’échec, c’est un peu une martyre de la tradition. D’ailleurs quand j’y repense, toute cette histoire de maison, il y a de ça aussi, qu’est-ce qui est plus conservateur qu’une maison de famille ?
Durant la première scène d’exécution, avez-vous souhaité qu’elle tire ?
Non, bien sûr. Je pense que ça aurait été tragique pour elle. Ça aurait été un échec, une reconnaissance de l’échec de tout ce en quoi elle croit. Enfin, tu me diras, ça on peut pas le savoir si tôt dans le spectacle, c’est plutôt la deuxième scène. Mais c’est plutôt un bon déclencheur d’histoire, parce que ça joue avec nos valeurs. En fait, si elle avait tiré, ça aurait été un échec de tout ce en quoi notre société croit. Donc c’est là où le spectacle va chercher quelque chose d’assez touchant. Son ouverture pose la question de ce dont on peut être fiers dans nos sociétés, à savoir le fait qu’on résout de moins en moins de problèmes par la violence. Alors que la fermeture du spectacle amène la chose inverse, l’échec de nos sociétés, ce dont il n’y a vraiment pas de quoi être fiers.
Vous pourriez me raconter les moments du spectacle durant lesquels vous avez ressenti le plus d’émotions ?
Tout du long je pense. Enfin, pour moi c’est pas un spectacle qui va chercher dans l’affectif. C’est vrai qu’il y a le narratif familial auquel à mon avis beaucoup de gens peuvent s’accrocher. C’est la qualité, aussi pour les films, de ces histoires, la plupart des gens ont une famille qui ressemble d’une manière ou d’une autre à celle-là. Au moins, pour être plus précise. Il y a toujours une relation dans laquelle tu peux plus ou moins reconnaitre quelque chose qui t’es familier, je sais pas, une mère trop autoritaire, un oncle trop gentil, un tonton réac, une cousine végane, un grand-papa gentil, etc. Dans ce sens-là, oui, je peux imaginer des émotions fortes. Bon mais je ne parle pas de moi, honnêtement, ce n’est pas un spectacle qui m’a transportée, en tous cas de ce point de vue. Je l’ai vécu plutôt intellectuellement. Je pense que c’est surtout un débat, une polémique en fait. Par moments, ça ressemblait beaucoup à un tribunal.
Pourquoi un tribunal ? Comment avez-vous vécu ces discussions ?
Oui, justement, un tribunal, avec toute une scénographie très claire. L’objet du procès, c’était le fasciste bien sûr. Que mérite-t-il ? La peine de mort, comme le dit la mère, ou bien l’acquittement comme le veut la fille ? Enfin non, la fille ne veut pas l’acquitter, mais par exemple, le condamner à perpétuité, ou à un genre de cure de rééducation politique. Parce que c’est ce qu’elle défend, l’humanisme quoi. Là-dedans je me suis reconnue. C’est un mot qui a un peu disparu, ou qui a mauvaise presse. Maintenant, quand on dit « humanisme », les jeunes pensent à un truc pour les vieux, pour les vieux réactionnaires aussi, comme Finkelkraut. Pourtant moi je trouve qu’il faudrait le réhabiliter, lui rendre de sa beauté. Enfin, tout ça pour dire, moi j’ai vécu ça comme une image de la société, pensée comme un tribunal.
C’est-à-dire une image de la société ?
C’est vrai que forcément on reconnait le monde d’aujourd’hui quoi. Enfin sans doute à l’envers. Moi j’ai déjà eu ce genre de débats avec mes enfants, qui doivent avoir à peu près ton âge. Je pense qu’on vit dans un monde plus violent, en tous cas que quand j’étais jeune. Les jeunes aujourd’hui sont plus exposés à la violence, ils ont moins de mal à y voir une solution. Ma génération, c’était la guerre, la peur de la guerre quoi. Vous vous avez le Covid. Il y a quelques phrases de la fille que je pense bien avoir dit texto à ma propre fille, c’est pas de la naïveté de refuser la violence. Plein de choses auraient pu sortir de ma bouche : « Tu deviens la même chose que ce que tu combats », etcetera. Et d’ailleurs c’est ça que le spectacle veut dire.
Vous vous sentiez donc plus proche de la fille que de la mère ?
Et pourtant je suis une mère. C’est clair que le spectacle voulait me retourner le cerveau, en me faisant m’imaginer comme si j’étais ma fille, comme si c’était moi qui étais aussi véhémente. C’est aussi une question de corps quoi, tu vois une nana de cinquante balais sur la scène, ça t’a l’air d’être toi. Sauf que c’est la jeune nana avec laquelle t’es d’accord, celle qui a un corps de vingt ans. Le miroir est étrange, parce que tu te vois si t’avais plus confiance en toi, dans la mère, et tu te vois jeune, peut-être comme tu étais quand t’étais jeune. Mais bon j’étais pas particulièrement pacifiste en fait, moi mes parents étaient pas du genre baba cool, et je crois que j’en avais surtout rien à fiche de la politique.
Vous sortez du spectacle avec quelle opinion sur la violence politique ?
Une opinion assez claire je crois. Pour moi, il faut tout faire pour éviter la violence tant qu’on le peut. Il faut détruire les idées adverses par l’écoute, la formation, la sensibilisation des jeunes, l’histoire.
Comment pensez-vous que le spectacle prend position ?
Forcément c’est un peu compliqué, mais je crois qu’au fond le spectacle est d’accord avec moi. C’est vrai que le début, et toute la tragédie en fait, sert à montrer la confrontation des points de vue, mais à mon sens, le spectacle est un plaidoyer pour un respect intelligent. On se respecte, on s’écoute, mais on combat les discours qui nous divisent.
Comment avez-vous vécu la dernière scène ?
En fait, c’est peut-être pas normal hein, mais il y avait un vrai sentiment de paix dans la salle. Je crois qu’il faut pas aller trop vite pour comprendre le but de cette scène, Tiago Rodrigues, à mon avis, il voulait plutôt nous proposer quelque chose de pacifique. En fait, tout le monde sait bien que cette histoire de meurtre répétitif est clichée, enfin que c’est très intellectuel, c’est une métaphore quoi. Personne ne souhaite ce genre de peine de mort pour des idées, mais personne n’a envie non plus d’entendre un facho déblatérer des trucs pareils. Je suis pas sûre, mais toute la fin, c’est une manière de dire : « Regardez, il y a plein de manières de faire taire ces types, sans avoir à les tuer ». On se sent ensemble dans notre sagesse de groupe, on va le faire taire. Et d’ailleurs, tout est fait pour que personne ne l’écoute vraiment. Je crois que la fin du spectacle, c’est un espace d’empowerement. Tout le monde sent sa propre puissance politique de ne pas écouter, mais aussi de ne pas tomber dans la barbarie.
Pourquoi est-ce que tout est fait pour que personne ne l’écoute ?
C’est un ensemble de choses. Bon c’est peut-être un peu subjectif hein, mais le discours est très long, il se répète. L’acteur cherche plus à dégager quelque chose, à montrer qu’il est un con insupportable qu’à vraiment nous dire quelque chose. En plus, le fond du propos est très différent de toute l’histoire qui vient avant.
Qu’avez-vous pensé de la réaction du public durant cette scène ?
Bah justement, j’ai eu le sentiment que personne n’écoutait. Moi je me suis tue et j’ai attendu la fin. D’autres ont fait du bruit, ou alors ont carrément quitté le théâtre, mais c’est une minorité. Je n’ai pas vraiment d’avis sur ce qu’il aurait fallu faire. Comme je disais, je pense que tout le monde se sentait globalement en paix avec tout ça. Parce que c’est du théâtre bien sûr, mais aussi parce que tu as trouvé les forces en toi pour résister à ça, pour être plus forte que ça. Je dis pas que c’est ce que tout le monde a vécu, il y a peut-être des gens qui ont été très blessés, mais dans l’ensemble, on est resté un front assez uni. Je pense que ça se sentait dans les conversations après, les gens n’étaient pas complètement perdus, ils étaient droits dans leurs bottes face au fascisme.
Entretien n°16
Femme / 33 ans / Employée dans la culture / Va régulièrement au théâtre
Rapidement d’abord, diriez-vous que vous avez apprécié le spectacle ?
Oui franchement. Je suis sorti un peu sceptique, mais avec du recul, je trouve que c’est vraiment très bien. En tous cas, ça change de ce qu’on a l’habitude de voir à Vidy.
Est-ce que vous pourriez me résumer l’histoire de ce spectacle ?
Alors oui, c’est l’histoire d’une jeune fille qui s’apprête à tuer un fasciste dans la maison de famille de sa famille. Tout se passe dans la campagne portugaise. On comprend en fait que la famille fait ça chaque année depuis, peut-être cinquante ans, parce que leur grand-mère a souffert du fascisme et qu’ils la vengent à répétition. C’est un genre de truc presque magique, qui les fait avancer et en même temps a joué un rôle vraiment fondateur dans leur histoire personnelle. Sur la scène, tout se passe devant une grande construction en bois, au milieu des arbres. Il n’y a pas grand-chose d’autre, une table et des arbres. Et puis très vite, ça devient un vrai débat, sur le fait de tuer ou non le fasciste. Parce que, je crois que c’est la première fois dans leur histoire, celle qui doit tuer est pas sûre. Elle a un vrai doute moral sur cet assassinat, ou plutôt sur cette exécution. Ce n’est pas un combat à armes égales, qui pourrait par exemple se passer dans une arène. Il est enchainé à un poteau et il n’a aucun moyen de se défendre. À la fin, elle n’aura pas été convaincu par le défilé des arguments et elle se résout à ne pas tuer. Là, je saute un peu des passages, il y a une fusillade qui est inexpliquée, c’est son petit frère qui tire par terre, et le fasciste est le seul à survivre. Et après voilà, il y a ce discours de fin pendant lequel on hue le fasciste, et ça se termine comme ça.
Comment avez-vous vécu la première scène d’exécution ?
Je pense que c’était un très bon début. Il y a un peu de blabla, le temps qu’on rentre dans l’histoire, et très vite les vraies questions se posent. C’est un spectacle qui perd pas de temps. Les sujets les plus terrifiants, qu’il a envie d’aborder, arrivent très vite. Le truc qui est vraiment intelligent je trouve dans ce spectacle, c’est qu’en fait au début tu es très très loin de l’horreur de la fin. Parce que tout ça finit quand même avec une fusillade et puis cette scène atroce du discours d’extrême-droite, mais je pense qu’on va en parler.
A quoi pensez-vous quand vous dites « très loin » ?
Mais par exemple, c’est très pacifique. Le début m’a fait ressentir vraiment une sensation de paix intérieure assez forte.
À cause de quoi ?
C’est plein de choses, c’est la maison, le contexte, le repas de famille, tout ça c’est des trucs que tout le monde a vécu, que tout le monde peut se projeter. Bon tout le monde a pas des maisons de famille à la campagne, bien sûr, mais il y a un sentiment de vacances. C’est un peu chou, il y a la culture locale, les costumes. Il y a aussi tu vois des petites engueulades de famille, une jeune qui est végane et qui fait chier son monde, mais c’est très bienveillant, c’est très rassurant. Dans ta tête, tu t’installes dans quelque chose d’agréable, c’est très bien écrit aussi, c’est agréable d’écouter les gens parler, enfin les acteurs. Il y a la bouffe. Enfin bref, t’as compris. Et après, patatra, en fait ils vont mettre à mort ce mec que t’as oublié dans un coin, et à la fin ce sera la dégradation du fascisme. C’est très intelligent parce que ça te fait vivre comme le monde est beau et paisible, et ça dit comment le fascisme va le détruire si on ne fait rien, c’est antifasciste dans tes émotions quoi. Ah et oui aussi, avant le fascisme, le monde est juste. Le fait de voir des mecs en robes et des meufs fortes, ça participe du côté rassurant, c’est pas un monde trop patriarcal avec des oncles relous qui font des remarques sur comment t’es habillée aux repas de famille, autre truc que le fascisme va détruire.
Durant cette scène initiale, avez-vous souhaité qu’elle tire ?
La question qui se pose, c’est celle de la justice populaire, de la justice en dehors des tribunaux quoi. Alors c’est vrai que le problème de la justice populaire, c’est qu’elle est moins objective. On sait que le fascisme, c’est la fin de l’humanité, mais c’est aussi la fin de la justice. On pourrait se dire : « Oui c’est un fasciste, d’accord, est-ce qu’il a déjà concrètement tué quelqu’un ? Est-ce qu’il mérite ça ? ». Mais bien sûr qu’il fallait qu’elle tire. Moi j’étais là dans ma tête : « Mais bute-le ! Bute-le ! ». T’imagines, t’as une arme dans la main, devant toi un immonde politicien qui s’apprête à prendre le pouvoir et faire vivre un enfer aux gens, aux meufs, aux étrangers. Fallait pas hésiter. Moi j’aurais pas hésité en tous cas. Cela dit je comprends qu’elle ne tire pas pour faire avancer l’histoire, c’est très pertinent. Et puis ça laisse la charge de la décision sur nos petites épaules.
Vous pourriez me raconter les moments du spectacle durant lesquels vous avez ressenti le plus d’émotions ?
Je ne dirais pas que c’était un spectacle qui tirait sur les émotions. La mise en scène n’était pas vraiment chargée en pathos. Enfin, ce n’est pas tout à fait ce que je veux dire. Par exemple, l’envie qu’elle tire, le désir de voir le fasciste mort, c’est, bah, c’est justement un désir, donc une émotion en quelque sorte. De ce point de vue-là, c’est ça l’émotion la plus forte que j’ai ressentie, le désir de justice, mais de justice populaire. Aujourd’hui, on vit une période de remontée puissante du fascisme, alors qu’on croyait la bête immonde enterrée. Même si c’est un fascisme avec un visage nouveau, les gens votent pour ça. Les gens ne sont pas cons. Moi je déteste ce discours victimisant des gens qui ont voté Trump ou Bolsonaro. Les gens sont responsables, ils ne sont pas idiots. Dans ce contexte, le spectacle a une actualité qu’on ne peut pas nier. Tu vois, cette émotion, je pense qu’elle est aussi forte à cause de tout ce qui nous entoure en ce moment. Le discours de fin, c’est un discours qu’on connait. C’est la fin d’un monde qu’on a connu, une répétition du vieux monde. Tout ça m’a beaucoup marqué.
Avez-vous ressenti de l’empathie pour certains personnages ? Si oui, lesquels ?
Oui beaucoup. Si je devais en choisir deux, je dirais la mère et la fille. Leur confrontation est très puissante, et aussi très bien écrite. À mon avis, le metteur en scène a d’abord écrit cette scène, et après il a construit le spectacle autour. C’est un texte qui veut faire date, qui essaie de devenir un classique.
Comment avez-vous vécu la discussion entre la mère et la fille ?
Comme un moment de théâtre comme on en voit peu. En fait, pour être sincère, si j’essaie de remettre les choses dans l’ordre, d’abord j’ai trouvé le début du spectacle très percutant. C’était vraiment puissant. Et puis, une fois qu’elle refuse de tirer, ça commence un peu à trainer. Là je me suis dit qu’en fait j’allais pas aimer, que la vibe du départ allait un peu s’estomper.
Par exemple ?
Par exemple, tous ces trucs de véganismes, du grand-père condamné, c’était un peu du remplissage. Arrivé à ce moment de l’expérience du train, où je ne sais plus quel personnage explique qu’il vaut mieux tuer une personne que dix blabla, j’ai décroché. Sur le moment, je me disais « Ah ça part dans un truc complètement déconnecté. » Mais après, arrivent la discussion entre la mère et la fille, complètement explosive et fascinante, alors j’ai reconnecté.
Diriez-vous vous que vous pris parti pour l’une ou pour l’autre ?
Ah bah oui. C’est le projet. Forcément plus elles discutent les deux, et puis c’est quand même toute une querelle, de mémoire ça occupe la moitié du machin, plus c’est évident que la mère a raison. Dire le contraire serait un contresens au vu de l’Histoire. Je veux dire, ça a toujours été comme ça, c’est triste, mais l’homme ne comprend que la violence. Tuons tous les fascistes et on aura la paix. Forcément que c’est intéressant de montrer ça au public, parce que c’est des vérités qui font mal. Il n’y a que la vérité qui blesse. Aujourd’hui, on a un peu oublié tout ça. Si tu veux mon avis, il y a plein de gens qui se sont sentis très mal face à ça. La mère a raison, tout le monde le sait, même si on veut pas l’avouer. Pour moi c’est une vraiment une belle idée, d’avoir inversé les générations, d’avoir fait que la vieille est bien trash. Si ça avait été la jeune, on aurait pu dire : « Ah bah voilà un spectacle de réac’ qui caricature la radicalité des jeunes », mais non, c’est la vieille garde qui déconne pas. Je pense que l’artiste piège le public, donc surtout des vieux on s’entend, en lui faisant croire qu’il pourrait bien être d’accord avec la jeune, et finalement le débat arrive, et paf c’est la mère qui a raison, sans discussion possible.
Selon vous, quel est le projet politique global du spectacle ?
Eh ben ça, justement, ce que j’ai dit à l’instant. Le but c’est de confronter le public au paradoxe de son inactivité. Je pense que l’idée première, ça a été de se dire : « Comment on pose une question en faisant vraiment en sorte que ce soit au gens de répondre ? » En gros : « Comment on pose une question qui n’est pas rhétorique, sur une scène de théâtre ? ». Mais bien sûr que la réponse est orientée, notamment à cause de truc antifasciste des émotions : tout est fait pour que tu aimes les premiers instants de ce monde. Tout est beau et rassurant, c’est ce que tu désires. Et le fascisme est présenté comme quelque chose qui détruit ton confort. Mais, à travers une dispute intellectuelle, la question est posée de complètement détruire cette source d’inconfort. Alors le spectacle nous met face à deux options : soit on accepte démocratiquement de cohabiter avec le fascisme, et alors il faut supporter un discours intenable, et on voit bien que c’est insupportable, soit on s’y met sérieusement, et on bute les fascistes. Le projet politique du spectacle, à mon avis, c’est de nous faire ressentir exactement ça.
Vous parlez aussi de la dernière scène.
Oui, la dernière scène se veut sans aucun doute la clé de tout, mais à mon avis elle n’était même pas nécessaire. Moi je pense que le spectacle aurait pu finir sur la dernière scène d’exécution : elle tire ou elle ne tire pas ? Pas de réponse. Fin du spectacle. À toi de choisir. Cette possibilité aurait suffi. Mais c’est vrai que c’est parfois un peu facile de laisser le public choisir. Enfin non, mais de le laisser avec une question irrésolue, et puis il s’en va manger des petits fours et en fait il se pose pas vraiment la question, parce que l’art n’est pas assez puissant. Ce qui a été décidé dans ce spectacle, c’est d’aller complètement au bout, en livrant le public à lui-même, en lui donnant un cadre où il se regarde en train de décider.
Comment avez-vous perçu le reste du public ?
Je crois pas que j’y ai trop fait attention. En général, au théâtre, bon j’y pas très souvent, mais je ne fais pas attention aux autres. Peut-être un peu pendant la dernière scène, où bien sûr ce que font les autres fait partie du spectacle, mais je saurais pas trop quoi répondre, je crois que j’ai vraiment vécu le truc dans ma tête.
Entretien n°17
Homme / 57 ans / Enseignant dans le secondaire / Va fréquemment au théâtre
En deux mots, diriez-vous que vous avez aimé le spectacle ?
Ah non pas du tout. Je suis content qu’on en parle, parce que ça m’a vraiment dérangé et j’ai des choses à dire. Pour tout te dire d’emblée, j’ai même hésité à écrire à Vidy.
Alors on va entrer dans le détail, mais avant ça, j’aimerais qu’on parle un peu des scènes.
Il y a des scènes qui sont très marquantes. Elles ne sont pas toutes mauvaises, mais le problème pour moi c’est ce qu’elles disent, le discours qui s’en dégage. C’est un spectacle qui questionne, ou en tout cas qui m’a questionné moi, sur l’irresponsabilité des artistes.
Si vous deviez citer une scène marquante, laquelle évoqueriez-vous ?
La dernière bien sûr, le moment du discours, qui a complètement changé ma perception du spectacle.
Quel a été votre perception du début du spectacle ?
Alors au début, j’avais un peu baissé ma garde. Bon, moi j’aime bien le théâtre politique, donc j’étais plutôt ouvert d’esprit. Je pense que j’avais une certaine curiosité à voir où tout ça allait aller, comment il allait se dépatouiller avec son sujet. Je connais bien le sujet du fascisme. Enfin, je suis pas historien ou quoi, mais j’ai eu beaucoup de discussions avec des proches sur l’extrême droite aujourd’hui, j’ai fait un peu des recherches, sur l’extrême-gauche aussi, dans ses expressions d’aujourd’hui. Enfin bref, c’est quelque chose qui m’intéresse et j’étais plutôt ouvert.
Comment avez-vous vécu la première scène d’exécution manquée ?
Alors ça c’est une bonne question, mais je ne saurais pas quoi dire. Je pense que je l’ai vécu comme un premier moment de compréhension de cette famille, et plus profondément du choix artistique étrange de cette famille. Ils sont très inquiétants, mais au début, j’ai cru que cette inquiétude était voulue. Moi j’ai cru que c’était une situation où un personnage est lucide et courageux face à un double adversaire : d’un côté le fasciste, un ennemi politique, et de l’autre la famille, qui incarne une violence qui est en réalité un autre ennemi politique. Mais au fil de l’histoire, on comprend que c’est pas tout à fait ça qui est dit. Bon mais si je devais dire comment je l’ai vécu, je pense qu’à ce moment j’étais quand même bien dans l’histoire. J’étais plutôt concerné, ou affecté par elle, je veux dire Catarina, celle qui refuse de tirer. Et je comprenais la violence que lui faisait subir sa famille, parce que c’est une violence, moins mortelle.
Vous ne vous sentiez pas proche des autres membres de la famille ?
Non, pas du tout. J’ai cru longtemps qu’on voulait que ce soit les méchants de l’histoire, mais des méchants complexe. L’écriture veut montrer une société qui n’est pas très éloignée de nos sociétés actuelles, avec une personne saine d’esprit au milieu des extrémismes.
Vous pensez que les autres membres de la famille n’étaient pas sains et saines d’esprits ?
Je pensais plutôt qu’on nous montrait différentes générations, et leur relation à la politique, ou à l’activisme comme on dit. Comme par hasard, le vieux est plus sage, il regarde ses enfants avec tendresse, il est plus compréhensif. Et comme par hasard, la plus jeune, c’est aussi celle qui a envie de tirer, celle qui va vraiment pousser pousser pour que ça se passe. C’est un truc classique dans les frères et sœurs tu sais, il y a en a un qui pousse à l’extrême le modèle des parents, et l’autre qui le conteste. Elle c’est celle qui pousse à l’extrême. Comme par hasard, c’est la végane. Elle est radicale de chez radicale, elle veut tout détruire quoi, tout changer. Forcément, c’est aussi celle qui inspire le moins confiance.
C’est-à-dire ?
Si c’est pour dire « ça on a pas le droit » à tout, bon, bah, d’accord, mais c’est pas une solution. En fait, elle s’inspire de sa mère, sa mère c’est son modèle, mais elle doit quand même voler de ses propres ailes, alors elle pousse la radicalité.
Vous pourriez détailler pourquoi vous l’avez trouvée inquiétante ?
Le fasciste, elle veut l’exterminer quoi, comme si ça allait tout régler. Elle serait prête à tuer sa propre famille, c’est pas rassurant si ça donne ça les véganes. C’est ça qui est inquiétant. Surtout que la famille, tu sens qu’elle est pas plus inquiète que ça. Moi j’ai rien contre le véganisme, mais ce genre de dérive, c’est inquiétant.
Ma prochaine question était « Durant la première scène, avez-vous souhaité qu’elle tire ? », mais je suppose que non. Selon vous, que souhaitait le public ?
Alors non, bien sûr, je n’ai pas souhaité qu’elle tire. Ce choix aurait pu avoir du sens, disons, par exemple, si on avait voulu qu’elle paraisse aussi folle que le reste de la famille. C’est pas le but, le but c’est qu’elle soit seule contre tous. Mais si elle avait tiré, ça aurait été horrible. Déjà, franchement, j’imagine même pas la sidération dans le public quoi. Moi je me disais : « Mais tire pas, tire pas ! ». Dans ma perception, le public était plutôt comme moi, personne ne souhaitait ça.
Vous pourriez développer ce qui aurait été horrible ?
Bah horrible pour elle déjà. Quand tu tues quelqu’un tu vis avec ça toute ta vie. Tu deviens une criminelle, tout ça sous la pression familiale. Non, franchement, c’est un spectacle sur le courage en fait, le courage de refuser.
Vous pourriez me raconter les moments du spectacle durant lesquels vous avez ressenti le plus d’émotions ?
Je ne crois pas que j’ai ressenti des émotions honnêtement. J’étais plutôt, on va dire dans l’analyse. Je me posais plutôt des questions sur le message.
Alors comment avez-vous vécu tout le débat où la fille se confronte au reste de la famille ?
C’est difficile de te répondre, parce que c’est une bonne partie du spectacle, et je me souviens pas de tout. Je me souviens plutôt d’un truc général. Pour moi, en gros, je pense que j’étais plutôt touché par la fille, c’est peut-être là qu’on peut parler d’émotion. Je l’ai trouvée très isolée, très dans la retenue. C’est toujours difficile, surtout dans une famille, quand t’es convictions sont à contre-courant de l’opinion générale. Globalement, je dirais que ça a été quelque chose d’éprouvant à vivre, même si là je dois reconnaître que le côté théâtre facilite l’entrée dans ce débat.
Qu’entendez-vous exactement par « le côté théâtre » ?
Plutôt la scène, les décors, les costumes, tout ça est esthétique, mais aussi calme et assez crédible. Je pense que pour beaucoup de gens, cette famille et ce débat étaient très crédibles. À mon avis, dans la mise en scène d’un truc comme ça, il faut être précis. Là, même les robes, qu’on peut analyser, j’imagine, comme quelque chose de révolutionnaire, d’inversion des rôles de sexe, etcetera, même les robes, on arrive très bien à imaginer qu’ils ne les portent jamais, sauf les jours d’exécution, pour célébrer la mémoire de la grand-mère peut-être, un peu comme les prêtres ne portent des robes que le jour de la messe.
Comment avez-vous perçu le discours du spectacle, avant la dernière scène qui a changé votre perception ?
En fait, je crois que c’est beaucoup le côté sans alternative du spectacle qui m’a dérangé. C’est binaire, soit 1 soit 0, soit on tue soit on tue pas. Comme dans un tribunal, à la fin il y en a toujours un qui a tort et un qui a raison, mais celui qui a raison à la fin, il a presque toujours en partie tort. C’est assez dangereux qu’un artiste pose les choses comme ça, on voit où ça nous mène aujourd’hui. La fin du spectacle m’a confirmé dans mon ressenti : qu’est-ce qu’on fait d’autre que le tuer ou le laisser parler ? En fait, il y a d’autres solutions, l’éducation par exemple, mais personne n’en parle. Il y a de l’hystérie là-dedans.
Et qu’a changé la dernière scène ?
La dernière scène a complètement retourné mon avis sur le spectacle. Elle change le sens profond de ce que le spectacle dit au début. C’est là où, à mon avis, il y a un problème dans l’écriture. Quelque chose n’est absolument pas réglé, on ne sait plus où ça va. Pourquoi ? Parce que d’un coup ce qu’on nous demande change, avant on écoute, et après on doit agir. Agir au théâtre, déjà, bon, qu’est-ce que ça veut dire ? J’ai eu le sentiment d’un coup que l’auteur était devenu bête, peut-être qu’il avait pas d’idée de fin. Bon je te dis ça là, mais au fond de moi j’y crois pas. Sûrement qu’il sait très bien ce qu’il fait, et ça qui est inquiétant quoi.
C’est-à-dire ?
Imagine, je suis un artiste connu, riche et sans trop de problèmes, et à quoi je fais appel ? À la bêtise populaire. Je dis ça parce que la scène de fin, franchement, c’est une pure incitation au meurtre. En fait, tout ce qui venait avant, moi qui croyais voir un débat complexe, bah non, c’était juste l’histoire d’un non-meurtre, qui sert à la fin à dire : « Regardez ce qu’il se passe si vous refusez de tuer ». Alors, je suis un artiste dans mon petit confort intellectuel, et j’espère quoi ? Que les gens rêvent de tuer quelqu’un, que ça sorte les fourches. Je crois pas qu’il y a une différence de nature entre écrire ce spectacle et défendre la peine de mort. C’est ce que je me suis dit en sortant de ce spectacle, soit il est bête, et je pense pas, soit il défend des horreurs. Franchement, je suis vraiment pas du genre à dire ça, mais est-ce que c’est bien responsable de montrer ça à des jeunes ? Personnellement, si le Canton avait dit « Non, ce truc-là faut l’interdire », ça m’aurait pas choqué. Je dis pas que ce gars est un monstre, c’est peut-être juste un cynique qui cherche du buzz. Mais, pour parler de choses plus gaies, le bon côté de ça, c’est que les gens ne sont pas dupes. Je suis pas dans la tête de tout le monde hein, mais ça se sentait qu’on entrait pas dans le jeu. Les gens étaient plus intelligents que le spectacle, ils sont pas devenus la foule bête qui sort les fourches. C’est rassurant pour l’avenir de l’humanité quand même.
D’autres spectateurs m’ont dit avoir ressenti une vive envie de voir le fasciste être exécuté sur scène, qu’en pensez-vous ?
Je pense que c’est un vrai risque que prend ce genre de démarche. Je veux pas être méchant, mais si c’est possible de faire appel à la bêtise populaire, c’est parce que parfois elle est bien là, du moins chez une partie des gens. Moi j’ai trouvé qu’il y avait quelque chose dans ce spectacle qui est excitant, au sens où ça peut exciter les gens. Je pense vraiment que c’est sa composition. Si tu fais ce truc de laisser juste un simulacre de politicien d’extrême droite qui parle, sans contexte, sans background, après avoir raconté cette histoire, tu risques de susciter de la haine chez les gens, mais cette haine vient parce qu’il sorte d’un truc qui a pu être intense émotionnellement. Dans un autre contexte, cette haine ne nait pas d’un coup, sauf bien sûr chez des gens qui ont été directement victime du fascisme, et d’ailleurs je pense que ça les radicalise. Ce que je veux dire, c’est que je veux bien comprendre que cette radicalité naisse dans la vraie vie, mais je crois pas qu’il faille essayer de la susciter dans un théâtre public. Et surtout je crois pas que l’État soit dans rôle en finançant ce genre de discours, enfin plutôt ce genre de système d’excitation populaire. Cela dit, je persiste et signe, c’est possible que certains se soient laissé aller à ça, mais je suis convaincu que la très grande majorité du public n’a pas cédé. Je pense que ça se sentait vraiment dans la salle, il fallait y être.
Entretien n°18
Femme / 28 ans / Étudiante / Va régulièrement au théâtre
En deux mots, avez-vous apprécié le spectacle ?
Plutôt oui, en tous cas c’était pas un moment insipide, comme on en vit parfois au théâtre, il faut bien le dire.
Est-ce que vous pourriez me résumer le spectacle ?
Alors tout le spectacle est centré sur une famille qui prépare un meurtre de sang-froid. C’est un peu méta comme histoire, parce qu’on comprend assez vite que tout ça est une allégorie, qui saute un peu sur les personnages pour arriver le plus vite possible à des discours. Mais en gros oui, tout le spectacle c’est une famille qui discute autour d’un prisonnier qu’elle a capturé pour savoir si elle peut ou non l’exécuter. C’est une tradition dans leur famille, qui fait ça depuis le meurtre d’une amie de leur grand-mère, qui s’appelle Catarina, par leur grand-père fasciste. Ils lavent leur honneur en quelque sorte, où plutôt ils font pénitence. C’est un peu leur condamnation, ce qui est d’ailleurs un ressort que j’ai trouvé intéressant du spectacle : on nous montre un processus de justice, mais le fait de se faire justice, pour eux, c’est déjà une condamnation, ou une peine qu’il faut purger. Puis au final celle qui devait être le bras armé funeste ne le sent pas. Elle abandonne, et toute sa famille essaie de la convaincre. Là le spectacle en vient à dérouler les points de vue, jusqu’à ce que des coups de feu soient tirés sur toute la famille. Il reste plus que le prisonnier qui prend la parole pour dire comment il a survécu à ces monstres. À la fin, le public comprend que c’est à nous de l’interrompre, ou de subir son discours jusqu’à la fin. Je dis subir, parce que c’est très UDC, sexiste et tout ça.
Comment raconteriez-vous votre expérience du début du spectacle ?
Je dirais que le début est déroutant, mais qu’il suscite la curiosité. Déjà, c’est assez simple, c’est du théâtre plutôt classique, pas grand-chose ne tire vers l’art contemporain. Enfin, il y a peu de passages opaques. On nous pose un cadre, une campagne quelque part en Espagne, et puis l’action commence simplement. Il y a un repas, et dans ce repas, un peu comme dans toutes les familles aujourd’hui, ça commence à parler politique. Quand ça a commencé à parler de manger du porc et de véganisme, j’ai tiqué, ça se sentait que l’auteur était pas végan quoi.
Pourquoi ? Qu’avez-vous pensé du traitement du véganisme ?
C’était pas forcément un bon début de spectacle, enfin à mes yeux bien sûr, en tous cas sur ce sujet-là. Parce que tout ça sentait quand même un peu le cliché. Personnellement, je suis végétarienne et je fais vraiment attention, peut-être que je serais végane un jour même. Ce serait pas absurde, je crois que la pensée végane est la meilleure aujourd’hui. Par contre, bah c’est pas avec ce genre de personnage que tu vas convaincre les gens quoi.
Qu’est-ce qui n’est pas convainquant selon vous ?
Plein de choses, c’est un peu un ensemble psychologique comme ça. Mais s’il faut prendre une seule chose, je dirais que le cliché c’est surtout la véhémence. C’est vraiment un personnage qui est enfermé dans son mindset, c’est vraiment « Végane végane végane ». Et puis elle fait que râler, à mon avis y’a personne qui l’a trouvée sympa. À mon avis, elle était juste bien casse-pied, et tout le public devait se dire : « Oui bon ça va on a compris, quand est-ce qu’elle arrête de parler celle-là ? ».
Selon vous, qui portait exactement ce discours dans le spectacle ?
Genre « Est-ce que l’auteur est d’accord avec le personnage ? ». Bah le personnage. Oui, enfin peut-être que c’est l’auteur, mais à mon avis l’auteur, il est pas végane, et il croit bien faire en faisant des trucs pareils. Moi tu vois, quand je repense à des conversations que j’ai souvent avec ma famille ou mes potes, où on parle de bouffe, et bah je me rends bien compte que c’est pas de râler qui fait avancer les choses, c’est justement l’écoute. Et je me dis que c’est pas ce genre de personnage qui va nous aider à faire avancer le truc.
Comment avez-vous vécu la première scène d’exécution ?
Le moment, enfin le premier moment où elle est sur le point de le tuer, c’est vraiment l’angoisse, rien ne s’explique en fait, on ne sait rien sur lui. Moi, ce qui m’a le plus marqué je crois, c’est la jeune, la sœur, la végane végane, celle qui se réjouit à fond de l’exécution alors que les autres personnages sont quand même plus calmes, parce que c’est pas la première fois qu’ils vivent ça. Je comprends assez ce truc d’excitation, c’est peut-être un peu morbide, mais c’est quand même une expérience quoi, d’être excitée par le fait de tuer à un repas de famille. Je pense que c’est tellement étrange et excitant qu’on a un peu envie de voir l’exécution quoi.
Selon vous, le spectacle cherche à susciter ce désir morbide ?
Peut-être un peu oui. En tous cas, moi ça m’a fait réfléchir au voyeurisme aujourd’hui. Le corps du prisonnier est assez exhibé quoi, je pense qu’on a voulu l’entourer d’un mystère. Qu’est-ce que ça signifie aujourd’hui, de regarder un ensemble de personnes qui s’apprête à tuer ? Pourquoi on a très envie de voir ça ? Je pense que c’est voulu oui, qu’on se pose ces questions. En plus, maintenant que j’y pense, il y a ce mouvement quand même. Elle braque le flingue sur la tête du gars, tous les autres regardent. Tout le monde retient son souffle. Ce genre de suspens, en tous cas chez moi, il crée un effet Tarantino. T’as une pulsion de gore, bien sûr, mais c’est pas que ça, c’est aussi le moment tragique et puissant qui donne de l’ampleur à l’histoire. Moi j’adore, dans les films par exemple, ce moment où après, plus rien n’est comme avant, ce moment qui change tout, c’est souvent la meilleure partie des histoires.
Comment décririez-vous votre relation aux personnages ?
C’était assez ambivalent. Par moments, ils sont très touchants, parfois ils sont inquiétants. De manière générale, je pense que ce sont surtout les discours derrière les personnages qui sont importants dans ce spectacle. C’est clair que l’histoire tient la route, mais le but c’est quand même de construire un propos politique. Ils sont emboités les uns dans les autres et en même temps ils s’isolent par scène. En gros, tous tournent autour de la plus jeune, mais chacun amène son point de vue. D’ailleurs, chaque acteur a un peu une scène à lui, ça fait office de présentation. Ce qui m’a déçue je crois, c’est que leurs histoires n’ont pas de fin. Chacun ouvre un peu des possibles, le grand-père est condamné, l’oncle hésite à trahir, l’autre oncle refuse de vendre la maison, mais aucune de ces histoires ne se finit, parce qu’il se font tous exécuter. Je me souviens m’être dit : « Bon, pourquoi s’emmerder à commencer toutes ces histoires, si c’est pour ne rien finir ? ».
Comment vous reraconteriez la fusillade finale ?
C’est un moment qui n’est pas du tout clair pour moi. Concrètement, l’acteur bizarre là, l’ado noir qui porte un casque et ne parle qu’en musique, il prend son pistolet et il tire plusieurs coups à blanc au sol. À chaque coup, un ou deux personnages s’effondre, et le fasciste se libère, on ne sait pas trop comment.
Vous n’avez pas d’hypothèse sur ce qu’il se passe dans la fiction ?
Par exemple ce qui explique la fusillade ? Non, à mon avis, c’est juste qu’il savait comment s’en sortir de ce truc. Tu vois, moi j’aurais trouvé mieux qu’il n’y ait pas toutes ces histoires individuelles, mais que l’histoire centrale, de tout le groupe, se finisse pas en queue de poisson.
Par exemple ?
Je sais pas, par exemple en développant une trahison interne, avec le fasciste qui réussit à s’enfuir et toute la famille qui est arrêtée.
Vous ne pensez pas que cela aurait changé le propos politique du spectacle ?
Dans quel sens ?
Dans le sens où ce n’est plus le refus de tirer qui ouvre la discussion, mais la trahison, où l’ambition personnelle ?
Oui c’est vrai. Bon mais ça aurait rendu plus concret une partie de l’histoire, parce que l’un des problèmes de ce spectacle, en tous cas pour moi, c’est qu’il est très blanc ou noir. Moi j’y ai été avec un ami, et on se disait ça à la sortie. En gros, la question n’est posée que d’une seule manière durant toute l’histoire. Je veux pas être mauvaise langue, c’est vrai qu’à la fin, la scène propose quelque chose de plus complexe, de plus intéressant à vivre. Dans le public, on n’est pas armé, donc on ne peut pas rentrer dans le dilemme binaire de tuer ou ne pas tuer. Mais malgré tout, la totalité de ce qui mène à cette scène est assez binaire.
Quel est le projet politique de cette dernière scène selon vous ?
À mon avis, l’idée c’est de laisser la responsabilité au public. On entend une demande, un constat : « Ok, vous faites quoi maintenant ? », ce qui est une vraie question quand même. C’est pas tous les jours évident de savoir. La faiblesse du truc, je pense, c’est qu’on est dans un théâtre, donc les gens ne se demandent pas vraiment comment agir, ils se demandent plus ce que le spectacle attend d’eux et d’elles en tant que spectacle. Mais la force du truc, c’est que tout le monde comprend ça. C’est pas évident à expliquer, mais tout le monde sait que c’est du théâtre, mais aussi que le théâtre nous met justement face à cette question en tant que théâtre. Je sais pas si c’est clair ?
Pas tout à fait.
Dis-moi « pas du tout », ce sera plus sincère (rires). En gros, bien sûr que c’est du théâtre, tout le monde le sait, mais tout le monde sait aussi que ce théâtre essaye consciemment de te mettre dans une position politique particulière, et dérangeante. Donc personne ne sort de là en se disant : « Super, j’ai lutté contre le fascisme », mais par contre, tout le monde sort en se disant : « Le spectacle a essayé de nous montrer que face au fascisme, on est pas vraiment capable de s’organiser efficacement tous ensemble, et c’est pas faux ». Au final, bien sûr que c’est pour de faux, mais le malaise politique il passe pour de vrai. C’est plus clair ?
Oui tout à fait. Vous sortez du spectacle avec quelle position sur la violence politique ?
La même qu’avant.
C’est-à-dire ? Vous ne diriez pas que le spectacle a fait évoluer vos convictions ?
Non, parce qu’il n’amène pas vraiment d’arguments nouveaux. Je veux dire, tout le monde sait bien ce qu’il se passe dans le monde. On arrive assez bien à peser le pour et le contre. Tuer des fascistes, en tous cas aujourd’hui, la situation serait différente en cas de guerre, tuer des fascistes, c’est un peu une proposition romantique, c’est de la littérature. Bien sûr que c’est une solution efficace, au sens où elle résout le problème du fascisme, mais c’est une solution irréaliste et immorale. Tuer les vingt-cinq pour cent de gens qui votent UDC, c’est ni réaliste, ni moral. Et surtout, aujourd’hui, le fascisme n’est plus ce qu’il était, il est acceptable, populaire, sournois quoi. En gros ma position à moi, bon je n’ai pas une position absolue quoi, mais c’est que la violence peut être nécessaire, mais qu’il faut tout faire pour l’éviter jusqu’à l’état de nécessité totale, le moment où il n’y a plus aucun autre choix. Mais qui définit la nécessité, ça c’est une autre histoire.
Entretien n°19
Homme / 43 ans / Cadre dans les assurances / Va régulièrement au théâtre
Pour commencer, diriez-vous que vous avez apprécié le spectacle ?
Dans l’ensemble oui, c’était un spectacle puissant. Je crois bien qu’il y a longtemps que je n’avais pas vu du théâtre politique qui attaque son public, je veux dire frontalement. On s’est habitué à un discours plus langoureux, souvent un peu faiblard, mais ce n’était pas du tout le cas de cette Catarina.
Diriez-vous que le spectacle vous a raconté une histoire ?
Oui bien sûr, et ça aussi d’ailleurs on en aurait presque l’habitude. Moi je suis plutôt un déçu de Vidy. Cela fait cinq ans que j’y vais, et j’y trouve de moins en moins mon compte. Il y a une évolution qui va vers la danse, ce qui peut être une bonne chose, mais je ne voudrais pas que ça remplace le théâtre à texte. Personnellement, c’est ce qui m’a fait aimer le théâtre, c’est un lieu où l’on montre et où l’on discute la société dans toute sa complexité.
Pourriez-vous me résumer cette histoire ?
Alors oui, c’est l’histoire d’une jeune fille, qui s’appelle Catarina et qui doit avoir dans les trente ans. Le spectacle commence alors que toute sa famille l’attend pour tuer un politicien fasciste. Puisque le spectacle s’appelle « La beauté de tuer les fascistes » et bien c’est effectivement assez beau. Toute la mise en scène repose sur des couleurs et des tissus traditionnels, du bois usé. L’histoire de la famille est très liée à cette notion de tradition. Leur tradition à eux, c’est cette exécution, qui a un côté très mystique. En tous cas c’est ce que je me suis dit. Au début, ils ont une communion, ils communient autour de la nourriture, ce qui est très fréquent dans les pays latins comme le Portugal. Et puis ils communient autour du meurtre, depuis des années. Sauf que cette année-là, voilà, tout ne va pas se passer comme prévu. Après je ne veux pas en dire trop. il faut préserver le suspens.
Je doute que la pièce se joue encore quand cet entretien sera public, même si je lui souhaite. En tous cas vous n’allez spoiler personne.
Très bien, alors je brise le suspens. La jeune Catarina refuse de tirer, parce que, contrairement au reste de sa famille, elle se découvre une âme de pacifiste. D’ailleurs, une chose qui m’a amusé, c’est que durant ce moment du spectacle, la tension est à son comble, sauf si on a lu le petit texte du flyer, parce qu’en réalité le fait qu’elle refuse de tirer est justement spoilé à cet instant. Après cet événement qui déclenche la suite, tous les acteurs commencent à chercher à convaincre Catarina de tirer, ou alors racontent des histoires qui sont plutôt des fragments, qui sont à la fois de l’intime, ou des discours politiques, mais style plus subtils. Du moins, certains dialogues sont vraiment des affirmations philosophiques franches et d’autres abordent le sujet selon un angle plus décalé. À la fin, les conditions sont réunies de nouveau pour effecteur le grand sacrifice, en l’honneur de quel dieu on ne sait pas, mais des fascistes embusqués, ou la police, on ne sait pas non plus en réalité, abattent la famille. Le fasciste s’en sort, et c’est le public qui doit prendre le relai.
Durant la première scène d’exécution, avez-vous souhaité qu’elle tire, même si vous aviez lu la feuille de salle ?
Mais en plus, je n’avais même pas lu la feuille de salle, je m’en suis rendu compte après. J’ai vécu ce suspens. Mais oui, c’est ça qu’il devait se passer. En gros, il fallait qu’elle tire pour que le sacrifice soit accompli. En fait, quand tu es dans la salle, tu ressens presque la douceur dans cette violence. Je pense que le côté un peu onirique du tout, les costumes et tout ça, c’est un peu un autre monde, genre c’est un peu la messe, ou en tous cas, en y repensant, il y a quelque chose de religieux. C’est ça qui fait qu’on a envie qu’elle tire, on a envie de voir ça comme la communion quoi. D’ailleurs, c’est aussi un baptême pour elle, un genre de rituel. Mais ce que j’ai trouvé perturbant, alors intéressant, mais forcément troublant sur le moment, c’est qu’on participe au rituel. On est spectateurs mais forcément sympathisants, comme si nous aussi on se réjouissait de vivre un jour notre baptême.
Avez-vous ressenti de l’empathie pour le personnage du fasciste ?
Ah ça c’est une sacrée question. Je ne crois pas non. Je dirais plutôt de la curiosité. Je dois dire que l’acteur est vraiment super. Il n’a quasiment pas une seule expression faciale durant toute la pièce. Pourtant, il est toujours à vue, jamais bien loin. Par moment, un peu comme lui, on oublie totalement qu’il est aussi là en train d’écouter ce qui se dit. En un sens, cet aspect est un peu irréaliste, parce qu’à aucun moment il n’essaie de s’échapper. Il aurait pu supplier aussi, se mettre à pleurer. Quelque part, il est un peu héroïque.
Vous avez trouvé ça dérangeant ?
Non non, pas vraiment. C’est évident que le spectacle ne veut pas en faire un héros. Mais par contre, je pense que ça donne de l’intensité à sa prise de parole, qui est donc la seule et unique fois où il change d’attitude. Il me semble que c’était genre pire important qu’il ne participe pas du tout à l’histoire, pour qu’on ait aucune opinion sur lui. À mon avis, si le public pouvait se faire un avis sur lui, qui il est et tout ça, ça changerait beaucoup la surprise de la fin.
Cela changerait le projet politique du spectacle à vos yeux ?
Oui, parce que je pense que ce fasciste doit rester quelque chose d’abstrait. Si tu veux poser au public la question : « Seriez-vous prêts à tuer pour préserver la démocratie ? », il ne faut pas qu’on sache qui exactement. Est-ce qu’il a une femme et des enfants ? Quel rôle il joue vraiment dans le parti ? Toutes ces questions ne sont pas pertinentes. Si tu es prêt à tuer pour lutter contre le fascisme, tu dois être prêt à tuer n’importe qui. Il y a un moment où la réflexion politique atteint un niveau, enfin une échelle, ou le détail humain n’est plus pertinent. C’est comme ça. Je ne sais pas si je suis d’accord avec ça, mais je trouve la question bien posée. Si tu es prêt à tuer pour lutter contre le fascisme, la question n’est pas de tuer Hitler, mais n’importe quel citoyen d’accord avec lui.
Durant les débats, avez-vous eu le sentiment de choisir un camp ?
Non pas vraiment, je pense que les débats étaient surtout la suite du rituel. Il y avait vraiment quelque chose de très religieux dans ce spectacle, mais c’est pas une critique. Moi je ne crois pas qu’on puisse vivre sans religiosité, même si ça ne veut pas dire adhérer à une église en particulier. Les débats apparaissent quand les rituels perdent de leur puissance, par exemple l’histoire du christianisme est pleine de grands débats. C’est ça que l’artiste montre, je pense. Notre société a fait de la tolérance une valeur, genre presque sacrée, et voilà où ça nous mène. Ce que je veux dire, c’est que l’artiste, pour moi, veut montrer l’inverse, dans une famille qui fonctionne à contre-courant de la démocratie.
Comment avez-vous vécu la scène finale ?
Alors moi j’étais là avec un ami et à la fin on a décidé de partir au bout d’un moment, parce qu’on pensait qu’il ne s’arrêterait pas. On a su après qu’il y avait une fin au spectacle, parce que d’autres gens nous l’on dit. On a pas entendu les applaudissements. Sur le coup, c’est ce qui nous a paru le plus sensé. On avait l’impression qu’il allait continuer à parler sans arrêt, qu’aucune chute n’était prévue. Je vois pas ce qu’il pouvait encore se passer.
Vous êtes partis parce que vous trouviez le discours difficile à supporter ?
Non pas du tout. Enfin bien sûr que je ne suis pas d’accord avec ce qu’il dit, mais c’était du théâtre. J’avais le sentiment d’être un peu un personnage et que je devais jouer mon rôle. Mais non, ça n’a rien d’insupportable, c’est un acteur quoi. On m’a dit que des gens avaient pleuré et tout, je comprends pas franchement, ils ont jamais allumé leur télé ou quoi ?
Entretien n°20
Homme / 21 ans / Artiste / Va rarement au théâtre
Brièvement, diriez-vous que le spectacle vous a plu ?
Oui, c’était vraiment génial.
Pourriez-vous me résumer rapidement le spectacle ?
Alors en bref, tout le spectacle est monté comme une délibération philosophique autour de la question de la violence. Il aborde sa légitimité et aussi les questions de liberté d’expression, qui sont méga cruciales aujourd’hui, puisqu’on vit à une époque de redéfinition de cette liberté justement. Moi il m’a fait beaucoup penser à une phrase de Voltaire, que je ne suis pas sûr d’aimer : « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrais pour que vous ayez le droit de le dire ». En fait, ce spectacle, c’était un peu l’inverse. La question, c’était : « Comment se battre pour que les fascistes n’aient plus le droit de rien dire ? ». D’un côté, il y a Catarina, qui refuse d’utiliser la violence pour faire taire les fascistes. Alors bien sûr, c’est pas tuer un facho une fois par an comme ils le font eux qui va changer quoi que ce soit, mais c’est une analogie quoi. Il y a l’expérience du train d’ailleurs dans le spectacle, qui est un exercice de la philosophie analytique qui sert à questionner la notion de valeur attribuée à la vie humaine.
Comment vous finiriez de résumer le spectacle ?
Oui, donc en fait, puisqu’elle refuse de tirer, ce qui est au passage assez décevant, en tous cas je me souviens m’être dit ça, puisqu’elle refuse de tirer, les personnages polémiquent, jusqu’à ce que sa mère la convainque et qu’elle entende enfin raison. Alors elle s’apprête à tirer et à ce moment ils tombent tous. Clairement un tricks d’artiste pour tout faire capoter et que le public se demande : « Bon alors on fait quoi ? ». Et là franchement, le public ne fait pas grand-chose. Moi j’ai vraiment hésité à monter sur scène, mais je suis beaucoup trop timide. J’avais pas envie de me donner en spectacle, mais j’aurais vraiment aimé que quelqu’un le fasse. La fin du spectacle invite au spectacle, à faire un coup d’éclat pour fermer la gueule du facho. Sauf qu’évidemment en Suisse, on est pas habitué aux coups d’éclat. C’était très mou.
Vous avez dit avoir été déçu qu’elle ne tire pas durant la première scène ?
Je sais bien que c’est pas le projet du spectacle, mais ça aurait été tellement dingue. Genre, après vingt minutes, quelques personnages attachants et légèrement fous, un discours antifasciste affirmé, un méga bruit d’explosion, en plus on a bien entendu le choc que ça fait quand tu tires à blanc avec ces flingues, une grosse balle dans la tête de sang-froid, du sang sur scène. Le truc vraiment puissant. Tout ça à Vidy, devant le public de Vidy, vraiment la provoc’. Franchement, moi je trouve que ça aurait été du génie, tellement fort politiquement. Un truc qui boucle en vingt minutes : « Alors en fait, quand vous voyez un fasciste, vous l’attachez, vous faites un petit repas de famille et vous lui mettez une balle dans la tête ». Le buzz assuré franchement, ça aurait été bien jouissif, le public aurait été méga choqué. En vrai, le spectacle aurait même pu durer que vingt minutes et être constitué que de ça.
Ça en aurait fait une performance assez radicale effectivement.
Oui, qui aurait pu être montée à l’envers d’ailleurs. D’abord, le public entre. Le discours de fin du fasciste commence, sans contexte, sans prélude, nada. Au bout d’une dizaine de minutes le public se dit « Bon est-ce que je dois faire quelque chose ? ». Après, je pense vingt minutes, il commence à manifester son désaccord. Là il se passe à peu près ce qu’il s’est passé le soir où moi j’y étais. Ça fait un peu « Bouh bouh », ça dit deux trois choses, mais finalement tout 4a est très mou. Personne n’arrive à interrompre le fasciste. Et là Catarina entre et paf, elle lui tire une balle. Elle regarde le public et elle s’en va.
Selon vous, toute la partie narrative plus classique qui précède n’était pas nécessaire.
Non non, je m’amusais à imaginer ça, mais c’était aussi super. Les dialogues sont vraiment très bons. Franchement, c’est pas facile de prendre des grandes questions philosophiques et de les incarner, de les faire vivre de manière crédible. Certains personnages m’ont fasciné. Moi, je me définis comme antifasciste, et globalement, j’avais déjà choisi mon camp dès le départ, même si je respectais le point de vue de Catarina. J’étais content qu’elle finisse par entendre raison à la fin.
Vous étiez donc plutôt du côté de la mère ?
Comment on peut pas être du côté d’une personne aussi puissante ? C’est une femme superbe. Quand elle parle, c’est une vie entière de convictions. En plus d’être très séduisante, elle a un charisme de fou. La fille se fait complètement écraser, je pense que personne la regarde. Non mais pendant tout le spectacle je me disais : « C’est un génie quand même, d’avoir inventé ce personnage ». En gros c’est un peu la femme fatale, c’est le cas de le dire, qui exige la mort, l’exécution du fasciste. J’espère que ce que je dis n’a pas l’air trop fucked up, mais c’est un truc très fort, un truc qui est à la fois sexuel et politique. J’en ai rêvé la nuit d’après. En fait, c’est ce genre de personnages, de rencontres qui te font aimer le théâtre quoi, qui donnent envie de faire du théâtre. J’espère vraiment que ce texte va devenir un peu un classique, qu’il sera publié et qu’il sera rejoué dans pleins d’endroits différents.
Comment décririez-vous le projet politique global du spectacle ?
C’est pas une question facile. Pour être sincère, je ne crois pas qu’il ait un seul et unique projet, comme Emmanuel Macron (rires). Je pense que c’est un genre d’autopsie. Il y a le cadavre de la démocratie libérale sur la table, on l’ouvre, et on regarde ensemble comment ça pue la merde. Si je devais dire une chose, je dirais plutôt que ça essaie de nous faire regarder le monde en face. À mon avis, et c’est pas con, la plupart des spectateurs de Vidy n’ont jamais vraiment assisté à un discours d’extrême-droite complet. C’est toujours coupé, découpé par les médias. On n’a pas l’expérience de la durée, ce que ça fait d’écouter la Le Pen qui vomit pendant de longues longues minutes. Je me trompe peut-être, mais je crois qu’on voulait nous faire ressentir ce que ça fait. Il y a un truc que j’aime beaucoup au théâtre, c’est justement la durée. Au théâtre, c’est pas comme au cinéma, et je parle même pas de la télé, la durée c’est toujours celle du corps. Il n’y a pas de coupes. C’est pas anodin, à mon avis, cette histoire de discours qui s’éternise, pour tester les limites du public. Si ça avait durée cinq minutes, personne n’aurait tenté de réagir. Il fallait que ça dure pour que quelque chose se réveille politiquement chez les gens. Tu vois ce que je veux dire ?
[NB : l’enquêté a dû partir précipitamment avant la fin de l’entretien]