Dossier d’en­tre­tiens

Cata­ri­na e a beleza de matar fascis­tas (2020)

Œuvre : Cara­ri­na e a beleza de mater fascis­tas, Tia­go Rodrigues, Théâtre de Vidy, Lau­sanne, 2020 [crédits com­plets]

Type de sources : Tran­scrip­tions d’en­tre­tiens semi-dirigées (ver­ba­tim épuré)

Pro­jet de recherche : L’ex­péri­ence poli­tique du spec­ta­teur con­tem­po­rain (2019–2024)

Chercheur.euse : Aurélien Maig­nant – Fonds Nation­al Suisse pour la recherche scientifique

Data­tion des sources : Entre­tiens menés entre le 4 et le 10 octo­bre 2020

Méthodolo­gie détail­lée : Entre­tiens semi-direc­tifs. Disponible en ligne

 

Entretien n°1

 Femme / 27 ans / Archiviste / Va sou­vent au théâtre

Est-ce que le spec­ta­cle vous a plu ? 

Alors moi je vais sou­vent à Vidy, c’est un théâtre que je con­nais bien. Je con­nais son pub­lic, qui est assez peu mixte. Je suis sou­vent agacée par le pub­lic qui va voir la pièce avec moi. Il rigole sou­vent de choses que je ne trou­ve pas drôle, et par­fois le plus sou­vent les gens sont très inac­t­ifs. Alors comme dans ce spec­ta­cle c’était impor­tant que le pub­lic réagisse, je me suis sen­tie très liée aux autres, j’appréhendais beau­coup les réac­tions. Autrement, j’ai beau­coup appré­cié la pièce.

Vous pour­riez d’abord résumer le spectacle ? 

Alors la pièce com­mence sur un décor assez rur­al, au Por­tugual, on sait pas où exacte­ment. On sait que cer­tains mem­bres de la famille habitent à Lis­bonne, d’autres dans cette mai­son-là. C’est une famille de mil­i­tants antifas­cistes qui a pour habi­tude chaque année de met­tre à mort un fas­ciste. On com­prend par la suite com­ment le fas­ciste est désigné. Cette année-là c’est l’anniversaire des 26 ans d’une cer­taine Cata­ri­na, mais en fait ils s’appellent tous Cata­ri­na. Cette date, c’est aus­si l’anniversaire de la mort d’une autre Cata­ri­na, la vraie, jeune mère assas­s­inée par un sol­dat sous Salazar, le dic­ta­teur qui a régné pen­dant presque 20 ans sur le Por­tu­gal. Cette femme, en gros, elle est avec son amie, l’arrière-grand-mère de la famille. Elles sont en man­i­fes­ta­tion en ville, et il y a ce moment où Cata­ri­na est inter­pel­lée par un sol­dat fas­ciste, genre il est vrai­ment fas­ciste, il n’a pas été enrôlé de force dans l’armée. Elle essaie de fuir avec son bébé dans les bras, mais le sol­dat lui tire trois balles dans le dos. Ce sol­dat, en fait, c’est le mari de l’arrière-grand-mère de la famille. Suite à cet événe­ment, elle réflé­chit à com­ment se posi­tion­ner par rap­port à ce qu’il s’est passé et elle décide de tuer son mari. Cette femme, qui voit cette hor­reur, qui voit son amie se faire tuer, elle réclame une vengeance bien méritée. Si on revient au présent, sep­tante ans après les événe­ments, la famille se réu­nit après avoir tué un fas­ciste par année. Et c’est le tour de cette per­son­ne qui a 26 et doit tuer son pre­mier fas­ciste. Il y a plein de développe­ments, il y a un moment où il est ques­tion du végan­isme de la plus jeune. Après plusieurs dis­cus­sions, on com­prend que la Cata­ri­na de 26 ans, pour respecter la mémoire de sa grand-mère, met beau­coup de temps à se pré­par­er avant de sor­tir de la cabane sur scène, enfin de la mai­son de cam­pagne. Au final elle refuse de le tuer, il se passe plein de choses et à la fin, elle s’interpose entre sa famille et la per­son­ne qui doit être mise à mort. Et puis il y a ce moment hyper trag­ique où la ques­tion devient : faut-il tuer Cata­ri­na pour pou­voir tuer le fas­ciste ? Puisqu’elle s’interpose, tu com­prends. Un des mem­bres de la famille lui tire dessus et ça part en fusil­lade générale. Tout le monde meurt sauf une Cata­ri­na, le nar­ra­teur. Et le fas­ciste parvient, on imag­ine, à s’enfuir et reprend sa vie de fas­ciste. La dernière scène qui est incroy­able, c’est cette scène où il y a un dis­cours pronon­cé par le fas­ciste en ques­tion qui m’a rap­pelé cer­tains moments de l’histoire, comme l’Allemagne nazie, avec des références à des dis­cours pronon­cés sous Salazar je pense. Ça m’a aus­si rap­pelé des dis­cours de politi­ciens aujourd’hui, comme Trump ou l’UDC. Le mec fait son dis­cours, les min­utes se trans­for­ment en une dizaine de min­utes, voire une ving­taine et ce qu’on sem­ble atten­dre des spec­ta­teurs, c’est de met­tre fin à cette parole fas­ciste qui est nocive et dan­gereuse en fait. A la fin le pub­lic, en tout cas le soir où j’y étais, le pub­lic hue ce type et son dis­cours est noyé dans les gens qui cri­ent « dégage ! dégage ! ». Au bout d’un moment, les sur­titres dis­parais­sent et le facho déclare défaite. Il y a des applaud­isse­ments et voilà.

Vous avez vécu com­ment cette fin ? 

C’est vrai­ment com­pliqué. J’aime pas trop les mem­bres du pub­lic de Vidy, et ce soir là non plus. Je suis un peu scep­tique. J’avais l’impression que les applaud­isse­ments étaient un peu vains. C’était comme si on fai­sait sem­blant que les gens avaient été trans­for­més. On a l’impression dans la fic­tion de taire le fas­cisme, mais une fois qu’on est sor­tis de la pièce, je suis pas sûre qu’on osera faire de même, qu’on pour­ra hauss­er la voix et essay­er de stop­per ce genre de com­porte­ments et de dis­cours hyper tox­iques dans notre société. Après, j’ai trou­vé que la pièce racon­tait quelque chose de très pro­fond, mais j’ai des doutes sur sa capac­ité à trans­former les gens politiquement.

Selon vous que cher­chait à pro­duire la pièce ? 

Je pense qu’elle voulait créer une pre­mière fois, genre que les spec­ta­teurs, en huant des fas­cistes pour la pre­mière fois, ils oseraient repro­duire ce genre de com­porte­ments en dehors des qua­tre murs du théâtre. J’imagine que la pièce entière visait à éveiller la con­science de l’omniprésence du fas­cisme autour de nous.

Il y a des gens qui sont sortis ? 

Une dizaine de per­son­nes sont sor­ties, oui. Moi je suis pas sor­tie, je voulais savoir com­ment ça se ter­mi­nait. On était au théâtre, on était pas dans la rue. Une fois sor­tie, j’ai dis­cuté avec mes amies, et pas mal d’entre eux ont cri­tiqué le com­porte­ment des per­son­nes qui sont sor­ties avant la fin de la pièce. Pour eux, c’était vrai­ment une manière de refuser d’affronter le fas­cisme, de fuir le con­flit, une manière d’accepter. Ou alors, c’était une manière de se faire mouss­er, alors qu’il fal­lait rester pour inter­dire cette parole. Il y avait l’essentiel du pub­lic qui est resté, moitié paralysé, qui dis­ait « Bas­ta » comme si c’était un mot por­tu­gais. Une par­tie des gens ont hué, quelques per­son­nes on dit « dégage », mes potes ont lancé l’applaudissement spé­ci­fique de « Siamo Tutte Antifas­ciste ». Moi j’en ai pas fait par­tie, parce que j’étais pro­fondé­ment con­va­in­cue que per­son­ne ne recon­naitrait le slogan.

Vous pour­riez détailler votre expéri­ence glob­ale du spectacle ? 

Le début m’a beau­coup mar­qué, les pre­mières paroles qui sont pronon­cées, c’est une recette de cui­sine tra­di­tion­nelle. Ils font le détail d’une espèce de soupe avec notam­ment des pieds de cochons. Et ils insis­tent beau­coup sur les pieds de cochons, ce qui m’a gavé, parce que j’ai trou­vé qu’ils fétichi­saient ça et je me suis dit que si c’était ça le ton pen­dant deux heures, ça allait être lourd, parce que j’estime qu’on n’est pas cen­sé manger les pieds, ni aucune par­tie des cochons tout court. Une des mem­bres de la famille réag­it et dit qu’elle est végane, comme moi, et elle estime que les ani­maux ne sont pas fait pour être mangés. Donc elle lutte con­tre la vio­lence sur scène et ça m’a fait du bien. J’ai trou­vé que cette dis­cus­sion pou­vait sans doute trans­former les gens en dehors du théâtre, con­traire­ment au reste. On reçoit quand même un mes­sage, surtout que l’oncle se moque, mais en fait il lui dit en secret qu’il aimerait devenir végane. A mon avis, ça per­me­t­trait aux boomers du pub­lic de s’identifier, le fait qu’il l’assume mais en cachette, et qu’elle réagisse gen­ti­ment. Sans doute que les vieux dans le pub­lic se diront que s’ils abor­dent franche­ment et gen­ti­ment la ques­tion, notre généra­tion les guidera sur la voie d’une vie sans souf­france ani­male. C’était très efficace.

Pourquoi effi­cace ?

Je crois que j’avais jamais vu de dis­cours végane dans un théâtre. J’étais très liée à ce qui se dis­ait, je partageais vrai­ment cette sen­sa­tion de devoir argu­menter con­tre sa famille qui com­prend pas pourquoi c’est un choix poli­tique. D’ailleurs on entendait sur scène des répliques assez clichées de per­son­nes spé­cistes et les argu­ments de la végane étaient les seuls per­ti­nents. Je pense pas que ça va chang­er les valeurs de toutes les per­son­nes présentes dans la salle, mais quand même. J’étais pas émue au point de pleur­er, mais je me suis vrai­ment sen­tie à fond avec elle, dans la pièce à ce moment-là.

Vous avez eu d’autres émo­tions fortes ? 

L’autre moment où j’ai été très émue, intel­lectuelle­ment et affec­tive­ment, c’est quand celle qui devait tuer le fas­ciste expo­sait ses argu­ments con­tre le meurtre. Le dia­logue avec sa mère surtout, et avec les autres mem­bres de la famille. C’était intéres­sant et touchant, parce que la dis­cus­sion ne por­tait pas sur s’il fal­lait tuer le fas­ciste, c’était pas ça la ques­tion, c’était : « Faut-il agir con­tre le fas­cisme ? ». Si on com­pare ce moment avec la fin, on peut envis­ager toute une série de mesures antifas­cistes que nous en tant que pub­lic on pour­rait met­tre en place. Le fait de l’avoir vrai­ment présent sur scène, ça fai­sait comme si on était en train d’être à un meet­ing fas­ciste. Alors for­cé­ment tu te deman­des ce que tu ferais. Moi par exem­ple, je me suis beau­coup demandé de quoi j’aurais été capa­ble, si je pour­rais tuer un fas­ciste. Je crois que j’en suis sor­tie en me dis­ant que non, mais que j’aurais quand même été capa­ble d’autres choses, de hauss­er la voix. Je me suis dit aus­si que j’aurais été capa­ble de me lever de mon siège et de le foutre dehors si ça s’éternisait. C’était trag­ique parce que ça ame­nait à un ques­tion­nement indi­vidu­el sur ce genre de débat poli­tique, chaque per­son­ne pou­vait se deman­der ce qu’elle aurait fait, si elle est prête à faire telle ou telle chose con­tre le fascisme.

Vous vous êtes sen­tie par­ti­c­ulière­ment proche de cer­tains personnages ? 

Pas vrai­ment, c’était pas des vrais gens, plus des stéréo­types. Leur rôle c’était vrai­ment juste de véhiculer des dis­cours, ils ne ressem­blaient pas à des vraies per­son­nes. D’habitude je suis tou­jours émue face à des per­son­nages com­plex­es au théâtre, qui ont des con­tra­dic­tions par exem­ple. Cata­ri­na de 26 ans est con­tra­dic­toire, mais c’est la seule com­plex­ité que j’ai perçue. Sinon, ils étaient juste là pour porter des dis­cours, pour représen­ter des posi­tions dans la société quoi, le vieux, le jeune.

Com­ment avez-vous vécu la pre­mière scène, le moment ou le per­son­nage pointe l’arme sur le fasciste ? 

C’était assez com­pliqué ce que j’ai ressen­ti, je crois. Je pense que, pour le coup, on ne s’identifie pas trop au per­son­nage en tant qu’individu, mais on se met à leur place poli­tique­ment, par rap­port aux choix qu’ils doivent faire. Moi je me dis­ais que si elle tirait, je célébr­erais pas, mais je serais pas triste non plus. C’est un peu dark de se ren­dre compte qu’on est comme ça, mais voilà. Je pense pas que je serais capa­ble de met­tre à mort quelqu’un, je dis pas ça pour être poli­tique­ment cor­recte. C’est une scène qui arrive assez vite quand même, mais je crois que j’étais surtout dans l’attente, un peu scotchée. Je me dis­ais que si elle tirait ce serait ultra vio­lent, et j’avais pas for­cé­ment envie de voir cette vio­lence non plus. Leur présence est forte, on sent que le flingue est vrai­ment pointé sur lui, on se pro­jette dans l’expérience de ce que ça serait de tuer quelqu’un. Beau­coup d’émotions émer­gent de ce moment, et de ques­tion­nements. Finale­ment, je l’ai quand même vécu de manière très rationnelle, je réfléchis­sais froide­ment à cette sit­u­a­tion. Je pesais le pour et le con­tre de le tuer, mais c’était dif­fi­cile parce que je savais pas ce que le fas­ciste sur scène avait vrai­ment fait dans sa vie.

Selon vous, quelle idée défend le spectacle ? 

Je pense quelque chose de très intergénéra­tionnel. Il y a un peu toutes les généra­tions de mil­i­tants antifas­cistes. Je pense que l’idée c’est dire que l’histoire se répète tou­jours, qu’il y a un éter­nel retour du fas­cisme, qu’il ne va jamais arrêter de ressur­gir. C’est impor­tant d’avoir aus­si des mil­i­tants antifas­cistes qui se per­pétuent, le com­bat doit rester à tra­vers les généra­tions. Après, le spec­ta­cle par­le beau­coup du temps présent, déjà ça se passe un peu après 2020, on envis­age que le futur pour­rait être encore pire que ce qu’il est main­tenant. La pièce veut vrai­ment lancer une alerte, alert­er les gens sur les régres­sions sociales, les régres­sions de valeur qu’on peut subir à l’avenir.

Vous arriver­iez à imag­in­er d’autres expéri­ences spec­ta­tri­ces que la vôtre ? 

Je suis une per­son­ne très empathique, mais quand je suis trop per­son­nelle­ment engagée dans cer­tains trucs, comme la ques­tion fas­ciste, j’ai de la peine à con­sid­ér­er les ressen­tis des autres. Je sais pas ce que les autres se sont dit. Moi, il y a un moment où j’ai com­pris, pen­dant la pièce, que des gens ressen­taient les choses dif­férem­ment de moi. À la fin, dans le dis­cours du fas­ciste, il évoque les droits des femmes et par­le des vio­lences con­ju­gales en dis­ant que c’est pas grave, parce qu’elles se pro­duisent à l’intérieur de la mai­son. C’est typ­ique des dis­cours d’extrême-droit, et il y a pas mal de per­son­nes dans le pub­lic qui ont rigolé, parce que c’était perçu comme grotesque. Moi ça m’a fait très mal que des per­son­nes rigo­lent à ça, parce que c’est pas drôle, c’est absol­u­ment hor­ri­ble. Moi j’ai une femme de ma famille qui s’est retrou­vée en foy­er la semaine passée parce qu’elle a per­du sa mai­son parce que son mari et son fils la bat­tent. Dans ce con­texte, voir des gens qui rigo­lent m’a vrai­ment blessé pro­fondé­ment. Surtout que les vio­lences domes­tiques sont très répan­dues, alors je me suis dit mais com­ment on peut rigol­er de ça en tant que spec­ta­teur alors que d’autres per­son­nes dans le pub­lic subis­sent peut-être ces vio­lences ? C’est extrême­ment cru­el d’être dans une salle, face à un dis­cours fas­ciste qui min­imise ta douleur, qui la nie, et d’entendre les autres per­son­nes du pub­lic, donc une par­tie de la société dans laque­lle tu vis en fait, qui se marre. J’étais très cri­tique, vrai­ment pas dans l’empathie ou la com­préhen­sion. J’avais envie de les frapper.

Vous diriez que le spec­ta­cle était en par­tie la cause de cette dérision ? 

Ce moment était volon­taire­ment grotesque, mais je pense pas qu’il cher­chait à créer un rire. Après c’est l’effet qu’il a fait, mais c’est l’effet du geste de mon­tr­er un dis­cours fas­ciste, c’est pas la faute du spec­ta­cle, c’est la faute du public.

Vous avez débat­tu de la pièce avec d’autres ?

Oui, j’ai été la voir avec deux antifas­cistes con­va­in­cus et deux per­son­nes plutôt issues d’un milieu de droite, qui ont pas tout remis en ques­tion. On dis­cu­tait, et moi je leur ai dit que ça m’avait agacé que les gens rigo­lent, ils m’ont reproché d’avoir été agressée, leur argu­ment c’est que c’était juste un rire de gêne. J’ai invo­qué des argu­ments émo­tion­nels, ou éthiques, genre sur com­ment se com­porter par rap­port à la vio­lence. La dis­cus­sion n’a mené à rien. Rien n’a changé quoi. On a dis­cuté pas mal de la fin aus­si, de l’intérêt de ce moment. Le fait qu’on voit se pro­fil­er la fin au moment de la fusil­lade générale, on ne pen­sait pas que le mec allait se relever et repren­dre sa rhé­torique et con­tin­uer à la propager. Il y en avait qui trou­vait là-dedans une légitim­ité à la vio­lence, d’autres qui dis­aient que non. Moi je trou­ve que le spec­ta­cle va un peu trop loin dans sa légiti­ma­tion, mais je trou­ve aus­si que les per­son­nes qui étaient avec moi et l’ont con­damné absol­u­ment, et bah elles ont tort. Le dis­cours sur le végan­isme a aus­si beau­coup divisé, moi j’ai trou­vé pas mal, on était trois vrai­ment à en dis­cuter. Il y en a un qui trou­vait ça cliché et stéréo­typé, con­traire à la cause végane, une autre qui ne savait pas trop com­ment se positionner.

Vous arriver­iez à faire le lien entre la per­son­ne que vous êtes et votre expéri­ence de ce spectacle ? 

Com­plète­ment, moi j’ai des mem­bres de ma famille qui, il y a un peu plus de vingt ans, ont par­ticipé à une guéril­la pour com­bat­tre un gou­verne­ment oppres­sif. C’est des gens qui ont fait la guerre pour des­tituer un gou­verne­ment néfaste et ségré­ga­tion­niste. Pour moi, par exem­ple, la ques­tion de met­tre à mort quelqu’un, elle est con­crète. Elle est pas abstraite. Il y a des gens qui vont regarder ce spec­ta­cle comme une métaphore, ils ne vont même pas essay­er de se met­tre à la place de la per­son­ne qui fait le geste. Moi, je con­nais des gens qui ont tué des fas­cistes, qui ont tué pour des raisons poli­tiques, dans un autre con­texte bien sûr. Per­son­nelle­ment, le spec­ta­cle ressem­blait à des con­ver­sa­tions que j’ai déjà eu dans ma vie. Cette propo­si­tion de tuer les fas­cistes, je l’ai vécu très con­crète­ment, je l’ai vécue en réfléchissant aux choix qu’ont dû faire des gens de ma pro­pre famille. C’était pas du tout allé­gorique, ou genre des grands sym­bol­es, c’était une ques­tion pratique.

Vous en sortez con­va­in­cue par cer­taines posi­tions poli­tiques précises ? 

Je sais pas, soit on penche du côté de la fille qui refuse la vio­lence, soit de la mère qui légitime le meurtre à des fins révo­lu­tion­naires. La métaphore du feu dans le spec­ta­cle est très juste. Parce qu’une fois qu’on a mis le feu, on sait pas ce qu’il va se pass­er. Cela mon­tre qu’on ne peut pas éval­uer un moyen de lutte a pri­ori. Il n’y a pas de bons ou de mau­vais moyens de lutte, ça dépend des sit­u­a­tions, des gens qui sont dis­posés à faire cer­taines choses. Il faut faire les choses de manière pro­por­tion­née et réal­iste. Ce qui est impor­tant c’est que les per­son­nes qui sont impliquées dans une lutte déci­dent ce qu’elles veu­lent faire de leur vie, jusqu’où elles sont prêtes à aller. Ce moyen de la mise à mort, il est très rarement applic­a­ble et légitime, je suis plutôt d’accord avec la fille. Mais je ne la con­damne pas. J’aurais pas tiré, mais j’aurais com­pris qu’elle tire.

Vous vous êtes posi­tion­née par rap­port à la ques­tion de la peine de mort ? Vous n’avez pas désiré qu’elle tire ? 

Moi je voy­ais les flingues des mem­bres de la famille. Mais ça m’a tra­ver­sé l’esprit de me lever de mon siège, d’aller pren­dre un flingue et de tir­er fic­tion­nelle­ment. Dans la fic­tion, j’aurais pu tir­er. Mais il faut surtout voir ça comme un dilemme qui se situe à l’intérieur de la dégra­da­tion fas­ciste de nos sociétés. Il n’y avait pas de juge­ments de valeurs vides dans cette pièce, c’était vrai­ment un dilemme. Mon ressen­ti fluc­tu­ait quoi, je me suis posi­tion­née durant la pièce de pleins de façons dif­férentes et assez con­tra­dic­toires entre elles. Sou­vent, j’étais d’accord avec la per­son­ne qui par­lait, j’étais attaquée par plein de dis­cours, je m’imaginais en train de faire plein d’actions, plusieurs choix poli­tiques, et j’en suis arrivée au con­stat que je ne pour­rais pas tuer, ou alors sim­ple­ment dans la fic­tion, mais que je ne con­damn­erais pas for­cé­ment une per­son­ne qui tuerait un fas­ciste dans la réal­ité. Je la défendrais je crois.

Entretien n°2

Femme / 23 ans / Étu­di­ante / Va sou­vent au théâtre

En deux mots, avez-vous appré­cié le spectacle ? 

J’ai adoré, j’ai trou­vé ça ouf. Déjà, ça fait quelques semaines que je me pose cette ques­tion, que j’en par­le avec des gens.

Quelle ques­tion ?

Est-ce qu’on peut utilis­er la vio­lence pour attein­dre le bien ? J’ai tou­jours été dans le camp de ceux qui dis­ent qu’il y a tou­jours une alter­na­tive à la vio­lence, qu’il ne faut jamais céder à la vio­lence. Mais aujourd’hui je me pose cette ques­tion parce que je regarde le monde dans lequel on vit, et je regarde l’histoire, genre l’histoire de l’anarchie, et je con­state que tous les gens qui ont voulu le bien ont dû pass­er par la vio­lence. Du coup, j’ai trou­vé trop bien d’aller voir un spec­ta­cle qui traite de la ques­tion de manière intel­li­gente comme ça. Il y a une ques­tion qui est posée, elle est débattue et ça m’a beau­coup apporté.

Est-ce que vous pour­riez résumer l’histoire de la pièce ? 

Je trou­ve que c’est un entre-deux, c’est quand même un mélange entre une his­toire et des con­stats de société présen­tés un peu comme ça, comme un vrai dis­cours. Mais oui, c’est l’histoire d’une famille dont la grand-mère a vu son enfant se faire tuer et son mari a assisté au meurtre. Elle a com­mencé à se révolter con­tre les témoins du fas­cisme, jusqu’à tuer son mari. Elle a écrit un man­i­feste qui dis­ait que tous ses ancêtres s’appelleront Cata­ri­na et que ce serait le rôle de cette famille de se révolter con­tre le fas­cisme ou ses témoins. Elle donne à sa famille la respon­s­abil­ité de faire le bien par le meurtre s’il le faut. Donc cette famille se réu­nit chaque année, avec tout un pro­to­cole pour savoir quel fas­ciste tuer, etc. Il y a aus­si ce truc très fémin­iste où ils s’appellent tous Cata­ri­na, ils par­lent des groupes au féminin. Dans cette famille, c’est vrai­ment la fig­ure de la femme qui est dom­i­nante. Et ensuite, on nous mon­tre un moment de con­fronta­tion intergénéra­tionnelle qui est à l’inverse de ce qu’on vit au quo­ti­di­en. Dans ce spec­ta­cle, c’est pas les jeunes qui sont des mil­i­tants avec des dis­cours rad­i­caux et les vieux qui tem­pèrent, c’est inver­sé, c’est juste­ment la fille de vingt-six ans qui dit qu’elle croit en d’autres formes de lutte, et que l’injustice est dans le fait de tuer une per­son­ne. Ce qu’il se passe, c’est qu’il y a une expéri­ence de pen­sée de l’oncle, et plein d’autres argu­ments. Bref, en fait, toute la famille s’évertue à expli­quer à la fille qu’elle doit le faire, qu’elle doit tuer. La fin c’est ce grand débat entre la mère et la fille. La mère la con­va­inc rationnelle­ment, mais la fille finale­ment n’y arrive pas, c’est trop dur pour elle. Et il y a aus­si finale­ment le nar­ra­teur, qui représente un peu la grand-mère, qui finit par tuer sym­bol­ique­ment toute la famille et laiss­er le fas­ciste vivant pour que ce soit au pub­lic de vouloir tuer le fas­ciste à la fin.

Pen­dant la pre­mière scène d’exécution man­quée, qu’avez-vous ressenti ? 

D’une cer­taine manière, j’avais envie qu’elle tire je crois, mais la ques­tion avait pas encore été abor­dée assez pour qu’on puisse se faire une idée de s’il le méri­tait ou pas. J’ai vrai­ment ressen­ti un poids, une pres­sion de voir tout le temps ce fas­ciste qui ne dis­ait pas un mot. Je ressen­tais l’injustice comme elle le ressen­tait. Com­ment je peux pren­dre une déci­sion à par­tir de ce type qui ne dit rien, que je ne sais pas com­ment juger, que je n’ai rien vu faire de mal depuis deux jours ? J’étais dans cette rela­tion étrange, parce que le fas­ciste ne nous énerve pas une sec­onde, durant la pre­mière scène, on n’a pas assez de con­tenu pour être à fond avec elle et trou­ver légitime qu’elle le tue. Elle, elle essaye de se posi­tion­ner par rap­port à ce qu’elle ressent, mais j’étais sur­prise qu’elle ne le tue pas, quand elle arrive elle a l’air prête et entraînée. En plus, tous chantent ce chant fémin­iste et trou­vent ça nor­mal, ils vivent ça comme un rit­uel qu’ils ne remet­tent pas trop en ques­tion. J’étais sur­prise qu’elle ne tire pas.

Vous vous êtes sen­tie proche de cer­tains personnages ? 

Oui. La toute jeune fille, je me suis sen­tie éloignée d’elle, je sais pas pourquoi, son per­son­nage, son jeu. Pas le fait qu’elle soit végane, ça je trou­vais intéres­sant, mais le moment au début où elle est face à son plat d’omelette, qu’elle ne le touche pas, qu’elle ne le mange pas, toute cette scène m’a un peu per­tur­bée. Par con­tre, le nar­ra­teur, lui, il crée un lien très fort avec le pub­lic en général, je ne com­pre­nais pas son rôle, mais il me fai­sait ren­tr­er dans la pièce. L’oncle je l’ai beau­coup aimé, il était vrai­ment chou­ette, comme la mère. En fait, c’est bizarre, je suis jeune mais je me sen­tais beau­coup plus proche des per­son­nages vieux.

Donc plutôt des per­son­nages favor­ables au meurtre ? 

Oui. C’est bizarre ? Mais c’est aus­si parce que j’ai dis­cuté avec l’amie avec qui j’ai été voir le spec­ta­cle. Une semaine avant, on par­lait du fait qu’une femme vio­lée peut se venger de son vio­leur et de com­ment se posi­tion­ner, genre dans la morale, par rap­port à ça, est-ce qu’elle a le droit de le tuer et tout ça. Mon amie me dis­ait : mais com­ment tu peux dire des choses pareilles ? T’as pas d’éthique, t’es malade de souhaiter la mort de gens. Du coup, de me retrou­ver là avec elle, qui était dans le camp de « il faut pas le tuer », j’espérais tout au long du spec­ta­cle qu’elle allait se faire con­va­in­cre d’une cer­taine manière. En fait, j’étais du côté des per­son­nages les plus vieux, parce que j’attendais d’eux qu’ils lui mon­trent que ça avait du sens de tuer les oppresseurs. Je crois que si les jeunes avaient été con­va­in­cus, j’aurais été dans la team des jeunes. Mais en plus je dis les jeunes, mais il n’y en a qu’une qui doute, l’autre jeune est prête à tuer à sa place. Après, je dis ça, mais j’ai pas la réponse à la ques­tion, je suis pas absol­u­ment sûre que ce soit une bonne chose de tuer les fas­cistes, je trou­vais juste très bien qu’on m’invite à ques­tion­ner mon avis. L’équilibre entre les posi­tions des per­son­nages, je le vivais comme un équili­bre entre la pen­sée de mon amie et moi, qui étaient assis­es à côté.

Vous pensez que le spec­ta­cle prend posi­tion sur la ques­tion du meurtre ? 

Oui. Il prend posi­tion en provo­quant. Comme le spec­ta­cle mon­tre que per­son­ne n’est jamais d’accord, il démon­tre que la ques­tion est légitime. Il le fait avec l’expérience du train aus­si. Aucun per­son­nage n’est décrédi­bil­isé, aucun point de vue n’a l’air ridicule. La fille qui remet en ques­tion les choses et qui doute n’est pas ridi­culisée, tout le monde com­prend pourquoi elle se pose des ques­tions. C’est très fort quand t’as plein de mono­logues qui se suiv­ent et s’opposent et que tu es con­va­in­cue par tous les points de vue. Mais mal­gré tout ça, le spec­ta­cle attaque vio­lem­ment le fas­cisme et invite le pub­lic à tuer. A la fin, j’étais frus­trée que les per­son­nages ne tuent pas le fas­ciste. Quand la fille se réveille der­rière lui, j’étais là mais tue-le tue-le tue-le. Dans ma tête, j’avais qu’une envie c’est qu’il se fasse tuer. Le spec­ta­cle prend posi­tion, parce qu’il pousse claire­ment le pub­lic à avoir envie de tuer le fasciste.

C’est comme ça que vous résumeriez le pro­jet poli­tique du spectacle ? 

Oui, parce que le fas­ciste ne par­le pas de tout le spec­ta­cle. C’est frus­trant, presque hor­ri­ble, parce qu’on nous demande de trou­ver ça bien ou mal de tuer quelqu’un alors qu’on ne sait pas du tout qui est cette per­son­ne. En fait, Cata­ri­na nous demande de faire con­fi­ance absol­u­ment à un point de vue. Et à la fin, quand il com­mence enfin à par­ler, et que tu entends la sous-merde qu’il est, tu te dis ah merde j’aurai du leur faire plus con­fi­ance. Et Cata­ri­na aurait pas dû douter. Pour moi, le spec­ta­cle fait se pos­er la ques­tion, et ensuite il démon­tre qu’il faut élim­in­er le fas­cisme et que la mort n’est qu’un moyen. C’est des gros con­nards et il faut les élim­in­er, c’est ça le mes­sage. C’est un spec­ta­cle antifas­ciste quoi, qu’il soit tué ou pas. Tout le dis­cours de fin reprend des élé­ments du spec­ta­cle, la poésie des hiron­delles par exem­ple, et il trans­forme tout ça, dans la bouche du fas­ciste, en quelque chose de mon­strueux. Ce per­son­nage ne peut sus­citer que la haine. Au final, cha­cun a le droit de penser ce qui veut, mais ceux qui ont envie de les tuer sont légitimes de le faire.

Vous ne trou­vez pas le spec­ta­cle dan­gereux parce qu’il remet en ques­tion la valeur absolue de la peine de mort ? 

Bah c’est exacte­ment ce que me dis­ait ma pote, faut que tu caus­es avec. Peut-être que le spec­ta­cle est dan­gereux pour ça oui, mais moi je n’y vois rien de mon­strueux, parce que cette vio­lence est légitime. Je pense que le spec­ta­cle met plutôt en avant la réflex­ion que la final­ité du meurtre. Faut voir quelles vio­lences nous indig­nent, et de quelles vio­lences on ne par­le pas. Encore une fois, c’est cette famille-là qui se fait tuer, et tout à coup, on n’en par­le pas de cette vio­lence-là. La Cata­ri­na orig­inelle, qui s’est fait tuer, on n’en par­le pas ? Sa vie a moins d’importance parce qu’elle vient du peu­ple ? Elle, elle est vrai­ment inno­cente, mais on ne dit rien de cette vio­lence-là. C’est pour ça que la réponse est légitime. En tout cas, je trou­ve que tout le monde devrait voir se spectacle.

Vous sortez du spec­ta­cle avec quelle posi­tion sur la vio­lence politique ? 

Il y a une légitim­ité, un droit à tuer les per­son­nes qui prévoient d’en tuer des mil­liers. J’étais con­tente à la fin du spec­ta­cle de ce truc qui avait été provo­qué chez le pub­lic. J’étais heureuse de la haine du pub­lic, que tout le monde dise « ta gueule ! », qu’ils hurlent « mata ! mata ! ». J’ai trou­vé cette émo­tion col­lec­tive fab­uleuse. Cette envie partagée d’avoir envie de tuer cette per­son­ne, je l’ai trou­vée mer­veilleuse. C’est un peu gênant à dire, mais c’est comme ça. Je trou­vais ça fab­uleux aus­si qu’il se fasse pas effec­tive­ment tuer sur cette scène, parce que la respon­s­abil­ité pèse sur tes épaules. Con­crète­ment, je pense pas que demain je serais vrai­ment capa­ble d’aller le tuer. Mais mon émo­tion était claire : il fal­lait l’éliminer. Il y a un vrai rôle du spec­ta­teur, c’est ouf. C’est pas juste qu’on te mon­tre un meurtre. Là t’as l’arme dans la main. Et s’il nous avait don­né une arme à cha­cun, tout le pub­lic aurait tiré au bout de deux min­utes de discours.

Et pour­tant per­son­ne ne le fait face au dis­cours fas­ciste dans la vraie vie ? 

Non, c’est pour ça que c’est trop bien. Dans le pub­lic, j’ai vrai­ment ressen­ti qu’il y avait for­cé­ment plein de diver­gences de points de vue, d’opinions poli­tiques etcetera. Mais là, il y avait un vrai con­sen­sus qui se fai­sait, ça fait réfléchir juste­ment à pourquoi per­son­ne le fait. Le dis­cours il com­mence assez soft, et puis ça com­mence à cho­quer, surtout quand il se vante en mode : « moi je suis un grand sur­vivant, j’ai survécu à cette famille hor­ri­ble qui voulait me tuer », il prend la posi­tion d’un grand par­leur.  Il com­mence à dire atroc­ité sur atroc­ité. Là les gens ont com­mencé à sif­fler, à soupir­er, à regarder autour d’eux, à dis­cuter. Il y avait des class­es qui étaient là et les jeunes ont com­mencé à dis­cuter entre eux, à man­quer de respect à ce gars qui jouait sur scène. Moi j’étais assez con­va­in­cue qu’il resterait faire son dis­cours aus­si longtemps que les gens resteraient. Nous on a fini par par­tir, mais on a enten­du dans notre dos qu’il y avait vrai­ment une fin. Il y avait des réac­tions fortes, des gens qui cri­aient, mais pas de vio­lence con­crète. Mais glob­ale­ment, le pub­lic ne s’est pas vidé. Je crois que c’était un des soirs les moins trashs. Je suis bien con­tente d’être par­tie avant la fin. Mais la classe, quand les élèves sont sor­tis, je les entendais dire qu’ils n’avaient rien cap­té. Donc tu vois, l’incitation au meurtre elle n’est pas évi­dente pour tout le monde.

Vous arriver­iez à imag­in­er d’autres expéri­ences pos­si­bles de ce spectacle ? 

J’étais sur­prise d’entendre ce ras-le-bol général du pub­lic. Je m’attendais à ce que des gens soient out­rés d’utiliser cette vio­lence, à ce qu’ils cri­tiquent cette famille et leur manière de faire, qu’ils aient tous des noms de femme, qu’ils par­lent au féminin, je pense qu’il y a des gens que ça a heurté. Le fait de tuer chaque année quelqu’un en famille, je peux m’imaginer un spec­ta­teur qui trou­ve hor­ri­ble ce que fait cette famille, qui trou­ve hor­ri­ble le dis­cours du fas­ciste à la fin et qui se retrou­ve dans une posi­tion atroce à cause du met­teur en scène qui lui pose une alter­na­tive sans issue. Soit, je suis la fille de vingt-six ans, qui refuse l’alternative, et finale­ment se fait tuer en puni­tion, soit je dois tuer un autre être vivant. C’est impos­si­ble, on ne peut pas être saine d’esprit et ren­tr­er dans cette dis­cus­sion. En fait, c’est pour ça aus­si que j’ai fait le lien avec la grand-mère, le nar­ra­teur c’est le seul per­son­nage capa­ble de tuer les mem­bres de sa famille. Il a sen­ti que c’était devenu son rôle de tuer sa pro­pre famille, parce qu’elle n’accomplissait plus sa mis­sion. Sinon, il y a aus­si les spec­ta­teurs qui ont pu ne rien capter du début à la fin, des per­son­nes pas poli­tisées, qui se sont jamais demandées si la vio­lence était légitime, bon j’ai du mal à me met­tre à leur place, typ­ique­ment ces nanas du gym­nase, je com­prends pas ce qu’elles ont pas com­pris. Je suis frus­trée de pas être aller par­ler à ces jeunes. Mais bref, glob­ale­ment, j’étais sur­prise de voir que le pub­lic fai­sait bloc con­tre le fas­cisme, mal­gré les points de vue et les valeurs sans doute dif­férentes de tous les mem­bres du pub­lic. Mais bref, glob­ale­ment, j’étais sur­prise de voir que le pub­lic fai­sait bloc con­tre le fas­cisme, mal­gré les points de vue et les valeurs sans doute dif­férentes de tous les mem­bres du pub­lic. C’était très puis­sant tous ces gens qui hurlaient ensem­ble, c’était vrai­ment beau.

Vous diriez que le spec­ta­cle a changé quelque chose en vous ? 

Bah quand je dis­ais que peut-être le meurtre pou­vait être légitime, je me sen­tais tou­jours mal parce que ça choquait des gens, mais ce spec­ta­cle m’a ras­surée en me dis­ant que cette ques­tion était légitime et qu’on avait le droit de se la pos­er. Je suis quelqu’un d’optimiste mal­gré tout, mal­gré le peu d’espoir, et j’ai trou­vé ça incroy­able d’être mise à mal dans ce genre de sit­u­a­tion, de voir qu’on ne peut pas tou­jours régler les choses en dehors de la vio­lence. Et puis il va m’aider à me posi­tion­ner dans les débats avec mes par­ents et toute la généra­tion d’avant qui a du mal à adopter notre manière de voir les choses en ter­mes de politique.

Entretien n°3

Homme / 53 ans / Pro­fesseur d’u­ni­ver­sité / Va sou­vent au théâtre

En deux mots, avez-vous appré­cié le spectacle ? 

Oui, beau­coup. C’est un met­teur en scène dont j’avais vu un précé­dent spec­ta­cle, que j’avais beau­coup aimé, comme celui-là. On com­prend dès les pre­mières min­utes qu’on a affaire à un vrai texte, avec un vrai tra­vail d’écriture. Une écri­t­ure col­lec­tive, sem­ble-t-il, on n’en sait pas beau­coup plus. C’était, je crois, autour d’un tra­vail d’improvisation durant lequel les comé­di­ens, qui sont tous excel­lents, ont inven­té leur per­son­nage. L’auteur ensuite a repris tout ça pour en faire un vrai texte. Bon, il y a beau­coup d’allusions à Brecht, mais c’est beau comme du Brecht. Le texte porte vrai­ment les comé­di­ens. Je pense qu’en tra­duc­tion française, ce sera très beau. La pièce est très mar­quée comme por­tu­gaise, il y a des références con­stantes. J’ai beau­coup aimé aus­si que ce soit une très légère dystopie, située dans un futur qui n’est pas si loin­tain que ça, sept ou huit ans après la pre­mière vague de la pandémie. Je me suis vrai­ment lais­sé emporter tout de suite.

Pour­riez-vous me résumer l’histoire qu’on vous a raconté ? 

Alors, ce qui nous est pro­posé c’est une fable et j’adore ça, en plus c’est pas si fréquent au théâtre, surtout une fable avec un vrai texte. Le résumé est assez facile, sauf sur un point que je n’ai pas com­pris. Donc c’est une famille qui, chaque année à la même date, se retrou­ve dans une sorte de mai­son de cam­pagne, une pro­priété où vit en per­ma­nence un des mem­bres de la famille. Et ils se retrou­vent chaque année à la même date pour tuer un fas­ciste et l’enterrer dans le sous-bois, sous les chênes-lièges. Ils font ça depuis le geste de l’arrière-grand-mère qui a tué son pro­pre mari pour lut­ter con­tre le fas­cisme, mais je sim­pli­fie un peu. Le tour est venu, pour une toute jeune femme, qui a atteint l’âge de 26 ans, de tuer son pre­mier fas­ciste. Elle n’y arrivera pas ou elle s’y refusera et ça va ouvrir un débat au sein de la famille. Ce que je n’ai pas du tout com­pris, c’est le rôle du per­son­nage qui met tou­jours un casque sur ses oreilles. Par­fois c’est un nar­ra­teur, mais pas tou­jours. Je n’ai pas com­pris cette insis­tance sur la musique. Je ne vois pas ce que ça apporte.

Com­ment vous rera­con­teriez la fusil­lade finale ? 

Elle est pas si sim­ple à inter­préter. Ma pre­mière hypothèse, c’est qu’ils étaient cernés, que l’affaire du télé­phone les avait fait repér­er et qu’ils étaient tirés à dis­tance par des tireurs d’élite, les uns après les autres, mais c’est pas ten­able. Ma deux­ième hypothèse était qu’il y avait un traitre par­mi la famille. Et en suiv­ant cette hypothèse, comme le seul sur­vivant est un jeune homme qui porte un casque, ça pour­rait être lui qui aurait passé un genre d’alliance avec le fas­ciste en question.

Vous ne pensez pas qu’une des per­son­nes de la famille a décidé de tuer Cata­ri­na mal­gré tout et que cela aurait déclenché une fusillade ? 

Ça me parait dif­fi­cile­ment ten­able, parce que à par­tir d’un cer­tain moment, l’ensemble des mem­bres de la famille est absol­u­ment immo­bile. Il n’y a pas de tirs croisés. Le tir est tou­jours le même, je ne vois pas la scène un peu ciné­matographique où ça tir­erait dans les sens. Et puis les moti­va­tions des per­son­nages ne seraient pas claires. Qu’un d’entre eux ait voulu tuer le fas­ciste quitte à tuer Cata­ri­na, je veux bien, mais pour la suite c’est plus dif­fi­cile. Mon hypothèse finale, c’est que le jeune homme en ques­tion avait passé une alliance avec le fas­ciste. Ce n’est pas celui qui avait la ten­ta­tion d’ouvrir un gite d’étape, mais un autre plus dis­cret. Ce n’est pas si clair, même si en tant que spec­ta­teur, on com­prend assez vite que le fas­ciste ne sera pas tué, au milieu du spec­ta­cle, même avant. La ques­tion devient plutôt : com­ment sera-t-il épargné ? qui en sera responsable ?

A quel moment vous avez com­pris ça ? 

A la deux­ième fois où elle refuse, où elle a un débat très mar­quant, qu’elle affirme qu’on ne peut pas ren­dre la jus­tice en com­met­tant l’injustice. Aus­si parce que l’acteur qui joue le fas­ciste n’a pas grand-chose à jouer, sinon la peur. Et j’avais l’impression que ça peur s’estompait. A la fin il n’avait même plus du tout peur.

Pour­tant il change peu de présence ou de jeu ? 

La pre­mière fois il attend le coup, la deux­ième un peu moins déjà. Après, on le sent soulagé d’avoir reçu une deux­ième grâce. Ensuite, on sent qu’il a quand même beau­coup moins peur.

Vous pour­riez me racon­ter les moments du spec­ta­cle durant lesquels vous avez ressen­ti le plus d’émotions ?

La lec­ture de la let­tre, je l’ai trou­vé très belle, très réussie. Elle éclaire rétro­spec­tive­ment tout ce qu’on vient de voir. C’est un procédé très clas­sique, mais très effi­cace. On com­prend assez vite pourquoi tout le monde s’appelle Cata­ri­na, pourquoi même les hommes ont des vête­ments mar­qués comme féminins. La sit­u­a­tion que décrit la let­tre, je l’ai trou­vé très émou­vante, avec une femme qui décide en con­science de tuer son pro­pre mari, non pas parce qu’il a com­mis un faute, mais parce qu’il a lais­sé faire. Cela ren­voie pour moi à tout un passé de lec­tures sur la guerre d’Espagne. Je con­nais moins la sit­u­a­tion por­tu­gaise, mais je con­nais très bien la dic­tature fran­quiste. Et puis le sur­gisse­ment des vio­lences au sein des alliances on n’a jamais fait mieux. C’est le moteur du trag­ique, com­ment l’expliquer, on ne sait pas, mais on sait qu’il n’y a pas meilleur sujet dra­ma­tique, depuis Aris­tote. Ce qui m’a touché aus­si, c’est la fil­i­a­tion, le pas­sage de témoin, ça aurait pu être grossier, mais ça fonc­tion­nait bien, ça a réveil­lé des choses en moi.

Vous avez eu de l’empathie pour cer­tains per­son­nages ?  

Pas du tout d’empathie pour le fas­ciste. Beau­coup pour la Cata­ri­na de 26 ans, parce que la ques­tion qu’elle se pose nous est ren­voyée. Pour les deux fig­ures féminines en fait, pour sa mère. Je les ai trou­vé très touchantes, très réussies comme per­son­nages, deux formes de fidél­ité, deux idées de la jus­tice. Au fond, c’est elles deux qui ont la déci­sion à pren­dre, beau­coup plus que les hommes.

De laque­lle des deux vous vous êtes sen­ti le plus proche ? 

Le dia­logue est très bien fait, la con­fronta­tion est belle. J’ai été sen­si­ble tour à tour à leurs bat­ter­ies d’arguments. Quand la mère dit « On laisse tou­jours pass­er, on a lais­sé pass­er ceci, on a lais­sé pass­er cela, et voilà où on en arrive aujourd’hui, il est peut-être temps de mar­quer un coup d’arrêt ». D’autant que les exem­ples qu’elle prend sont des exem­ples qui con­son­nent pour nous avec des exem­ples de choses qu’on accepte de fait aujourd’hui. Où est-ce que ça s’arrêtera ? Son inter­pel­la­tion du pub­lic est très forte. Mais je ne trou­vais rien à redire non plus aux argu­ments de la plus jeune Cata­ri­na, lorsqu’elle dis­ait qu’on ne peut pas comet­tre l’injustice au nom de la jus­tice. Alors ça fait une pièce qui m’a rap­pelé Sartre, c’est très proche des Mains sales, même si c’est Brecht qui est cité tout le temps.

Les Justes de Camus aus­si, qui vont même plus loin, puisque le débat est sur le meurtre des enfants inno­cents des fas­cistes. Durant le spec­ta­cle, avez-vous espéré qu’elle tire ?  

Non, je ne crois pas. C’est tout l’intérêt de la pièce, le dia­logue entre les deux femmes, la deux­ième ten­ta­tive d’assassinat, tout cela amène à pren­dre con­science d’une lim­ite. Dans la même sit­u­a­tion, je n’aurais pas non plus réus­si à tir­er. Même, je m’y serais refusé avec les mêmes argu­ments. Sans doute parce que c’est un meurtre de sang-froid, en dehors d’une action armée et col­lec­tive. J’aurai eu les mêmes argu­ments. Je n’ai pas espéré qu’elle tire. Je ne sais pas ce que j’espérai du coup. Mais je pense quand même que tout à coup ça a don­né rai­son à la jeune femme qui s’est refusée à tirer.

Pourquoi ?

La suite de la pièce ne lui donne pas vrai­ment rai­son. Elle relance le prob­lème. Le fas­ciste est tou­jours vivant. Ce ne serait pas grave si ça l’avait fait réfléchir, mais on est loin de ça. A la fin, il faut se taper ce dis­cours du fas­ciste, qui est là encore très bien écrit. J’y étais d’autant plus sen­si­ble que le jour où j’ai vu le spec­ta­cle, c’était le jour du dis­cours d’Emmanuel Macron, qui repre­nait Nico­las Sarkozy sur les séparatismes. Dans le dis­cours sur scène du fas­ciste, il y a des bouts de Trump, de Sarkozy, de Macron et puis il y a plein de choses qu’on entend régulière­ment dans dif­férentes bouch­es, des choses qui finis­sent pas ne plus nous cho­quer telle­ment. Rhé­torique­ment il était très habile, ce fas­ciste était très cohérent dans sa posi­tion de parole. C’est un dis­cours à la fois très banal, et il devient de plus en plus inssu­portable, et là on sait plus quoi faire. Et il dure, il dure très très longtemps. Le soir où je l’ai vu, des gens se sont levé. Impos­si­ble de savoir s’ils sor­taient parce qu’ils trou­vaient le spec­ta­cle trop long, parce que le spec­ta­cle ne leur plai­sait pas, plutôt des gens assez agés, qui ne man­i­fes­tait pas de répro­ba­tion par­ti­c­ulière. Ensuite, des gens se sont lev­és, avec des signes osten­ta­toires de dés­ap­pro­ba­tion, je sup­pose qu’ils étaient arrivés à la con­clu­sion que le but du jeu était qu’on quitte la salle, que le dis­cours était écrit pour nous êtres insu­portable et non faire quit­ter la salle. Moi je suis resté par curiosité et pusi parce que j’avais sen­ti la ten­ta­tion de cer­tains spec­ta­teurs, dont je fai­sais par­tie, était de voir si on arriverait à le faire taire. Alors on a essayé. En tapant des pieds, en cri­ant, même si crier avec un masque ce n’est pas facile. Bon, on par­lait pas por­tu­gais, j’aurais dû essay­er de dire quelques mots en Cata­lan. Mais on n’y arrivait pas. Imper­turbable le fas­ciste. Les autres acteurs ne nous aidaient pas. On y est peut-être pas aller assez fort. On était quelques-uns à essay­er des trucs, comme taper des pieds. Il est allé jusqu’au boût. Car il y avait effec­tive­ment un bout. Moi je cher­chais des idées pour le faire taire. Je dois dire que la ten­ta­tion était assez grande de mon­ter sur scène et de l’attirer dans les couliss­es. Je com­mençais à regarder d’un autre œil le pis­to­let à blanc. Je me dis­ais il y a peut-être encore des car­touch­es. Il y a en peut-être encore un qui marche. C’était vrai­ment insup­port­able, il n’arrêtait pas. Son dis­cours était très bon sur le plan rhé­torique, ça aurait pu être un dis­cours de plus en plus insup­port­able, mais en fait c’est plus sub­til que ça. C’était de plus en plus révéla­teur. On sen­tait vrai­ment le dis­cours d’un politi­cien appar­tenant au par­ti chré­tien, à un par­ti d’extrême-droite qui aurait effec­tive­ment pris le pou­voir. Il est de plus en plus trans­par­ent. Mais c’est pas non plus un crescen­do qui lui ferait dire des hor­reurs absolues.

J’ai dis­cuté avec une spec­ta­trice qui me dis­ait que le pro­jet poli­tique de cette scène c’était de trans­former le pub­lic en un seul bloc de détes­ta­tion, pour elle, si elle avait reçu une arme, elle aurait tiré, vous en pensez quoi ?  

Oui, à part que j’ai sen­ti une grande faib­lesse du pub­lic. On hési­tait sur l’attitude à avoir. On s’est divisé entre ceux qui pen­saient qu’il fal­lait sor­tir et d’autres qui pen­saient qu’on avait le droit d’intervenir. Ce cli­vage-là est un enseigne­ment aus­si. On est très dému­nis face au fas­cisme. Là, même si on sait que c’est une fic­tion, que c’est un jeu, qu’on ne ris­querait rien à mon­ter sur la scène. Et bien il y a quand même une divi­sion du pub­lic. Est-ce qu’on mar­que le refus en quit­tant la salle ? Pour moi, il fal­lait plutôt inter­rompre le spec­ta­cle. Mais oui, moi si on m’avait don­né un pis­to­let d’alarme, j’aurais tiré. J’avais très envie d’aller chercher le pis­to­let d’un des acteurs.

Un autre spec­ta­teur m’a racon­té l’inverse, à savoir que pour lui le spec­ta­cle était dan­gereux, puisqu’il prô­nait la peine de mort. 

Je vois très bien, mais c’est pas ten­able. Le coup de force du spec­ta­cle, c’est de nous pos­er la ques­tion : que faut-il faire ? com­ment on arrête le fas­cisme ? Je com­prends quand même. Il nous rend la fin du spec­ta­cle insup­port­able et du coup on pour­rait penser qu’on devrait souhaiter que le fas­ciste aurait été tué avant. Moi j’ai plutôt sen­ti qu’on nous repo­sait la ques­tion qui avait été posée pen­dant le spectacle.

Vous ne trou­vez pas cela lâche poli­tique­ment de laiss­er au spec­ta­teur la charge de la réponse ? 

Non, car cela amène chaque spec­ta­teur indi­vidu­elle­ment à une ques­tion très sim­ple qui est : à quel moment je vais moi décider qu’une évo­lu­tion poli­tique m’est insup­port­able ? Je veux dire c’est à ça qu’on est ren­voyé, qu’à l’intérieur de la démoc­ra­tie on est pas­sif, qu’on laisse faire. Alors certes on remar­que qu’il y a des excès, que cer­taines idées poli­tiques d’extrême-droite gagne du ter­rain, même au cen­tre avec Macron. On laisse faire, on se dit que c’est peut-être pas si grave. Et on se dit com­ment faire quelque chose ? Surtout que faire quelque chose, c’est for­cé­ment entr­er dans l’illégalité, pas for­cé­ment un meurtre, mais dans la mesure où le jeu démoc­ra­tique per­met à ces idées-là de gag­n­er du ter­rain, on est pas idiots, on sait ce qu’ils s’est passé en 33, ce qu’il se passe en Hon­grie, en Pologne. On nous ren­voie cette ques­tion, et de la part de l’artiste, je trou­ve cela plutôt courageux. L’idée aus­si que la pandémie va faciliter l’arrivée au pou­voir de ces pen­sées, là encore le choix d’une sci­ence-fic­tion de huit ans est très habile. Par­ti comme c’est par­ti, on risque d’aller dans cette direc­tion. Qu’est-ce qui nous sera assez insup­port­able pour qu’on con­sid­ère qu’une lim­ite est franchie et qu’il faut faire quelque chose qui est de l’ordre d’une vio­lence légitime mais illégale ?

Vous diriez que le spec­ta­cle a changé votre avis sur la légitim­ité de la vio­lence politique ? 

Chang­er mon avis, peut-être pas. En tout cas il a éveil­lé ma con­science que c’est une affaire de lim­ite, que cette lim­ite depuis que je suis con­scient poli­tique­ment, on ne cesse de la voir reculer. Le spec­ta­cle m’aide à penser en ter­mes de lim­ites. La tra­di­tion famil­iale qui con­siste à tuer chaque année un fas­ciste à la même date, y com­pris pen­dant les péri­odes de démoc­ra­tie, ça a quelque chose de car­i­cat­ur­al ou d’insupportable. Mais enfin, il y aurait quelques exem­ples de mil­i­tants d’extrême-droite mutilés, comme le sont régulière­ment les mil­i­tants d’extrême-gauche par la police, bah je crois que je ne serais pas mécon­tent. Tout de même, il y a une folie dans cette famille, dans son rit­uel, elle n’est pas tou­jours con­nec­tée à une action poli­tique con­stru­ite. Tout l’intérêt de la pièce, c’est l’hésitation de Cata­ri­na et le dia­logue entre les deux femmes. Je pense que je l’aurai con­damné si elle avait tiré, ça aurait tiré la tra­di­tion famil­iale vers une sorte de car­i­ca­ture un peu absurde, vers un rit­uel sac­ri­fi­ciel moins politique.

Une spec­ta­trice a été boulever­sée par le spec­ta­cle, elle m’a racon­té qu’elle n’avait qu’une seule envie, c’était de voir le fas­ciste mourir. Elle dis­ait avoir changé d’avis sur les vio­lences antifas­cistes.  

Je suis pas loin de ressen­tir la même chose. De mon point de vue, avant le spec­ta­cle, rien ne peut jus­ti­fi­er un meurtre de sang-froid. Alors qu’après le spec­ta­cle, on est bien obligé de recon­sid­ér­er ça : jusqu’où on accepte ? Par­fois, il n’y a sans doute pas d’autres solu­tions que la violence.

Vous ne par­leriez pas d’un spec­ta­cle dangereux ? 

Non, comme d’un spec­ta­cle salu­taire. Il renoue avec des ques­tions sur l’engagement et la légitim­ité de la vio­lence qui était très vives pen­dant et après la sec­onde guerre mon­di­ale, pen­dant la résis­tance et la lutte con­tre le nazisme. Tout ça a dis­paru au fil des décen­nies, il n’y avait pas de vifs débats dans ma généra­tion. Là, on les voit revenir. C’est de plus en plus proche, les polon­ais ou les hon­grois aujourd’hui sont en plein dans ces ques­tions. Pas un spec­ta­cle dan­gereux, mais un spec­ta­cle fait pour pos­er des ques­tions éthiques et poli­tiques. On sort de la salle pris dans un débat, avec le sen­ti­ment qu’il n’y a pas de bonne réponse, il y a des répons­es engagées, mais pas de répons­es con­sen­suelles ou confortables.

En par­lant de con­sen­sus, vous pour­riez me par­ler de votre rap­port au pub­lic pen­dant ce spectacle ? 

Alors je l’ai vu seul, même si j’ai recon­nu une con­nais­sance dans la salle. Le pub­lic lui-même, bon, on était per­tur­bés par le cli­mat actuel, il n’y avait pas d’espace entre les spec­ta­teurs, on était très proches et la jeune femme à côté de moi n’avait pas de masques, une per­son­ne assez âgée entre nous s’est rap­prochée de moi, par peur. Tout ça crée un cli­mat par­ti­c­uli­er, le masque nous gênait aus­si pour faire du bruit à la fin. Je pense qu’il y avait trois publics. Un pub­lic qui a trou­vé la pièce trop longue, trop ver­beuse, avec trop de mono­logues. Après, il y a ceux qui ont estimé qu’il ne fal­lait pas écouter le mono­logue final. Et d’autres, sans doute la majorité, ont perçu que le mono­logue final n’était que la réitéra­tion du dilemme de Cata­ri­na. On a repen­sé aus­si au dilemme du train, je me suis demandé quel choix j’aurais fait. Je ne sais pas. Est-ce que le choix sta­tis­tique est le meilleur ? Une per­son­ne qu’on aime beau­coup ou plusieurs per­son­nes qu’on ne con­nait pas ? Je ne sais pas quelle valeur mobil­i­sait. Si on peut en sauver cinq, pourquoi pas, mais c’est oubli­er les liens affectifs.

Vous arriver­iez à imag­in­er d’autres expéri­ences que la vôtre ? 

Alors for­cé­ment d’un spec­ta­teur qui aurait vrai­ment vécu l’histoire de l’antifascime por­tu­gais, ou de la guerre d’Espagne. Il y a plein d’exemples de fratries qui se sont divisées ou qui se sont entre­tuées. Des spec­ta­teurs qui seraient en prise sur une his­toire liée à une dic­tature, dont les familles se seraient divisés, je pense que leur récep­tion serait très forte, très impliquée. Je pense aus­si qu’un pub­lic plus jeune aurait eu une atti­tude plus active, que des spec­ta­teurs mil­i­tants, act­ifs dans les luttes du cli­mat, qui sont déjà entrés dans l’illégalité, je pense qu’ils auraient réa­gi de manière beau­coup plus vive à la fin. Et puis, comme la pièce était très mar­quée par la cul­ture por­tu­gaise, j’imagine qu’un spec­ta­teur por­tu­gais aurait été plus sen­si­ble à l’histoire.

Vous arriver­iez à envis­ager une récep­tion d’extrême-droite ?

Est-ce qu’ils vont vrai­ment à Vidy, ce repère de gauchistes, les électeurs de l’UDC ? Je pense que pour un électeur proche du type de dis­cours tenu à la fin, la pièce serait insup­port­able très tôt. A cause du rit­uel du meurtre d’un fas­ciste, ou des références à Brecht. Je ne suis pas sûr qu’il resterait dans la salle jusqu’au bout. Est-ce que ça pour­rait les faire chang­er d’avis ? J’en doute un peu. C’est quand même le type de spec­ta­cle qui parie sur le type de pub­lic qu’il sait pou­voir trou­ver dans les théâtres sub­ven­tion­nés dans toute l’Europe. Les fas­cistes se méfient du théâtre en général, ils préfèrent les grandes mess­es. Je peux facile­ment imag­in­er des récep­tions des gens dont l’histoire ressem­ble à celle du spec­ta­cle, mais plus dif­fi­cile­ment une récep­tion fasciste.

Il y a d’autres élé­ments sur lesquels vous aimeriez revenir ? 

Oui, une chose qui prend beau­coup de place, c’est le débat sur le végan­isme. Il me parait par­ti­c­ulière­ment bien relié au sujet. Il pose la ques­tion de la com­plic­ité. Bon, c’est aus­si très actuel, parce qu’aujourd’hui, dans toutes les réu­nions de famille, il y en a tou­jours un, le plus jeune générale­ment qui arrive et qui est végan, puis qui met le bor­del dans le repas de famille, c’est-à-dire dans les tra­di­tions culi­naires famil­iales. Après, ça pose une vraie ques­tion sur la com­plic­ité. J’ai pas pu ne pas penser au grand mono­logue d’Elisabeth Costel­lo de Coet­zee, c’est un texte qui com­pare notre indif­férence vis-à-vis des abat­toirs aujourd’hui avec notre indif­férence vis-à-vis des camps de con­cen­tra­tion nazis. J’ai repen­sé à ce texte mag­nifique pen­dant le spec­ta­cle. J’ai réfléchi à mon indif­férence, à ma com­plic­ité. La façon dont la jeune fille par­le de tout ça, ça m’a beau­coup inter­pel­lé, c’est lié au cœur de la pièce sur le fas­cisme. Parce que je suis plutôt du côté des oncles, qui dis­ent que ça ne fait pas de mal de manger de la viande et que tous ces cons de végans veu­lent nous empêch­er de vivre. Et en même temps, je sais bien que c’est pas défend­able. Je ne suis pas anti-végan, mais plutôt pour que cha­cun mange ce qu’il a envie de manger. Mais je dois bien recon­naître que la posi­tion du mangeur de viande est indéfend­able, elle s’accompagne de toute une série d’aveuglements. Il faut fer­mer les yeux sur tout ce qu’on sait.

Vous diriez que le spec­ta­cle a réus­si à déplac­er le débat sur le fas­cisme vers un débat sur la viande ? 

Oui, c’est l’idée de com­plic­ité qui fait le nœud. La ques­tion posée par le débat sur le sort des ani­maux est du même ordre. Quel type de céc­ité j’accepte, pour ne pas avoir à agir ou à renon­cer à quelque chose ? A une autre échelle, mais quand même c’était un débat éthique qui avait du sens. C’est quelque chose que je retiendrai peut-être plus encore du spec­ta­cle, c’était très fort. Alors que la com­para­i­son avec les camps de con­cen­tra­tion, je le trou­vais plutôt insup­port­able. Je trou­vais l’analogie très risquée.

Entretien n°4

Homme / 44 ans / Employé munic­i­pal / Va sou­vent au théâtre

En deux mots, avez-vous appré­cié le spectacle ? 

Je sais, il y avait beau­coup de choses. Je dirais que si je prends la pre­mière par­tie, qui est vrai­ment une fable, ce qui était racon­té, oui ça m’a beau­coup plu. Après, le truc un peu plus per­for­mance, à la fin, bon c’était basique, un peu sim­ple, mais ce qu’elle m’a fait, j’ai trou­vé ça intéres­sant. Mais j’irais pas jusqu’à dire que ça m’a plu. Je me demandais un peu ce que ça avait comme sens de faire ça, après cette histoire.

Est-ce que vous vous êtes sen­ti pris par un récit ? 

Je sais pas, c’était très méta. De base, sur le pro­gramme, on présen­tait le spec­ta­cle comme le meurtre annuel d’un fas­ciste, mais cette année-là, il va y avoir un per­son­nage qui va douter. Il y a toute une métaphore filée du doute, quand elle ouvre la fenêtre, quand elle fait cet acte man­qué d’oublier le télé­phone. Le dilemme il est aus­si sym­bol­isé avec la métaphore du train. En tant qu’individu, tu te retrou­ves face au dilemme du statut de ce que tu vois, est-ce que c’est de la fic­tion ou pas, à quel degré, etc. Est-ce que je sors ? Est-ce que je reste ? Qu’est-ce que tout ça implique. La cas­sure de fin était trop bru­tale pour qu’on ait la sen­sa­tion d’une con­ti­nu­ité entre la nar­ra­tion de Cata­ri­na et le dis­cours du fas­ciste. A la lim­ite, on pour­rait se dire que c’est une sorte de flash-back ce dis­cours. Moi je pense que c’est ça, c’est un dis­cours que le fas­ciste a tenu avant, dans l’histoire. Dans la fic­tion tout le monde se prend une balle, mais à un moment ils se relèvent et sou­vent ils se retour­naient vers l’écran des sur­titres. Les per­son­nages pre­naient con­science du dis­cours. J’ai réal­isé que je lisais plus les sur­titres que pour savoir com­bi­en de temps c’était prévu qu’il par­le. Je me demandais si la per­for­mance était annulée si le pub­lic allait jusqu’à la fin.

Dans quelle posi­tion avez-vous eu l’impression que le spec­ta­cle voulait vous mettre ? 

Dans plusieurs posi­tions à la fois. Essen­tielle­ment, dans une sorte de malaise face à la per­méa­bil­ité de la fic­tion et du réel. Sur scène, le comé­di­en dis­ait les mots de son per­son­nage, mais nous on est plus en train de voir de la fic­tion, on se rend compte d’où on est assis. On réalise que c’est devenu la réal­ité. Il nous met­tait face à ça, et il n’y avait pas de bonnes réac­tions. Il voulait qu’on se regarde les uns les autres, et qu’on com­mence à se juger mutuelle­ment. A juger les choix de ceux qui se lèvent ou ne se lèvent pas. Moi surtout, je ne com­prends pas pourquoi les gens se sont lev­és. Le prob­lème que j’ai eu avec ça, c’est que tout le monde descendait, il y a eu un grand bruit. Ensuite, à la fin du mono­logue, les lumières s’éteignent et les gens applaud­is­sent. C’était absurde, ils applaud­is­saient un fas­ciste. Peut-être que des gens se sont dit que, puisque j’étais resté assis, au fond, j’adhérais un peu à ce qu’il se pas­sait sur scène. Et c’est vrai que ma curiosité était un peu mor­bide. J’étais pas d’accord avec qu’il dis­ait, ça m’a fait penser à une autre pièce de Ste­man, dans laque­lle il y avait toute une réflex­ion sur les dis­cours d’extrême-droite, on te marte­lait plein de choses dans la gueule, il y avait une phrase qui se répé­tait, c’était « on s’aime tous, mais on règlera les prob­lèmes plus tard ». T’as plein de dis­cours les plus haineux pos­si­bles et tu ne retiens que ça. Hier soir c’était pareil, on t’assène un dis­cours fas­ciste pour t’abrutir, mais quelle est la pos­ture que tu adoptes ? Si je reste, est-ce que j’adhère ? La posi­tion dans laque­lle il voulait nous met­tre c’est qu’on se juge. Il casse la col­lec­tiv­ité, il laisse que des indi­vidus qui se regar­dent et qui s’évaluent mutuellement.

Vous n’avez pas ressen­ti de con­sen­sus con­tre le dis­cours par­mi le pub­lic pen­dant la dernière scène ? 

Mais il faudrait d’abord savoir si c’est un per­son­nage de fic­tion qui par­le, ou si c’est la réal­ité. Pour moi c’est un flash­back. Ou alors, si c’est le comé­di­en qui pense vrai­ment ça, c’est un gros facho et voilà. Moi ce qui m’inquiète avec ce spec­ta­cle, c’est que des gens sor­tent et se font mouss­er parce qu’ils ont eu le courage de se lever et de par­tir. Moi je crois que j’ai eu rai­son, hier soir, de rester jusqu’au bout, pour enray­er le dis­posi­tif. Mais pas tout à fait en fait, peut-être que tu te sens visé, blessé par ce qui est dit, on t’assène un dis­cours vio­lent, tu ne le sup­port­es plus tu sors, c’est respectable. Mais les gens peu­vent se faire mouss­er en faisant une gloire d’être sor­ti du théâtre. C’est oubli­er ton inten­tion de spec­ta­teur, à quoi ça sert ? Quand tu ver­ras un dis­cours haineux dans la réal­ité, est-ce que tu vas réa­gir ? Je sais pas si l’artiste y a pen­sé, mais si le spec­ta­teur part, qu’est-ce que ça dit ? Est-ce qu’il va en faire de même dans la réal­ité ? C’est facile de par­tir au théâtre, surtout que c’est fic­tion­nel. Et d’ailleurs quand il a fini, la lumière s’éteint, il revient saluer, for­cé­ment, tu applaud­is. Si on trans­pose, le fait que je reste jusqu’à la fin, dans un meet­ing de l’UDC, est-ce que ça veut dire que j’adhère ? Non. Quelqu’un qui analyse un dis­cours d’extrême-droite, est-ce qu’il adhère ? Non. Sor­tir ou rester, les deux répons­es sont bonnes.

Vous pensez que les deux heures de fic­tion changent votre rap­port à la per­for­mance de fin ? 

Elle l’illustre, elle mon­tre qu’on est à la place de Cata­ri­na. Elle déguise avec des beaux décors, des beaux cos­tumes. On te fait ça, mais pour t’amener au dilemme. Cela fonc­tionne un peu comme un enton­noir. Tu sais ce que tu vas voir, ou tu t’en doutes. Le cadre est posé : un per­son­nage refuse de tuer un fas­ciste. Il y a deux mon­des qui se con­fron­tent. Ils sont pas en oppo­si­tion dans le fond, les deux veu­lent lut­ter con­tre le fas­cisme, mais est-ce que toutes les solu­tions sont bonnes ? J’entendais en sor­tant du camp cli­mat à Berne, une inter­view de qua­tre activistes qui sor­taient de garde-à-vue, au bord de l’Are, et ils dis­aient qu’il fau­dra des actions plus rad­i­cales pour le cli­mat et qu’il y en aura. Je me dis­ais que moi, je serais pas capa­ble de faire une action plus rad­i­cale, mais je la con­damn­erai jamais. Heureuse­ment et mal­heureuse­ment, il faut des gens qui tri­ent leurs déchets et sou­ti­en­nent, sans par­ticiper. Et il faut des gens qui passent à l’action rad­i­cale. Les deux sont le revers d’une même pièce. Si t’en annules une, tu annules l’autre.

Vous pour­riez me racon­ter com­ment vous vous êtes posi­tion­nées dans le dilemme des personnages ? 

J’étais très proche du nar­ra­teur. Tu sens que c’est lui qui te racon­te quelque chose, c’est un peu le grand archi­tecte, en dehors de la fic­tion, enfin il racon­te supérieure­ment, comme dans un livre, même si ça reste un per­son­nage. Même quelqu’un qui viendrait jouer le met­teur en scène dans la fic­tion, bah ça resterait un personnage.

Entretien n°5

Femme / 27 ans / Employée admin­is­tra­tive / Va sou­vent au théâtre

En deux mots, avez-vous appré­cié le spectacle ? 

Oui, même si je m’attendais pas du tout à ça. C’est une amie qui m’a pro­posé d’y aller, via toi. J’y serais pas allé sinon je pense. J’avais déjà vu un spec­ta­cle de Tia­go Rodrigues qui m’avais pas plu. Mais bon ma pote voulait vrai­ment voir ce truc, alors je me suis motivée. La thé­ma­tique me par­lait pas trop. Et ce qui est fou, c’est qu’avec cette pote on avait une dis­cus­sion assez intense trois jours avant sur ce genre de prob­lé­ma­tique, sur ce que la vio­lence peut résoudre et est-ce qu’il faut l’utiliser comme out­il. On était vrai­ment pas d’accord. Le fait de voir ce spec­ta­cle avec cette dis­cus­sion en tête, c’était très intéres­sant. Les comé­di­ens étaient boulever­sants, la mise en scène aussi.

Pour­riez-vous me racon­ter un peu votre expéri­ence de ce soir-là ? 

Ce qui m’a le plus mar­qué c’est la justesse dans la défense des deux par­ties. Autant la mère et la famille qui défend­ent l’usage de la vio­lence au nom d’idéaux poli­tiques, autant la fille qui s’oppose à cette idéal­i­sa­tion de la vio­lence et qui la décon­stru­it. Les deux dis­cours étaient bien amenés, aboutis et con­va­in­cants. Moi, à la base, je suis con­va­in­cue que la vio­lence ne résout rien. Je par­tais de ce principe-là, et j’ai trou­vé fasci­nant à quel point les mots et les dis­cours m’ont amené à valid­er les points de vue. C’est surtout l’expérience des dis­cours, des gens qui sont en train de par­ler, en train de faire des dis­cours, j’étais frap­pée par la sen­sa­tion d’écouter et à quel point il est facile d’être con­va­in­cue, ou juste ponctuelle­ment d’accord avec un ora­teur. On ressent à quel point ces tech­niques sont util­isées dans la vie de tous les jours, mais c’était plus sub­til que dans les vrais dis­cours poli­tiques. On mon­trait les dessous de ce qu’on vit au quotidien.

Plus pré­cisé­ment, que change la scène ? 

Il y a une fron­tière très floue entre fic­tion et réal­ité. A la pre­mière, je sais que plein de gens ont réag­it au dis­cours final. J’en par­lais avec un ami qui me dis­ait que les gens devaient se calmer et se sou­venir que c’était du théâtre et de la fic­tion. Je lui répondais que je com­pre­nais très bien que des gens par­tent parce que les dis­cours enten­dus sont insup­port­a­bles. Tu peux pas résis­ter à ce pro­pos. Et juste­ment, quand c’est sur une scène, tu peux jouer plus facile­ment sur le fait de dire de façon vio­lente des choses indi­ci­bles dans la réal­ité. Le dis­cours de la fin c’est ça, il dit des choses telle­ment vio­lentes à enten­dre mais c’est sur un plateau. C’est sup­port­able parce que c’est de la fiction.

De quels per­son­nages vous êtes vous sen­tie proche ? 

Avec la fille qui refuse de tuer le politi­cien. Parce que c’est mon idéal, je crois que la vio­lence ne résout rien. Après, je trou­vais que la mère était quand même admirable. Je me suis iden­ti­fiée à son côté engagé et reven­di­ca­teur, mais la mère c’est plutôt une fig­ure idéale pour moi. J’aimerais être aus­si vin­dica­tive qu’elle et aus­si forte dans ce que j’affirme. J’aimerais être aus­si forte. Mais au fond, quand même, la fille est plus raison­née et je suis vrai­ment comme elle, elle a rai­son. Je tan­guais entre ces deux per­son­nages. Cette bal­ance était belle, l’une avait rai­son et puis c’était l’autre. Elles avaient toutes les deux rai­son à leur manière.

Vous avez ressen­ti de l’empathie pour le fasciste ? 

Non.

Com­ment avez-vous vécu la pre­mière scène d’exécution ?

J’avais lu la feuille de salle, donc je m’attendais à un moment de ten­sion qui abouti­rait à un échec. C’était pas une sur­prise, je savais qu’elle allait pas tirer.

Et com­ment avez-vous vécu la scène finale ? 

Physique­ment et prag­ma­tique­ment, c’était très vio­lent. Les coups de feu étaient très fort. Trop forts. J’ai une angoisse d’avoir des accouphènes et je me suis dit que c’était trop tard. Physique­ment, j’ai eu très peur, je me suis bouché les oreilles. En même temps, c’était hyper réel, tout en étant dans un espace com­plète­ment hors temps et flot­tant, tu sais, ce per­son­nage qui tue tout le monde, il est telle­ment mys­térieux et impres­sion­nant. C’était un moment un peu hors de la pièce. Durant toute la pièce, tout est très terre-à-terre, et là tout à coup, c’était un moment flot­tant, mais hyper violent.

Et dans la fic­tion que se passe-t-il durant cette scène ? 

C’est flou. Pour moi, il y a une espèce de fusil­lade générale où tout le monde s’entretue. Au final, la méth­ode que la famille a adop­té con­tre ces politi­ciens se retour­nent con­tre eux. Ils finis­sent par s’entretuer et user de la vio­lence les uns con­tre les autres. Ils sont tombés dans le piège de la vio­lence, ce qui est quand même un peu de leur faute.

Com­ment avez-vous vécu la scène finale ?

J’étais hal­lu­ciné que le comé­di­en par­le por­tu­gais, j’étais per­suadé que c’était un fig­u­rant lau­san­nois casté pour l’occasion. Il com­mence à par­ler, il est hyper impres­sion­nant. J’ai trou­vé hyper bien la con­struc­tion du dis­cours. Plein d’idées étaient amenées hyper sub­tile­ment, tout en ramenant les références aux hiron­delles, qui sont hyper touchantes durant toute la pièce. Tu sens que le père est fasciné par ça, que c’est son monde à lui, c’est son échap­pa­toire. Et là le facho, enfin le politi­cien, il arrive à détru­ire ça, à l’utiliser comme une image de étrangers qui s’immiscent dans nos villes. J’étais fasciné par ce dis­cours com­plète­ment hor­ri­ble, amené sub­tile­ment, comme le font les politi­ciens aujourd’hui. Ils immis­cent des idées tout à fait hor­ri­bles dans la tête des gens, mais en douceur. J’en ai par­lé avec un ami, et lui il dis­ait que lors des applaud­isse­ments, les comé­di­ens étaient plein de com­pas­sion pour le comé­di­en qui fai­sait le dis­cours final. En mode « ça va aller ». T’imagines en tant que comé­di­en, comme ça doit être dur de jouer des pro­pos pareils, de dire ça sur scène et de te faire insul­ter comme ça. C’est un comé­di­en, c’est son méti­er, il doit être prêt à recevoir des réac­tions. Mais en fait ça doit être hyper vio­lent pour lui de vivre ça.

Quel est le pro­jet poli­tique, selon vous, de ce dis­posi­tif de fin ? 

Moi je l’ai vécu comme un truc très cynique. Une pique envers le spec­ta­teur. Je l’ai vécu comme une morale de : « aujourd’hui c’est les politi­ciens qui nous manip­u­lent, et on obéit ».

Et com­ment avez-vous réagi ? 

Au bout d’un moment, on s’est levé, on est par­ti, pas parce que les pro­pos étaient insup­port­a­bles à enten­dre, mais parce que je croy­ais que c’était un mono­logue sans fin qui pousse les gens à sor­tir de la salle. D’ailleurs, ça aurait été beau­coup mieux que ça soit ça. Le pro­jet, c’était de pouss­er les gens à ne plus sup­port­er ce genre de dis­cours, à réalis­er tout ce qu’ils écoutent pas­sive­ment à la télé.

Com­ment vous décririez votre rela­tion au pub­lic durant cette scène ? 

Le pub­lic était très sage, il se com­por­tait bien. Quelques per­son­nes ont com­mencé à sif­fler, à mon­tr­er qu’ils étaient pas d’accord. Je les ai trou­vé très rangés, mais en fait, moi y compris.

Vous avez eu la sen­sa­tion que le pub­lic fai­sait bloc con­tre le fasciste ? 

Il parait que la pre­mière du spec­ta­cle était comme ça, beau­coup plus vio­lente et engagée. Je peux enten­dre ça, mais moi je n’ai rien ressen­ti du tout, une vague oppo­si­tion peut-être, et encore. Le pub­lic était sage, un peu offusqué, mais pas au point d’agir, encore moins de tuer quelqu’un par oppo­si­tion politique.

Le spec­ta­cle a‑t-il changé votre per­cep­tion de la vio­lence politique ?

J’ai pas encore répon­du à cette ques­tion dans ma tête. Le spec­ta­cle m’a fait réfléchir, mais pas changé. J’ai pas un point de vue très assumé. Je ne crois pas que la vio­lence peut résoudre les prob­lèmes. Tuer ou se bat­tre physique­ment n’est jamais une solu­tion. Je crois que je main­tiens quand même ma posi­tion. Les mots et les actions non-vio­lentes sont plus fortes que tout. Je com­prends la rage des gens. Mais pour moi, c’est une erreur, et je pour­rais jamais faire ça.

Vous diriez que vous con­damniez la famille et son mode d’action ?

Oui.

Qu’auriez-vous pen­sé si Cata­ri­na avait tiré à la fin ? 

Que mal­heureuse­ment elle aurait pas réus­si à aller jusqu’au bout de sa réflex­ion et de sa reven­di­ca­tion. C’est dur de porter un juge­ment comme ça, j’aurais pas pu trop lui en vouloir d’avoir cédé. Mais quand même, ça aurait été un échec pour elle. Moi, je sens que dans mon expéri­ence per­son­nelle, j’ai des choses à affirmer, que j’ose pas for­cé­ment dire. Je me mets à sa place, c’est dif­fi­cile de tenir ses idées jusqu’au bout, en tout cas, j’aurais com­pris quoi, mais avec tristesse.

Un autre spec­ta­teur m’a dit qu’il trou­vait ce spec­ta­cle dan­gereux, élo­gieux avec la peine de mort.

C’est réduc­teur de dire ça. Moi j’ai pas com­pris le spec­ta­cle dans ce sens-là. C’est une éloge de la dif­fi­culté de don­ner tort ou rai­son, ou de trou­ver la bonne manière d’agir con­tre le fascisme.

Vous ne pensez pas qu’il peut sus­citer des réac­tions de vio­lence de la part des gens ? 

J’espère pas. Je rêve que non, mais je suis pas sûre de moi. La réflex­ion est plus large que ça. Mais si quelqu’un sort de ce spec­ta­cle et tue un fas­ciste, ce serait trag­ique. Je pense pas que le spec­ta­cle veut pouss­er à cette rad­i­cal­ité. Non, vrai­ment, ce serait un échec du spec­ta­cle. Bien sûr que tu peux jamais con­trôler les gens.

Qu’avez-vous pen­sé du traite­ment du végan­isme dans le spectacle ? 

C’était anec­do­tique. Moi j’y ai juste vu un décalage rigo­lo entre les généra­tions, et entre les péri­odes. Les cos­tumes sug­gèrent une péri­ode loin­taine, mais avec des codes d’aujourd’hui. C’était des piques le végan­isme, juste un apport de plus à cette mise en scène de l’opposition entre les généra­tions, avec des codes du passé et des codes de main­tenant. Le végan­isme c’était un clin d’œil, peut-être même pas une pique. J’y ai vu aucune sym­bol­ique, rien de plus.

Vous ne trou­vez pas que le spec­ta­cle déplace la ques­tion du fas­cisme vers la ques­tion du spécisme ? 

Non.

Arrivez-vous à faire le lien entre la per­son­ne que vous êtes et l’expérience que vous venez de raconter ? 

Oui. Pour ma part, j’ai été éduquée dans la non-vio­lence, j’ai eu des mod­èles très forts quand j’étais enfant. Le spec­ta­cle défendait net­te­ment la non-vio­lence, ça m’a fait vivre ce spec­ta­cle en empathie avec la jeune fille, je pense que ça joue un rôle oui. Je pense que j’ai eu le mod­èle de mes par­ents, surtout ma mère qui est une fig­ure très reven­di­ca­trice, à tout le temps ouvrir sa gueule pour n’importe quoi. Cette mère de Cata­ri­na, je l’ai iden­ti­fiée à ma mère. Et moi je me suis iden­ti­fiée à la Cata­ri­na fille, plus sage plus réservée, qui met du temps à dire les choses, qui a besoin de s’affirmer. Je me suis vrai­ment iden­ti­fiée en par­al­lèle de ce que j’ai pu vivre à la mai­son. J’ai la même rela­tion que Cata­ri­na avec ma mère.

Diriez-vous que le spec­ta­cle a changé quelque chose en vous ? 

Oui, il m’a mar­qué très pro­fondé­ment, il m’a amené dans des réflex­ions que j’avais pas exploré aus­si inten­sé­ment aupar­a­vant. Il m’a per­mis quand même de m’affirmer, de me sen­tir plus légitime à affirmer la néces­sité de la non-vio­lence, ça me frappe aus­si parce que j’en par­le avec toi. Il m’a ren­for­cé dans mes con­vic­tions, il m’a aidé à choisir en me mon­trant l’espace d’un instant ce que ça ferait d’être con­va­in­cue de l’inverse.

Entretien n°6

Femme / 25 ans / Chômeuse / Va sou­vent au théâtre

Avez-vous appré­cié le spectacle ? 

Oui j’ai grave kif­fé, ça m’a bien fait badé, la réac­tion du pub­lic m’a beau­coup interrogée.

Vous arriver­iez à me résumer votre expéri­ence du spectacle ? 

Le but de ce spec­ta­cle c’était de faire réa­gir les spec­ta­teurs, vu que la fin est basée com­plète­ment sur la réac­tion du pub­lic. C’était par­ti­c­uli­er cette fin, on devait inter­rompre le dis­cours fas­ciste. Et c’était trop bizarre parce qu’on avait des tas de bobos lau­san­nois qui était là « Non le fas­cisme ne passera pas » [ton ironique ridicule]. Je crois qu’on a eu une réac­tion sim­i­laire avec une amie qui était dans la salle avec moi. Il y avait ce dis­cours qui était dévelop­pé, et plein de gens dans le pub­lic rigo­laient. Plein de choses dans le dis­cours étaient tirées de l’actualité, le dis­cours sur l’insécurité tiré des médias, le dis­cours sur les vio­lences domes­tiques, c’était pas de la fic­tion quoi. Et les gens avaient l’air de penser que c’était absurde, grotesque. De voir des gens se mar­rer sur une espèce de fausse idée du fas­cisme, alors que ce qui était dit pour moi c’était très réal­iste, ça m’a ter­ri­fié, genre vrai­ment j’ai presque pleuré. Cette espèce de croy­ance du pub­lic qu’il était en train d’interrompre le fas­cisme, j’avais envie de mourir de gêne. Très bizarre. Mais c’est pas du tout un reproche que je fais à la pièce, c’est vrai­ment fou qu’elle déclenche tout ça. Mais en tant que spec­ta­trice, j’avais honte d’appartenir à ce pub­lic, en plus ce pub­lic bour­geois de Vidy.

Com­ment avez-vous vécu la fic­tion qui se joue avant la scène de fin ? 

Moi j’étais un peu sur mes gardes, je suis très mil­i­tante. J’ai eu peur que ça bas­cule dans le : « La vio­lence n’est pas une solu­tion. Il faut un débat démoc­ra­tique paci­fique, avec une parole libre. La lib­erté d’expression blabla ». C’était cool, parce que dans le spec­ta­cle y’avait pas de dis­cours présen­té comme plus val­able qu’un autre. Mais j’exclus pas com­plète­ment que les per­son­nages qui avaient un dis­cours plus rad­i­cal et favor­able a la vio­lence aient été un peu car­i­caturés par l’auteur quand même. Ce qui, de fait, dis­crédite un peu le dis­cours rad­i­cal. Mais je suis pas sûre. Bon c’est mes choix de vie qui biaisent un peu mon point de vue, je me sen­tais com­plète­ment en accord avec le per­son­nage de la mère qui défend la vio­lence. J’ai beau­coup adhéré avec son dis­cours, donc ça veut dire que le spec­ta­cle me lais­sait quand même cette pos­si­bil­ité. Le per­son­nage qui crée la dis­si­dence est quand même plus central.

Vous étiez plus en accord avec le dis­cours de la mère ? 

Oui, sur plein de plans, mais c’était bien parce que ça remet­tait quand même en per­spec­tive une cer­taine impasse dans l’éloge de la vio­lence, l’absurdité d’une escalade. Mais les impass­es du dis­cours non-vio­lent étaient aus­si mon­trées, et ça c’est cool.

Vous avez ressen­ti de l’empathie pour le fasciste ?

J’hésite un peu mais non. C’était intéres­sant qu’il ait jamais la parole avant la fin, c’était très puis­sant. Surtout qu’il y a cette scène où on lui demande de livr­er le nom d’un autre fas­ciste. Quand l’oncle essaie de le soudoy­er, on voit bien ce truc de la col­lab­o­ra­tion qui s’installe. Mais je crois que le spec­ta­cle ne nous laisse aucune pos­si­bil­ité d’empathie avec le per­son­nage. Il est mis en scène dans un truc qui rap­pelle beau­coup les chais­es d’exécutions, et ça fait écho à ce que c’est que la con­damna­tion à mort. Mais c’est une fausse lec­ture de cette mise à mort, parce que c’est pas du tout de la peine de mort. Je n’ai eu aucune empathie non plus pour la jeune fille qui est le per­son­nage prin­ci­pal, elle m’a beau­coup énervée, j’avais l’impression d’avoir Amnesty Inter­na­tion­al sur scène. J’étais là « Bon mais tues-le ton fas­ciste enfin » ! Finale­ment je me suis vrai­ment iden­ti­fiée avec la plus jeune, la végane rad­i­cale prête à tuer. (rires) Hier soir, il y avait Macron qui par­lait à la Télé, et j’ai dit à ma mère, je crois que je serais prête à le flinguer, sérieuse­ment. (rire)

Vous pour­riez me racon­ter com­ment vous avez vécu la pre­mière scène d’exécution ? Vous avez espéré qu’elle tire. 

Oui, j’ai beau­coup espéré qu’elle tire. Même s’il y aurait pas eu d’histoire (rires). Par con­tre, quand la plus jeune prend l’arme à la fin, là j’ai espéré de tout mon cœur qu’elle le bute. Mais ça c’est pas fait.

Selon vous que se passe-t-il pen­dant la scène de fin ? 

J’ai rien com­pris. C’était vrai­ment un tour de passe-passe, de balles per­dues absurde. C’était nul par rap­port à tout ce qui s’est dit avant. C’était une ruse pour se sor­tir du scé­nario. Les per­son­nages étaient dans une impasse de scé­nario quoi. Y’avait ce truc de « Com­ment on se sort de cette sit­u­a­tion ? Com­ment on fait pour arriv­er à la fin qu’on veut : que le fas­ciste puisse par­ler ? ». C’était la manière la moins cen­sée de résoudre un prob­lème dramatique.

Une per­son­ne du pub­lic m’a dit que ce spec­ta­cle était dan­gereux parce qu’il fai­sait l’éloge de la peine de mort, vous en pensez quoi ? 

Non. Moi je pense pas. Il y a une grande dif­férence entre jus­tice pop­u­laire indi­vidu­elle et peine de mort insti­tu­tion­nal­isée. Je suis pas sûre que la vengeance soit une bonne solu­tion, mais c’est pas une vendet­ta per­son­nelle de la part des per­son­nages, ils ont pas d’émotion par rap­port à ça. Ils ont des émo­tions par rap­port à la tra­di­tion antifas­ciste et à ses valeurs. Non, le spec­ta­cle est pas dan­gereux, où alors dans le bon sens du terme. Si ça peut faire en sorte que les gens peu­vent par­ticiper à des actions antifas­cistes c’est super. Mais la société est telle­ment d’accord pour être con­tre la peine de mort, alors per­son­ne va sor­tir du théâtre en se sen­tant légitime de tuer des gens. Sinon faut inter­dire aus­si les Taran­ti­no quoi. C’est bizarre de con­sid­ér­er qu’une fic­tion puisse être un appel au meurtre.

Mais est-ce qu’une tra­di­tion ce n’est pas une forme d’institution populaire ? 

C’est sur que c’est une exé­cu­tion de sang-froid. Je sais pas quoi dire, c’est pas faux. Je pense que mes opin­ions poli­tiques m’empêchent d’être trop cri­tique. C’est quelque chose que j’ai jamais vu au théâtre. Je peux pas fustiger ça, je sais pas pourquoi, c’est vrai­ment une his­toire, une fic­tion avec un monde hyper intéres­sant. Morale­ment, je peux pas con­damn­er ça.

Ques­tion inverse : vous diriez que ce spec­ta­cle a changé votre rap­port à la vio­lence politique ? 

Non (rires). Je me posais déjà ces ques­tions avant d’aller voir cette pièce. Je l’ai vécu de manière très jubi­la­toire, c’est pas un dis­cours qui donne une marche à suiv­re. Mais ça racon­te quelque chose de très rad­i­cal, de jouis­sif. La jouis­sance c’est de con­tr­er un dis­cours très lisse, qui dirait « il faut tout résoudre par la parole, par la loi, la démoc­ra­tie vain­dra naturelle­ment le fas­cisme ». Et là en fait on nous dit « La démoc­ra­tie n’a pas les out­ils pour con­tr­er le fas­cisme ». Et ça fait du bien qu’on le rap­pelle de temps en temps. Dans l’utopie, tout le monde prend la parole à la fin du spec­ta­cle pour inter­dire le fas­cisme, mais dans la réal­ité c’est pas le cas.

Cer­taines per­son­nes m’ont dit que ce spec­ta­cle les avait con­va­in­cues de la néces­sité de la vio­lence politique. 

Oui je pense que c’est ça que le spec­ta­cle trans­forme. Mais la fin donne moins cette idée. Juste­ment la fin tendrait à mon­tr­er que la parole pop­u­laire col­lec­tive pour­rait suf­fire à faire taire le fas­cisme. Et ça crée une expéri­ence faussée, l’illusion que ça pour­rait suf­fire. Quand tout le monde est sor­ti avec cette sen­sa­tion d’avoir pu inter­dire le fas­cisme, on sen­tait le pub­lic très fier. ça m’a beau­coup dérangé. Ils se sont pas ren­du compte de la problématique.

Com­ment vous inter­prétez l’objectif poli­tique de cette fin ? 

C’est une espèce d’appel à la prise de parole antifas­ciste, même si ça con­tred­it un peu ce qui a été mon­tré sur scène avant. L’idée que le peu­ple puisse faire rem­part au fas­cisme, c’est para­dox­al avec ce que la fic­tion mon­tre. Le soir où j’y étais, une per­son­ne est par­tie très tôt pen­dant le dis­cours, en cri­ant :  « le fas­cisme ne passera pas ». C’est très per­for­matif. Moi j’ai lancé un applaud­isse­ment au rythme de « Siamo tut­ti antifascisti », qui n’a pas marché, puisque le pub­lic de Vidy ne sait pas ce que c’est. La démarche est bizarre, même si ça fonc­tionne bien. Poli­tique­ment, je crois que c’est un peu utopiste.

Pour vous, il y a une con­tra­dic­tion entre la fin et le reste de la fiction ? 

Toute l’histoire thé­ma­tise la dif­fi­culté à empêch­er le fas­cisme par les out­ils démoc­ra­tiques : en dis­ant que la vio­lence d’un petit groupe antifas­ciste peut fonc­tion­ner, être légitime. Et à la fin, on nous pro­pose pas ça, on nous pro­pose de revenir à une prise de parole démoc­ra­tique et molle. On nous a pas dis­tribué des cock­tails molo­tov quoi. Alors les gens auraient pu aller sur scène cass­er des gueules, mais dans le cadre théâ­tral, per­son­ne n’aurait pu pren­dre cette respon­s­abil­ité, surtout pas le pub­lic de Vidy.

Une autre per­son­ne m’a dit que pour elle le spec­ta­cle avait su créer un con­sen­sus antifas­ciste dans le public.

C’est pos­si­ble. Mais je suis pas sûre. Vrai­ment très durs, ces rires pen­dant le dis­cours fas­ciste. Les gens sont restés longtemps, ils ont applau­di. C’était dis­ci­pliné. On sen­tait le plaisir du pub­lic à maitris­er cette fin. Vu les con­ver­sa­tions que j’ai pu avoir après la pièce, ça n’a claire­ment pas créé de con­sen­sus poli­tique, ça non. Par con­tre le pub­lic devient un per­son­nage oui. On avait ce truc dou­ble dans le pub­lic, parce qu’aussi une curiosité de savoir ce qui se passe si on inter­vient pas. C’est là où c’est pas poli­tique, c’est le spec­ta­teur qui se demande quoi faire face à un objet politique.

A quoi ressem­blaient vos dis­cus­sions après le spectacle ?

On était surtout choqué par les rires des gens pen­dant le dis­cours du fas­ciste. Moi je dis­ais que je trou­vais le dis­cours de fin bien con­stru­it et très réal­iste, sur la trinité Tra­vail Famille Patrie, mais c’est pas un dis­cours nazi de 1933, c’est un dis­cours con­tem­po­rain. Alors j’ai racon­té aux autres mon malaise à voir le pub­lic rire à ça et con­sid­ér­er ça comme une fic­tion. Avec deux amis mil­i­tants, on était d’accord, et on était avec deux per­son­ne que je con­nais moins bien qui étaient pas du tout d’accord, et même qui avait ri pen­dant le dis­cours fas­ciste. Alors on a vite changé de sujet, c’était gênant (rire).

Vous avez pen­sé quoi du traite­ment du végan­isme dans la pièce ? 

Oula, j’ai eu très peur au début. Ce truc de « La jeune généra­tion qui fait chi­er tout le monde au repas de famille en voulant pas manger les pieds de porc alors que c’est si bon ». Et puis après il y a ce per­son­nage qui revient quand même et fait un pas vers la mil­i­tante, ça c’était plutôt sym­pa de sa part. Il avait quand même un peu envie de chang­er et d’écouter la jeune généra­tion. Mais glob­ale­ment c’est cool, parce que sou­vent le dis­cours végane évac­ue les prob­lé­ma­tiques poli­tiques, et là dans le ques­tion­nement sur la vio­lence, ça s’intégrait bien. Mais c’est dom­mage que ça soit resté anecdotique.

Vous diriez que le spec­ta­cle arrivait à faire bas­culer la ques­tion fas­ciste sur la ques­tion spéciste ? 

Non, c’est pas assez présent dans le spec­ta­cle. Pour moi qui suis très anti­spé­ciste, je voy­ais plutôt le para­doxe clas­sique de la vieille généra­tion mil­i­tante qui com­prend pas le lien. Mais je com­prends aus­si que cer­taines per­son­nes plus agées ne com­pren­nent pas que leur antifas­cisme mène naturelle­ment à l’antispécisme.

Vous diriez que le spec­ta­cle a changé quelque chose en vous ? 

Je suis ren­trée très déprimée : il y a du fas­cisme partout et les gens rigo­lent au théâtre comme si c’était juste une blague. J’ai écrit des SMS à tout le monde en dis­ant « Nos luttes ser­vent à rien, j’ai envie de mourir, c’est nul. Soit on brûle tout, soit on aban­donne ». Mais en soi, ça ne m’a pas posé des ques­tions que je ne m’étais jamais posées. Au fond je trou­ve chou­ette que des ques­tions du milieu mil­i­tants appa­rais­sent sur scène. Dans mon expéri­ence de spec­ta­trice, c’est assez rare. Le dis­cours du spec­ta­cle était pas décourageant, le pub­lic oui.

Vous arriver­iez à imag­in­er d’autres récep­tions pos­si­bles du spectacle ? 

Je suis très cynique là-dessus. Il y avait un petit groupe de prof d’uni à la sor­tie, toute la crème intel­lectuelle, avec leur pipe. J’ai l’impression que tout le monde est venu se diver­tir. Mais je suis trop cynique, je pense. Enfin, ça va quand même se per­dre dans un mish mash de spec­ta­cles de la sai­son de Vidy. En tout cas per­son­ne n’a quit­té la salle, il n’y avait pas ce fameux groupe de retraité qui vient rit­uelle­ment, pour être cho­quer, est choqué, et part au bout de 15 min­utes, à tous les spec­ta­cles de Vidy. Mais glob­ale­ment, je crois que le fait que les per­son­nages agés soient les plus rad­i­caux, ça évite ce truc de cli­vage généra­tionnel quand même.

Vous l’avez déjà un peu fait, mais si vous deviez artic­uler votre expéri­ence de vie et votre expéri­ence de ce spec­ta­cle, vous le feriez comment ? 

Je suis quelqu’un d’assez vite touchée intel­lectuelle­ment par les dis­cours fas­cistes qu’on entend. J’ai une expéri­ence de ce spec­ta­cle très mar­quée par la réal­ité du fas­cisme. Dis­ons que j’ai un peu la même récep­tion des nou­velles au téléjour­nal le soir que devant cette pièce. C’est un por­trait du monde dévasté et fas­ciste. Cette espèce de bru­tal­ité poli­tique qui me parait telle­ment absurde et inaudi­ble, et que telle­ment de gens approuvent.

Vous aviez la sen­sa­tion d’être devant la télé ?

Juste à la fin. La fin rend tout le début sché­ma­tique, elle a tout changé à ma per­cep­tion du spec­ta­cle dans son ensem­ble. En fait, je crois que le met­teur en scène a juste réus­si à démon­tr­er que per­son­ne n’allait se lever, et il est aus­si cynique que moi.

Entretien n°7

Homme / 25 ans / Infor​mati​cien​.ne / Va rarement au théâtre

Est-ce que vous avez appré­cié le spectacle ? 

Mouais. C’était beau c’est sûr, bon moi j’y con­nais rien au théâtre, mais la mise en scène et tout le délire, j’ai l’impression que c’était une sorte d’immense truc impres­sion­nant assez cool. Par con­tre la fin était assez insup­port­able, très pénible. Bon c’était fait pour, mais est-ce que c’est parce que c’est fait pour que ça devient bien ? Je sais pas. Après, c’est une pièce qui est vrai­ment faite pour te met­tre mal à l’aise, donc le sen­ti­ment est for­cé­ment pas très positif.

Si vous deviez racon­ter votre expéri­ence de ce soir ? 

Ce que j’ai ressen­ti ? Ok. Je trou­vais toute la pre­mière par­tie cool, vrai­ment intéres­sant la manière dont ça se posait avec rad­i­cal­ité, une posi­tion très très extrême. Sans savoir la suite, je trou­vais intéres­sant de soulign­er vrai­ment les meurtres, de par­ler de quelque chose de vio­lent. C’était très frap­pant, j’avais du mal à réfléchir telle­ment c’était dur. J’avais l’impression aus­si que ça envoy­ait un peu péter une poten­tielle cen­sure qui aurait pu dire : « Eh oh, frère, fais pas l’apologie du meurtre », de ce point ça mon­trait ce qu’il se passe dans la réal­ité, avec les gens de gauche qui veu­lent tou­jours être gen­tils. Je me demandais com­ment ça allait se con­clure cette affaire. Je trou­vais dom­mage quand même, parce que moi je me sen­tais for­cé­ment beau­coup plus proche de la fille qui essaie de de s’opposer au meurtre, et je pense que le spec­ta­cle veut que tu te sentes proche d’elle. Franche­ment, ça m’a beau­coup saoulé ce truc très paci­fiste pour un spec­ta­cle qui veut par­ler d’antifascisme.

Vous diriez que le spec­ta­cle est plutôt paci­fiste parce qu’il veut que le pub­lic s’identifie au per­son­nage qui s’oppose au meurtre ? 

Oui, c’est ce que je viens de dire. Et ça a ses lim­ites, à la fois ce dis­cours, à la fois le paci­fisme en général. La per­son­ne qui avait le beau rôle, la Cata­ri­na prin­ci­pale, elle me saoulait à dire « Moi j’ai le beau rôle, j’ai la morale avec moi et sur mon grand cheval blanc, je vous marche dessus, bande de méchants ». C’était dom­mage. Même si la fin retour­nait quand même ce rôle de la paci­fiste : puisque c’est de la faute de la paci­fiste si le fas­ciste peut par­ler, et que nous on doit subir son dis­cours. Pour être plus pré­cis, elle en est pas directe­ment respon­s­able, mais ça démon­tre que son action a engen­dré ça. Je trou­ve que ça mon­tre bien que respecter les lib­ertés indi­vidu­elles des fas­cistes peut men­er au fas­cisme total, et à la fin des lib­ertés indi­vidu­elles. Après en tant que spec­ta­teur, ça m’a trop saoulé cette deux­ième par­tie, parce que c’est des choses qu’entend tout le temps dans la vraie vie, et j’ai pas envie de les enten­dre au théâtre. Après c’était écrit de manière habile, hyper bien écrit, avec plein de références, après hon­nête­ment, j’ai assez vite arrêté de lire les sur­titres parce que ça me saoulait et que j’avais com­pris. Bon, mais je sais pas trop com­ment se situer par rap­port à ce truc, j’étais bien sûr en oppo­si­tion avec ce dis­cours, mais en même temps je sais que la per­son­ne qui le dit c’est un acteur, je vais faire quoi ? Je vais pas aller sur scène pour le taper quoi. En plus là c’était telle­ment extrême le dis­cours, que for­cé­ment la total­ité de la salle était con­tre ça.

Vous diriez qu’il y avait un con­sen­sus dans le public ? 

Oui bien sûr, la total­ité du pub­lic voulait s’opposer à ce type immonde. Du coup, j’étais dans une posi­tion où on attendait de moi que je gueule et que je me casse. Mais si ça avait été un vrai meet­ing poli­tique, un vrai dis­cours fas­ciste dans la vraie vie. Là j’aurais été chaud de foutre le bor­del et de l’empêcher de par­ler. Là c’était hyper arti­fi­ciel. Bon c’est aus­si parce que je suis antifas­ciste, sym­pa­thisant et pra­ti­quant, et que pour des gens qui ont moins réflé­chit à cette prob­lé­ma­tique, qui ont moins réflé­chit à la ques­tion de la tolérance envers le dis­cours fas­ciste, ça peut être très intéres­sant d’outrer ces gens ou de les faire réa­gir. Mais en tant que per­son­ne qui a déjà réflé­chit au sujet, c’était vrai­ment arti­fi­ciel. En plus, tu sors de ce spec­ta­cle est tout le monde se dit « ouais youpi, j’ai été au théâtre, j’ai fait ma bonne action, je suis antifas­ciste » Et après le lende­main ils dis­ent rien quand l’UDC dit sa merde habituelle.

Pourquoi le pub­lic s’identifierait à la plus jeune selon vous ?

C’est hyper intéres­sant comme ques­tion. Le dis­cours paci­fiste est très mis en avant comme une chose morale et bien. A chaque fois qu’il y a une action poli­tique, toute la classe poli­tique, les jour­nal­istes, tout le monde entier se ramène en dis­ant : « Pas de vio­lence, faite des let­tres ou des péti­tions ». Le cli­mat idéologique de notre société, il est pro-paci­fiste. Alors je pro­jette cette idéolo­gie de la société sur le met­teur en scène que je con­nais pas. Et puis le pub­lic du théâtre de Vidy, ça reste la classe moyenne gauchô-PS, qui est for­cé­ment paci­fisme-land et con­sen­sus-vie. Bon y’avait peut-être deux ou trois détèrs dans le tas. Mais glob­ale­ment, y’a une facil­ité à cau­tion­ner les actions que la société définit comme morale : on se sent les gen­tils, on est con­tents et on a pas besoin de réfléchir aux con­séquences de nos actes. Il y a une grosse décon­nex­ion entre nos actions et leurs con­séquences, c’est un truc que ce spec­ta­cle veut faire ressen­tir. C’est plus facile de cau­tion­ner une action en soi, en tant qu’elle-même, le paci­fisme se pose pas la ques­tion des con­séquences. Je vois ça un peu comme les démoc­rates aux USA qui ont lais­sé les Répub­li­cains les faire chi­er, et qui auraient pu cri­ti­quer et blo­quer leur juge élu en dis­ant : « Vous voulez pas jouer selon les règles, bah nous aus­si ». Et au lieu de ça ils se sont braqués sur des argu­ments moraux, qui étaient impuis­sants face à Trump. Les actions en tant que telles on s’en fout, le but c’est quoi ? Bah par exem­ple que les femmes puis­sent avorter. Alors la fin jus­ti­fie pas tous les moyens non plus, mais tu vois Cata­ri­na, en util­isant des argu­ments moraux, elle est con­trainte de s’arrêter là.

Com­ment avez-vous vécu le débat entre la mère et la fille ? 

Comme un truc extrême­ment frus­trant, la dis­cus­sion entre la mère et la fille pou­vait pas avancer, parce que leurs idéolo­gies étaient trop en désac­cord. C’était beau. Alors à un moment j’ai eu l’impression que la mère gag­nait et que la fille pli­ait, mais le truc c’est que la fille, au moment d’agir, elle a pas suivi l’idéologie de sa mère, elle a pas osé tir­er, et du coup on sent bien que tout n’est pas rationnel, on le vit à fond : même si elle s’est con­va­in­cue de la néces­sité de la vio­lence antifas­ciste, et bah au moment de la vivre, elle en est pas capa­ble. Tout ça ne peut que mal se finir, c’est ça qui mag­nifique et triste à la fois.

Vous vous êtes iden­ti­fié à d’autres personnages ? 

Le Cata­ri­na vieux et malade m’a énor­mé­ment touché. Je l’ai trou­vé hyper attachant, parce qu’il était gen­til avec tout le monde. Je me suis iden­ti­fié à la petite végane aus­si, parce que je le suis aus­si, et vrai­ment, je con­nais ce qu’elle vit tous les jours avec ses par­ents quoi. TMTC. Et puis elle s’oppose comme elle peut à sa sœur la paci­fiste, et ça je con­nais bien aus­si, c’était vrai­ment des scènes de ma vie qui étaient jouées dès fois, c’était presque trou­blant comme j’avais l’impression d’y être. Alors voilà, je dirais que moi je suis un mix entre la Cata­ri­na malade choue et dés­espérée et la Cata­ri­na végane énervée.

D’autres per­son­nes m’ont dit que ce spec­ta­cle était dan­gereux parce qu’il fai­sait l’éloge de la peine de mort. 

J’avais pas pen­sé à ça. C’est intéres­sant. Je sais pas. Pour moi il pose plutôt des ques­tions. Ce qui est prôné dans cette pièce, si on prend juste le texte, c’est qu’il faut tuer les fas­cistes. C’est sûr. Alors je com­prends que le pub­lic réagisse mal. Mais là, le type qu’a fait le spec­ta­cle, il est pas en train de dire qu’il faut tuer les fas­cistes, il est en train de dire que les actions ont des con­séquences et de dire qu’il faut agir. Là, il utilise le meurtre du fas­ciste comme un genre de peine de mort. Mais je pense pas que le pro­pos soit de faire l’éloge de ça. Il pose la ques­tion de qu’est-ce qui est vio­lent et quand est-ce que la vio­lence est néces­saire. Et per­son­ne pour­ra jamais vrai­ment répon­dre à ça. Si on prend tel quel ce qui est écrit dans la pièce, oui, inévitable­ment, ça fait une apolo­gie du meurtre. Mais dès fois, le meurtre est néces­saire. Voilà. C’est tout ce que j’ai à dire.

Pen­dant les deux scènes d’exécution, qu’avez-vous ressenti ? 

Je n’avais vrai­ment pas envie qu’elle tire. J’étais claire­ment dans le camp de ceux qui refusent de laiss­er le fas­ciste tran­quille. Mais peut-être pas jusque-là. C’était très binaire comme choix : le libér­er ou le tuer. C’est assez dif­fi­cile de se posi­tion­ner par rap­port à ça. S’il fal­lait absol­u­ment choisir, je dirais de le tuer. Mais bon, c’est parce que c’était au théâtre. Si ça avait été une vraie per­son­ne et un vrai meurtre, j’aurais été con­tre. Mais si elle avait tiré, le pub­lic serait ressor­ti avec la con­vic­tion que morale que « Oulala, les antifas­cistes sont des méchants » ce qui aurait été insup­port­able aussi.

Diriez-vous le spec­ta­cle a fait évoluer votre posi­tion sur la légitim­ité de la vio­lence politique ? 

Oui, dans le cadre d’une pièce de théâtre. J’ai une pote qui a été le voir et qui m’a dit qu’un vieux avait débar­qué sur scène avec une pelle pour taper le gars. Ça m’a fait évoluer sur le fait que c’était peut-être pas ok de pour­suiv­re des acteurs avec des pelles. Mais de manière générale non, dis­ons que ça a ali­men­té une réflex­ion qui me hante déjà.

Com­ment avez-vous vécu la dernière scène ? 

C’était un moment de « Bien fait, tu l’as bien mérité » pour tous les gens qui prô­nent la non-vio­lence avec l’extrême-droite. « T’as voulu qu’on ne le tue pas ? Ok, bah main­tenant tu vas devoir sup­port­er 20 min­utes de trucs affreux. Regarde, c’est ça la vraie vie. ». Ensuite, après quelques min­utes, j’ai com­mencé à lire et à analyser pour trou­ver les références dans son dis­cours. Finale­ment j’en ai eu marre. Le pub­lic a com­mencé à rire. Et là ça m’a telle­ment saoulé. Puis le mal-être à com­mencer à mon­ter. Tout à coup ça m’est apparu comme arti­fi­ciel. J’arrivais pas à trou­ver du sens à gueuler ou à me cass­er. C’est plus un truc que tu fais de manière poli­tique, c’est un truc que, à cause du théâtre, ça devient une pres­sion sociale, si tu te lèves pas parce qu’un met­teur en scène a décidé que tu devais te lever, tu serais un fas­ciste. C’est ridicule. « Ah regarde, c’est un méchant, tu dois gueuler, alors vas‑y gueule, fais des trucs ».

Qu’est-ce que le spec­ta­cle essaie de faire avec ça selon vous ? 

Démon­tr­er, effi­cace­ment d’ailleurs, les lim­ites de la tolérance. Et puis aus­si essay­er de motiv­er les gens à faire des actions vio­lentes antifas­cistes tous les jours. Le spec­ta­cle démon­tre que si on est beau­coup, dans une salle, qu’on monte et on débranche les micros, et bah ça marche. Ils peu­vent plus par­ler. C’est effi­cace. Le spec­ta­cle dit « Même si ton action n’empêche pas la per­son­ne de par­ler, regarde, tu n’es pas le seul à en avoir marre du fas­cisme ». Bon je peux pas vrai­ment savoir ce qu’il voulait dire le spec­ta­cle, mais moi j’ai enten­du ça. Par con­tre, le pub­lic, il a ri. Il a pas pris ça au sérieux, les gens sont pas près de chang­er et de se met­tre aux choses sérieuses.

J’ai dis­cuté avec une spec­ta­trice qui m’a racon­té que le spec­ta­cle avait vrai­ment changé son opin­ion, du paci­fisme vers l’envie de tuer les fascistes. 

J’espère. Je peux pas me pro­jeter, peut-être que si j’avais vu ce spec­ta­cle avant d’être aus­si rad­i­cal poli­tique­ment. Mais je suis content.

Qu’avez-vous pen­sé du traite­ment du véganisme ? 

C’était plutôt cool. En général dans les fic­tions, les per­son­nages véganes sont ridi­culisés. Et c’est l’occasion de faire enten­dre des « Oh la la elles souf­frent les carottes ». J’avais aucune idée de où la pièce allait, au début. J’ai eu peur que ça parte comme l’autre spec­ta­cle que j’ai vu y’a pas longtemps. C’est mar­rant, presque les deux seules fois où j’ai été au théâtre, ça par­lait de végan­isme. C’était ce spec­ta­cle biotruc là [Je vous ai pré­paré un petit biotruc au four, Marielle Pin­sard], qui était vrai­ment une abom­i­na­tion poli­tique, avec que des blagues pour­ries. Mais là, c’était pas ça. Mais j’aurais aimé un lien un petit peu plus explicite avec la ques­tion antifas­ciste, dans la bouche de la Cata­ri­na végane, ça aurait été un argu­ment assez fort. Vous êtes con­tre les fémini­cides, mais les ani­maux c’est ok ? J’ai été déçu que le spec­ta­cle ne fasse pas le lien jusqu’au bout. Bon je peux com­pren­dre que ça fai­sait trop de choses à met­tre en scène, déjà tu fais un spec­ta­cle qui dit que c’est ok de tuer. C’est peut-être pas la thèse de l’auteur dans sa vraie vie, mais c’est la thèse du spec­ta­cle. Je com­prends que c’était déjà un assez gros morceau à faire avaler au pub­lic, alors rajouter « Ah au fait, d’ailleurs, vous êtes tous des con­nards de manger des ani­maux », c’était trop pour un seul spec­ta­cle. Bon mais c’est de petites graines, les gens changent pas d’avis du jour au lende­main, et si ce spec­ta­cle a fait chang­er d’avis à quelques per­son­nes, c’est super.

Pou­vez-vous faire le lien entre votre vie per­son­nelle et ce que vous venez de me raconter ? 

Il y pas si longtemps, j’étais un moral­iste, paci­fiste et qui prô­nait la tolérance. J’ai évolué, et pour moi, j’ai rai­son, for­cé­ment tu me diras. Et en ayant évolué comme ça, j’avais déjà vécu tous les débats de la pièce, et je me suis posi­tion­né très vite entre les per­son­nages. Moi je me demande tou­jours que cherche à faire un livre, un film ou un spec­ta­cle, quel effet ça peut avoir sur les per­son­nes. Là c’était vrai­ment intéres­sant de me deman­der ce qu’il se pas­sait dans la tête des gens qui regar­daient. Je suis un peu désil­lu­sion­né sur l’antifascisme et la répres­sion, je suis très pes­simiste sur le futur. Je me dis­ais que sans doute ça allait saouler les gens déjà con­va­in­cus, sans véri­ta­ble­ment réus­sir à faire chang­er les autres. En tous cas, c’est ce que je me dis­ais. Mais si tu me dis que ça a trans­for­mé des gens, eh bah je serais optimiste.

J’irais pas juste là. 

Entretien n°8

Homme / 33 ans / Acteur / Va sou­vent au théâtre

Est-ce que vous avez appré­cié le spectacle ? 

Oui et non. J’aime beau­coup ce que fait Tia­go Rodrigues. Toutes les pièces que j’ai vues de lui sont assez dif­férentes, il explore vrai­ment un truc à fond et c’est tou­jours très social ou très poli­tique. Là c’était plus du théâtre clas­sique, avec des per­son­nages, une famille, ça par­le. C’est un par­ti-pris de huis-clos très con­ven­tion­nel qui n’invente pas grand-chose. C’est pas ma préférée de lui franche­ment. Après, je suis aus­si comé­di­en, donc je m’attarde sur d’autres choses. Mais je suis un peu lassé des pièces poli­tiques. Je voy­ais pas une pièce aus­si reven­di­ca­trice pour la pre­mière fois, c’est un peu faible.

Com­ment vous racon­teriez votre expéri­ence de ce soir-là ? 

Une amie m’a racon­tée la pre­mière, j’ai enten­du toute sorte de choses avant de venir, que le pub­lic mon­tait sur scène pour inter­rompre les acteurs, etcetera. Je savais pas du tout de quoi ça par­lait quand je suis arrivé, dis­ons que je savais que ça posait des prob­lèmes. Alors per­son­ne n’est venu sur le plateau ce soir-là, mais il y a quand même des gens qui se sont lev­és, qui sont par­tis, qui ont crié très fort, mais c’était pas très puis­sant, ça son­nait assez faux.

Qu’avez-vous pen­sé de la pre­mière par­tie du spectacle ?

Je me posais beau­coup de ques­tions. Je me dis­ais que les mecs étaient en robe pour mon­tr­er une inver­sion des rôles de genre assez poli­tique, et en plus c’était des habits tra­di­tion­nels por­tu­gais. Après, on se dit « Ok il y a un mec qui a un gun : qu’est-ce qu’on va faire avec ce gun ? ». Il y avait ce gars en costard dans un coin de la scène, et moi je l’ai très vite oublié. Je me suis sou­venu de sa présence seule­ment au moment où les autres ont com­mencé à le pren­dre à par­tie. Je sais plus exacte­ment com­ment ça se pas­sait. C’était assez fort quand même que la mise en scène arrive à guider ton regard comme ça, à faire oubli­er une présence. C’était comme le pre­mier épisode d’une série, où on pose les per­son­nages. En tant que comé­di­en, j’ai bien sen­ti que tout le monde avait sa par­tie, son petit moment, son petit mono­logue. Je trou­ve ça vrai­ment pas néces­saire. Si un per­son­nage dit deux phras­es dans tout le spec­ta­cle, c’est bien aus­si. Je pense pas que le met­teur en scène a fait ça pour faire plaisir à ses acteurs. Si tout le monde a une his­toire à racon­ter, ça aurait dû avoir du sens, mais ça en avait pas tou­jours. Je trou­ve que l’ensemble par­lait beau­coup quoi. C’est très asso­mant d’avoir autant de paroles et si peu de puis­sance. Les corps sont très fades quoi, c’est très neu­tre et décla­matif. C’est très dans le dire, dans les verbes, dans les mots.

Et la scène de fin ? 

J’ai trou­vé le comé­di­en incroy­able, très bien choisi. Je me demandais tout le temps ce qu’il était en train de se dire en dis­ant ça. Il y a peut-être quelque chose de jouis­sif pour lui à se faire huer Ou bien ça peut aus­si être absol­u­ment hor­ri­ble pour lui. Tu joues, mais c’est quand même toi qui es sur scène et c’est toi qui reçois toute cette haine du pub­lic. Je trou­ve ça un peu immoral pour lui, immoral de la part du met­teur en scène. Surtout qu’il vient en quelque chose clô­tur­er le dilemme.

Quel dilemme exactement ? 

Bah tuer ou ne pas tuer. C’est d’abord la mère qui dit ça, qui pose le con­flit entre la vengeance et la jus­tice. C’est un dilemme que je trou­ve très beau. Finale­ment le dis­cours est assez actuel et ça c’est quand même réus­si. Il exploite pas l’actualité par contre.

Com­ment décririez-vous votre rela­tion aux per­son­nages dans la pre­mière partie ? 

J’ai pas eu envie de pren­dre posi­tion, le débat m’a un peu lassé. Je me suis surtout sen­ti proche du frère, celui qui habite là-bas, qui vit sa vie tran­quille, avec les longs cheveux. Il y avait quelque chose dans sa manière de jouer et d’être, très chill, un peu dis­tan­cié et déten­du, il s’en foutait du débat. C’est facile de s’identifier avec lui, en tout cas, j’étais sou­vent d’accord avec lui. Celui qui avait les cheveux courts, celui qui hésite à trahir, il m’énervait, parce qu’il s’apprêtait à trahir, parce qu’il était tou­jours ambigu. Et l’acteur en fai­sait un peu trop, mais ça accen­tu­ait ça. Je trou­ve que l’acteur a l’air très lâche, très couard. Bon mais c’est surtout une famille très soudée, très liée, qui laisse peu de place pour un étranger comme toi tu l’es dans le pub­lic. Donc c’est dif­fi­cile de s’identifier à l’un ou à l’autre. Surtout que glob­ale­ment, on com­prend vite com­ment ils sont situés poli­tique­ment, et qu’ils sont très radicaux.

Vous avez ressen­ti de l’empathie pour le per­son­nage fasciste ? 

Non. Non, vrai­ment pas une sec­onde. Même quand il était mal­mené, j’ai très vite com­pris que je fai­sais par­tie d’un camp et que je serais con­tre lui jusqu’au bout. Et puis à la fin, quand il prend la parole, je ne pen­sais que à l’acteur, je ne le voy­ais que comme per­formeur, pas comme un personnage.

Com­ment avez-vous vécu le dia­logue mère-fille ? 

C’était pas mal ficelé. Je partage pas trop les pro­pos de la mère. Je la trou­vais très moral­isatrice dans ses pro­pos. J’avais tout le temps envie de lui dire « Je te com­prends, mais ta gueule ». J’avais ma mère devant moi quoi. On a sou­vent ce genre de débat et elle refuse de com­pren­dre qu’il y a un prob­lème rela­tion­nel. Elle par­le de vengeance et elle est très ren­tre-dedans quoi. A un moment, j’en pou­vais plus qu’elle ne se remette pas en ques­tion, alors que la fille oui, elle se remet­tait en ques­tion. L’auteur lui a dit un moment, à l’actrice, qu’elle com­pren­nait sa mère et qu’elle devait aller dans son sens. Pourquoi est-ce que la mère, sous pré­texte qu’elle a plus d’expérience, ne vient pas écouter sa fille, ne fait pas un pas vers elle ?

Une spec­ta­trice m’a racon­té stricte­ment l’inverse, une pleine adhé­sion avec la mère, et elle avait très envie que la famille tire pen­dant l’une ou l’autre des deux scènes. Est-ce que vous avez ressen­ti cette envie ?

Oui à la fin. J’avais très envie qu’ils finis­sent par le tuer, avant la fusil­lade finale. En fait, le mec, j’ai pas eu d’empathie avec lui, mais il va prof­iter de toute cette sit­u­a­tion qui ne le regarde pas, puisque c’est un prob­lème famil­ial, pour amen­er son dis­cours et ses idées. Il gagne sans avoir rien fait. C’est très frus­trant. T’es envie de le buter.

Est-ce que ça ne prou­ve pas que la mère avait raison ? 

Non, ça prou­ve que l’histoire est mal écrite. On pour­rait s’imaginer que la vic­time avec ses bour­reaux essaie de les manip­uler, de foutre la merde dans la famille. C’est ce qu’il aurait fait si on est réal­iste. J’avais envie qu’il se fasse tuer, parce que la famille s’était fait tuer.

Donc par vengeance ? 

Oui, j’ai ressen­ti une grosse pul­sion de vengeance c’est vrai.

Vous ne trou­vez pas que le spec­ta­cle est dan­gereux parce qu’il fait l’éloge de la peine de mort ? 

Oui c’est une cri­tique que j’avais enten­du déjà avant d’y aller. Le jour où j’y suis allé, il y avait des copines de la Grève Fémin­iste. Je leur ai pas dit bon­jour avant le spec­ta­cle, je les ai juste vu. Je me suis demandé ce qu’elles ont pen­sé de la scène de fin, à mon avis, c’était assez dur pour elles quand même. Mais non, je suis pas du tout d’accord avec l’idée qu’il fait l’éloge de la peine de mort, par con­tre j’étais vrai­ment choqué de ce qu’il se pas­sait pour le comé­di­en à la fin. C’est immoral.

Pourquoi ?

Mais quand c’est une scène de joie, ou le pub­lic est con­tent pour les mar­iés, le pub­lic com­mence pas à par­ler en dis­ant « Ouais, super, bra­vo ! ». Non, on ferme notre gueule, et on regarde ce qu’il se passe. Je com­prends que la scène finale puisse sus­citer cette vio­lence, mais j’avais envie de gueuler aux gens qui gueu­laient : « Lais­sez-le faire son méti­er, il y est pour rien ». C’est comme les acteurs qui jouent des méchants dans des films. Le petit prince hor­ri­ble dans Games of Thrones, et bah des gens ont envoyé des men­aces de mort à l’acteur. Et ça me met hors de moi. Je me dis que les gens sont vrai­ment débiles, et je trou­ve que les gens qui ont hurlé sur le comé­di­en de la scène de fin, et bah ils sont débiles. Ils pensent que les acteurs c’est des phénomènes de foire, alors que non, c’est un tra­vail comme un autre. Bref, j’étais très énervé.

Vous ne pensez pas que le dis­posi­tif cher­chait la réac­tion du public ? 

Je sais que quand ils ont joué au Por­tu­gal, avec tout ce qui se passe main­tenant en plus, la mon­tée des extrêmes en Europe. Quand ils l’ont joué, le pub­lic se tai­sait, fer­mait sa gueule, et restait jusqu’au bout. Je pense qu’ils étaient atter­rés, et ça c’est la bonne réac­tion à avoir. T’as le droit d’avoir ce genre de réac­tion, mais tu les garde pour toi, c’est pas la foire à la saucisse, on est au théâtre. Moi je ressen­tais ce désir de vengeance, mais je sais qu’il est mal. Alors, ça me fait réfléchir à ce que je suis, ça m’aide à pas devenir un ani­mal qui a des pul­sions. Le spec­ta­cle rap­pelle que la démoc­ra­tie et la jus­tice sont impor­tantes pour vivre con­ven­able­ment ensem­ble, sinon on est des sauvages.

Diriez-vous que le spec­ta­cle a fait évoluer votre posi­tion sur la légitim­ité de la vio­lence politique ? 

Non, pas du tout. Dans des pièces poli­tiques comme ça, on prêche des con­ver­tis au théâtre. Autour de moi dans la salle, je sais bien qu’il n’y avait que des gens de gauche et d’accord pour être con­tre le fas­cisme. J’ai envie de dire qu’il faudrait jouer ça dans d’autres milieux, dans des écoles de com­merce qui for­ment des ban­quiers quoi.

Mais la vio­lence poli­tique fait con­sen­sus, même dans ce pub­lic de gauche ? 

Moi je suis assez au clair avec ça, je suis con­tre. Je pense qu’il y a un con­sen­sus pour le dia­logue et con­tre la vio­lence. Il y a jamais de pièce de théâtre qui m’ont vrai­ment trans­for­mé de toutes façons. Jamais. Sauf une peut-être, His­toire du théâtre de Milo Rau, avec le jeune gay qui se fait tuer.

Com­ment avez-vous vécu votre appar­te­nance à ce public ? 

Pen­dant Cata­ri­na, j’étais surtout très énervé du com­porte­ment du pub­lic. J’avais honte de faire par­tie de ça. Au moment du mono­logue fas­ciste, même si je suis pas d’accord avec ceux qui cri­ent, je me sens en prison quoi. J’étais dans ce groupe, un gros sen­ti­ment de non-appar­te­nance au pub­lic. J’ai pas applau­dit, à la fin, j’ai juste regardé les acteurs dans les yeux, pour leur dire « Mer­ci pour votre tra­vail ». A la fin, Tia­go Rodrigues est venu sur le plateau, sans avoir été appelé par les comé­di­ens, ce qui est pas habituel. Il était très proche du comé­di­en qui joue le fas­ciste, il le tenait par le bras, comme pour lui dire « Allez, courage, tiens bon ». Je sen­tais qu’il est venu sur le plateau pour les défendre, pour dire au pub­lic : « C’est moi qui ai fait ça, j’en suis respon­s­able ». Dans ce groupe de gens qui cri­ait, c’est con hein, mais il y avait mon ex, et je me dis­ais, j’espère qu’elle fait pas par­tie de ce groupe-là. On s’aime encore beau­coup, mais ça m’aurait fait chi­er qu’elle crie sur l’acteur. Moi je reproche à ce spec­ta­cle d’avoir fait sor­tir cette ani­mosité du pub­lic. Il veut démon­tr­er l’absurdité de la vio­lence et il échoue, parce qu’il crée de la vio­lence en fait. Tout le monde devient un ani­mal et veut buter ce gars. J’avais envie de dire au pub­lic : « Gardez-votre énergie pour aller man­i­fester ». De la part du spec­ta­cle c’est très facile, et ces gens, je les vois pas dans la rue quoi, leur énergie poli­tique se dis­sipe dans ce spectacle.

Vous diriez que ce théâtre dis­sipe l’énergie poli­tique de son public ? 

Moi, il a ren­for­cé mon énergie. C’est une ques­tion intéres­sante. Bon, en tous cas, ça n’a pas dis­sipé mon énergie. Chez moi, la pièce a mis en lumière le sen­ti­ment de vengeance que je ressen­tais, mal­gré le fait que je prône la jus­tice con­tre la vengeance. En tous cas, la pièce défendait que c’était impor­tant qu’on soit tous théorique­ment con­tre la vengeance. Après, dans la réal­ité, peut-être que je tuerai quelqu’un un jour, comme la famille de Cata­ri­na, mais ça change pas qu’on doit théorique­ment être tous con­tre le meurtre.

Que pensez-vous du traite­ment du végan­isme dans le spectacle ?

Pour moi c’est vrai­ment juste un mar­queur qui per­met de situer une généra­tion. Moi, quand la jeune a exprimé ses con­vic­tions, j’ai pu très vite com­pren­dre qui elle était. Dans ma vie, je suis pas du tout végan, mais je sais que manger de la viande c’est mal, et je fais ce que je peux. Quand elle me par­lait, j’entendais des jeunes de ma famille que je con­nais, et je com­prends son point de vue. Dans cette famille, il y a plusieurs généra­tions et des liens dif­férents entre les per­son­nes. Un de ses oncles com­prend tout à fait, un autre oncle se fout de sa gueule, mais ami­cale­ment. Mais pour moi le spec­ta­cle ne veut pas par­ler du végan­isme, il veut sim­ple­ment mon­tr­er une généra­tion, moi je me mets pas dedans hein, je suis de la généra­tion d’avant, c’est une généra­tion qui est con­sciente qu’il faut chang­er cer­taines choses. C’est quelque chose qui est très pro­pre à cette généra­tion, on est au courant qu’on peut pas con­tin­uer comme ça. C’est ce que je me suis racon­té dans le spec­ta­cle, mais le végan­isme n’a rien à voir avec le fas­cisme quand même.

Quels élé­ments de votre tra­jec­toire per­son­nelle expliquent selon-vous votre expéri­ence du spectacle ? 

Oui, bon je sais pas. For­cé­ment, je suis comé­di­en, donc c’est un regard par­ti­c­uli­er, il y a des choses qui m’intéressent qui n’intéresse pas d’autres per­son­nes. Moi je suis pales­tinien, j’ai un lien avec les con­flits qui est par­ti­c­uli­er. J’ai absol­u­ment hor­reur des con­flits, des guer­res jusqu’aux con­flits avec mon col­loque. J’ai été éduqué dans des valeurs de gauche et de jus­tice et je sais que c’est mal d’avoir des a pri­ori sur les gens, d’exclure des minorités, tous ces trucs de droite. Cette peur du con­flit a joué dans le fait que je me recon­nais­sais dans la fille, ou sur le fait que je me suis pas levé pour inter­dire au pub­lic de crier. J’avais envie que tout se passe bien, j’avais peur de me con­fron­ter au reste du pub­lic. J’aurais pu me lever et dire « Fer­mez vos gueules, respectez le comé­di­en qui fait son tra­vail », mais je l’ai pas fait.

Entretien n°9

Femme / 31 ans / Artiste / Va sou­vent au théâtre

En deux mots, avez-vous appré­cié le spectacle ?

En deux mots, oui, j’ai passé un bon moment. Toutes les ques­tions que ça a posé après m’ont empêché d’avoir un avis juste sen­soriel dessus, j’en ai par­lé beau­coup avec des gens après.

Si vous deviez me racon­ter votre expéri­ence de ce soir-là, que diriez-vous ? 

Je dirais que le plus mar­quant pour moi, ça a été la musique. Le son, cet acteur qui met le code, les chants étaient mer­veilleux. Les cos­tumes m’ont pro­fondé­ment touché parce qu’ils étaient tra­di­tion­nels. Les cos­tumes et la musique espag­nols m’ont pro­duit des sen­sa­tions très intens­es. Au moment où ils chan­taient, j’étais vrai­ment en transe. C’était la pre­mière fois que je voy­ais quelque chose comme ça, je m’attendais à quelque chose de lisse. J’étais très joyeuse pen­dant le spec­ta­cle, parce que je ne m’attendais à rien de tout ça. Le jeu des acteurs m’a aus­si vrai­ment pénétrée, mais j’ai du mal à savoir ce qui m’a autant touché dans leur jeu, je crois le fait qu’ils étaient très authen­tiques. C’était une expéri­ence sen­sorielle très forte. J’avais les yeux et les oreilles telle­ment connectés.

Vous arriver­iez à détailler cette expéri­ence sensorielle ? 

Je suis très amoureuse de la tra­di­tion, des choses clas­siques et là c’était vrai­ment ça, c’était un théâtre assez vieux finale­ment, je crois que ça vient de là. Au niveau de la lumière aus­si, il y a quelque chose de très orne­men­tale, il y a pas grand-chose sur scène, mais c’est de très jolies choses. C’est un truc très chré­tien de ma part, mais l’ornement me met tout de suite dans un état doux et sen­soriel. C’est pas comme cer­taines pièces très blanch­es et crues, que j’aime bien, mais qui me font pas cet effet. Et puis, un autre truc, c’est que j’étais hyper proche du pub­lic, vrai­ment col­lée aux gens, on était plein, on se touchait, ça me fai­sait du bien et en face il y avait ces beaux cos­tumes, ça m’a empli d’une joie profonde.

Com­ment décririez-vous votre rela­tion aux personnages ? 

Alors ça c’est vrai­ment très intéres­sant comme ques­tion. Au moment où ils se font tous tuer, je me sou­viens, c’est le moment où tu com­prends qu’en fait ils ne sont pas des indi­vidus mais vrai­ment une masse, tous le même prénom, tous le même cos­tume. Par con­tre, l’acteur avec le casque est celui qui m’a le plus émue, son rap­port au silence me ressem­ble beau­coup, et il m’intriguait aus­si. Ils tous un dis­cours très clair, mais pas lui. Et aus­si la per­son­nage la plus agée, qui apprend qu’elle a une mal­adie et qui a tout ce dis­cours sur les hiron­delles, j’aurais eu envie que ça dure plus longtemps. C’est les deux per­son­nages qui por­tent les inter­stices, des espèces de bulles où on par­le d’autre chose.

Ce sont juste­ment les deux per­son­nages qui sont à l’extérieur du dilemme principal. 

Oui, l’argumentation entre la mère et la fille. Elle est impor­tante cette scène. Cette scène, pour moi, elle est arrivée à un moment de ques­tion­nement. Il y a pas longtemps, j’ai décou­vert le film La grande bouffe et c’est vrai­ment un film qui par­le de lib­erté d’expression. C’est un film où est regroupée scatophilie, sui­cide et sexe, des trucs qui ont fait scan­dale, et c’est la pre­mière fois en voy­ant ce film que je me suis dit : « Là le réal­isa­teur a pris un vrai risque avec son œuvre ». Jusque-là, la ques­tion aujourd’hui pour moi, on entend tout le temps que la lib­erté d’expression est en dan­ger, parce que tout le monde crie au sex­isme et tout. Et en voy­ant ce film, je me suis posée pour la pre­mière fois cette ques­tion morale : finale­ment, est-ce que je n’ai pas envie que les vieux réacs puis­sent quand même dire ce qu’ils veu­lent, pour que je puisse savoir avec quoi je ne suis pas d’accord ? Dans ce film, il y a des pas­sages racistes, et d’habitude quand j’en vois je me dis « Non, c’est pas pos­si­ble, c’est inac­cept­able », mais en fait ce film c’est la pre­mière où je me suis dit : « Est-ce que je peux appréci­er cette œuvre mal­gré tout ? ». Je com­mençais à penser qu’il fal­lait une lib­erté d’expression pure et absolue dans la société, et en fait ce spec­ta­cle, il m’a per­mis de retrou­ver ma posi­tion de départ. Il m’a rap­pelé que, par leurs mots, les gens poussent à des actes inac­cept­a­bles. Alors dans ce dilemme, la posi­tion de la fille, je ne pou­vais pas l’attendre. Il y avait vrai­ment juste la mère, qui me par­lait, qui s’adressait à moi et qui répondait à une ques­tion très présente en moi ces temps. Alors je n’ai enten­du qu’elle, et elle argu­men­tait très bien. J’étais absorbé par son dis­cours. Je me suis mis à la place de la fille. Je sen­tais qu’elle ne se pli­ait pas au dis­cours de la mère. Moi, je me suis pliée. J’ai dit « Ok, c’est bon, tu m’as convaincue ».

Avez-vous ressen­ti l’envie que le fas­ciste soit exécuté ? 

Ah mais com­plète­ment. C’est très clair. J’avais envie que l’exécution ait lieu pen­dant tout le spec­ta­cle, mais surtout, j’avais envie que ce soit la jeune qui tire, parce qu’au fond, j’avais envie qu’elle soit con­va­in­cue par sa mère comme je l’étais. Bon, au fond, je savais qu’elle aurait pas le courage.

Trou­vez-vous que le spec­ta­cle fait l’éloge de la peine de mort ? 

Alors, le spec­ta­cle a sus­cité en moi ce désir que le fas­ciste soit tué, mais c’est pas la peine de mort. La peine de mort, c’est un juge­ment ren­du par la Jus­tice et je suis d’accord que la Jus­tice n’a pas à l’appliquer, mais je suis con­va­in­cue qu’un indi­vidu peut faire ça dans ce con­texte. Je suis con­va­in­cue, et encore plus depuis ce spec­ta­cle, qu’on ne peut pas com­bat­tre l’intolérance par la tolérance. C’est des indi­vidus qui se rassem­blent de façon spon­tanée et poli­tique et sec­taire pour tuer, alors ça n’a rien à voir avec la jus­tice d’état.

Il est donc accept­able que l’institution n’ait pas le pou­voir de tuer, mais il serait accept­able qu’elle ait le pou­voir de faire taire des gens, de légifér­er sur la lib­erté d’expression ?

De faire taire non, mais d’être extrême­ment vig­i­lant sur la place lais­sée à la parole en pub­lic. La ques­tion c’est plutôt a qui on donne la parole et com­ment. Non mais je sais pas, je suis en échec et mat par la ques­tion. Cet entre­tien me fait réalis­er que le spec­ta­cle ne fait pas assez la dif­férence entre le petit groupe chez soi dans l’intime, qui est sur scène, et le pub­lic col­lec­tif qui doit se pos­er la ques­tion, alors que ce n’est pas la même chose. Il y a des ques­tions publiques, mais traitées dans l’intimité famil­iale. Tout à coup, je me dis que le spec­ta­cle est en échec sur ce point.

J’ai ren­con­tré une spec­ta­trice qui se définis­sait comme paci­fiste, pour laque­lle ce spec­ta­cle avait eu un rôle de révéla­teur. Pour elle, le pub­lic fai­sait con­sen­sus con­tre le fas­ciste. A ses yeux, si le pub­lic avait eu des armes, il aurait tiré. Vous en pensez quoi ? 

Alors moi, pen­dant cette scène, je me met­tais surtout à la place de l’acteur qui était en train de jouer, et j’avais de l’empathie pour le moment hor­ri­ble qu’il devait être en train de vivre. Je me suis iden­ti­fiée à lui. J’aurais pas tiré si j’avais eu une arme. Mais vu la réac­tion, c’est sûr que des coups auraient été tirés. Par con­tre, il n’y avait pas de con­sen­sus. Moi j’étais assise au milieu et je voy­ais bien qu’une par­tie du pub­lic se lev­ait et cri­ait, alors que l’autre était en mode « Oh vous faites chi­er, arrêtez de faire du bruit, on veut voir le spec­ta­cle jusqu’au bout ». Ce qui est sûr, c’est qu’il y aurait eu une guerre civile par­mi les spec­ta­teurs, entre ceux qui tirent et ceux qui les auraient empêchés de tir­er. Moi non, encore une fois parce que je m’identifiais avec l’acteur. Je me dis­ais, com­ment m’indigner con­tre ce spec­ta­cle sans faire du mal à cet acteur ? Et là, on est dans la lim­ite du théâtre quoi, on regarde ça comme un dis­cours fas­ciste, mais aus­si comme un jeu, dans le sens d’un game.

Quelle est l’intention poli­tique de cette scène selon vous ? 

Alors moi je cherche tou­jours, mais vrai­ment tou­jours, à com­pren­dre les idées poli­tiques d’un auteur d’une pièce en la regar­dant. Je sais pas si c’est bien de faire ça ?

Tout est bien. 

Alors je me dis­ais tou­jours, mais quel est point de vue de l’artiste sur tout ça. Il nous don­nait aucune réponse. Il y a beau­coup de ten­sion quand le fas­ciste se lève et je me suis dit : « Là le point de vue de Tia­go Rodrigues va appa­raitre ». Et c’est ce qu’il s’est passé. Tia­go Rodrigues nous dit très claire­ment : « Si on agit pas con­tre le fas­cisme, il va se pass­er exacte­ment ça. Vous voyez ce que vous vivez, là main­tenant, dans vos corps, à rester assis et impuis­sants face à ce dis­cours, et bah ça va arriv­er. Alors je vous ai mon­tré deux pôles, deux posi­tions pos­si­bles. Vous pub­lic, main­tenant, qu’est-ce que vous voulez faire ? ». C’est un dis­cours qu’on entend sou­vent : « Est-ce que vous voulez sup­port­er encore ces mots ». Pour moi, il n’y a aucun doute sur le fait qu’il prend le par­ti de la mère. Et il nous emmène avec lui, les gens hurlaient, cer­taines étaient prêtes à mon­ter lui cass­er la gueule. Je pense que Rodrigues, d’un cer­tain sens, il réus­sit le pari de l’intelligence col­lec­tive. Mais aus­si, en nous réu­nis­sant autour d’une vio­lence, que beau­coup n’assumeraient pas dans leur vie, il réus­sit à trans­gress­er un tabou méga-fort de notre société.

Tout le spec­ta­cle vise à con­va­in­cre le pub­lic du point de vue la mère ?  

Oui, sans aucun doute. Tout le spec­ta­cle dit : « Les mots sont dan­gereux. Qu’est-ce que vos corps peu­vent faire con­tre ces mots ? ».

Diriez-vous que le spec­ta­cle a mod­i­fié votre avis sur la légitim­ité de la vio­lence politique ? 

Non, elle était déjà tranchée je pense. Je suis pas sûre. C’est peut-être ce qui est un peu désolant. On est un pub­lic rel­a­tive­ment accordé, avec des nuances, mais franche­ment, y a‑t-il une seule per­son­ne de droite, ou con­ser­va­trice dans le pub­lic de Vidy ?

Tout dépend où tu traces la ligne de la droite. 

C’est sûr. Bon ça m’a fait quand même chang­er d’avis sur ce que je dis­ais avant : la lib­erté d’expression, il faut la réguler.

Com­ment com­prenez-vous l’influence de votre tra­jec­toire per­son­nelle dans votre expéri­ence du spectacle ? 

Oui à deux mille pour cent. Il y a une chose qui m’a pro­fondé­ment touchée, c’est le rap­port à la tra­di­tion. La tra­di­tion au sens de com­ment des idées ou des rit­uels nous met­tent ensem­ble et nous don­nent une con­science col­lec­tive plus qu’individuel. Je trou­ve qu’être au théâtre, ça fait ça. Mais là ou Tia­go Rodrigues a tapé juste, et c’est lié avec le fait que je suis d’accord de tuer des fas­cistes, c’est que l’acharnement des per­son­nages, com­ment ils sont butés sur leurs con­vic­tions, tout ça mon­tre qu’aujourd’hui, on est plus habitués à être un, à être une par­tie d’un groupe, c’est quelque chose qu’on a per­du poli­tique­ment. C’est quelque chose qui exis­tait avant grâce à la foi, les rit­uels, les chants, les dans­es com­munes, les vête­ments com­muns, les arts com­muns, la bouffe tra­di­tion­nelle, tout ça nous liait. Moi j’ai énor­mé­ment la nos­tal­gie de ça, pas d’un monde dog­ma­tique et unifi­ant, mais du fait d’être reliés à des orig­ines ou des idées qui con­stru­isent une con­science col­lec­tive, sen­ti­men­tale. Et j’ai trou­vé très beau le fait que dans le spec­ta­cle, l’idée poli­tique soit le liant pro­fond de la famille comme com­mu­nauté, idéologique. On représen­tait le fait d’avoir quelque chose de fort en com­mun. C’est pour ça que je crois pas à la révo­lu­tion à notre époque. On arrive plus sur terre avec une con­science qui nous per­met d’arriver à la révo­lu­tion. La révo­lu­tion des corps, le fait de mourir pour des idées, c’était plus acces­si­bles quand on était liés.

Tout ça vous le situeriez dans la fic­tion racon­tée, ou dans ce qu’il s’est passé sur scène ? 

De la fic­tion, parce que c’est vrai­ment une his­toire qui porte tout ça, presque une fable. Je sais pas si je réponds à ta ques­tion, bon je sais qu’il n’y a pas de bonne ou de mau­vaise réponse.

Vous arriver­iez à imag­in­er d’autres expéri­ences de ce spectacle ? 

Bah oui, surtout parce que j’en ai par­lé beau­coup avec une amie qui a détesté. Pour elle, le spec­ta­cle ne fai­sait qu’accuser le spec­ta­teur. Elle s’est sen­tie mise face à un dilemme, pur et dur, absurde, sans réponse, autour d’une ques­tion atem­porelle. Elle trou­vait que tu sor­tais du spec­ta­cle con­va­in­cue et dés­espérée par les mêmes choses qu’avant, sans avoir eu aucune propo­si­tion pour sor­tir du dilemme. Elle dis­ait qu’elle trou­vait ça très dan­gereux, parce que, comme on est là au théâtre à s’exciter con­tre un poli­tique, ce qu’on peut jamais faire parce qu’ils sont loin de nous, et elle dis­ait que le but avant du théâtre c’était de calmer le peu­ple pour qu’il se défoule et devi­enne bien sage dans la vraie vie poli­tique. Et pour elle, ce théâtre fait ça. Il fait le jeu de l’extrême-droite. Elle dis­ait que ce spec­ta­cle pous­sait les spec­ta­teurs à se défouler, alors qu’on devrait pouss­er les citoyens à se défouler, dans la vraie vie. Je trou­vais qu’elle avait quand même rai­son et j’étais un peu emmerdée.

C’est l’argument selon lequel l’art poli­tique paci­fie les com­bats en créant des représen­ta­tions ou des défouloirs pour les antag­o­nismes de la société. 

Ah je con­nais­sais pas, mais oui c’est intéres­sant. Et c’est pas faux. Mais c’est un peu facile quand même.

Entretien n°10

Homme / 39 ans / Com­mer­cial / Va rarement au théâtre

Rapi­de­ment d’abord, avez-vous appré­cié ce spectacle ? 

Je ne sais pas trop com­ment répon­dre, c’est pas facile comme ques­tion. Je n’ai pas trou­vé ça très beau. Esthé­tique­ment, c’était un peu plan-plan, mais par con­tre c’est une vraie expéri­ence. C’est un spec­ta­cle qui te prend très vite avec lui vu que c’est un débat, sur une vraie ques­tion, une ques­tion de société quoi. C’est dif­fi­cile de ne pas s’impliquer dans le truc qu’on te pro­pose, t’as for­cé­ment un avis, tu con­nais des gens qui ont un avis. C’est vrai­ment la fin que je n’ai pas aimée en fait.

Est-ce que vous pour­riez me résumer le spectacle ?

Oula, d’accord. Bon je vais pas tout faire hein, mais en gros ça racon­te un repas de famille qui tourne au drame, dans une famille très par­ti­c­ulière. Je me sou­viens plus exacte­ment du truc, mais en gros la grand-mère a été tuée par un fas­ciste au Por­tu­gal, parce que ça se passe au Por­tu­gal, et depuis la famille a décidé de pren­dre son nom, les filles comme les garçons s’appellent toutes Cata­ri­na, et de tuer plein de fas­cistes pour se venger de cette mort. C’est un peu le crime orig­inel quoi, le Jardin d’Eden. Alors bref le spec­ta­cle racon­te un meurtre qui foire, parce qu’il y en une qui désobéit, qui dit genre que si on com­mence à tuer on devient des bar­bares nous-mêmes. Tout le spec­ta­cle tourne autour de cette ques­tion : jusqu’on peut-on aller pour ses idées. Et puis bref ils dis­cu­tent, jusqu’à une fusil­lade à la fin qui per­met au fas­ciste de pren­dre la parole et de faire un dis­cours qui ressem­ble tex­to à ce que dit le FN, genre un peu ces nou­veaux mecs du FN là, tout pro­pres sur eux. Et puis l’idée c’est que le pub­lic doit lui crier dessus pour qu’il arrête et là c’est devenu vrai­ment bizarre. J’ai pas encore beau­coup de recul, mais je sais pas trop quoi penser de cette fin.

Pen­dant la pre­mière scène d’exécution man­quée, qu’avez-vous ressenti ? 

La pre­mière fois où elle veut tir­er ? Je sais pas. Dès le début tu com­prends que, quand même, c’est des gens vrai­ment admirables. Il y a cette his­toire, c’est for­cé­ment un peu per­tur­bant, qu’ils ont tous le même nom, enfin tous et toutes du coup, mais après on s’y fait, c’est juste un truc de théâtre, même si ça fait quand même un effet assez fort de voir des hommes jouer des femmes dans ce con­texte. C’est assez beau physique­ment. Mais enfin bref ce qui s’installe, bah c’est surtout de l’admiration, en tous cas pour moi. De l’admiration parce que c’est des gens qui vivent à fond leur con­vic­tion, sans pour autant être insup­port­a­bles, on en con­nait des comme ça hein, eux ils sont dans leur petite rou­tine, ils dinent et cul­tivent leur jardin, et en même temps bah ils réduisent un peu plus chaque année la propen­sion de fas­cistes sur terre quoi. Dans le vrai monde, si toutes les familles fai­saient ça, genre juste un par année, on aurait plus de prob­lème de fas­cisme (rires). Voilà du coup j’étais plutôt admi­ratif de ça, ça me don­nait envie d’avoir une autre famille que la mienne, et du coup après évidem­ment, ils se déchirent et tout, et là tu te déchires avec eux.

Vous vous êtes sen­ti proche de la famille ?

Oui beau­coup, enfin c’est surtout le début qui m’a mar­qué. Il est quand même assez fort pour installer un univers, avec toute cette his­toire de repas, l’ambiance du sud, les robes. C’est vrai­ment char­mant. Même quand ils com­men­cent à s’engueuler autour de cette his­toire de télé­phone, parce qu’un des kid­nappeurs a oublié de le jeter, ça reste crédi­ble. Mais petit à petit ça bas­cule vers de la réflex­ion beau­coup plus philosophique, et là j’ai un peu per­du cette prox­im­ité avec eux. C’est moins une his­toire quoi, tu pass­es en mode réfléchir. Je crois qu’au bout d’un moment j’ai arrêté de les con­sid­ér­er comme des per­son­nages, c’était vrai­ment juste des gens qui por­taient des idées.

Vous diriez que vous avez ressen­ti de l’empathie pour le fas­ciste au début de la pièce ?

Non je crois pas. Ou peut-être un peu. C’est vrai qu’il est là tout le long, j’avais déjà oublié. En même temps il dit rien, je pense que le spec­ta­cle veut que tu te deman­des : « Qui c’est ce gus qui regarde ? ». Ou peut-être que tu aies plein de temps pour regarder le bour­reau, enfin non la vic­time, que tu aies le temps de la regarder dans les yeux. C’est pour ça que je dis­ais peut-être un peu. Quand même c’est un gars qui va se faire tuer, même si c’est une ordure et tout, et que je suis d’accord avec eux qu’il faut moins de fas­cistes dans le monde, bah voilà, y’a un truc humain que tu pour­ras jamais enlever. C’est comme les con­damnés à mort, même si c’est des pédophiles ou des tueurs en série. Oula, c’est vrai­ment pas agréable de réfléchir à ça, qu’est-ce qu’il nous fait pas dire ce spec­ta­cle (rires).

Vous n’avez rien dit d’étrange. Juste­ment, cer­tains spec­ta­teurs m’ont dit que le spec­ta­cle por­tait un pro­pos étrange sur la peine de mort. Vous en pensez quoi ? 

Ah oui bah moi je me suis demandé aus­si. Cata­ri­na, c’est un bour­reau. Toute la pièce, c’est une exé­cu­tion. Je pense que c’est un peu comme les his­toires de guerre. Au final, ça par­le pas d’une con­damna­tion à mort, ça part d’un meurtre comme pen­dant une guerre poli­tique. On peut pas dire que les sol­dats con­damnent les autres sol­dats à mort. Quand les gens sont engagés dans les extrêmes, extrême gauche con­tre extrême droite, c’est la guerre. Dans une guerre, on perçoit le meurtre dif­férem­ment que dans un tri­bunal. Mais au final, moi ce qui m’a dérangé un peu, c’est qu’on assiste effec­tive­ment à la pré­pa­ra­tion d’une exé­cu­tion de sang-froid, mais que tout le monde trou­ve ça nor­mal. T’imagines si le spec­ta­cle c’était à l’envers, à pro­pos d’une famille de fas­cistes qui veu­lent tuer un black ou un homo ? Ou juste une exé­cu­tion dans une prison comme dans The Green Line. Per­son­ne sup­port­erait de regarder ça. On trou­verait ça inhu­main. Et on aurait rai­son hein. Mais ça c’est un truc qui m’interrogeait pen­dant le spec­ta­cle : pourquoi tout le monde accepte ça sans hurler à l’inhumanité ?

Vous diriez que lut­ter con­tre le fas­cisme, c’est entr­er dans les extrêmes ? 

Non, bien sûr que non. Mais tuer des fas­cistes oui, quand même. En tous cas dans une démoc­ra­tie. Tu vois, à l’époque d’Hitler, ou on pour­rait à l’époque de leur grand-mère, pour par­ler du spec­ta­cle, c’est dif­férent. Tout le monde veut tuer des fas­cistes, parce que c’est une force d’occupation.

Com­ment avez-vous vécu le débat glob­al entre les per­son­nages ? Le moment où ça devient plus philosophique ? 

Bah c’est ce que je dis­ais tout à l’heure, comme une dis­cus­sion autour d’une table, sauf que c’était des acteurs qui par­laient bien, qui décla­maient quoi. Peut-être que l’idée c’était d’évoquer un peu les tri­bunaux, genre les con­cours de speech entre avo­cats, ces trucs-là. Je pense que c’est très intel­lectuel, mais pas dans le mau­vais sens du terme, dans le sens où il y a deux posi­tions, avec cha­cune des argu­ments per­ti­nents. Le truc, c’est qu’à la fin le spec­ta­cle décide un peu de qui a rai­son quand même.

Qu’est-ce qui vous fait dire que le spec­ta­cle décide ? Et qui a raison ? 

Bah la mère. En tous cas c’est mon inter­pré­ta­tion. Je dis pas que je suis d’accord, je dis que c’est ce avec quoi le spec­ta­cle est d’accord. Mon inter­pré­ta­tion, c’est que la fin c’est : « Elle l’a pas tué, du coup vous devez l’écouter dire des hor­reurs ». Sous-enten­du : elle aurait mieux fait de le tuer. Sous-enten­du de tout ça : si on tuait les fas­cistes, on aurait la paix. L’idée que le dernier dis­cours dure aus­si longtemps, c’est ça quoi. On a pas l’habitude d’entendre tout un dis­cours en entier, sauf si t’es d’extrême-droite for­cé­ment. Moi en tous cas, qui suis pas de gauche gauche, mais sûre­ment pas d’extrême-droite, je les écoute jamais. On a tou­jours les médias qui sélec­tion­nent trente sec­on­des polémiques de Trump qui a dit ça, ou de Blocher qui a dit un truc raciste, mais on est jamais dans le parterre pen­dant vingt minutes.

Vous aviez l’air d’être en désac­cord avec le pro­jet poli­tique de cette fin ?

Oui ça m’a gêné. Ou en tout ça m’a posé des ques­tions. Dis­ons que si tu réduis tout à tuer ou ne pas tuer, c’est trop facile. Si on était en résis­tance sous l’occupation, comme je dis­ais avant, ok pas de prob­lème, c’est kill or be killed. Sauf que c’est pas notre sit­u­a­tion, et qu’en fait on vit dans des démoc­ra­ties. Si le fas­cisme s’exprime, c’est parce que y’a vingt pour cent de gens qui votent à l’extrême droite. On sait que vot­er à l’extrême-droite, ça ne veut pas dire être un SS, c’est aus­si beau­coup des gens qui sont déçus par la gauche. Mais sans vouloir car­i­ca­tur­er, si tu mon­tres sur scène un dis­cours qui ressem­ble beau­coup à ce pour quoi les gens votent aujourd’hui, tu te moques des gens. Mais plus que ça en fait, parce que tu le mon­tres à l’intérieur de ce truc de « Vous voyez, on aurait mieux fait de le tuer ». T’imagines des gens, genre du peu­ple fâché quoi, qui voient ce spec­ta­cle et ce sous-enten­du que peut-être il faudrait tuer les gens pour qui ils votent ? C’est par la démoc­ra­tie qu’il faut con­va­in­cre. Là, c’était dif­fi­cile par moment. Du coup, pour toutes ces raisons, je dirais pas que j’ai aimé ce spectacle.

Juste­ment, est-ce que vous pour­riez me racon­ter com­ment vous avez vécu la scène du speech, com­ment a réa­gi le public ? 

Je l’ai vécu en me posant juste­ment les doutes dont j’ai par­lé. Au début, je pen­sais qu’il n’y aurait pas de fin, puis j’ai com­pris très vite qu’on attendait que le pub­lic réagisse. C’est vrai­ment le but de cette scène, je sais pas com­ment dire, tu le sens quoi. Alors après, j’ai aus­si vite com­pris que c’était très rad­i­cal, très binaire. Je pense que ça voulait en par­tie tester les lim­ites des gens. Les gens se sont attachés à toute cette famille et à cette his­toire, et devant eux il y a le meur­tri­er. C’est peut-être un peu la scène du début, enfin l’histoire de la grand-mère, mais en miroir. Il y a encore une fois une Cata­ri­na tuée par un fas­ciste, dix Catari­nas même, et c’est à nous de réa­gir ? Qu’est-ce qu’on va faire ? Mais je suis pas sûr que le pari soit réus­si, parce que les gens n’ont pas crié bien fort franche­ment. Tu sen­tais un peu de « Bou­u­uu », ou quelques cris genre « Ta gueule », mais je pense qu’on était tous en train d’attendre ce qui allait se pass­er. Comme on attend la scène d’après au théâtre. Je crois qu’aujourd’hui les gens au théâtre sont très coincés et qu’ils n’osent pas trop réa­gir, surtout ici c’est pas la cul­ture [NB : en Suisse]. Moi per­son­nelle­ment, je n’ai rien fait. Je trou­vais ça gênant, je vois pas pourquoi il aurait fal­lu faire ça, c’est comme devant un film quoi. Par con­tre, j’ai claire­ment arrêté d’écouter. Une fois que t’as com­pris où ça va, c’est bon.

Vous diriez que le spec­ta­cle a changé votre per­cep­tion de la vio­lence politique ? 

Non pas vrai­ment. Tu veux dire, mon avis sur la ques­tion de tuer les fas­cistes ? Non non, ça rejoint ce que je dis­ais avant. Pour chang­er de disque, je com­prends qu’on ait envie de cass­er la gueule des fas­cistes, et vrai­ment j’ai pas de prob­lème avec le fait que des extrémistes, sans le dire mécham­ment, ail­lent cass­er du nazi, voire en tuent, pourquoi pas. Mais pour moi c’est une ques­tion un de con­texte et deux de taille. Un de con­texte parce qu’est-ce qu’on vit sous l’occupation, est-ce que les nazis nous men­a­cent directe­ment, je veux dire nos vies ? Dans ce cas-là, oui d’accord. Deux de taille parce qu’à l’échelle de toute la pop­u­la­tion d’une démoc­ra­tie, la ques­tion posée en ter­mes de meurtre n’a pas de sens. Je veux dire, on va pas tuer vingt pour cent d’électeurs de l’UDC quoi.

Entretien n°11

Femme / 37 ans / Employée puéricul­trice / Va rarement au théâtre

En deux mots, avez-vous appré­cié le spectacle ? 

Oui et non. Oui parce que je recon­nais qu’il y avait quelque chose d’objectivement très réus­si, par rap­port à ce qu’on peut voir d’habitude, au théâtre ou au ciné­ma, ça posait des vraies ques­tions, ça avait une manière de pos­er des ques­tions très intéres­sante. Par con­tre, j’ai trou­vé ça un peu long, et surtout j’ai eu beau­coup de mal avec le pub­lic en fait. J’ai vécu ça avec un gros sen­ti­ment de malaise, qui a duré quelques jours pour être sincère, mais j’imagine qu’on va en parler.

Vous pour­riez me résumer l’histoire du spectacle ? 

Donc plutôt ce que je pense du début ? Bah, dès le début, c’est une famille de gens qui en fait por­tent un héritage, parce que leur grand-mère a eu une de ses amies tuées par son mari, le mari de la grand-mère, et qu’elle l’a vengée en tuant son mari. Alors depuis tous les mem­bres de la famille s’appellent Cata­ri­na, comme la vic­time, et ils butent un mec d’extrême-droite chaque année, genre un mem­bre d’un par­ti au Por­tu­gal, type FN ou UDC. Le fait qu’ils s’appellent tous pareil et qu’ils soient habil­lés en femme, on sent bien qu’on veut nous dire quelque chose, mais ça rend tout ça très bur­lesque. Moi, j’avais du mal à les pren­dre au sérieux, jusqu’à que ça com­mence à par­ler de pis­to­let et d’exécution, et là ça deve­nait d’un coup plus l’angoisse. Franche­ment, ça foutait les boules. C’est clair que c’est voulu, mais waow, l’autre là, elle était bien fana­tique. Mais en fait je pense aus­si que ça fai­sait peur, parce qu’une par­tie du pub­lic à mon avis était sym­pa­thique avec ça, approu­vait ça. Et ça s’est aggravé au fil du spec­ta­cle en fait, je sen­tais bien que les gens avaient de la sym­pa­thie pour eux, même si en fait ils étaient dan­gereux, je pense que c’était vrai­ment ça qui explique mon angoisse.

Com­ment avez-vous vécu cette pre­mière scène d’exécution ?

Moi je savais qu’elle allait pas tir­er, parce qu’un pote me l’avait dit. C’est lui qui m’a con­seil­lé d’aller voir cette pièce en fait. On avait par­lé pas longtemps avant de ces ques­tions. En fait c’était un débat dans sa cui­sine, sur Extinc­tion Rébel­lion et les autres mou­ve­ments écol­o­gistes à Lau­sanne. On se demandait s’ils étaient vrai­ment non-vio­lents, où com­mence et où s’arrête la vio­lence. On était pas d’accord.

Vous étiez de quel avis ? 

Je dis­ais que ça restait un mou­ve­ment vio­lent. C’est pas for­cé­ment que c’est grave, ou que c’est morale­ment injuste, mais je dis­ais qu’il fal­lait arrêter de se revendi­quer « non-vio­lent » quand tu cass­es des pan­neaux pub­lic­i­taires, ou que tu empêch­es des gens d’aller au tra­vail en blo­quant les routes, c’est aus­si de la vio­lence. C’est peut-être mon édu­ca­tion, mais moi, même ça, j’ai du mal à l’accepter en fait. Je suis pas cli­ma­to-scep­tique hein, mais je crois qu’il faut con­va­in­cre les gens par la dis­cus­sion et par la rai­son, sinon tu divis­es tou­jours plus la société.

Ces réflex­ions vous ont tra­ver­sé aus­si durant la pre­mière scène d’exécution ? Vous aviez envie qu’elle tire ? 

Oui on a envie qu’elle tire, c’est sûr. Bah, parce qu’il faut que ça se fasse, c’est dans l’ordre des choses, c’est ce que fait cette famille depuis tou­jours, et ça a du sens. On est un peu avec les par­ents, qui regar­dent l’oiseau s’envoler du nid et sont là pour l’aider. On se dit que c’est nor­mal qu’elle soit stressée, mais que ça va bien se pass­er. C’est pas con­tra­dic­toire avec ce que je dis­ais, c’est pas parce que j’avais envie qu’elle tire que for­cé­ment je trou­vais ça moral. C’est aus­si qu’on regarde une his­toire quoi, une fic­tion, et on a envie qu’elle tire pour que l’histoire avance, qu’elle soit trépidante.

Vous vous êtes sen­tie proche de cer­tains personnages ? 

De la fille juste­ment, de Cata­ri­na. C’était vrai­ment le per­son­nage très courageux, qui est com­plète­ment tirail­lée par ses con­vic­tions d’un côté et la pres­sion famil­iale de l’autre. Je com­pre­nais vrai­ment dans quelle posi­tion elle se trou­vait. C’est pas que ma famille me met la pres­sion pour tuer des nazis hein (rires), mais je pense qu’il y a un truc d’universel dans cette pres­sion, auquel tout le monde peut s’identifier. La norme, ce qu’on attend de toi, ça peut être très puis­sant, ça peut vrai­ment bris­er quelqu’un. On sent qu’elle lutte pour ne pas être broyée dans l’engrenage. Ce côté héroïque qui va jusqu’au bout, elle le porte bien.

Vous avez ressen­ti de l’empathie pour le fasciste ? 

Oui un peu. J’imagine que tout le monde a dit non à cette ques­tion hein ? Faut pas sous-estimer la capac­ité des gens à dire ce qui les fait paraitre respecta­bles. Si tu tra­vailles sur l’empathie, je pense que faut con­sid­ér­er ce biais. Bon après, qu’est-ce que ça veut dire l’empathie ? En tous cas moi, j’ai ressen­ti de la com­pas­sion. C’est un pris­on­nier, et on le regarde qui attend de voir son des­tin. Qu’est-ce qu’il doit se dire ? C’est un des trucs où j’étais le plus dans la fic­tion je pense. Je le voy­ais vrai­ment comme un pur per­son­nage quoi. Pour être exacte, j’étais con­va­in­cue que c’était un fig­u­rant, genre un lau­san­nois casté ran­dom qui devait pas dire une ligne, un pur corps. Et parce que je pen­sais ça, la fic­tion me pre­nait. À la fin, quand j’ai com­pris que j’avais tort, le spec­ta­cle était passé à tout autre chose. Il était plus ques­tion d’empathie. C’est clair que pen­dant la scène du meet­ing là, t’as pas d’empathie.

Vous pour­riez me racon­ter les moments du spec­ta­cle durant lesquels vous avez ressen­ti le plus d’émotions ?

Je pense que c’est deux acteurs qui m’ont vrai­ment touché. Le truc vrai­ment touchant, je trou­ve, c’est le grand-père. En fait le grand-père, c’est le seul qui n’agresse pas Cata­ri­na, qui lui met pas une énorme pres­sion. Alors il veut qu’elle tire, il est un peu là « Mon dieu qu’est-ce que j’ai fait pour avoir une petite-fille lâche ? », mais il le dit jamais, c’est ça qui est très puis­sant. Autant la mère et la petite-sœur sont en mode psy­chopathes abu­sives, autant lui pense comme elle, mais l’aborde avec douceur. Au milieu du spec­ta­cle, on apprend par un coup de télé­phone qu’il est con­damné. D’un coup on sent qu’il prend énor­mé­ment de recul, qu’il a de la dis­tance. Il va abor­der la ques­tion du meurtre sur un mode plus paci­fique, comme quelque chose qui a une impor­tance dans une his­toire qui les dépasse tous. Je crois que ça pose la ques­tion de la trans­mis­sion. Alors il vient et il lui par­le des oiseaux, ça m’a beau­coup touché. Ma grand-mère est malade en ce moment, et voilà sans faire du mélo, on vit les derniers moments. Alors je crois que j’étais par­ti­c­ulière­ment frag­ile à cette question.

Et le deux­ième acteur ? 

Ah oui, l’autre qui m’a émue, c’est celui avec le casque, qui met la musique. Il dit pas grand-chose, à mon avis il est un peu autiste. Il est telle­ment replié sur lui-même et étrange que je me demande si l’acteur est pas aus­si autiste. Tu sais toi ? En tous cas, lui il était plutôt touchant mal­gré lui. Il regar­dait la par­tie, sans com­menter, comme nous. C’est le seul per­son­nage qui ne met aucune pres­sion sur Cata­ri­na pour tuer. Je pense qu’il est au-dessus, ou juste à côté de toute cette sit­u­a­tion. C’est ce qui le rend poétique.

Vous avez été touchée par les deux per­son­nages qui ne met­tent aucune pres­sion à Catarina. 

Oui c’est sûr. Je pense parce que c’est elle qui me ressem­blait le plus (rires).

Com­ment avez-vous vécu le débat entre Cata­ri­na et sa mère ? 

Franche­ment tout le spec­ta­cle est un débat, du début à la fin. C’est presque un exer­ci­ce de style sur la polémique. C’est mis en abyme au début, avec le débat sur les végé­tariens. Mais je vois ce que tu veux dire, cette scène, c’est le clou du spec­ta­cle. Dis­ons que c’est un moment d’échec. Au final, Cata­ri­na finit par céder, elle n’a pas la force men­tale de résis­ter à sa mère. Quand on voit la tem­pête de cri­tiques qu’elle se mange, on peut pas vrai­ment lui en vouloir. Cela dit, ça aurait aus­si fait un beau spec­ta­cle qu’elle refuse jusqu’au bout. Je pense que l’auteur voulait faire un man­i­feste en hom­mage à ceux qui résis­tent à leurs pul­sions de meurtre, mais qu’il a trou­vé plus sub­til de mon­tr­er un per­son­nage qui cède plutôt qu’un per­son­nage qui tri­om­phe. Bah tu vois, on par­lait d’empathie, à mon avis il s’est dit : « Si je la mon­tre en train de cra­quer, les gens auront plus d’empathie, et ses idées seront plus attrac­tives que celles de sa mère, qui a l’air folle ».

Pour vous Tia­go Rodrigues prend posi­tion con­tre la violence ? 

Oui. Au final, le spec­ta­cle dénonce l’impasse du dis­cours sur la vio­lence. Il te le fait même tout à fait ressen­tir, parce que ça reste une œuvre d’art quoi. J’ai bien pen­sé que la vio­lence des coups de feu, parce que c’est une arme à blanc mais ça bom­barde bien quand même ces trucs, elle sert aus­si à ça, tes oreilles souf­frent de la vio­lence. T’as juste envie de plus jamais enten­dre ça, que ça s’arrête. Et on sait aus­si que la vio­lence n’a jamais été une solu­tion. Dans l’histoire, les révo­lu­tions vio­lentes ont tou­jours fini par don­ner nais­sance à des régimes vio­lents. C’est un cer­cle qui s’engendre. Le spec­ta­cle nous détru­it les oreilles pour mon­tr­er ça je crois, avec quelque chose de fatal­iste, avec lequel on est obligé d’adhérer. Cata­ri­na elle a résisté à la spi­rale de la vio­lence, et du coup elle l’a subie, comme nous avec les balles à blanc. En gros, c’est pas un échec, c’est un martyr.

Com­ment avez-vous vécu la dernière scène ? 

Alors là, c’est le moment où je vais être plus cri­tique. Pour moi, c’était vrai­ment une erreur cette scène. Qu’est-ce qu’il se passe ? Le fas­ciste n’est pas mort, voire même on sup­pose qu’il a tué la famille, ou qu’un com­man­do de police est venu le sauver avec des snipers et tout. Et puis le fas­ciste par­le pour dire qu’il a survécu à cette famille hor­ri­ble et tout. Et le prob­lème de ça, c’est que nous aus­si on trou­ve la famille inquié­tante, mais le spec­ta­cle fait comme si parce que tu trou­ves la famille inquié­tante, tu dois te sen­tir proche de lui. Enfin non, mais il prend le risque d’être inter­prété comme ça.

D’être inter­prété comme un spec­ta­cle qui pousse à s’identifier à un fasciste ? 

Non pas exacte­ment, mais en fait, il te met dans la posi­tion où tu ne veux absol­u­ment pas t’identifier à lui, donc tu pour­rais regret­ter qu’il n’ait pas été tué. C’est absurde. L’idée à mon avis c’est que les gens auraient dû tous sor­tir, c’était la fin idéale que le spec­ta­cle espérait. Je pense qu’il y aurait eu une image de la résis­tance ensem­ble quoi, le refus d’écouter. Hop, on se lève et on se casse (rires ; NB : référence à Adèle Haenel aux Césars 2020). Mais ce n’est pas ça qu’il s’est pro­duit. Je veux pas généralis­er, mais ça a quand même beau­coup excité la vio­lence dans le pub­lic. Les gens hurlaient, je me sou­viens du type à côté de moi qui avait le vis­age défor­mé par la haine franche­ment. Peut-être que je car­i­ca­ture un peu, mais il y avait ce côté bêtes sauvages qui pren­nent plaisir à hum­i­li­er ce gars. Alors qu’on est dans un théâtre. Les gens franchement.

Vous disiez que le spec­ta­cle vous a lais­sé quelques jours dans un malaise ? 

Oui oui, bah c’est juste­ment de ça qu’il s’agit. C’est pas le spec­ta­cle, c’est les gens. Je crois que je me suis sen­tie piégée dans un truc très ani­mal, j’avais l’impression de ne pas recon­naître les gens qui m’entourent. Enfin voilà, après on peut se dire que c’est à ça que ser­vent les œuvres d’art hein, c’est pas à nous con­forter, mais à nous déranger. Là, ça m’a dérangé dans ce que ça fai­sait naitre chez les autres. J’ai pas trou­vé ça ras­sur­ant pour l’avenir de la société.

Entretien n°12

Homme / 33 ans / Cadre dans la fonc­tion publique / Va rarement au théâtre

En deux mots, est-ce que le spec­ta­cle vous a plu ? 

Bof. C’est mar­rant, j’ai par­lé qu’avec des gens qui ont beau­coup aimé, du coup, ça fait pas longtemps, mais ça a déjà biaisé mon sou­venir quoi.

Vous pour­riez me résumer l’histoire du spectacle ? 

C’est l’histoire d’une famille au Por­tu­gal, en 2030, qui lutte con­tre le par­ti de droite extrême au pou­voir. Je pense que c’est un masque des par­tis actuels, on les recon­nait assez bien dans le dis­cours. Quand le spec­ta­cle com­mence, on attend de la plus jeune fille de la famille qu’elle tire une balle dans un mem­bre de ce par­ti, on ne sait pas trop quelle posi­tion il occupe. Ils l’ont cap­turé en fait, et on apprend après pourquoi ils le font chaque année. C’est un genre de meurtre tra­di­tion­nel, mais très caché, très secret. Sauf qu’en fait, elle veut pas tir­er, parce qu’elle est pas d’accord sur le principe. Et là com­mence plein de dia­logues là-dessus, est-ce qu’il faut tuer, qui sont les vrais bar­bares, etcetera etcetera.

Vous n’avez pas l’air ent­hou­si­aste sur ce début de l’histoire.

Je sais pas, franche­ment, t’arrives là-dedans, l’intrigue elle est claire­ment loufoque dès le départ, bon ça je sup­pose que c’est le côté fable, et les per­son­nages sont telle­ment, com­ment dire, vides, mais pas au sens où ils sont pas crédi­bles, ils sont très crédi­bles, c’est plutôt qu’ils ont l’air épuisés, au bout du rouleau. Quand le spec­ta­cle il com­mence, en fait, on a plutôt de la com­pas­sion pour eux je pense, moi en tous cas j’en ai eu, tu sens qu’une tragédie va s’abattre, tu sens que la famille, elle va explos­er. Je pense que tu le sens dans des détails, com­ment la con­ver­sa­tion ne prend pas par exem­ple, ou com­ment leurs cos­tumes ne leur vont pas. A mon avis, dès le début, les acteurs se for­cent à être dans le malaise, pour que le malaise soit com­mu­ni­catif, que le pub­lic aus­si se sente pas bien.

Pourquoi le spec­ta­cle recherche ce malaise selon vous ?

C’est pas facile à dire. C’est mon avis, donc c’est sub­jec­tif. Je pense que c’est pour ren­dre le truc plus réel, enfin plus réal­iste. Parce que c’est com­plète­ment loufoque, donc si tout le monde se sent en malaise, on admet que la sit­u­a­tion ne tourne pas rond, et c’est plus crédible.

De quels per­son­nages vous êtes-vous sen­ti le plus proche ?

Je com­prends la ques­tion, mais j’aurais du mal à dire l’un ou l’autre. Il me sem­ble que c’était pas le but. Ça m’a rap­pelé des films juridiques, des huis-clos, comme Douze hommes en colère. Dans ce genre de polar, la per­son­nal­ité des per­son­nages est impor­tante, mais pas com­plète­ment. Le truc cen­tral, ce sont les opin­ions, les avis émis. Et en fait leur per­son­nal­ité explique ces avis, mais les per­son­nal­ités ser­vent surtout à rap­pel­er qu’un avis n’est jamais neu­tre. Je sais pas si c’est clair ? C’est comme au début avec la ques­tion des véganes, ça sert pas vrai­ment à con­stru­ire un per­son­nage crédi­ble de véganes. C’est une manière de faire enten­dre un avis vrai­ment rad­i­cal « Il faut tuer ce fas­ciste » tout en rap­pelant que par­fois cet avis vient juste­ment de per­son­nes qui sont rad­i­cales aus­si sur d’autres choses, comme la ques­tion des ani­maux. Ça rap­pelle aus­si que la rad­i­cal­ité est liée depuis tou­jours à la jeunesse. Après faut recon­naître une cer­taine sub­til­ité, parce que la mère a cet effet aus­si, mais juste­ment pour dire que les avis les plus rad­i­caux peu­vent aus­si venir des per­son­nes plus âgées, qui sont rad­i­cales parce qu’elles ont un recul his­torique, qu’elles savent où les choses peu­vent men­er, par exem­ple au nazisme. D’ailleurs sou­vent nos grands-par­ents ont des avis plus rad­i­caux que nous.

Qu’avez-vous pen­sé du traite­ment du végan­isme dans la pièce ? 

Rien de bien pré­cis, franche­ment, ça m’a pas trop mar­qué. Je pense que c’était un clin d’œil à une généra­tion très con­flictuelle, très poli­tique, mais aus­si une manière de la mon­tr­er dans les sit­u­a­tions ordi­naires de la famille. Pour moi c’était ok, ça allait bien avec le reste. Il y a un effet « dis­cours sur la société » qui était pas pas­sion­nant, mais voilà. Et puis ça car­ac­téri­sait le per­son­nage, comme je le disais.

Avez-vous eu de l’empathie pour le fasciste ?

Peut-être un peu. Je sais pas si c’est juste de par­ler d’empathie, mais en tous cas de la sym­pa­thie. Bon mais ce que tu regardes, c’est quand même toute une famille, tout un bal­ai de dis­cours quoi, mais qui se passe autour d’un truc cen­tral, qui est juste­ment le per­son­nage du fas­ciste. Et en fait au bout d’un moment, ça par­lait beau­coup, et moi je le regar­dais surtout lui. Je pense pas que c’était la bonne atti­tude à adopter, parce que du coup j’écoutais pas tout, mais je pense que c’est lui qui a attiré mon atten­tion. J’y pense seule­ment main­tenant hein, mais je me demande quand même si c’était pas voulu. Ce qui est sûr, c’est qu’en fait je regar­dais l’acteur et com­ment il jouait le fait de ne pas jouer. Je me demandais à quoi il pen­sait, s’il écoutait les autres. Le per­son­nage je pense qu’il écoutait les autres, pour savoir à quelle sauce il serait mangé. Bon, mais finale­ment, au bout d’un moment j’ai repris le fil du spec­ta­cle. Par con­tre, c’est sûr que, quand il com­mence à par­ler tout à la fin, tu prends une sacrée claque quoi. Je pense que de l’avoir autant regardé au début, ça m’a encore plus fait quelque chose. C’est un peu comme si je le con­nais­sais pas, parce que j’ai passé un moment à me deman­der com­ment il vivait le truc. Et là sur­prise, c’est Don­ald Trump en fait. Moi qui l’aimais presque bien, comme on aime bien une vic­time quoi, le voilà qui s’apprêtait à faire des poli­tiques mon­strueuses etcetera etcetera. Bref, ça c’était le choc du spec­ta­cle quoi.

Durant la pre­mière scène d’exécution, avez-vous souhaité que la jeune Cata­ri­na tire ?

Je pen­sais pas qu’elle tir­erait. Je pense qu’on le sait dès le départ. Bon la scène est très bien faite, et c’est vrai qu’on a un doute. Par con­tre, ça aurait pas été viable, de faire un truc pareil, ce serait revenu un petit peu à dire : « Bon mais en fait, démoc­ra­tie ou pas, les gens avec qui vous êtes pas d’accord, vous les élim­inez ». C’est pas un dis­cours ten­able, moi j’aurais eu du mal en tous cas. Et puis ça aurait pas été très intelligent.

Quel est le point de vue du spec­ta­cle sur la vio­lence poli­tique selon vous ? 

Je crois pas qu’il défendait un point de vue. Juste­ment, il essayait de rester intel­li­gent et de ne pas tranch­er. Il y aura for­cé­ment des gens pour lui reprocher de ne pas pren­dre posi­tion. Mais au théâtre c’est le grand jeu de l’opinion publique. Tu sais pas ce que les gens pensent. Tu donnes de la matière à penser. On présente une sit­u­a­tion, qui n’est pas résolue. Quand on fait cohab­iter deux dis­cours, for­cé­ment, on a le sen­ti­ment qu’on attend de nous une prise de posi­tion. Mais il y a des fois où on ne peut pas choisir. Pour moi c’est comme une expéri­ence de pen­sée. Ah mais d’ailleurs, il y a un moment où c’est explicite puisque les per­son­nages font l’expérience de pen­sée du train sur une table. C’est ce truc de : faut-il sauver une per­son­ne ou en sauver plusieurs ? Moi je con­nais aus­si la ver­sion : « Faut-il pouss­er un homme du haut d’un pont pour blo­quer le train et sauver dix hommes ou dix femmes attachés sur les rails ? ». Celle-là cor­re­spond mieux à la sit­u­a­tion. Il s’agit pas de laiss­er mourir le fas­ciste, mais bien de le tuer. La ques­tion de l’intention est là pour amen­er de la complexité.

Vous êtes sor­ti du spec­ta­cle avec quelle opin­ion sur la vio­lence politique ? 

Je suis sor­ti du spec­ta­cle avec le sen­ti­ment que les divi­sions dans la société allaient s’accentuer. C’est un sen­ti­ment que j’avais déjà avant le spec­ta­cle. C’est dif­fi­cile de se posi­tion­ner après le spec­ta­cle je trou­ve, d’ailleurs c’est dif­fi­cile d’avoir la bonne réponse à l’expérience de pen­sée du train. Oui, bien sûr, math­é­ma­tique­ment c’est évi­dent, il faut tuer une per­son­ne pour en sauver trois. Après, on pour­ra dire : « Oui, mais si on con­nait per­son­nelle­ment la per­son­ne ? ». Bon et il y a des lim­ites à l’application de l’expérience de pen­sée, si je tue aujourd’hui un petit politi­cien de l’UDC, est-ce que je sauve vrai­ment des gens ? Qui je sauve aus­si ? Parce que c’est pas les suiss­es blancs hétéro­sex­uels qui sont en dan­ger avec le fas­cisme, sauf s’ils désobéis­sent bien sûr. Bon mais pour répon­dre à la ques­tion, je sors avec la con­vic­tion que per­son­ne ne doit être tué pour ses idées, parce que ça ouvre la porte de la tyran­nie, mais que les per­son­nes qui sont arrivées au bout de leurs idées et qui ont plan­i­fié la mort des autres, là la vio­lence peut être légitime. Au final, si je suis sincère, j’ai l’impression que c’est l’Histoire qui décide, et qu’on ne peut pas prévoir. Tout est relatif hein.

Com­ment avez-vous vécu la scène finale, quand le fas­ciste prend la parole ?

Comme une énorme sur­prise. Déjà c’est vrai qu’il y a la vio­lence des coups de feu avant, qui dis­ent vrai­ment : « Ok cette par­tie du spec­ta­cle est ter­minée, on passe aux choses sérieuses ». C’est un truc, ça te réveille d’un coup quoi. Le bruit est beau­coup trop fort. Heureuse­ment que j’ai pas emmenée ma grand-mère voir ça. Quoique, elle est plutôt sourde en fait (rires). Bon mais plus sérieuse­ment, je crois que ça m’a fait un peu mal de voir ce gars pren­dre la parole, mais au bout d’un moment seule­ment. En gros, je m’étais un peu attaché lui. Je me dis­ais : « Il est peut-être pas si hor­ri­ble que les autres le dis­ent ». Quand il com­mence à par­ler, on se dit : « Oui, bon ok, il est de droite ». Je vais buter tous les gens qui sont de droite. Ma mère est de droite quoi. Puis ça monte en inten­sité, il com­mence à dire que les meufs qui se font vio­l­er l’ont bien cher­ché. Alors il le dit pas comme ça, mais tu sens que c’est ce qu’il pense. Pareil, il dit des trucs du genre « On ne touchera pas aux droits des homo­sex­uels », mais tu sens qu’il en pense pas moins. Le dis­cours est quand même bien écrit, c’est beau­coup des allu­sions, des dou­ble-sens. En tous cas, il y a aucun doute sur les idées du type, mais il est pas immonde.

Et com­ment décririez-vous le com­porte­ment du pub­lic ?  

J’ai enten­du dire qu’un soir quelqu’un était mon­té sur scène pour frap­per le gars ou je sais pas quoi. À mon avis, ce que cette fin cherche à faire n’est pas clair. Moi j’ai com­mencé par me taire, parce que tu pens­es qu’une autre scène arrive après, tu te dis « Bon ça ne va pas finir comme ça », et au bout d’un moment, après dix min­utes, tu com­prends que si. Le pub­lic a un peu hué, ou crié des trucs en espag­nol, mais il s’est pas passé grand-chose de rocam­bo­lesque. J’ai hésité à sor­tir. La vieille à côté de moi est sor­tie. En réal­ité, je ne suis pas sûr que le but c’était que le pub­lic réagisse. Je crois, mais c’est encore juste mon inter­pré­ta­tion, que le spec­ta­cle veut nous faire revivre le dilemme intérieur de la jeune Cata­ri­na : tuer ou ne pas tuer. Sauf que l’échec de ce truc, c’est qu’évidemment per­son­ne ne va tuer l’acteur, parce que tout le monde sait que c’est pour de faux. Alors ça aurait été beau­coup plus classe que ça finisse en silence. Je sais pas, il vaut mieux un silence lourd de sous-enten­dus, où tu sens que tout le monde digère une claque, il vaut mieux ça qu’un pau­vre spec­ta­cle de con­tes­ta­tion pas du tout con­va­in­cue (rires). Bref, je suis pas sûr que ce soit poli­tique­ment très réus­si toute cette histoire.

Arrivez-vous à imag­in­er une autre expéri­ence de ce spec­ta­cle que la vôtre ? 

C’est pas facile comme ques­tion. Je sais pas. J’ai l’impression, ah oui ça c’est un truc que je voulais dire aus­si, j’ai l’impression que ce spec­ta­cle prêchait aus­si des con­va­in­cus. Le pub­lic de Vidy c’est plutôt des gens qui votent social­iste. Bon c’est pas tou­jours vrai, mes par­ents vont à Vidy, moi aus­si d’ailleurs. Mais dans l’ensemble, c’est un peu facile de pren­dre quelque chose de très extrême, comme le fas­cisme, et de le jeter en pâture à un pub­lic de citadins. Avec le libéral­isme, et un dis­cours du type Emmanuel Macron, là ça aurait été plus grinçant : « Faut-il tuer un libéral ? ». Bon, mais je pense que tu peux pas te per­me­t­tre de faire un truc du genre au théâtre.

 

Entretien n°13

Femme / 48 ans / Chômeuse / Va régulière­ment au théâtre

Pour com­mencer, diriez-vous que vous avez aimé le spectacle ? 

Alors moi je vais pas sou­vent à Vidy, même si je suis pas com­plète­ment nulle en théâtre. Sur ce coup-là oui, j’ai plutôt aimé, même si la langue rendait ça dif­fi­cile à suiv­re honnêtement.

Pour­riez-vous me résumer le spectacle ? 

Le début c’est très théâtre-théâtre, bon tout le spec­ta­cle en fait sauf la fin qui est quand même beau­coup plus intéres­sante, en tous cas moi je l’ai trou­vée mieux que le reste. Et le début, bon c’est un peu la présen­ta­tion de la famille, alors c’est quand même beau au niveau de la scène, il se passe plein de choses. On décou­vre un peu la galerie des per­son­nages qui par­lent les uns après les autres, on a la sen­sa­tion de quelque chose qui manque de naturel, mais je pense que c’est voulu. Tous, sauf l’héroïne parce qu’elle est pas encore ren­trée sur scène, tu sens qu’ils échangent mais qu’ils s’écoutent pas vraiment.

Vous pour­riez décrire cette sen­sa­tion éprou­vée par rap­port aux personnages ?

En tous cas, tu sens qu’ils sont à un repas de famille et qu’ils sont, bah, comme on est à un repas de famille quoi. T’es un peu con­tent de voir les autres, mais t’as quand même déjà envie de ren­tr­er chez toi, parce qu’au fond t’as pas grand-chose à partager. Et eux, le truc qu’ils ont à partager, il est un peu che­lou. Cette his­toire de meurtre rit­uel là, au début t’es pas cen­sé le savoir, mais moi j’avais lu la feuille de salle, donc je me suis douté que le type en costard était là pour se faire buter. En plus, y’a la nappe brodée où il y a écrit « No Pasarán », qui est un slo­gan con­tre le fas­cisme. Enfin voilà, le début du spec­ta­cle, c’est un gros poids quoi, une atmo­sphère très très lourde, et tu as un peu de la peine pour eux.

Pourquoi exacte­ment ?

Parce que ça se voit qu’ils ont pas envie d’être là, et peut-être aus­si qu’ils sont méga inqui­ets parce qu’ils font quelque chose d’illégal. C’est un sen­ti­ment très ren­for­cé par cette his­toire de télé­phone sur écoute. Moi, ça m’a fait pas mal espér­er que ça allait se résoudre, qu’on passerait à autre chose, qu’il y aurait une his­toire qui avance dans le temps et tout. Mais en fait pas du tout, mal­heureuse­ment pour eux, ça aura été leur dernier repas de famille.

Durant la pre­mière scène, avez-vous espéré qu’elle tire ?

Alors j’ai franche­ment espéré qu’elle tire. J’ai bien com­pris, en tous cas j’espère que j’ai bien com­pris, qu’elle tire pas pour que ce soit au pub­lic de choisir, mais voilà, le pub­lic il peut pas tir­er. Mais elle aurait dû tir­er, le spec­ta­cle aurait été plus cohérent, il aurait assumé son dis­cours. Là, moi je pense qu’il a pas osé assumer son dis­cours, mais si elle avait seule­ment pas tiré, sans la scène de fin, il aurait assumé le dis­cours inverse : « Il ne faut pas tuer les fas­cistes ». Mais il finit par bot­ter en touche, en ayant tout réduit à une ques­tion insol­u­ble, tuer ou ne pas tuer, je trou­ve ça un peu lâche. Il aurait fal­lu qu’elle tire pour la cohérence de tout ça quoi.

Diriez-vous que vous avez ressen­ti de l’empathie pour le fasciste ?

Non, franche­ment pas. C’est dif­fi­cile de ressen­tir de la sym­pa­thie pour quelqu’un qui ne par­le jamais.

Vous pour­riez me racon­ter les moments du spec­ta­cle durant lesquels vous avez ressen­ti le plus d’émotions ?

Je dirais que ce que je retiens c’est surtout la longue dis­cus­sion entre la mère et la fille. La plu­part des per­son­nages ont des beaux moments quand même, et le décor aus­si, même si c’est min­ime. Enfin, c’est plus dans l’évocation. Je con­nais un peu la cam­pagne por­tu­gaise, le ter­roir de Bra­ga, vers Por­to. C’est pas qu’on nous la met devant les yeux, mais la scène avec la terre que l’autre retourne à la pelle et les oliviers, tout ça était touchant.

Le débat entre la mère et la fille vous a donc par­ti­c­ulière­ment touché ? 

Ah oui par­don. Rien à voir avec la cam­pagne, ce sont deux émo­tions dif­férentes. Cette scène m’a mar­quée pour ce qu’elle ne dit pas plutôt que pour ce qu’elle dit. C’était un très bel exem­ple de ces échanges où tout est sous-enten­du. L’émotion c’est le déchire­ment. Dans les formes, c’est une mère et une fille qui ont un désac­cord poli­tique, enfin mil­i­tant, et qui s’attaquent l’une l’autre. Mais der­rière on entend tout le déchire­ment, la révolte de la fille, qui est mor­ti­fiée de s’opposer à toute sa famille, même si elle a le courage de le faire. Et puis la mère qui est ter­ri­ble­ment déçue, mais qui ne peut pas cess­er d’aimer son enfant. C’est le genre de choses qui m’atteignent.

Vous pre­niez le par­ti de l’une ou de l’autre ?

C’est-à-dire dans ma tête ou dans la vraie vie ?

Je veux bien que vous détail­liez la différence. 

Je vis ma vraie vie dans ma tête hein (rires). En fait, bon, dans la vraie vie, plutôt le par­ti de la fille quand même. Pas grand monde ne peut défendre des méth­odes d’assassinat, même si oui, je crois qu’il y a des sit­u­a­tions où il n’y a pas d’autres solu­tions. Le spec­ta­cle m’avait un peu fait repenser à l’affaire Sauvage, une femme battue et vio­lée, dont le mari avait vio­lé les filles aus­si, qui avait fini par tuer le mari abusif en ques­tion, Nor­bert je-sais-plus-quoi. Dans ce cas-là, qui m’avait beau­coup alerté, Hol­lande l’avait inté­grale­ment graciée. C’est un geste fort, ça veut dire : « Tu étais morale­ment juste de pren­dre un fusil et d’abattre ton mari ». Mais peut-on en vouloir aux per­sé­cutés de vouloir tuer les per­sé­cu­teurs ? Surtout au théâtre, qui est comme le ciné­ma, une par­o­die de la vie ? Dans ma vraie vie, rationnelle­ment, non, je ne défendrais jamais la plan­i­fi­ca­tion inten­tion­nelle d’un meurtre, même si on par­le de la pire ordure. Dans ma tête, je peux le com­pren­dre, voire même défendre vigoureuse­ment cer­tains meur­tri­ers. Je pen­sais pas dire ça un jour.

Vous diriez que le spec­ta­cle vous a fait chang­er d’avis sur la question ? 

 Non, je pense pas, même s’il a for­cé­ment remué un peu des ques­tion­nements qui étaient déjà présents chez moi.

Quel est le pro­jet poli­tique du spec­ta­cle selon vous ? 

C’est-à-dire ?

Vous avez dit tout à l’heure qu’il était un peu lâche de ne pas assumer son discours 

Oui. Je crois que Cata­ri­na aurait dû tir­er, la pre­mière ou la deux­ième fois. Parce que là elle ne tire pas, sous-enten­du, c’est à toi spec­ta­teur de tir­er. Mais on me donne pas d’arme. Je suis pas la seule dans ce cas, je crois qu’on aurait aimé avoir un pro­pos clair qui se dégage de tout ça. Je sais pas bien que c’est pas une oblig­a­tion pour un artiste hein. Quel intérêt, cela dit, à mon­tr­er sim­ple­ment un débat. Je crois pas que qui que ce soit ait appris grand-chose avant-hier. Dans le sens où ce débat on le con­nait à peu près. Bon, pour les jeunes, ça pour­rait être super, mais alors là c’est l’inverse, je pense que le spec­ta­cle et trop com­pliqué pour elles et eux. J’aimerais bien avoir l’avis de très jeunes qui ont vu ça, avec le gym­nase par exem­ple. Tu as eu des entre­tiens avec des ados ?

Pas encore, mais c’est prévu. Est-ce que vous arrivez à imag­in­er ce qu’un ou une ado a pu penser de ce spectacle ? 

Non bien sûr, faudrait être un ou une ado. Ce que je veux dire, c’est que la ques­tion du spec­ta­cle, elle n’a pas une bonne réponse. Je com­prends qu’on veuille tuer pour lut­ter con­tre le fas­cisme, ça s’est fait, et je com­prends qu’on veuille refuser de tuer pour des idées, d’utiliser d’autres méth­odes. En fait, la ques­tion pro­fonde, c’est celle de la vio­lence dans la société, comme la vio­lence machiste. D’ailleurs le nation­al-social­isme est machiste par essence. Est-ce qu’on tue les machos ? Non, mais ça peut arriv­er. Quelle est la meilleure solu­tion ? La dis­cus­sion, l’éducation, la péd­a­gogie, mais c’est une solu­tion de long terme. En tant qu’adulte, d’une manière ou d’une autre, on a été exposé à cette ques­tion, mais pas en tant qu’ado. Je pense que ça pour­rait être une bonne porte d’entrée à ces ques­tions. Peut-être même que ça peut poli­tis­er des jeunes.

Entretien n°14

Femme / 28 ans / Employée de com­merce / Va régulière­ment au théâtre

En deux mots, est-ce que le spec­ta­cle vous a plu ?

En un seul mot même : non.

On va détailler, mais d’abord, est-ce que vous pour­riez me résumer le spectacle ?

Bah le spec­ta­cle racon­te un meurtre qui doit être fait par une famille où ça tourne pas très rond dans leur tête. Moi c’est ma parte­naire qui m’a trainée voir ce truc, parce qu’elle avait déjà vu un spec­ta­cle du met­teur en scène, dont j’ai oublié le nom, voilà Tia­go Rodrigues. De base, j’aime bien les trucs très poli­tiques, mais quand c’est sub­til. Mais bref, donc cette famille a une his­toire très liée à l’antifascisme, mais pas au sens « d’antifa » comme sur Twit­ter aujourd’hui. Tout ça se passe dans le Por­tu­gal con­tem­po­rain qui a vécu la dic­tature facho de Salazar, donc c’est une réal­ité pop­u­laire le fas­cisme, pur et dur. Il y a ce truc très queer où tout le monde porte des robes tra­di­tion­nelles, les acteurs hommes cis comme les femmes, en hom­mage à la grand-mère. C’est un truc qui m’a plu au début, même à la fin, parce qu’on ne l’explique jamais, c’est poli­tique et sub­til, en plus d’être très beau, enfin, parce que ces robes sont très belles. Dans cette his­toire, les jeunes de la famille doivent tuer chaque année un fas­ciste, enfin un homme poli­tique de droite, je sais pas si on peut vrai­ment par­ler de fas­cisme. Sauf que cette année ça se passe mal, parce qu’il y en a une qui a un peu de jugeote et qui se plie pas à l’histoire famil­iale. La suite, bah tu la con­nais, après ils dis­cu­tent, ils se font tous tuer et le mec tient son dis­cours. T’as pas vu le spec­ta­cle ou quoi ? (rires)

Bien sûr, je demande aux enquêtés de résumer le spec­ta­cle pour com­par­er les ver­sions, c’est intéres­sant ce que les gens choi­sis­sent de dire ou non. 

Ok ouais, j’imagine que c’est intéres­sant. Mais dis­ons que moi l’histoire que ça racon­te, je m’en sou­viens pas très bien, enfin, je pense que c’était un peu une his­toire pré­texte pour par­ler du fas­cisme. Je crois que c’est ce que je reproche le plus au spec­ta­cle en fait : il pré­tend par­ler de la lutte antifas­ciste, mais il la roman­tise. Il la donne en spec­ta­cle. C’est un peu du Camus ou du Sartre, c’est très : « La lit­téra­ture s’empare des grandes ques­tions de philoso­phie ». Mais la réal­ité est tou­jours plus com­plexe. J’aime pas du tout Camus, parce que c’est pas sub­til. C’est notam­ment un truc mas­culin : « Tuer ou ne pas tuer, telle est la ques­tion » [ton grandil­o­quent volon­taire­ment dérisoire]. Je crois qu’il écrase quelque chose. Par exem­ple, l’histoire de la grand-mère m’a beau­coup touchée, parce que tu sens que ça vient des tripes. Alors attends, je sais que la grand-mère et sa famille sont de la fic­tion, mais quand on se pro­jette dans la grand-mère, il y a quelque chose de doc­u­men­taire. Elle nous ramène à un monde où le fas­cisme était une réal­ité ordi­naire. Chez sa famille, le meurtre est de sang-froid, donc les per­son­nages sont juste des psy­chopathes, moi en tous cas je les ai perçus comme ça, et pour­tant je suis sen­si­ble à la lutte con­tre le fascisme.

Donc pour vous le spec­ta­cle ne pose pas les con­di­tions d’un débat pertinent ? 

Non pas du tout, c’est une réduc­tion philosophique, basée sur une sit­u­a­tion irréal­iste, et des per­son­nages un peu fous et un peu vides. Le pire qu’il puisse se pass­er à mon avis, c’est que encore plus de gens sor­tent ter­ror­isés par une sup­posée jeunesse « rad­i­cal­isée » poli­tique­ment. Sans aller jusqu’à con­damn­er fer­me­ment, parce que c’est un artiste et que je respecte ce qu’il a essayé de faire, je recon­nais ce risque : faire des luttes poli­tiques des clichés, autour d’expérience de pen­sées décon­nec­tées de la réal­ité. Est-ce que les gens ne sor­tent pas du spec­ta­cle avec la peur que tous les jeunes qui sont dans les man­i­fes­ta­tions éco­los devi­en­nent des meur­tri­ers poli­tiques ? Tu vois ce que je veux dire, je grossis le trait, mais je trou­ve que c’est pas cool de suiv­re cette logique.

Selon vous, quel regard porte le spec­ta­cle sur la vio­lence politique ?

C’est toute la ques­tion, on n’est sûrs de rien. Cela dit, je crois qu’il la con­damne, mais qu’il le fait mal, juste­ment pour les raisons que j’ai évo­quées. Moi je pense que l’auteur veut écrire des per­son­nages effrayants, sans nier la vio­lence du fas­cisme, mais en cri­ti­quant aus­si fer­me­ment la vio­lence antifas­ciste. Mais moi j’ai par­lé avec des gens, et bon bah voilà il y a plein de monde qui est en mode : « La pièce c’est un truc qui veut te faire réalis­er le dan­ger du fas­cisme blabla ». Tout le monde dis­ait ça. Mais en fait je suis pas si sûre que ça. Quand t’y réfléchis, on le sent bien dès le début, ils sont quand même un peu cinglés, ils sont lit­térale­ment en train de tuer des gens au milieu d’un pic-nic quoi. La plu­part d’entre elles et eux, quand ils par­lent, ça se sent en fait qu’ils et elles sont cinglés.

À quoi est-ce que ça se sent ?

Je sais pas, c’est pas for­cé­ment facile à dire, je pense que c’est sub­til dans le spec­ta­cle. Je pense que le spec­ta­cle fait en sorte qu’ils représen­tent dif­férents types de folie. Il y en a une qui est vrai­ment en mode végane extrémiste, genre : « C’est la même chose de tuer un ani­mal et un humain », je suis pas du tout anti-végane, mais je pense qu’on nous mon­tre la ligne sub­tile où tes con­vic­tions te font per­dre le sens com­mun, où tu dis­jonctes quoi. Il y en a un, le plus vieux, qui est plutôt dans la sénil­ité. Quand il par­lait, je com­pre­nais rien, je pense que c’est voulu. La mère aus­si, je pense que c’est le cliché de la folle qui veut tout con­trôler et qui sup­porte pas que ses enfants pren­nent une autre voie que la sienne.

Durant le débat entre la mère et la fille, vous avez donc pris le par­ti de la fille ? 

C’est pas une ques­tion de par­ti à pren­dre, parce qu’en fait la mère est com­plète­ment irra­tionnelle, alors que la fille est juste saine d’esprit. Cela dit, la manière dont c’est écrit et mis en scène laisse à penser que non, que c’est un débat équitable, et à mon avis c’est à cause de ce moule « expéri­ence de pen­sée » dont je par­lais avant. En faisant sem­blant que c’est une expéri­ence de pen­sée valide, on présente involon­taire­ment les deux points de vue comme valides, c’est ça qui est une erreur. Il n’y a que le point de vue de la fille qui est légitime. Par légitime, je veux dire qu’il est en dehors des deux extrêmes irra­tionnels de la vio­lence : le fas­cisme et le meurtre antifasciste.

Donc selon vous, le spec­ta­cle prend le par­ti de la fille, mais il ne prend jamais claire­ment position ? 

Voilà, et d’ailleurs la dernière scène le prou­ve. La dernière scène c’est un refus de choisir, un grand moment de « Débrouillez-vous les cocos, moi je me mouille pas ».

Qu’est-ce qui vous per­met d’affirmer que le spec­ta­cle prend le par­ti de la fille ?

Franche­ment, ça se sent que c’est ce que pense l’auteur, mais qu’il a voulu faire quelque chose de plus ouvert à l’interprétation. Il fait tout pour la ren­dre sym­pa­thique, je veux dire la jeune fille, alors que la mère est claire­ment mon­trée comme agres­sive. Cela dit, je trou­ve qu’il n’en fait pas assez pour mar­quer la dis­tinc­tion. Alors bien sûr qu’en refu­sant de tir­er, le per­son­nage est sym­pa­thique et tout ça, et que c’est quand même ça qui per­met au spec­ta­cle de nous faire réfléchir à « Est-ce que c’est juste ? » etcetera. Mais en fait je pense quand même que j’avais envie que ça tire pour une rai­son sim­ple, c’est qu’on aurait vu la mon­stru­osité que c’est. Voilà, c’est des per­son­nages hyper dan­gereux et on les con­damne. Dans le sens, ça aurait dis­sipé du flou et évité des questions.

Com­ment avez-vous vécu la scène finale, plus exacte­ment le com­porte­ment du public ? 

C’est mar­rant, parce qu’à mon avis Tia­go Rodrigues ne s’attendait pas du tout à ça. Il y a quelques per­son­nes qui sont sor­ties, une bonne par­tie qui n’a pas réa­gi, et quelques-unes qui ont essayé de jouer le jeu du pub­lic indigné, avec assez peu de suc­cès si tu veux mon avis. Je crois qu’il n’a réus­si à démon­tr­er, ni que tout le monde allait faire bloc, ni que les gens allaient rester pas­sif-pas­sives comme des mou­tons-mou­tonnes. Et ce qui s’est pro­duit s’est pro­duit juste­ment parce qu’il a tout réduit à deux pôles, dont l’un était trop rad­i­cal pour être crédi­ble. Les gens n’avaient cer­taine­ment pas envie de s’imaginer en train de tuer le fas­ciste, parce que c’est absurde, mais en même temps, s’ils étaient d’accord avec la jeune Cata­ri­na, ils croient à la péd­a­gogie, et c’est pas face à un meet­ing d’extrême-droite que tu réfléchis la péd­a­gogie et le temps long de la poli­tique vrai­ment politique.

Vous arriver­iez à imag­in­er d’autres expéri­ences que la vôtre ? 

Ah oui c’est clair que tout le monde n’a pas vécu ça comme moi. Je pense que la poli­tique réduite à des ques­tions très binaires, ça plait à beau­coup de gens, ça leur per­met de s’impliquer dans le truc. Tu sais, l’expérience des autres, je la con­nais pas. Mais moi je suis les­bi­enne, et dans mon expéri­ence, tout est cen­sé être poli­tique. On passe sa vie à réduire ta vie à des ques­tions poli­tiques, tout ce que tu fais est sup­posé­ment plus poli­tique que les autres et tu es con­stam­ment en train d’entendre : « Ah t’es les­bi­enne, mais t’es pas végane, t’es vrai­ment pas cohérente » ou « Ah t’es les­bi­enne, mais t’aimes ci ou ça, t’es pas cohérente ». Alors j’ai dévelop­pé un rap­port com­plexe à ce qu’on appelle poli­tique. Imag­ine une pièce qui dirait : « Voilà une les­bi­enne végane et une les­bi­enne pas végane, qui a tort qui a rai­son, regar­dons-les débat­tre ». Cette pièce serait une mau­vaise pièce. Il est grand temps qu’on sorte de la bina­ri­sa­tion de tout.

Entretien n°15

Femme / 56 ans / Employée médi­cale / Va rarement au théâtre

En deux mots, vous avez aimé le spectacle ? 

Oui, plutôt. Enfin, oui et non. Je sup­pose que je vais devoir développer.

Effec­tive­ment. Vous diriez que le spec­ta­cle vous a racon­té une histoire ? 

Oui, c’est évi­dent. Je sais bien qu’au théâtre aujourd’hui, ça a un peu dis­paru. En tous cas à Vidy et dans les lieux du genre. Il y a de plus en plus de danse, d’arts visuels, ou de trucs inde­scriptibles, qui valent pas tou­jours le coup d’ailleurs si tu veux mon avis. Mais alors oui, claire­ment, old school dra­ma.

Vous pour­riez me résumer cette histoire ? 

C’est l’histoire de, il était une fois (rires), une famille au Por­tu­gal qui sac­ri­fie chaque année un fas­ciste sur l’autel de… de je sais pas trop quoi en fait. Cette année-là, la plus jeune mem­bre de la famille refuse de s’y soumet­tre et lance une vaste inter­ro­ga­tion col­lec­tive sur la légitim­ité de la vio­lence. Toute l’histoire après tiens dans ce groupe de per­son­nages un peu dérangés, ou je sais pas com­ment on dit pour être poli­tique­ment cor­rect. Voilà, donc en bref quand on a bien com­pris les ten­ants et les aboutis­sants de l’histoire avec les scènes du début, on se dit que ça va être com­pliqué quoi. C’est ça l’image qu’on veut don­ner ? Mais à part ça, ce qui m’a ren­du vrai­ment cette famille inquié­tante, si je repense à com­ment je me sen­tais ce soir-là, à mon avis c’est leur côté bête. Ils sont bêtes dans le sens où ils réfléchissent pas en fait. On ne com­prend jamais pourquoi ils dis­ent ce qu’ils dis­ent. Ils ne font qu’exécuter, ils obéis­sent sans réfléchir à une tra­di­tion, qui en plus a dû ren­dre leur vie pas facile, les clouer à quelque chose, devoir revenir chaque année dans cette mai­son etcaetera etcaetera. Quelque part, ils sont con­ser­va­teurs. C’est là qu’intervient le per­son­nage de la jeune fille qui est la seule lucide dans cette his­toire, et qui juste­ment con­teste la tra­di­tion, parce qu’il faut con­tester les tra­di­tions. Bon, mais franche­ment, elle y met pas assez de vigueur. Et puis le texte est d’ailleurs écrit, comme tous les textes de théâtre, pour dire que son com­bat était voué à l’échec, c’est un peu une mar­tyre de la tra­di­tion. D’ailleurs quand j’y repense, toute cette his­toire de mai­son, il y a de ça aus­si, qu’est-ce qui est plus con­ser­va­teur qu’une mai­son de famille ?

Durant la pre­mière scène d’exécution, avez-vous souhaité qu’elle tire ?

Non, bien sûr. Je pense que ça aurait été trag­ique pour elle. Ça aurait été un échec, une recon­nais­sance de l’échec de tout ce en quoi elle croit. Enfin, tu me diras, ça on peut pas le savoir si tôt dans le spec­ta­cle, c’est plutôt la deux­ième scène. Mais c’est plutôt un bon déclencheur d’histoire, parce que ça joue avec nos valeurs. En fait, si elle avait tiré, ça aurait été un échec de tout ce en quoi notre société croit. Donc c’est là où le spec­ta­cle va chercher quelque chose d’assez touchant. Son ouver­ture pose la ques­tion de ce dont on peut être fiers dans nos sociétés, à savoir le fait qu’on résout de moins en moins de prob­lèmes par la vio­lence. Alors que la fer­me­ture du spec­ta­cle amène la chose inverse, l’échec de nos sociétés, ce dont il n’y a vrai­ment pas de quoi être fiers.

Vous pour­riez me racon­ter les moments du spec­ta­cle durant lesquels vous avez ressen­ti le plus d’émotions ?

Tout du long je pense. Enfin, pour moi c’est pas un spec­ta­cle qui va chercher dans l’affectif. C’est vrai qu’il y a le nar­ratif famil­ial auquel à mon avis beau­coup de gens peu­vent s’accrocher. C’est la qual­ité, aus­si pour les films, de ces his­toires, la plu­part des gens ont une famille qui ressem­ble d’une manière ou d’une autre à celle-là. Au moins, pour être plus pré­cise. Il y a tou­jours une rela­tion dans laque­lle tu peux plus ou moins recon­naitre quelque chose qui t’es fam­i­li­er, je sais pas, une mère trop autori­taire, un oncle trop gen­til, un ton­ton réac, une cou­sine végane, un grand-papa gen­til, etc. Dans ce sens-là, oui, je peux imag­in­er des émo­tions fortes. Bon mais je ne par­le pas de moi, hon­nête­ment, ce n’est pas un spec­ta­cle qui m’a trans­portée, en tous cas de ce point de vue. Je l’ai vécu plutôt intel­lectuelle­ment. Je pense que c’est surtout un débat, une polémique en fait. Par moments, ça ressem­blait beau­coup à un tribunal.

Pourquoi un tri­bunal ? Com­ment avez-vous vécu ces discussions ? 

Oui, juste­ment, un tri­bunal, avec toute une scéno­gra­phie très claire. L’objet du procès, c’était le fas­ciste bien sûr. Que mérite-t-il ? La peine de mort, comme le dit la mère, ou bien l’acquittement comme le veut la fille ? Enfin non, la fille ne veut pas l’acquitter, mais par exem­ple, le con­damn­er à per­pé­tu­ité, ou à un genre de cure de réé­d­u­ca­tion poli­tique. Parce que c’est ce qu’elle défend, l’humanisme quoi. Là-dedans je me suis recon­nue. C’est un mot qui a un peu dis­paru, ou qui a mau­vaise presse. Main­tenant, quand on dit « human­isme », les jeunes pensent à un truc pour les vieux, pour les vieux réac­tion­naires aus­si, comme Finkelkraut. Pour­tant moi je trou­ve qu’il faudrait le réha­biliter, lui ren­dre de sa beauté. Enfin, tout ça pour dire, moi j’ai vécu ça comme une image de la société, pen­sée comme un tribunal.

C’est-à-dire une image de la société ? 

C’est vrai que for­cé­ment on recon­nait le monde d’aujourd’hui quoi. Enfin sans doute à l’envers. Moi j’ai déjà eu ce genre de débats avec mes enfants, qui doivent avoir à peu près ton âge. Je pense qu’on vit dans un monde plus vio­lent, en tous cas que quand j’étais jeune. Les jeunes aujourd’hui sont plus exposés à la vio­lence, ils ont moins de mal à y voir une solu­tion. Ma généra­tion, c’était la guerre, la peur de la guerre quoi. Vous vous avez le Covid. Il y a quelques phras­es de la fille que je pense bien avoir dit tex­to à ma pro­pre fille, c’est pas de la naïveté de refuser la vio­lence. Plein de choses auraient pu sor­tir de ma bouche : « Tu deviens la même chose que ce que tu com­bats », etcetera. Et d’ailleurs c’est ça que le spec­ta­cle veut dire.

Vous vous sen­tiez donc plus proche de la fille que de la mère ?  

Et pour­tant je suis une mère. C’est clair que le spec­ta­cle voulait me retourn­er le cerveau, en me faisant m’imaginer comme si j’étais ma fille, comme si c’était moi qui étais aus­si véhé­mente. C’est aus­si une ques­tion de corps quoi, tu vois une nana de cinquante bal­ais sur la scène, ça t’a l’air d’être toi. Sauf que c’est la jeune nana avec laque­lle t’es d’accord, celle qui a un corps de vingt ans. Le miroir est étrange, parce que tu te vois si t’avais plus con­fi­ance en toi, dans la mère, et tu te vois jeune, peut-être comme tu étais quand t’étais jeune. Mais bon j’étais pas par­ti­c­ulière­ment paci­fiste en fait, moi mes par­ents étaient pas du genre baba cool, et je crois que j’en avais surtout rien à fiche de la politique.

Vous sortez du spec­ta­cle avec quelle opin­ion sur la vio­lence politique ? 

Une opin­ion assez claire je crois. Pour moi, il faut tout faire pour éviter la vio­lence tant qu’on le peut. Il faut détru­ire les idées advers­es par l’écoute, la for­ma­tion, la sen­si­bil­i­sa­tion des jeunes, l’histoire.

Com­ment pensez-vous que le spec­ta­cle prend posi­tion ?  

For­cé­ment c’est un peu com­pliqué, mais je crois qu’au fond le spec­ta­cle est d’accord avec moi. C’est vrai que le début, et toute la tragédie en fait, sert à mon­tr­er la con­fronta­tion des points de vue, mais à mon sens, le spec­ta­cle est un plaidoy­er pour un respect intel­li­gent. On se respecte, on s’écoute, mais on com­bat les dis­cours qui nous divisent.

Com­ment avez-vous vécu la dernière scène ? 

En fait, c’est peut-être pas nor­mal hein, mais il y avait un vrai sen­ti­ment de paix dans la salle. Je crois qu’il faut pas aller trop vite pour com­pren­dre le but de cette scène, Tia­go Rodrigues, à mon avis, il voulait plutôt nous pro­pos­er quelque chose de paci­fique. En fait, tout le monde sait bien que cette his­toire de meurtre répéti­tif est clichée, enfin que c’est très intel­lectuel, c’est une métaphore quoi. Per­son­ne ne souhaite ce genre de peine de mort pour des idées, mais per­son­ne n’a envie non plus d’entendre un facho déblatér­er des trucs pareils. Je suis pas sûre, mais toute la fin, c’est une manière de dire : « Regardez, il y a plein de manières de faire taire ces types, sans avoir à les tuer ». On se sent ensem­ble dans notre sagesse de groupe, on va le faire taire. Et d’ailleurs, tout est fait pour que per­son­ne ne l’écoute vrai­ment. Je crois que la fin du spec­ta­cle, c’est un espace d’empow­ere­ment. Tout le monde sent sa pro­pre puis­sance poli­tique de ne pas écouter, mais aus­si de ne pas tomber dans la barbarie.

Pourquoi est-ce que tout est fait pour que per­son­ne ne l’écoute ?

C’est un ensem­ble de choses. Bon c’est peut-être un peu sub­jec­tif hein, mais le dis­cours est très long, il se répète. L’acteur cherche plus à dégager quelque chose, à mon­tr­er qu’il est un con insup­port­able qu’à vrai­ment nous dire quelque chose. En plus, le fond du pro­pos est très dif­férent de toute l’histoire qui vient avant.

Qu’avez-vous pen­sé de la réac­tion du pub­lic durant cette scène ? 

Bah juste­ment, j’ai eu le sen­ti­ment que per­son­ne n’écoutait. Moi je me suis tue et j’ai atten­du la fin. D’autres ont fait du bruit, ou alors ont car­ré­ment quit­té le théâtre, mais c’est une minorité. Je n’ai pas vrai­ment d’avis sur ce qu’il aurait fal­lu faire. Comme je dis­ais, je pense que tout le monde se sen­tait glob­ale­ment en paix avec tout ça. Parce que c’est du théâtre bien sûr, mais aus­si parce que tu as trou­vé les forces en toi pour résis­ter à ça, pour être plus forte que ça. Je dis pas que c’est ce que tout le monde a vécu, il y a peut-être des gens qui ont été très blessés, mais dans l’ensemble, on est resté un front assez uni. Je pense que ça se sen­tait dans les con­ver­sa­tions après, les gens n’étaient pas com­plète­ment per­dus, ils étaient droits dans leurs bottes face au fascisme.

Entretien n°16

Femme / 33 ans / Employée dans la cul­ture / Va régulière­ment au théâtre

Rapi­de­ment d’abord, diriez-vous que vous avez appré­cié le spectacle ? 

Oui franche­ment. Je suis sor­ti un peu scep­tique, mais avec du recul, je trou­ve que c’est vrai­ment très bien. En tous cas, ça change de ce qu’on a l’habitude de voir à Vidy.

Est-ce que vous pour­riez me résumer l’histoire de ce spec­ta­cle ?  

Alors oui, c’est l’histoire d’une jeune fille qui s’apprête à tuer un fas­ciste dans la mai­son de famille de sa famille. Tout se passe dans la cam­pagne por­tu­gaise. On com­prend en fait que la famille fait ça chaque année depuis, peut-être cinquante ans, parce que leur grand-mère a souf­fert du fas­cisme et qu’ils la ven­gent à répéti­tion. C’est un genre de truc presque mag­ique, qui les fait avancer et en même temps a joué un rôle vrai­ment fon­da­teur dans leur his­toire per­son­nelle. Sur la scène, tout se passe devant une grande con­struc­tion en bois, au milieu des arbres. Il n’y a pas grand-chose d’autre, une table et des arbres. Et puis très vite, ça devient un vrai débat, sur le fait de tuer ou non le fas­ciste. Parce que, je crois que c’est la pre­mière fois dans leur his­toire, celle qui doit tuer est pas sûre. Elle a un vrai doute moral sur cet assas­si­nat, ou plutôt sur cette exé­cu­tion. Ce n’est pas un com­bat à armes égales, qui pour­rait par exem­ple se pass­er dans une arène. Il est enchainé à un poteau et il n’a aucun moyen de se défendre. À la fin, elle n’aura pas été con­va­in­cu par le défilé des argu­ments et elle se résout à ne pas tuer. Là, je saute un peu des pas­sages, il y a une fusil­lade qui est inex­pliquée, c’est son petit frère qui tire par terre, et le fas­ciste est le seul à sur­vivre. Et après voilà, il y a ce dis­cours de fin pen­dant lequel on hue le fas­ciste, et ça se ter­mine comme ça.

Com­ment avez-vous vécu la pre­mière scène d’exécution ?

Je pense que c’était un très bon début. Il y a un peu de blabla, le temps qu’on ren­tre dans l’histoire, et très vite les vraies ques­tions se posent. C’est un spec­ta­cle qui perd pas de temps. Les sujets les plus ter­ri­fi­ants, qu’il a envie d’aborder, arrivent très vite. Le truc qui est vrai­ment intel­li­gent je trou­ve dans ce spec­ta­cle, c’est qu’en fait au début tu es très très loin de l’horreur de la fin. Parce que tout ça finit quand même avec une fusil­lade et puis cette scène atroce du dis­cours d’extrême-droite, mais je pense qu’on va en parler.

A quoi pensez-vous quand vous dites « très loin » ?

Mais par exem­ple, c’est très paci­fique. Le début m’a fait ressen­tir vrai­ment une sen­sa­tion de paix intérieure assez forte.

À cause de quoi ?

C’est plein de choses, c’est la mai­son, le con­texte, le repas de famille, tout ça c’est des trucs que tout le monde a vécu, que tout le monde peut se pro­jeter. Bon tout le monde a pas des maisons de famille à la cam­pagne, bien sûr, mais il y a un sen­ti­ment de vacances. C’est un peu chou, il y a la cul­ture locale, les cos­tumes. Il y a aus­si tu vois des petites engueu­lades de famille, une jeune qui est végane et qui fait chi­er son monde, mais c’est très bien­veil­lant, c’est très ras­sur­ant. Dans ta tête, tu t’installes dans quelque chose d’agréable, c’est très bien écrit aus­si, c’est agréable d’écouter les gens par­ler, enfin les acteurs. Il y a la bouffe. Enfin bref, t’as com­pris. Et après, pata­tra, en fait ils vont met­tre à mort ce mec que t’as oublié dans un coin, et à la fin ce sera la dégra­da­tion du fas­cisme. C’est très intel­li­gent parce que ça te fait vivre comme le monde est beau et pais­i­ble, et ça dit com­ment le fas­cisme va le détru­ire si on ne fait rien, c’est antifas­ciste dans tes émo­tions quoi. Ah et oui aus­si, avant le fas­cisme, le monde est juste. Le fait de voir des mecs en robes et des meufs fortes, ça par­ticipe du côté ras­sur­ant, c’est pas un monde trop patri­ar­cal avec des oncles relous qui font des remar­ques sur com­ment t’es habil­lée aux repas de famille, autre truc que le fas­cisme va détruire.

Durant cette scène ini­tiale, avez-vous souhaité qu’elle tire ?

La ques­tion qui se pose, c’est celle de la jus­tice pop­u­laire, de la jus­tice en dehors des tri­bunaux quoi. Alors c’est vrai que le prob­lème de la jus­tice pop­u­laire, c’est qu’elle est moins objec­tive. On sait que le fas­cisme, c’est la fin de l’humanité, mais c’est aus­si la fin de la jus­tice. On pour­rait se dire : « Oui c’est un fas­ciste, d’accord, est-ce qu’il a déjà con­crète­ment tué quelqu’un ? Est-ce qu’il mérite ça ? ». Mais bien sûr qu’il fal­lait qu’elle tire. Moi j’étais là dans ma tête : « Mais bute-le ! Bute-le ! ». T’imagines, t’as une arme dans la main, devant toi un immonde politi­cien qui s’apprête à pren­dre le pou­voir et faire vivre un enfer aux gens, aux meufs, aux étrangers. Fal­lait pas hésiter. Moi j’aurais pas hésité en tous cas. Cela dit je com­prends qu’elle ne tire pas pour faire avancer l’histoire, c’est très per­ti­nent. Et puis ça laisse la charge de la déci­sion sur nos petites épaules.

Vous pour­riez me racon­ter les moments du spec­ta­cle durant lesquels vous avez ressen­ti le plus d’émotions ?

Je ne dirais pas que c’était un spec­ta­cle qui tirait sur les émo­tions. La mise en scène n’était pas vrai­ment chargée en pathos. Enfin, ce n’est pas tout à fait ce que je veux dire. Par exem­ple, l’envie qu’elle tire, le désir de voir le fas­ciste mort, c’est, bah, c’est juste­ment un désir, donc une émo­tion en quelque sorte. De ce point de vue-là, c’est ça l’émotion la plus forte que j’ai ressen­tie, le désir de jus­tice, mais de jus­tice pop­u­laire. Aujourd’hui, on vit une péri­ode de remon­tée puis­sante du fas­cisme, alors qu’on croy­ait la bête immonde enter­rée. Même si c’est un fas­cisme avec un vis­age nou­veau, les gens votent pour ça. Les gens ne sont pas cons. Moi je déteste ce dis­cours vic­tim­isant des gens qui ont voté Trump ou Bol­sonaro. Les gens sont respon­s­ables, ils ne sont pas idiots. Dans ce con­texte, le spec­ta­cle a une actu­al­ité qu’on ne peut pas nier. Tu vois, cette émo­tion, je pense qu’elle est aus­si forte à cause de tout ce qui nous entoure en ce moment. Le dis­cours de fin, c’est un dis­cours qu’on con­nait. C’est la fin d’un monde qu’on a con­nu, une répéti­tion du vieux monde. Tout ça m’a beau­coup marqué.

Avez-vous ressen­ti de l’empathie pour cer­tains per­son­nages ? Si oui, lesquels ?

Oui beau­coup. Si je devais en choisir deux, je dirais la mère et la fille. Leur con­fronta­tion est très puis­sante, et aus­si très bien écrite. À mon avis, le met­teur en scène a d’abord écrit cette scène, et après il a con­stru­it le spec­ta­cle autour. C’est un texte qui veut faire date, qui essaie de devenir un classique.

Com­ment avez-vous vécu la dis­cus­sion entre la mère et la fille ?

Comme un moment de théâtre comme on en voit peu. En fait, pour être sincère, si j’essaie de remet­tre les choses dans l’ordre, d’abord j’ai trou­vé le début du spec­ta­cle très per­cu­tant. C’était vrai­ment puis­sant. Et puis, une fois qu’elle refuse de tir­er, ça com­mence un peu à train­er. Là je me suis dit qu’en fait j’allais pas aimer, que la vibe du départ allait un peu s’estomper.

Par exem­ple ?

Par exem­ple, tous ces trucs de végan­ismes, du grand-père con­damné, c’était un peu du rem­plis­sage. Arrivé à ce moment de l’expérience du train, où je ne sais plus quel per­son­nage explique qu’il vaut mieux tuer une per­son­ne que dix blabla, j’ai décroché. Sur le moment, je me dis­ais « Ah ça part dans un truc com­plète­ment décon­nec­té. » Mais après, arrivent la dis­cus­sion entre la mère et la fille, com­plète­ment explo­sive et fasci­nante, alors j’ai reconnecté.

Diriez-vous vous que vous pris par­ti pour l’une ou pour l’autre ?

Ah bah oui. C’est le pro­jet. For­cé­ment plus elles dis­cu­tent les deux, et puis c’est quand même toute une querelle, de mémoire ça occupe la moitié du machin, plus c’est évi­dent que la mère a rai­son. Dire le con­traire serait un con­tre­sens au vu de l’Histoire. Je veux dire, ça a tou­jours été comme ça, c’est triste, mais l’homme ne com­prend que la vio­lence. Tuons tous les fas­cistes et on aura la paix. For­cé­ment que c’est intéres­sant de mon­tr­er ça au pub­lic, parce que c’est des vérités qui font mal. Il n’y a que la vérité qui blesse. Aujourd’hui, on a un peu oublié tout ça. Si tu veux mon avis, il y a plein de gens qui se sont sen­tis très mal face à ça. La mère a rai­son, tout le monde le sait, même si on veut pas l’avouer. Pour moi c’est une vrai­ment une belle idée, d’avoir inver­sé les généra­tions, d’avoir fait que la vieille est bien trash. Si ça avait été la jeune, on aurait pu dire : « Ah bah voilà un spec­ta­cle de réac’ qui car­i­ca­ture la rad­i­cal­ité des jeunes », mais non, c’est la vieille garde qui déconne pas. Je pense que l’artiste piège le pub­lic, donc surtout des vieux on s’entend, en lui faisant croire qu’il pour­rait bien être d’accord avec la jeune, et finale­ment le débat arrive, et paf c’est la mère qui a rai­son, sans dis­cus­sion possible.

Selon vous, quel est le pro­jet poli­tique glob­al du spectacle ? 

Eh ben ça, juste­ment, ce que j’ai dit à l’instant. Le but c’est de con­fron­ter le pub­lic au para­doxe de son inac­tiv­ité. Je pense que l’idée pre­mière, ça a été de se dire : « Com­ment on pose une ques­tion en faisant vrai­ment en sorte que ce soit au gens de répon­dre ? » En gros : « Com­ment on pose une ques­tion qui n’est pas rhé­torique, sur une scène de théâtre ? ». Mais bien sûr que la réponse est ori­en­tée, notam­ment à cause de truc antifas­ciste des émo­tions : tout est fait pour que tu aimes les pre­miers instants de ce monde. Tout est beau et ras­sur­ant, c’est ce que tu désires. Et le fas­cisme est présen­té comme quelque chose qui détru­it ton con­fort. Mais, à tra­vers une dis­pute intel­lectuelle, la ques­tion est posée de com­plète­ment détru­ire cette source d’inconfort. Alors le spec­ta­cle nous met face à deux options : soit on accepte démoc­ra­tique­ment de cohab­iter avec le fas­cisme, et alors il faut sup­port­er un dis­cours inten­able, et on voit bien que c’est insup­port­able, soit on s’y met sérieuse­ment, et on bute les fas­cistes. Le pro­jet poli­tique du spec­ta­cle, à mon avis, c’est de nous faire ressen­tir exacte­ment ça.

Vous par­lez aus­si de la dernière scène. 

Oui, la dernière scène se veut sans aucun doute la clé de tout, mais à mon avis elle n’était même pas néces­saire. Moi je pense que le spec­ta­cle aurait pu finir sur la dernière scène d’exécution : elle tire ou elle ne tire pas ? Pas de réponse. Fin du spec­ta­cle. À toi de choisir. Cette pos­si­bil­ité aurait suf­fi. Mais c’est vrai que c’est par­fois un peu facile de laiss­er le pub­lic choisir. Enfin non, mais de le laiss­er avec une ques­tion irré­solue, et puis il s’en va manger des petits fours et en fait il se pose pas vrai­ment la ques­tion, parce que l’art n’est pas assez puis­sant. Ce qui a été décidé dans ce spec­ta­cle, c’est d’aller com­plète­ment au bout, en livrant le pub­lic à lui-même, en lui don­nant un cadre où il se regarde en train de décider.

Com­ment avez-vous perçu le reste du public ? 

Je crois pas que j’y ai trop fait atten­tion. En général, au théâtre, bon j’y pas très sou­vent, mais je ne fais pas atten­tion aux autres. Peut-être un peu pen­dant la dernière scène, où bien sûr ce que font les autres fait par­tie du spec­ta­cle, mais je saurais pas trop quoi répon­dre, je crois que j’ai vrai­ment vécu le truc dans ma tête.

Entretien n°17

Homme / 57 ans / Enseignant dans le sec­ondaire / Va fréquem­ment au théâtre

En deux mots, diriez-vous que vous avez aimé le spectacle ? 

Ah non pas du tout. Je suis con­tent qu’on en par­le, parce que ça m’a vrai­ment dérangé et j’ai des choses à dire. Pour tout te dire d’emblée, j’ai même hésité à écrire à Vidy.

Alors on va entr­er dans le détail, mais avant ça, j’aimerais qu’on par­le un peu des scènes. 

Il y a des scènes qui sont très mar­quantes. Elles ne sont pas toutes mau­vais­es, mais le prob­lème pour moi c’est ce qu’elles dis­ent, le dis­cours qui s’en dégage. C’est un spec­ta­cle qui ques­tionne, ou en tout cas qui m’a ques­tion­né moi, sur l’irresponsabilité des artistes.

Si vous deviez citer une scène mar­quante, laque­lle évoqueriez-vous ? 

La dernière bien sûr, le moment du dis­cours, qui a com­plète­ment changé ma per­cep­tion du spectacle.

Quel a été votre per­cep­tion du début du spectacle ? 

Alors au début, j’avais un peu bais­sé ma garde. Bon, moi j’aime bien le théâtre poli­tique, donc j’étais plutôt ouvert d’esprit. Je pense que j’avais une cer­taine curiosité à voir où tout ça allait aller, com­ment il allait se dépa­touiller avec son sujet. Je con­nais bien le sujet du fas­cisme. Enfin, je suis pas his­to­rien ou quoi, mais j’ai eu beau­coup de dis­cus­sions avec des proches sur l’extrême droite aujourd’hui, j’ai fait un peu des recherch­es, sur l’extrême-gauche aus­si, dans ses expres­sions d’aujourd’hui. Enfin bref, c’est quelque chose qui m’intéresse et j’étais plutôt ouvert.

Com­ment avez-vous vécu la pre­mière scène d’exécution manquée ? 

Alors ça c’est une bonne ques­tion, mais je ne saurais pas quoi dire. Je pense que je l’ai vécu comme un pre­mier moment de com­préhen­sion de cette famille, et plus pro­fondé­ment du choix artis­tique étrange de cette famille. Ils sont très inquié­tants, mais au début, j’ai cru que cette inquié­tude était voulue. Moi j’ai cru que c’était une sit­u­a­tion où un per­son­nage est lucide et courageux face à un dou­ble adver­saire : d’un côté le fas­ciste, un enne­mi poli­tique, et de l’autre la famille, qui incar­ne une vio­lence qui est en réal­ité un autre enne­mi poli­tique. Mais au fil de l’histoire, on com­prend que c’est pas tout à fait ça qui est dit. Bon mais si je devais dire com­ment je l’ai vécu, je pense qu’à ce moment j’étais quand même bien dans l’histoire. J’étais plutôt con­cerné, ou affec­té par elle, je veux dire Cata­ri­na, celle qui refuse de tir­er. Et je com­pre­nais la vio­lence que lui fai­sait subir sa famille, parce que c’est une vio­lence, moins mortelle.

Vous ne vous sen­tiez pas proche des autres mem­bres de la famille ? 

Non, pas du tout. J’ai cru longtemps qu’on voulait que ce soit les méchants de l’histoire, mais des méchants com­plexe. L’écriture veut mon­tr­er une société qui n’est pas très éloignée de nos sociétés actuelles, avec une per­son­ne saine d’esprit au milieu des extrémismes.

Vous pensez que les autres mem­bres de la famille n’étaient pas sains et saines d’esprits ?

Je pen­sais plutôt qu’on nous mon­trait dif­férentes généra­tions, et leur rela­tion à la poli­tique, ou à l’activisme comme on dit. Comme par hasard, le vieux est plus sage, il regarde ses enfants avec ten­dresse, il est plus com­préhen­sif. Et comme par hasard, la plus jeune, c’est aus­si celle qui a envie de tir­er, celle qui va vrai­ment pouss­er pouss­er pour que ça se passe. C’est un truc clas­sique dans les frères et sœurs tu sais, il y a en a un qui pousse à l’extrême le mod­èle des par­ents, et l’autre qui le con­teste. Elle c’est celle qui pousse à l’extrême. Comme par hasard, c’est la végane. Elle est rad­i­cale de chez rad­i­cale, elle veut tout détru­ire quoi, tout chang­er. For­cé­ment, c’est aus­si celle qui inspire le moins confiance.

C’est-à-dire ?

Si c’est pour dire « ça on a pas le droit » à tout, bon, bah, d’accord, mais c’est pas une solu­tion. En fait, elle s’inspire de sa mère, sa mère c’est son mod­èle, mais elle doit quand même vol­er de ses pro­pres ailes, alors elle pousse la radicalité.

Vous pour­riez détailler pourquoi vous l’avez trou­vée inquiétante ?

Le fas­ciste, elle veut l’exterminer quoi, comme si ça allait tout régler. Elle serait prête à tuer sa pro­pre famille, c’est pas ras­sur­ant si ça donne ça les véganes. C’est ça qui est inquié­tant. Surtout que la famille, tu sens qu’elle est pas plus inquiète que ça. Moi j’ai rien con­tre le végan­isme, mais ce genre de dérive, c’est inquiétant.

Ma prochaine ques­tion était « Durant la pre­mière scène, avez-vous souhaité qu’elle tire ? », mais je sup­pose que non. Selon vous, que souhaitait le public ? 

Alors non, bien sûr, je n’ai pas souhaité qu’elle tire. Ce choix aurait pu avoir du sens, dis­ons, par exem­ple, si on avait voulu qu’elle paraisse aus­si folle que le reste de la famille. C’est pas le but, le but c’est qu’elle soit seule con­tre tous. Mais si elle avait tiré, ça aurait été hor­ri­ble. Déjà, franche­ment, j’imagine même pas la sidéra­tion dans le pub­lic quoi. Moi je me dis­ais : « Mais tire pas, tire pas ! ». Dans ma per­cep­tion, le pub­lic était plutôt comme moi, per­son­ne ne souhaitait ça.

Vous pour­riez dévelop­per ce qui aurait été horrible ? 

Bah hor­ri­ble pour elle déjà. Quand tu tues quelqu’un tu vis avec ça toute ta vie. Tu deviens une crim­inelle, tout ça sous la pres­sion famil­iale. Non, franche­ment, c’est un spec­ta­cle sur le courage en fait, le courage de refuser.

Vous pour­riez me racon­ter les moments du spec­ta­cle durant lesquels vous avez ressen­ti le plus d’émotions ?

Je ne crois pas que j’ai ressen­ti des émo­tions hon­nête­ment. J’étais plutôt, on va dire dans l’analyse. Je me posais plutôt des ques­tions sur le message.

Alors com­ment avez-vous vécu tout le débat où la fille se con­fronte au reste de la famille ? 

C’est dif­fi­cile de te répon­dre, parce que c’est une bonne par­tie du spec­ta­cle, et je me sou­viens pas de tout. Je me sou­viens plutôt d’un truc général. Pour moi, en gros, je pense que j’étais plutôt touché par la fille, c’est peut-être là qu’on peut par­ler d’émotion. Je l’ai trou­vée très isolée, très dans la retenue. C’est tou­jours dif­fi­cile, surtout dans une famille, quand t’es con­vic­tions sont à con­tre-courant de l’opinion générale. Glob­ale­ment, je dirais que ça a été quelque chose d’éprouvant à vivre, même si là je dois recon­naître que le côté théâtre facilite l’entrée dans ce débat.

Qu’entendez-vous exacte­ment par « le côté théâtre » ? 

Plutôt la scène, les décors, les cos­tumes, tout ça est esthé­tique, mais aus­si calme et assez crédi­ble. Je pense que pour beau­coup de gens, cette famille et ce débat étaient très crédi­bles. À mon avis, dans la mise en scène d’un truc comme ça, il faut être pré­cis. Là, même les robes, qu’on peut analyser, j’imagine, comme quelque chose de révo­lu­tion­naire, d’inversion des rôles de sexe, etcetera, même les robes, on arrive très bien à imag­in­er qu’ils ne les por­tent jamais, sauf les jours d’exécution, pour célébr­er la mémoire de la grand-mère peut-être, un peu comme les prêtres ne por­tent des robes que le jour de la messe.

Com­ment avez-vous perçu le dis­cours du spec­ta­cle, avant la dernière scène qui a changé votre perception ? 

En fait, je crois que c’est beau­coup le côté sans alter­na­tive du spec­ta­cle qui m’a dérangé. C’est binaire, soit 1 soit 0, soit on tue soit on tue pas. Comme dans un tri­bunal, à la fin il y en a tou­jours un qui a tort et un qui a rai­son, mais celui qui a rai­son à la fin, il a presque tou­jours en par­tie tort. C’est assez dan­gereux qu’un artiste pose les choses comme ça, on voit où ça nous mène aujourd’hui. La fin du spec­ta­cle m’a con­fir­mé dans mon ressen­ti : qu’est-ce qu’on fait d’autre que le tuer ou le laiss­er par­ler ? En fait, il y a d’autres solu­tions, l’éducation par exem­ple, mais per­son­ne n’en par­le. Il y a de l’hystérie là-dedans.

Et qu’a changé la dernière scène ? 

La dernière scène a com­plète­ment retourné mon avis sur le spec­ta­cle. Elle change le sens pro­fond de ce que le spec­ta­cle dit au début. C’est là où, à mon avis, il y a un prob­lème dans l’écriture. Quelque chose n’est absol­u­ment pas réglé, on ne sait plus où ça va. Pourquoi ? Parce que d’un coup ce qu’on nous demande change, avant on écoute, et après on doit agir. Agir au théâtre, déjà, bon, qu’est-ce que ça veut dire ? J’ai eu le sen­ti­ment d’un coup que l’auteur était devenu bête, peut-être qu’il avait pas d’idée de fin. Bon je te dis ça là, mais au fond de moi j’y crois pas. Sûre­ment qu’il sait très bien ce qu’il fait, et ça qui est inquié­tant quoi.

C’est-à-dire  ?

Imag­ine, je suis un artiste con­nu, riche et sans trop de prob­lèmes, et à quoi je fais appel ? À la bêtise pop­u­laire. Je dis ça parce que la scène de fin, franche­ment, c’est une pure inci­ta­tion au meurtre. En fait, tout ce qui venait avant, moi qui croy­ais voir un débat com­plexe, bah non, c’était juste l’histoire d’un non-meurtre, qui sert à la fin à dire : « Regardez ce qu’il se passe si vous refusez de tuer ». Alors, je suis un artiste dans mon petit con­fort intel­lectuel, et j’espère quoi ? Que les gens rêvent de tuer quelqu’un, que ça sorte les fourch­es. Je crois pas qu’il y a une dif­férence de nature entre écrire ce spec­ta­cle et défendre la peine de mort. C’est ce que je me suis dit en sor­tant de ce spec­ta­cle, soit il est bête, et je pense pas, soit il défend des hor­reurs. Franche­ment, je suis vrai­ment pas du genre à dire ça, mais est-ce que c’est bien respon­s­able de mon­tr­er ça à des jeunes ? Per­son­nelle­ment, si le Can­ton avait dit « Non, ce truc-là faut l’interdire », ça m’aurait pas choqué. Je dis pas que ce gars est un mon­stre, c’est peut-être juste un cynique qui cherche du buzz. Mais, pour par­ler de choses plus gaies, le bon côté de ça, c’est que les gens ne sont pas dupes. Je suis pas dans la tête de tout le monde hein, mais ça se sen­tait qu’on entrait pas dans le jeu. Les gens étaient plus intel­li­gents que le spec­ta­cle, ils sont pas devenus la foule bête qui sort les fourch­es. C’est ras­sur­ant pour l’avenir de l’humanité quand même.

D’autres spec­ta­teurs m’ont dit avoir ressen­ti une vive envie de voir le fas­ciste être exé­cuté sur scène, qu’en pensez-vous ? 

Je pense que c’est un vrai risque que prend ce genre de démarche. Je veux pas être méchant, mais si c’est pos­si­ble de faire appel à la bêtise pop­u­laire, c’est parce que par­fois elle est bien là, du moins chez une par­tie des gens. Moi j’ai trou­vé qu’il y avait quelque chose dans ce spec­ta­cle qui est exci­tant, au sens où ça peut exciter les gens. Je pense vrai­ment que c’est sa com­po­si­tion. Si tu fais ce truc de laiss­er juste un sim­u­lacre de politi­cien d’extrême droite qui par­le, sans con­texte, sans back­ground, après avoir racon­té cette his­toire, tu risques de sus­citer de la haine chez les gens, mais cette haine vient parce qu’il sorte d’un truc qui a pu être intense émo­tion­nelle­ment. Dans un autre con­texte, cette haine ne nait pas d’un coup, sauf bien sûr chez des gens qui ont été directe­ment vic­time du fas­cisme, et d’ailleurs je pense que ça les rad­i­calise. Ce que je veux dire, c’est que je veux bien com­pren­dre que cette rad­i­cal­ité naisse dans la vraie vie, mais je crois pas qu’il faille essay­er de la sus­citer dans un théâtre pub­lic. Et surtout je crois pas que l’État soit dans rôle en finançant ce genre de dis­cours, enfin plutôt ce genre de sys­tème d’excitation pop­u­laire. Cela dit, je per­siste et signe, c’est pos­si­ble que cer­tains se soient lais­sé aller à ça, mais je suis con­va­in­cu que la très grande majorité du pub­lic n’a pas cédé. Je pense que ça se sen­tait vrai­ment dans la salle, il fal­lait y être.

Entretien n°18

Femme / 28 ans / Étu­di­ante / Va régulière­ment au théâtre

En deux mots, avez-vous appré­cié le spectacle ? 

Plutôt oui, en tous cas c’était pas un moment insipi­de, comme on en vit par­fois au théâtre, il faut bien le dire.

Est-ce que vous pour­riez me résumer le spectacle ? 

Alors tout le spec­ta­cle est cen­tré sur une famille qui pré­pare un meurtre de sang-froid. C’est un peu méta comme his­toire, parce qu’on com­prend assez vite que tout ça est une allé­gorie, qui saute un peu sur les per­son­nages pour arriv­er le plus vite pos­si­ble à des dis­cours. Mais en gros oui, tout le spec­ta­cle c’est une famille qui dis­cute autour d’un pris­on­nier qu’elle a cap­turé pour savoir si elle peut ou non l’exécuter. C’est une tra­di­tion dans leur famille, qui fait ça depuis le meurtre d’une amie de leur grand-mère, qui s’appelle Cata­ri­na, par leur grand-père fas­ciste. Ils lavent leur hon­neur en quelque sorte, où plutôt ils font péni­tence. C’est un peu leur con­damna­tion, ce qui est d’ailleurs un ressort que j’ai trou­vé intéres­sant du spec­ta­cle : on nous mon­tre un proces­sus de jus­tice, mais le fait de se faire jus­tice, pour eux, c’est déjà une con­damna­tion, ou une peine qu’il faut purg­er. Puis au final celle qui devait être le bras armé funeste ne le sent pas. Elle aban­donne, et toute sa famille essaie de la con­va­in­cre. Là le spec­ta­cle en vient à dérouler les points de vue, jusqu’à ce que des coups de feu soient tirés sur toute la famille. Il reste plus que le pris­on­nier qui prend la parole pour dire com­ment il a survécu à ces mon­stres. À la fin, le pub­lic com­prend que c’est à nous de l’interrompre, ou de subir son dis­cours jusqu’à la fin. Je dis subir, parce que c’est très UDC, sex­iste et tout ça.

Com­ment racon­teriez-vous votre expéri­ence du début du spectacle ? 

Je dirais que le début est déroutant, mais qu’il sus­cite la curiosité. Déjà, c’est assez sim­ple, c’est du théâtre plutôt clas­sique, pas grand-chose ne tire vers l’art con­tem­po­rain. Enfin, il y a peu de pas­sages opaques. On nous pose un cadre, une cam­pagne quelque part en Espagne, et puis l’action com­mence sim­ple­ment. Il y a un repas, et dans ce repas, un peu comme dans toutes les familles aujourd’hui, ça com­mence à par­ler poli­tique. Quand ça a com­mencé à par­ler de manger du porc et de végan­isme, j’ai tiqué, ça se sen­tait que l’auteur était pas végan quoi.

Pourquoi ? Qu’avez-vous pen­sé du traite­ment du véganisme ? 

C’était pas for­cé­ment un bon début de spec­ta­cle, enfin à mes yeux bien sûr, en tous cas sur ce sujet-là. Parce que tout ça sen­tait quand même un peu le cliché. Per­son­nelle­ment, je suis végé­tari­enne et je fais vrai­ment atten­tion, peut-être que je serais végane un jour même. Ce serait pas absurde, je crois que la pen­sée végane est la meilleure aujourd’hui. Par con­tre, bah c’est pas avec ce genre de per­son­nage que tu vas con­va­in­cre les gens quoi.

Qu’est-ce qui n’est pas con­va­in­quant selon vous ?

Plein de choses, c’est un peu un ensem­ble psy­chologique comme ça. Mais s’il faut pren­dre une seule chose, je dirais que le cliché c’est surtout la véhé­mence. C’est vrai­ment un per­son­nage qui est enfer­mé dans son mind­set, c’est vrai­ment « Végane végane végane ». Et puis elle fait que râler, à mon avis y’a per­son­ne qui l’a trou­vée sym­pa. À mon avis, elle était juste bien casse-pied, et tout le pub­lic devait se dire : « Oui bon ça va on a com­pris, quand est-ce qu’elle arrête de par­ler celle-là ? ».

Selon vous, qui por­tait exacte­ment ce dis­cours dans le spec­ta­cle ? 

Genre « Est-ce que l’auteur est d’accord avec le per­son­nage ? ». Bah le per­son­nage. Oui, enfin peut-être que c’est l’auteur, mais à mon avis l’auteur, il est pas végane, et il croit bien faire en faisant des trucs pareils. Moi tu vois, quand je repense à des con­ver­sa­tions que j’ai sou­vent avec ma famille ou mes potes, où on par­le de bouffe, et bah je me rends bien compte que c’est pas de râler qui fait avancer les choses, c’est juste­ment l’écoute. Et je me dis que c’est pas ce genre de per­son­nage qui va nous aider à faire avancer le truc.

Com­ment avez-vous vécu la pre­mière scène d’exécution ?

Le moment, enfin le pre­mier moment où elle est sur le point de le tuer, c’est vrai­ment l’angoisse, rien ne s’explique en fait, on ne sait rien sur lui. Moi, ce qui m’a le plus mar­qué je crois, c’est la jeune, la sœur, la végane végane, celle qui se réjouit à fond de l’exécution alors que les autres per­son­nages sont quand même plus calmes, parce que c’est pas la pre­mière fois qu’ils vivent ça. Je com­prends assez ce truc d’excitation, c’est peut-être un peu mor­bide, mais c’est quand même une expéri­ence quoi, d’être excitée par le fait de tuer à un repas de famille. Je pense que c’est telle­ment étrange et exci­tant qu’on a un peu envie de voir l’exécution quoi.

Selon vous, le spec­ta­cle cherche à sus­citer ce désir morbide ? 

Peut-être un peu oui. En tous cas, moi ça m’a fait réfléchir au voyeurisme aujourd’hui. Le corps du pris­on­nier est assez exhibé quoi, je pense qu’on a voulu l’entourer d’un mys­tère. Qu’est-ce que ça sig­ni­fie aujourd’hui, de regarder un ensem­ble de per­son­nes qui s’apprête à tuer ? Pourquoi on a très envie de voir ça ? Je pense que c’est voulu oui, qu’on se pose ces ques­tions. En plus, main­tenant que j’y pense, il y a ce mou­ve­ment quand même. Elle braque le flingue sur la tête du gars, tous les autres regar­dent. Tout le monde retient son souf­fle. Ce genre de sus­pens, en tous cas chez moi, il crée un effet Taran­ti­no. T’as une pul­sion de gore, bien sûr, mais c’est pas que ça, c’est aus­si le moment trag­ique et puis­sant qui donne de l’ampleur à l’histoire. Moi j’adore, dans les films par exem­ple, ce moment où après, plus rien n’est comme avant, ce moment qui change tout, c’est sou­vent la meilleure par­tie des histoires.

Com­ment décririez-vous votre rela­tion aux personnages ? 

C’était assez ambiva­lent. Par moments, ils sont très touchants, par­fois ils sont inquié­tants. De manière générale, je pense que ce sont surtout les dis­cours der­rière les per­son­nages qui sont impor­tants dans ce spec­ta­cle. C’est clair que l’histoire tient la route, mais le but c’est quand même de con­stru­ire un pro­pos poli­tique. Ils sont emboités les uns dans les autres et en même temps ils s’isolent par scène. En gros, tous tour­nent autour de la plus jeune, mais cha­cun amène son point de vue. D’ailleurs, chaque acteur a un peu une scène à lui, ça fait office de présen­ta­tion. Ce qui m’a déçue je crois, c’est que leurs his­toires n’ont pas de fin. Cha­cun ouvre un peu des pos­si­bles, le grand-père est con­damné, l’oncle hésite à trahir, l’autre oncle refuse de ven­dre la mai­son, mais aucune de ces his­toires ne se finit, parce qu’il se font tous exé­cuter. Je me sou­viens m’être dit : « Bon, pourquoi s’emmerder à com­mencer toutes ces his­toires, si c’est pour ne rien finir ? ».

Com­ment vous rera­con­teriez la fusil­lade finale ? 

C’est un moment qui n’est pas du tout clair pour moi. Con­crète­ment, l’acteur bizarre là, l’ado noir qui porte un casque et ne par­le qu’en musique, il prend son pis­to­let et il tire plusieurs coups à blanc au sol. À chaque coup, un ou deux per­son­nages s’effondre, et le fas­ciste se libère, on ne sait pas trop comment.

Vous n’avez pas d’hypothèse sur ce qu’il se passe dans la fiction ? 

Par exem­ple ce qui explique la fusil­lade ? Non, à mon avis, c’est juste qu’il savait com­ment s’en sor­tir de ce truc. Tu vois, moi j’aurais trou­vé mieux qu’il n’y ait pas toutes ces his­toires indi­vidu­elles, mais que l’histoire cen­trale, de tout le groupe, se finisse pas en queue de poisson.

Par exem­ple ?

Je sais pas, par exem­ple en dévelop­pant une trahi­son interne, avec le fas­ciste qui réus­sit à s’enfuir et toute la famille qui est arrêtée.

Vous ne pensez pas que cela aurait changé le pro­pos poli­tique du spectacle ? 

Dans quel sens ?

Dans le sens où ce n’est plus le refus de tir­er qui ouvre la dis­cus­sion, mais la trahi­son, où l’ambition per­son­nelle ?  

Oui c’est vrai. Bon mais ça aurait ren­du plus con­cret une par­tie de l’histoire, parce que l’un des prob­lèmes de ce spec­ta­cle, en tous cas pour moi, c’est qu’il est très blanc ou noir. Moi j’y ai été avec un ami, et on se dis­ait ça à la sor­tie. En gros, la ques­tion n’est posée que d’une seule manière durant toute l’histoire. Je veux pas être mau­vaise langue, c’est vrai qu’à la fin, la scène pro­pose quelque chose de plus com­plexe, de plus intéres­sant à vivre. Dans le pub­lic, on n’est pas armé, donc on ne peut pas ren­tr­er dans le dilemme binaire de tuer ou ne pas tuer. Mais mal­gré tout, la total­ité de ce qui mène à cette scène est assez binaire.

Quel est le pro­jet poli­tique de cette dernière scène selon vous ? 

À mon avis, l’idée c’est de laiss­er la respon­s­abil­ité au pub­lic. On entend une demande, un con­stat : « Ok, vous faites quoi main­tenant ? », ce qui est une vraie ques­tion quand même. C’est pas tous les jours évi­dent de savoir. La faib­lesse du truc, je pense, c’est qu’on est dans un théâtre, donc les gens ne se deman­dent pas vrai­ment com­ment agir, ils se deman­dent plus ce que le spec­ta­cle attend d’eux et d’elles en tant que spec­ta­cle. Mais la force du truc, c’est que tout le monde com­prend ça. C’est pas évi­dent à expli­quer, mais tout le monde sait que c’est du théâtre, mais aus­si que le théâtre nous met juste­ment face à cette ques­tion en tant que théâtre. Je sais pas si c’est clair ?

Pas tout à fait.

Dis-moi « pas du tout », ce sera plus sincère (rires). En gros, bien sûr que c’est du théâtre, tout le monde le sait, mais tout le monde sait aus­si que ce théâtre essaye con­sciem­ment de te met­tre dans une posi­tion poli­tique par­ti­c­ulière, et dérangeante. Donc per­son­ne ne sort de là en se dis­ant : « Super, j’ai lut­té con­tre le fas­cisme », mais par con­tre, tout le monde sort en se dis­ant : « Le spec­ta­cle a essayé de nous mon­tr­er que face au fas­cisme, on est pas vrai­ment capa­ble de s’organiser effi­cace­ment tous ensem­ble, et c’est pas faux ». Au final, bien sûr que c’est pour de faux, mais le malaise poli­tique il passe pour de vrai. C’est plus clair ?

Oui tout à fait. Vous sortez du spec­ta­cle avec quelle posi­tion sur la vio­lence politique ? 

La même qu’avant.

C’est-à-dire ? Vous ne diriez pas que le spec­ta­cle a fait évoluer vos convictions ? 

Non, parce qu’il n’amène pas vrai­ment d’arguments nou­veaux. Je veux dire, tout le monde sait bien ce qu’il se passe dans le monde. On arrive assez bien à peser le pour et le con­tre. Tuer des fas­cistes, en tous cas aujourd’hui, la sit­u­a­tion serait dif­férente en cas de guerre, tuer des fas­cistes, c’est un peu une propo­si­tion roman­tique, c’est de la lit­téra­ture. Bien sûr que c’est une solu­tion effi­cace, au sens où elle résout le prob­lème du fas­cisme, mais c’est une solu­tion irréal­iste et immorale. Tuer les vingt-cinq pour cent de gens qui votent UDC, c’est ni réal­iste, ni moral. Et surtout, aujourd’hui, le fas­cisme n’est plus ce qu’il était, il est accept­able, pop­u­laire, sournois quoi. En gros ma posi­tion à moi, bon je n’ai pas une posi­tion absolue quoi, mais c’est que la vio­lence peut être néces­saire, mais qu’il faut tout faire pour l’éviter jusqu’à l’état de néces­sité totale, le moment où il n’y a plus aucun autre choix. Mais qui définit la néces­sité, ça c’est une autre histoire.

Entretien n°19

Homme / 43 ans / Cadre dans les assur­ances / Va régulière­ment au théâtre

Pour com­mencer, diriez-vous que vous avez appré­cié le spectacle ?

Dans l’ensemble oui, c’était un spec­ta­cle puis­sant. Je crois bien qu’il y a longtemps que je n’avais pas vu du théâtre poli­tique qui attaque son pub­lic, je veux dire frontale­ment. On s’est habitué à un dis­cours plus lan­goureux, sou­vent un peu faiblard, mais ce n’était pas du tout le cas de cette Catarina.

Diriez-vous que le spec­ta­cle vous a racon­té une histoire ? 

Oui bien sûr, et ça aus­si d’ailleurs on en aurait presque l’habitude. Moi je suis plutôt un déçu de Vidy. Cela fait cinq ans que j’y vais, et j’y trou­ve de moins en moins mon compte. Il y a une évo­lu­tion qui va vers la danse, ce qui peut être une bonne chose, mais je ne voudrais pas que ça rem­place le théâtre à texte. Per­son­nelle­ment, c’est ce qui m’a fait aimer le théâtre, c’est un lieu où l’on mon­tre et où l’on dis­cute la société dans toute sa complexité.

Pour­riez-vous me résumer cette histoire ? 

Alors oui, c’est l’histoire d’une jeune fille, qui s’appelle Cata­ri­na et qui doit avoir dans les trente ans. Le spec­ta­cle com­mence alors que toute sa famille l’attend pour tuer un politi­cien fas­ciste. Puisque le spec­ta­cle s’appelle « La beauté de tuer les fas­cistes » et bien c’est effec­tive­ment assez beau. Toute la mise en scène repose sur des couleurs et des tis­sus tra­di­tion­nels, du bois usé. L’histoire de la famille est très liée à cette notion de tra­di­tion. Leur tra­di­tion à eux, c’est cette exé­cu­tion, qui a un côté très mys­tique. En tous cas c’est ce que je me suis dit. Au début, ils ont une com­mu­nion, ils com­mu­nient autour de la nour­ri­t­ure, ce qui est très fréquent dans les pays latins comme le Por­tu­gal. Et puis ils com­mu­nient autour du meurtre, depuis des années. Sauf que cette année-là, voilà, tout ne va pas se pass­er comme prévu. Après je ne veux pas en dire trop. il faut préserv­er le suspens.

Je doute que la pièce se joue encore quand cet entre­tien sera pub­lic, même si je lui souhaite. En tous cas vous n’allez spoil­er personne. 

Très bien, alors je brise le sus­pens. La jeune Cata­ri­na refuse de tir­er, parce que, con­traire­ment au reste de sa famille, elle se décou­vre une âme de paci­fiste. D’ailleurs, une chose qui m’a amusé, c’est que durant ce moment du spec­ta­cle, la ten­sion est à son comble, sauf si on a lu le petit texte du fly­er, parce qu’en réal­ité le fait qu’elle refuse de tir­er est juste­ment spoilé à cet instant. Après cet événe­ment qui déclenche la suite, tous les acteurs com­men­cent à chercher à con­va­in­cre Cata­ri­na de tir­er, ou alors racon­tent des his­toires qui sont plutôt des frag­ments, qui sont à la fois de l’intime, ou des dis­cours poli­tiques, mais style plus sub­tils. Du moins, cer­tains dia­logues sont vrai­ment des affir­ma­tions philosophiques franch­es et d’autres abor­dent le sujet selon un angle plus décalé. À la fin, les con­di­tions sont réu­nies de nou­veau pour effecteur le grand sac­ri­fice, en l’honneur de quel dieu on ne sait pas, mais des fas­cistes embusqués, ou la police, on ne sait pas non plus en réal­ité, abat­tent la famille. Le fas­ciste s’en sort, et c’est le pub­lic qui doit pren­dre le relai.

Durant la pre­mière scène d’exécution, avez-vous souhaité qu’elle tire, même si vous aviez lu la feuille de salle ?

Mais en plus, je n’avais même pas lu la feuille de salle, je m’en suis ren­du compte après. J’ai vécu ce sus­pens. Mais oui, c’est ça qu’il devait se pass­er. En gros, il fal­lait qu’elle tire pour que le sac­ri­fice soit accom­pli. En fait, quand tu es dans la salle, tu ressens presque la douceur dans cette vio­lence. Je pense que le côté un peu onirique du tout, les cos­tumes et tout ça, c’est un peu un autre monde, genre c’est un peu la messe, ou en tous cas, en y repen­sant, il y a quelque chose de religieux. C’est ça qui fait qu’on a envie qu’elle tire, on a envie de voir ça comme la com­mu­nion quoi. D’ailleurs, c’est aus­si un bap­tême pour elle, un genre de rit­uel. Mais ce que j’ai trou­vé per­tur­bant, alors intéres­sant, mais for­cé­ment trou­blant sur le moment, c’est qu’on par­ticipe au rit­uel. On est spec­ta­teurs mais for­cé­ment sym­pa­thisants, comme si nous aus­si on se réjouis­sait de vivre un jour notre baptême.

Avez-vous ressen­ti de l’empathie pour le per­son­nage du fasciste ? 

Ah ça c’est une sacrée ques­tion. Je ne crois pas non. Je dirais plutôt de la curiosité. Je dois dire que l’acteur est vrai­ment super. Il n’a qua­si­ment pas une seule expres­sion faciale durant toute la pièce. Pour­tant, il est tou­jours à vue, jamais bien loin. Par moment, un peu comme lui, on oublie totale­ment qu’il est aus­si là en train d’écouter ce qui se dit. En un sens, cet aspect est un peu irréal­iste, parce qu’à aucun moment il n’essaie de s’échapper. Il aurait pu sup­pli­er aus­si, se met­tre à pleur­er. Quelque part, il est un peu héroïque.

Vous avez trou­vé ça dérangeant ? 

Non non, pas vrai­ment. C’est évi­dent que le spec­ta­cle ne veut pas en faire un héros. Mais par con­tre, je pense que ça donne de l’intensité à sa prise de parole, qui est donc la seule et unique fois où il change d’attitude. Il me sem­ble que c’était genre pire impor­tant qu’il ne par­ticipe pas du tout à l’histoire, pour qu’on ait aucune opin­ion sur lui. À mon avis, si le pub­lic pou­vait se faire un avis sur lui, qui il est et tout ça, ça chang­erait beau­coup la sur­prise de la fin.

Cela chang­erait le pro­jet poli­tique du spec­ta­cle à vos yeux ? 

Oui, parce que je pense que ce fas­ciste doit rester quelque chose d’abstrait. Si tu veux pos­er au pub­lic la ques­tion : « Seriez-vous prêts à tuer pour préserv­er la démoc­ra­tie ? », il ne faut pas qu’on sache qui exacte­ment. Est-ce qu’il a une femme et des enfants ? Quel rôle il joue vrai­ment dans le par­ti ? Toutes ces ques­tions ne sont pas per­ti­nentes. Si tu es prêt à tuer pour lut­ter con­tre le fas­cisme, tu dois être prêt à tuer n’importe qui. Il y a un moment où la réflex­ion poli­tique atteint un niveau, enfin une échelle, ou le détail humain n’est plus per­ti­nent. C’est comme ça. Je ne sais pas si je suis d’accord avec ça, mais je trou­ve la ques­tion bien posée. Si tu es prêt à tuer pour lut­ter con­tre le fas­cisme, la ques­tion n’est pas de tuer Hitler, mais n’importe quel citoyen d’accord avec lui.

Durant les débats, avez-vous eu le sen­ti­ment de choisir un camp ?

Non pas vrai­ment, je pense que les débats étaient surtout la suite du rit­uel. Il y avait vrai­ment quelque chose de très religieux dans ce spec­ta­cle, mais c’est pas une cri­tique. Moi je ne crois pas qu’on puisse vivre sans reli­giosité, même si ça ne veut pas dire adhér­er à une église en par­ti­c­uli­er. Les débats appa­rais­sent quand les rit­uels per­dent de leur puis­sance, par exem­ple l’histoire du chris­tian­isme est pleine de grands débats. C’est ça que l’artiste mon­tre, je pense. Notre société a fait de la tolérance une valeur, genre presque sacrée, et voilà où ça nous mène. Ce que je veux dire, c’est que l’artiste, pour moi, veut mon­tr­er l’inverse, dans une famille qui fonc­tionne à con­tre-courant de la démocratie.

Com­ment avez-vous vécu la scène finale ? 

Alors moi j’étais là avec un ami et à la fin on a décidé de par­tir au bout d’un moment, parce qu’on pen­sait qu’il ne s’arrêterait pas. On a su après qu’il y avait une fin au spec­ta­cle, parce que d’autres gens nous l’on dit. On a pas enten­du les applaud­isse­ments. Sur le coup, c’est ce qui nous a paru le plus sen­sé. On avait l’impression qu’il allait con­tin­uer à par­ler sans arrêt, qu’aucune chute n’était prévue. Je vois pas ce qu’il pou­vait encore se passer.

Vous êtes par­tis parce que vous trou­viez le dis­cours dif­fi­cile à supporter ? 

Non pas du tout. Enfin bien sûr que je ne suis pas d’accord avec ce qu’il dit, mais c’était du théâtre. J’avais le sen­ti­ment d’être un peu un per­son­nage et que je devais jouer mon rôle. Mais non, ça n’a rien d’insupportable, c’est un acteur quoi. On m’a dit que des gens avaient pleuré et tout, je com­prends pas franche­ment, ils ont jamais allumé leur télé ou quoi ?

Entretien n°20

Homme / 21 ans / Artiste / Va rarement au théâtre

Briève­ment, diriez-vous que le spec­ta­cle vous a plu ? 

Oui, c’était vrai­ment génial.

Pour­riez-vous me résumer rapi­de­ment le spectacle ? 

Alors en bref, tout le spec­ta­cle est mon­té comme une délibéra­tion philosophique autour de la ques­tion de la vio­lence. Il abor­de sa légitim­ité et aus­si les ques­tions de lib­erté d’expression, qui sont méga cru­ciales aujourd’hui, puisqu’on vit à une époque de redéf­i­ni­tion de cette lib­erté juste­ment. Moi il m’a fait beau­coup penser à une phrase de Voltaire, que je ne suis pas sûr d’aimer : « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me bat­trais pour que vous ayez le droit de le dire ». En fait, ce spec­ta­cle, c’était un peu l’inverse. La ques­tion, c’était : « Com­ment se bat­tre pour que les fas­cistes n’aient plus le droit de rien dire ? ». D’un côté, il y a Cata­ri­na, qui refuse d’utiliser la vio­lence pour faire taire les fas­cistes. Alors bien sûr, c’est pas tuer un facho une fois par an comme ils le font eux qui va chang­er quoi que ce soit, mais c’est une analo­gie quoi. Il y a l’expérience du train d’ailleurs dans le spec­ta­cle, qui est un exer­ci­ce de la philoso­phie ana­ly­tique qui sert à ques­tion­ner la notion de valeur attribuée à la vie humaine.

Com­ment vous finiriez de résumer le spectacle ? 

Oui, donc en fait, puisqu’elle refuse de tir­er, ce qui est au pas­sage assez déce­vant, en tous cas je me sou­viens m’être dit ça, puisqu’elle refuse de tir­er, les per­son­nages polémiquent, jusqu’à ce que sa mère la con­va­inque et qu’elle entende enfin rai­son. Alors elle s’apprête à tir­er et à ce moment ils tombent tous. Claire­ment un tricks d’artiste pour tout faire capot­er et que le pub­lic se demande : « Bon alors on fait quoi ? ». Et là franche­ment, le pub­lic ne fait pas grand-chose. Moi j’ai vrai­ment hésité à mon­ter sur scène, mais je suis beau­coup trop timide. J’avais pas envie de me don­ner en spec­ta­cle, mais j’aurais vrai­ment aimé que quelqu’un le fasse. La fin du spec­ta­cle invite au spec­ta­cle, à faire un coup d’éclat pour fer­mer la gueule du facho. Sauf qu’évidemment en Suisse, on est pas habitué aux coups d’éclat. C’était très mou.

Vous avez dit avoir été déçu qu’elle ne tire pas durant la pre­mière scène ? 

Je sais bien que c’est pas le pro­jet du spec­ta­cle, mais ça aurait été telle­ment dingue. Genre, après vingt min­utes, quelques per­son­nages attachants et légère­ment fous, un dis­cours antifas­ciste affir­mé, un méga bruit d’explosion, en plus on a bien enten­du le choc que ça fait quand tu tires à blanc avec ces flingues, une grosse balle dans la tête de sang-froid, du sang sur scène. Le truc vrai­ment puis­sant. Tout ça à Vidy, devant le pub­lic de Vidy, vrai­ment la provoc’. Franche­ment, moi je trou­ve que ça aurait été du génie, telle­ment fort poli­tique­ment. Un truc qui boucle en vingt min­utes : « Alors en fait, quand vous voyez un fas­ciste, vous l’attachez, vous faites un petit repas de famille et vous lui met­tez une balle dans la tête ». Le buzz assuré franche­ment, ça aurait été bien jouis­sif, le pub­lic aurait été méga choqué. En vrai, le spec­ta­cle aurait même pu dur­er que vingt min­utes et être con­sti­tué que de ça.

Ça en aurait fait une per­for­mance assez rad­i­cale effectivement. 

Oui, qui aurait pu être mon­tée à l’envers d’ailleurs. D’abord, le pub­lic entre. Le dis­cours de fin du fas­ciste com­mence, sans con­texte, sans prélude, nada. Au bout d’une dizaine de min­utes le pub­lic se dit « Bon est-ce que je dois faire quelque chose ? ». Après, je pense vingt min­utes, il com­mence à man­i­fester son désac­cord. Là il se passe à peu près ce qu’il s’est passé le soir où moi j’y étais. Ça fait un peu « Bouh bouh », ça dit deux trois choses, mais finale­ment tout 4a est très mou. Per­son­ne n’arrive à inter­rompre le fas­ciste. Et là Cata­ri­na entre et paf, elle lui tire une balle. Elle regarde le pub­lic et elle s’en va.

Selon vous, toute la par­tie nar­ra­tive plus clas­sique qui précède n’était pas nécessaire. 

Non non, je m’amusais à imag­in­er ça, mais c’était aus­si super. Les dia­logues sont vrai­ment très bons. Franche­ment, c’est pas facile de pren­dre des grandes ques­tions philosophiques et de les incar­n­er, de les faire vivre de manière crédi­ble. Cer­tains per­son­nages m’ont fasciné. Moi, je me défi­nis comme antifas­ciste, et glob­ale­ment, j’avais déjà choisi mon camp dès le départ, même si je respec­tais le point de vue de Cata­ri­na. J’étais con­tent qu’elle finisse par enten­dre rai­son à la fin.

Vous étiez donc plutôt du côté de la mère ? 

Com­ment on peut pas être du côté d’une per­son­ne aus­si puis­sante ? C’est une femme superbe. Quand elle par­le, c’est une vie entière de con­vic­tions. En plus d’être très séduisante, elle a un charisme de fou. La fille se fait com­plète­ment écras­er, je pense que per­son­ne la regarde. Non mais pen­dant tout le spec­ta­cle je me dis­ais : « C’est un génie quand même, d’avoir inven­té ce per­son­nage ». En gros c’est un peu la femme fatale, c’est le cas de le dire, qui exige la mort, l’exécution du fas­ciste. J’espère que ce que je dis n’a pas l’air trop fucked up, mais c’est un truc très fort, un truc qui est à la fois sex­uel et poli­tique. J’en ai rêvé la nuit d’après. En fait, c’est ce genre de per­son­nages, de ren­con­tres qui te font aimer le théâtre quoi, qui don­nent envie de faire du théâtre. J’espère vrai­ment que ce texte va devenir un peu un clas­sique, qu’il sera pub­lié et qu’il sera rejoué dans pleins d’endroits différents.

Com­ment décririez-vous le pro­jet poli­tique glob­al du spectacle ? 

C’est pas une ques­tion facile. Pour être sincère, je ne crois pas qu’il ait un seul et unique pro­jet, comme Emmanuel Macron (rires). Je pense que c’est un genre d’autopsie. Il y a le cadavre de la démoc­ra­tie libérale sur la table, on l’ouvre, et on regarde ensem­ble com­ment ça pue la merde. Si je devais dire une chose, je dirais plutôt que ça essaie de nous faire regarder le monde en face. À mon avis, et c’est pas con, la plu­part des spec­ta­teurs de Vidy n’ont jamais vrai­ment assisté à un dis­cours d’extrême-droite com­plet. C’est tou­jours coupé, découpé par les médias. On n’a pas l’expérience de la durée, ce que ça fait d’écouter la Le Pen qui vom­it pen­dant de longues longues min­utes. Je me trompe peut-être, mais je crois qu’on voulait nous faire ressen­tir ce que ça fait. Il y a un truc que j’aime beau­coup au théâtre, c’est juste­ment la durée. Au théâtre, c’est pas comme au ciné­ma, et je par­le même pas de la télé, la durée c’est tou­jours celle du corps. Il n’y a pas de coupes. C’est pas anodin, à mon avis, cette his­toire de dis­cours qui s’éternise, pour tester les lim­ites du pub­lic. Si ça avait durée cinq min­utes, per­son­ne n’aurait ten­té de réa­gir. Il fal­lait que ça dure pour que quelque chose se réveille poli­tique­ment chez les gens. Tu vois ce que je veux dire ?

[NB : l’enquêté a dû par­tir pré­cipi­ta­m­ment avant la fin de l’entretien]