Autobiographies de lecteur.ices
Classe de Master (2020)
Œuvre : Différentes oeuvres littéraires (exercice libre)
Type de sources : Autobiographies rédigé.es par les enquêté.es dans le cadre d’un cours de Master à l’Université de Lausanne
Projet de recherche :
Chercheur.euse : Chiara Bompard & Gaspard Turin — Université de Lausanne
Datation des sources : Textes rédigés en mars 2020
Méthodologie et protocole détaillés :
Travaux mentionnant ce dossier :
Autobiographie n°1
Né d’un père enseignant de français et d’une mère comédienne, j’ai grandi entouré de livres. Enfant, je ne réalisais pas tout de suite à quel point cette situation relevait d’un privilège immense. Je faisais seulement le constat que chez la plupart de mes ami·e·s, il n’y avait pas de bibliothèque, en tout cas jamais aussi fournies que celles qui garnissaient, sur tous les murs, l’alcôve dans laquelle mon père s’était aménagé son bureau, petite excroissance de notre salon où j’aimais à me glisser, en son absence.
Mes parents me lisaient des histoires ; ils m’amenaient à la bibliothèque. Je découvrais d’abord les albums illustrés. J’écoutais les Contes de la rue Broca de Pierre Gripari, je m’émerveillais de l’aventure de Max des Maximonstres, je me replongeais encore et encore dans les mondes fabuleux de Claude Ponti – Okilélé, Pétronille, L’arbre sans fin, Parçi et Parla…
Plus tard, je pris goût à la bande dessinée. Des albums d’humour – Cédric, Jojo ou Gaston, plus tard Pierre Tombal et Thorgal – je passais, sous l’influence de mon grand frère, aux BDs de chez « Soleil », avec la série Lanfeust et Trolls de Troy, faisant naître un certain goût pour les mondes fantastiques et l’heroic fantasy. Mes premières lectures solitaires furent donc de celles-ci : récits d’aventure épiques, ouvrages pour ado que je dévorais en « saga », fasciné tour à tour par la magie noire de L’Épouvanteur, la transformation en vampire de Darren Shan, le génie technologique d’Artemis Fowl, ou encore, bien sûr, le monde fabuleux des Hobbits de la Comté. Au milieu de toutes ces lectures, l’une se détacha néanmoins par son intensité, aussi parce qu’elle m’accompagna plus longuement, du début de mon adolescence jusqu’à l’âge adulte : la saga Harry Potter. Je la découvris peu après la sortie du quatrième tome en français, j’avais alors tout juste dix ans, et je lus le premier en rêvant, comme tous les gamins de mon âge, que je recevrai peut-être moi aussi ma lettre pour Poudlard l’année suivante. Lorsque le septième et dernier tome parut, j’avais seize ans, à peine un an de moins qu’Harry dans le livre. Avant chaque nouvelle publication, je relisais frénétiquement les précédents. Mes parents m’avaient transmis le plaisir de lire ; avec Harry Potter, à chaque relecture, je découvrais la passion. L’intensité de se plonger dans un univers familier et inlassablement palpitant. Les Harry Potter furent plus que des livres pour l’ado que j’étais ; ils étaient des totems, des portails vers l’ailleurs, des compagnons de route.
À peu près à la même époque, je fis quelques autres lectures marquantes. À douze ans, Des fleurs pour Algernon, de Daniel Keyes, me bouleversa profondément. Le texte se présente comme le journal d’un jeune homme handicapé, qui s’apprête à subir une opération pour « devenir intelligent » ; dès lors, au début, l’écriture est complètement dysorthographique, le vocabulaire extrêmement simple, la syntaxe bancale. Au fil du livre, alors que le personnage « évolue », le ton devient de plus plus soutenu. Le procédé était diablement efficace et je me souviens avoir été particulièrement attaché au personnage de Charlie – il venait rejoindre ma collection d’ami·e·s imaginaires, ces êtres de fiction pour qui l’on se met à éprouver des sentiments d’empathie si profonds qu’ils nous habitent pour de bon, même une fois le livre refermé, parfois longtemps après encore. D’autres textes me marquèrent d’une égale intensité pendant mon adolescence : La vie devant soi (Emile Ajar / Romain Gary) ; L’insoutenable légèreté de l’être (Milan Kundera) ; Océan mer (Alessandro Barrico) ; 1984 (Georges Orwell). Mon goût pour la lecture s’est rapidement doublé de l’appétence d’écrire, si bien qu’il m’est impossible de ne pas l’évoquer : me plongeant dans des mondes fantastiques faits d’encre et de papier, j’ai immédiatement souhaité créer les miens. Mes premiers textes ressemblèrent donc à ces récits d’aventure qui peuplaient mon imaginaire de lecteur, d’une saga en quelques tomes mettant en scène un nain et son ami dragon, illustrés par mon frère, et que nous offririons à la famille pour Noël, à un projet jamais achevé de roman d’heroic fantasy, néanmoins le plus long texte que je n’aie jamais écrit à ce jour.
À mesure que mon désir d’écrire s’affermissait, que je commençais à en percevoir une forme de vocation, à mesure que j’approchais de l’âge adulte aussi, ma manière de lire changeait un peu. J’écrivis mes premières nouvelles entre seize et dix-sept ans, et me lançait ensuite dans un projet de roman autour de ma grand-mère maternelle. À dix-sept ans je partis enquêter sur la vie de mon aïeule, et de ces recherches autobiographiques sont nées ce premier récit, que je ne pensais pas publier, mais qui le fut finalement, quelques années plus tard, par un concours de circonstances. En écrivant, je lus Le malheur indifférent de Peter Handke, et la moitié de l’œuvre d’Annie Ernaux.
Jusque-là, l’école n’eut que peu d’influence sur mon parcours de lecteur. De mes lectures scolaires, je ne retiens rien, ou presque. Je découvris quelques classiques avec un intérêt modéré. Je finissais rarement les livres qui nous étaient donnés à lire. Écouter en classe suffisait de toute façon à assurer une bonne note aux dissertations. Trois textes font peut-être exception au milieu ce panorama : Le Rouge et le Noir de Stendhal, Les rêveries du promeneur solitaire de Rousseau, et la poésie de Rimbaud, qui fut une révélation.
J’ai détesté presque tous mes enseignants de français. Un seul eut grâce à mes yeux, un jeune professeur passionné, Monsieur Kane, que j’eus à mes treize ans, qui nous força à lire Balzac sans nous le faire aimer (je n’ai jamais plus réussi à le lire depuis ce premier traumatisme), mais qui mettait tant de cœur à nous parler de littérature qu’il me touchait, parce que je sentais chez lui un amour sincère pour les livres et une véritable envie de transmettre. Au gymnase, tous mes enseignants ne ressemblaient qu’à des écrivains ratés. Déjà conquis à la matière, je pris ce que je pouvais des cours qu’ils nous infligeaient, et m’en sortit sans trop de peine ; mais je ne pouvais que comprendre le désespoir de mes camarades. Et comment leur faire comprendre, alors, comment leur dire que la littérature pouvait être autre chose que cela, ces analyses de texte froides et ces données biographiques sur des textes que nos professeurs eux-mêmes semblaient si peu goûter ?
De mes cours de français de gymnasien, je retiens surtout une profonde colère, une révolte. Je me jurais sur les bancs du lycée que jamais, s’il m’arrivait un jour d’être à leur place, je ne serai comme eux.
Sortant du gymnase, j’entrai à l’Institut littéraire suisse, où je consacrai trois ans à écrire. Là, entouré de jeunes et moins jeunes auteur·e·s expérimentés, je découvris de nouveaux univers insoupçonnés, et, loin des bancs de l’école, je ne lisais plus que de la littérature contemporaine. Écrivant, mes lectures étaient orientées, elles suivaient mes propres obsessions : si la lecture avait guidé mon goût de l’écriture, si elle avait façonné d’abord mes univers de fiction, il sembla petit à petit que le rapport se fut inversé – de mes envies d’écritures naissaient mes désirs de lecteur.
En écrivant mon deuxième roman, qui dépeint le quotidien d’un poissonnier dans une grande surface, je lus passablement de littérature qui racontait le travail : Sortie d’usine de François Bon, L’Établi de Robert Linhart, La Scierie (récit anonyme paru chez Héros-limite)… J’étais devenu une sorte de lecteur-picoreur, commençant un nombre infini de livres, les finissant rarement. Je lus jusqu’au bout Réparer les vivants de Maylis de Kerangal, Fictions de Borgès, Le voyage d’hiver de Perec, Dora Bruder de Modiano. Je lus François Bégaudeau, Édouard Louis, Valérie Mréjen, Virginie Despentes. Je lus de la littérature suisse, de plus en plus, les livres de mes « mentors » et enseignant·e·s : Eugène, Michel Layaz, Antoine Jaccoud, Claire Genoux. Je lisais aussi et surtout mes camarades de plumes, mes ami·e·s à l’institut, bien sûr, mais aussi d’autres jeunes auteur·e·s rencontré·e·s au hasard de concours de nouvelles. Des amitiés étaient nées de ces rencontres, des complicités s’étaient faites, qui ne tarderaient pas à nous donner l’idée d’un collectif : l’AJAR était née.
Avant de me décider à revenir sur les bancs de l’université, quelques années plus tard, démissionnant de mon job de coordinateur éditorial pour un musée lausannois, je n’avais plus lu de « classiques » depuis mes années de lycée. Avec davantage de maturité, et en sachant pourquoi j’étais là, je pris un vrai plaisir à me plonger, cette fois-ci par choix, dans ces textes longtemps boudés. Je dévorai L’Éducation sentimentale, dont mon père m’avait parlé tant de fois (c’est sans doute le livre qu’il a le plus enseigné), sans que jamais je ne m’y essaie ; je relus Molière et Corneille qui retrouvèrent grâce à mes yeux.
Aujourd’hui, je lis encore, alternant mes lectures d’université – plus contemporaines depuis l’entrée au Master – et des lectures personnelles, toujours orientées. De plus en plus d’ami·e·s publient régulièrement, ce qui rend difficile de suivre le rythme : je n’arrive plus systématiquement à lire ce qu’ils et elles produisent, à défaut de ne vouloir lire que ça. Parfois, je ne lis plus pendant deux ou trois semaines, paralysé par les piles de livre, l’abondance m’effraie. Il ne m’arrive jamais de n’avoir « plus rien à lire ». Je ne sais pas si ça me manque. Mais peut-être que j’ai la nostalgie, quelques fois, de la naïveté amoureuse avec laquelle je pouvais dévorer les tomes d’Harry Potter, adolescent ; devenu lecteur trop « professionnel », trop mûr peut-être, incapable de lire sans penser à la forme, sans tenter de décortiquer comment le texte est construit, j’ai certes découvert de nouveaux plaisirs, plus subtils ; mais au prix d’une exigence nouvelle, cette gourmandise joyeuse, cette faim de lire, s’est fait de plus en plus rare. Elle n’a pas tout à fait disparue néanmoins ; elle revient parfois, au gré de découvertes, comme à la lecture du dernier Damasio. Les Furtifs, lu l’année passée, avait ce goût sublime et régressif d’un souvenir d’enfance.
Autobiographie n°2
« On ne compte plus de tous les âges/ Âges, ce qu’on a dans la peau » comme un tourbillon dans ma tête, des paroles qui retentissent dans mon tourne-disque crânien, c’est Grand Blanc, dont j’écoute attentivement le texte, et le rythme entraînant qui me fait danser dans la salle de bain alors que je me lave les dents. Je réfléchis à la première version de ma biographie de lectrice et je songe « Alicia fais un effort ». Me viennent alors en tête des mots, qui retentissent dans mon tourne-disque crânien, ceux de la chanson Les Armes interprétée par Bertrand Cantat, qui m’amène à penser à Léo Ferré, dont j’admire l’utilisation du mot « nèfle » dans sa poésie chantée Le Chien. Et donc, je lis, c’est vrai, oralement tous ces mots qui marquent ma propre tempête verbale intérieure. Dans cette disposition orale, je trouve mes émotions, celles que va dénicher l’ingéniosité d’une strophe couplée à la mélodie, mais également à la construction des mots, leur disposition, le rythme général, et surtout l’écho des mots retentissants dans mon tourne-disque crânien. « Il est 10h36 Alicia. Le temps file, tu rends ta biographie aujourd’hui même ». Et alors je songe à « Passons, passons, puisque tout passe », un vers d’Apollinaire que j’ai lu à la fin du gymnase, mais hors de ses murs. Je ressens ces pics inconscients, réminiscences de lectures, s’échapper et me construire dans mon quotidien. D’ores et déjà, je remarque l’importance du corps et de l’oralité, comme lorsque je sens ces fourmillements, alors que les voix et les échos retentissent, au 2.21, face à la pièce de théâtre Amours collectives (collectif AJAR). Je me sens admirative et j’aimerais savoir déclamer un texte comme eux : dire un texte et le faire vivre, même s’il n’est pas de mon fait, le faire mien, le dire pour le donner aux autres, mais aussi prendre des autres l’énergie qu’ils me transmettent. Et alors je songe à mes amis comédiens, fraîchement sortis de La Manufacture l’an dernier, que j’ai rencontrés lorsque j’ai fait les ménages à l’école de La Croix d’Ouchy. Nos discussions sur les décors, les auteurs contemporains à lire, comme Falk Richter ou encore Sarah Kane, et puis sur
le souffle (clin d’œil à « Ceci est… respirer ») (dièse tempête verbale intérieure)
les blancs
la communication non-verbale et les apprentissages personnels pour nourrir notre jeu. Et donc avec ces amis, je vais voir Crash park de Philippe Quesne, à Vidy, et je trouve cette pièce détestable, parce qu’il n’y a pas de mots, il n’y a qu’une île et des enjeux décousus, et je n’arrive sans doute pas à faire taire cette grille de lecture que j’ai acquise grâce à l’université et qui me permet de dire : c’est bien ou c’est pas bien. Pourtant, Dieu sait que j’ai ma propre conception du bien et du pas bien. En général, j’opte pour la subversion. J’aime pas les sentiers battus. Alors, je préfère mille fois mieux la sitcom How I met your mother, qui est extrêmement bien ficelée au plan narratif, file ses blagues sur neuf saisons, joue sur le comique de mots, qu’une pièce de théâtre postmoderne qui se gargarise de décors superflus et fait mourir le texte. Mes amis me disent aussi, le souffle, c’est pour Combat de nègre et de chiens, il faut vraiment maîtriser le souffle. Ce livre m’est cher, il parle de l’incommunicabilité, cela me touche, et dans un tout autre registre me touche Le Comte de Monte-cristo, qui m’a fascinée par son génie : écrire des milliers de pages en quelques mois seulement ! En feuilleton ! Je l’ai donc offert à ma meilleure amie, qui ne l’a pas encore ouvert, et j’en ai parlé à mes autres amis ; certains l’ont lu, pour d’autres, il est inconnu. Et je me mets à rêver d’écriture, moi aussi, comme remplacement de la feuille de dessin et du crayon, qui nourrissaient ma créativité, il y des années. Alors sans doute, je lis pour écrire, et j’écris pour lire. J’admire Dumas, ce nom qui est resté dans l’histoire – dans un canon ? Et je songe : le canon, c’est pas assez subversif. Et je pourrais citer beaucoup de livres qui m’ont construite et que j’ajoute à la partie « livres préférés » de ma bibliothèque. C’est le cas de Ferrari, avec qui j’ai appris à parler de littérature de la fin et grâce à qui j’ai parachevé ma haine contre l’individualisme et le désamour, en bref, de l’aveuglement à cause d’idées. « Il est 11h02 et j’ai oublié ce que je voulais dire ensuite ». Ou encore, de L’Ere du vide de Lipovetsky, emporté avec moi pendant mon année de voyage et terminé sur une plage de Negril en Jamaïque, ou de La vie liquide de Bauman, celui-ci terminé quelques mois auparavant, sur la plage de Manta, la ville équatorienne d’où vient ma famille. Lire en espagnol. Cela a été rare pour moi, et j’aimerais rattraper le temps perdu, mais je peux affirmer que j’adore le conte El Sur de Borges, et Borges en général, ou Cortázar, pour leurs jeux métafictionnels. Unamuno me semble être excellent en la matière. Toutefois, les premiers textes en espagnol que j’ai lus, ou entendus, là encore, ce sont les contes que me lisait ma mère, au chevet de mon lit. C’est peut-être grâce à elle, qui m’a surnommée la bruja (sorcière en espagnol), après maintes et maintes lectures de Pélagie la Sorcière, que j’ai eu envie de déchiffrer les lettres, seule, à l’école enfantine. Ou que j’ai désiré lire tous ces pavés, tant des Harry Potter (JK Rowling), Eragon (Paolini), que des Kafka sur le rivage (Murakami), Le Clan des Otori (Hearn), La dernière princesse de Mandchourie (Lee), ou encore La défense Lincoln (Connelly) au début de mon adolescence. Autant vous dire que mes lectures ont été plus variées que variées, et que je ne sais pas vraiment pourquoi je me rappelle encore de cette princesse de Mandchourie. Peut-être parce qu’elle s’est coupé les cheveux pour échapper à son destin. « Nyctalope, t’as abusé d’écrire deux pages en corps 11 ».
Autobiographie n°3
Je me définirais comme une lectrice tuée par des études de Lettres.
De façon assez peu originale, j’ai toujours aimé lire. Plus précisément j’ai commencé à lire assidument autour de mes dix ans, principalement des livres « d’horreur » et j’ai été une inconditionnelle de la collection Chair de poule. Pendant mon adolescence, j’ai continué à lire des histoires relevant du genre de l’horreur et j’ai élargi mon champ, notamment à la fantaisie.
Toutefois, le plaisir de lire est rapidement devenu une obligation, aussi bien à l’école obligatoire que dans le reste de mon cursus. Pour cela, je maudis le système éducatif qui impose des lectures dites classiques au secondaire I. Le théâtre a été mon premier calvaire de lectrice. J’aimais lire pour m’identifier aux personnages, pour ressentir quelque chose au travers ma lecture. Or, aborder des textes classiques datant du XVIIe, n’était pas compatible avec mon besoin de me sentir et de me ressentir dans l’histoire.
Au gymnase, je remercie mon professeur de français d’avoir ouvert nos horizons de lecture en nous proposant notamment la lecture des Armoires vides d’Ernaux et de Rapport aux bêtes de Revaz que j’ai sincèrement beaucoup aimée : j’ai pu, à nouveau, dans ces œuvres, m’identifier et ressentir avec les personnages. Je le remercie également car j’ai aussi appris à aimer des œuvres dont la lecture m’avait d’abord paru fastidieuse ; je pense notamment à Madame Bovary dont un bon nombre de subtilités m’avaient largement échappé.
Toutefois, à l’Université, et particulièrement en français moderne, j’ai ressenti cette pression de
« devoir lire les classiques » et les conséquences du type « Quoi, mais t’as pas lu xyz ?! » si on ose par malheur admettre que non, on n’a pas lu telle ou telle œuvre. De plus en plus, le plaisir de lire a disparu au profit non seulement d’un rendement optimal de mes lectures – « Il faut lire des trucs qui vont être utiles pour mes études » — mais aussi d’une culpabilité grandissante de ne pas avoir ni le temps ni l’envie de se plonger dans ce que nos pairs estiment être de la littérature. En somme, la lecture est devenue une forme de travail, c’est tout.
A l’heure actuelle, j’essaie de reprendre des lectures simplement pour mon plaisir mais ce n’est pas vraiment évident. Une fois que je me mets effectivement à lire, je peux dire sans mentir que j’aime lire, absolument. Mais dépasser cette idée que la lecture est uniquement une forme de travail me demande un effort important. Dès lors, ma posture de lectrice est pour l’instant conflictuelle.
Malgré ce rapport compliqué, j’ai gardé l’habitude d’avoir un livre à portée de main, au cas où. J’ai également développé l’habitude d’aller trainer au hasard dans les rayons de Payot lorsque j’avais envie de lire quelque chose de nouveau. Choisir un livre au hasard me permet aussi de me détacher de cette pression de « il faut lire telle ou telle œuvre ».
Grâce à ça, j’ai eu plusieurs coups de cœur pour des œuvres japonaises (traduites), notamment pour La Fille de la supérette de Sayaka Murata et Les Délices de Tokyo de Durian Sukegawa. Ce qui m’a particulièrement frappé dans ces livres, c’est qu’il se passe des événements mais sans effervescence. C’est calme, sans pour autant être plat, et j’ai l’impression d’avoir plus de mal à trouver ce sentiment dans des œuvres occidentales (à noter que je n’ai peut-être pas cherché au bon endroit).
Les œuvres de Khaled Hosseini m’ont également particulièrement touchée et c’est grâce à ces livres que j’ai élargi mes lectures à des œuvres traitant de problèmes sociaux, notamment les questions sur les conditions des femmes et la santé mentale. Je citerai surtout Les Heures souterraines de de Vigan et les ouvrages de Despentes. Pour moi, les livres d’Ernaux s’inscrivent également dans cette optique.
En me remémorant ces livres, j’ai envie de lire et je me dis que me remettre à la lecture ne sera pas si difficile que ce que j’imagine.
Autobiographie n°4
La plupart des extraits des biographies d’écrivains fournies pour l’exercice me paraissent quelque peu étranges et donc difficiles à suivre comme modèle… non, peut-être pas si étranges, mais, par exemple, si je devais comparer les extraits de Proust et de Sartre avec des habits, je dirais que ce sont de vieilles redingotes poussiéreuses. Et quelle coïncidence ! ceux qui sont sans doute reconnus comme les plus « grands » de la liste, parlent le moins – en tout cas dans les extraits donnés – de la lecture, et le plus d’eux-mêmes et de tout ce qui est autour du livre. Puis, soit dit en passant, parler de la lecture comme de je ne sais quoi de magique, et trouver en même temps qu’une abeille est une nuisance est certainement une perspective de la vie infiniment triste de mon point de vue.
Je lis principalement de la fiction. Je lis depuis l’âge de cinq ans, après que mon grand-père m’a appris à le faire. Pas toujours avec la même régularité. Durant l’adolescence, par exemple, il y avait plus de jeux vidéo que de livres. Je lis pour me divertir, par plaisir de la découverte d’histoires et de mondes, de l’être humain. Il était écrit quelque part qu’il y a plusieurs manières d’apprendre – apprendre au sens le plus général qui soit ; apprendre le monde – dont l’une était la lecture de la fiction. Depuis que je l’ai lu, j’ai constaté que c’était tout à fait ma manière d’apprendre le monde. Car, à regarder rétrospectivement mes lectures passées et, depuis, mes lectures ultérieures, j’ai remarqué la tendance en moi de prendre toujours les histoires pour des sortes de simulations de réalité où, par conséquence, tout ce qui se passe fournit matière pour la réflexion sur la morale, l’éthique, les valeurs. La littérature parle parfois de l’inadmissible, de l’inacceptable, et propose même parfois des bouts de réponse face à l’adversité, et face au mal et la vanité qui rongent le monde et le cœur de chacun.
C’est pourquoi je suis constamment en recherche des nouvelles « rencontres ». C’est aussi pourquoi il n’y a pas pour moi pire phrase – lorsqu’on parle de littérature – que « l’auteur est mort ». Une rencontre avec une œuvre, surtout avec une œuvre qui bouleverse, est forcément, pour moi, aussi une rencontre avec l’homme ou la femme qui l’a écrite. Beaucoup plus que les questions de style et de forme – bien qu’elles aient leur importance –, ce qui m’intéresse, c’est de savoir ce qu’un être humain a compris de ce grand foutoir de vie qu’il a jugé utile de raconter aux autres. Dans certains cas, la vie vécue par l’écrivain peut s’avérer plus touchante et plus signifiante pour moi que l’œuvre elle-même. Deux exemples – puisque je n’aime pas trop lire de la poésie – seraient Baudelaire et Rimbaud. Des rayons entiers de bibliothèques croulent sous le poids des pavés qui discourent sur les écritures d’un gamin impertinent. Il me semble que c’est au moins tout aussi intéressant et plein de sens de se poser la question de ce qui a pu se passer dans l’âme d’un jeune de vingt ans dont le rejet de la poésie était aussi violent et radical que sa manière de vivre la poésie. Ou Dante ! Il est certes le père de l’italien, mais c’est aussi quelqu’un qui a voulu écrire un tel livre à une femme que jamais encore aucun homme n’avait écrit à aucune femme. Ou encore Boulgakov, accablé pendant des années tant par les problèmes de santé que par la censure soviétique, et qui achève son Maître et Marguerite quelques mois avant sa mort, jugé impubliable et finalement édité trente ans plus tard incarnant ainsi la phrase emblématique de son auteur : « Les manuscrits ne brûlent pas ». Orwell, dont les descriptions de la douleur physique sont sans aucun doute si efficaces parce qu’il savait de quoi il parlait et dont 1984 est une véritable prophétie. Enfin, Dostoïevski, le frénétique sondeur des profondeurs de l’âme humaine qui a manqué de se faire exécuter, et qui a prédit noir sur blanc le fait que la folie communiste ne se réaliserait qu’au prix de dizaines de millions de victimes des décennies avant que cela ne fût effectivement le cas.
La petite liste est loin d’être exhaustive, mais elle répond sans doute implicitement à la question sur ma façon de lire. Lire un livre, que je l’aime ou pas, est pour moi comme un dialogue avec son auteur. Si je n’aime pas, le dialogue ne sera certes pas des plus respectueux, je vais reprocher à l’écrivain d’être un peu idiot ou encore de joueur aux malins avec ses élucubrations sophistiquées. Mais n’en demeure pas moins que c’est un échange. Tout comme pour le petit garçon dans la biographie de Nathalie Kuperman, c’est qu’on se sent moins seul.
Ma manière de lire a pour conséquence que j’ai une relation pour le moins conflictuelle avec ce qu’on demande de faire de la lecture dans le cadre scolaire-académique. Pourtant ce serait faire preuve d’une mauvaise foi ingrate que de dire que l’université ne m’a rien apporté. J’y ai acquis une sensibilité aux aspects stylistiques qui, même s’ils resteront toujours secondaires pour moi, ont tout de même une importance esthétique non négligeable et même un rôle à jouer dans la compréhension des subtilités d’une œuvre. Et parfois, il arrive aussi qu’il y ait des œuvres qui ne sont accessibles que grâce à un bon intermédiaire. Tel fût le cas de Beckett, et ses pièces absurdes et incompréhensibles, que je n’aurais sans doute même pas essayé de percer de mon propre gré. Pourtant, grâce à deux séminaires et aux deux profs respectifs, cet austère Irlandais est devenu l’un des mes écrivains les plus chers, et l’attente de Godot – à laquelle, je crois, toute vie humaine ressemble par moments – une référence de choix à partager avec mes amis proches. Tout comme celle de nyctalope. Et en attendant, il y a pire que la lecture comme manière de faire passer le temps.
Autobiographie n°5
Mon rapport à la lecture a changé au cours de ma vie mais il me semble qu’il y ait une constante me concernant : j’ai l’impression d’avoir été, et d’être encore, une lectrice paresseuse mais dévoreuse de livres. Si ces deux adjectifs peuvent sembler contradictoires a priori, ils signifient simplement que j’ai de la peine à me mettre bien confortable dans un canapé pour ouvrir un livre et lire, je repousse bien souvent ce moment, mais lorsque mes forces s’unissent et que j’en ouvre un, je le finis plutôt rapidement (j’ai toutefois une lecture lente en soit). Cela étant posé, il me parait judicieux d’expliquer alors ce que je lisais à quelle période de ma vie et comment je lisais pour cerner mon rapport à la lecture.
Petite, j’ai eu la chance d’avoir des parents pour qui les livres étaient un objet précieux et un moyen de se cultiver. Ils ont donc pris le temps de me lire des histoires le soir, d’acheter de beaux et grands livres que j’aimais particulièrement. Mon préféré était Kirikou et la sorcière, dans un format quasiment aussi grand que moi ; les images étaient très colorées et les détails soignés. Je me souviens qu’à ce moment-là – j’avais peut-être cinq ans – je croyais que le texte était optionnel, qu’il était là pour les personnes qui n’arrivaient pas à se raconter l’histoire d’après les images et donc je ne lisais pas le texte car il m’était superflu. J’ai dû comprendre seulement autours de mes dix ans que le texte dans les bandes-dessinées n’est pas superflu, et j’ai donc redécouvert à cette période toute les BDs de mes parents mais en les lisant cette fois et parfois j’étais déçue de la “vraie“ histoire.
Jeune adolescente, c’était donc essentiellement les BD’s de mes parents qui m’intéressaient. Ils avaient tous les « Astérix et Obélix » (les noms étaient trop longs donc je ne les lisais pas, j’ai compris plus tard qu’il y avait des jeux de mots), les « Yakari » (de là sont nées mes quelques années où j’ai pratiqué l’équitation), les « Lucky Luck », les « Tintin » (mais il y avait trop de texte donc à la moitié du livre j’arrêtais de lire et je ne lisais que les images – oui je disais « lire les images »), et finalement, mes préférés, les « Marsupilami » (certainement car il y avait peu de texte). Je passais donc beaucoup de temps à « lire » ces BD’s. À cette époque, j’ai également eu une passion pour les témoignages de Juifs et Juives rescapé.e.s des camps. Il me semble donc que c’est à ce moment-là que j’ai commencé à lire des romans.
Lors de mon adolescence, certaines personnes de mon entourage me disaient que j’avais la « fibre littéraire » et ça m’a poussé à choisir des livres « compliqués » lors des exposés oraux scolaires. Je me souviens particulièrement de cette fois où j’avais choisi Tristan et Yseult (je devais avoir treize ans). C’est à ce moment également que j’ai décidé d’enseigner le français plus tard et donc d’aller à l’université pour étudier cette branche. Pour cet exposé, je me suis infligée la lecture de l’introduction critique car c’était ce qui m’attendait dans mes futures études. Je me souviens n’avoir globalement pas compris ce que je lisais et avoir trouvé cette lecture ennuyeuse mais j’étais persuadée qu’à l’université on ne me ferait lire que des livres passionnants donc cela n’a en rien ébranlé mes convictions. Malgré ma « fibre littéraire », je n’étais pas vraiment curieuse de découvrir des livres. Je ne savais pas vraiment ce que j’aimais lire et je ne voulais pas faire l’effort de le découvrir. Je lisais donc ce que l’on m’offrait et je subtilisais des livres à ma mère. Une fois j’ai commencé à lire le livre qu’elle lisait et je ne le lâchais plus. Elle m’a passé un savon. Un souvenir marquant de cette époque : La Femme du Ve de Douglas Kennedy. L’histoire m’a plu mais j’étais surtout très fière de lire « un pavé » alors que mes ami.e.s peinaient à finir une nouvelle.
Je garde un très bon souvenir de mes années lycée mais encore une fois, il me semble m’être contentée du programme scolaire, ou presque. Je devais être la première de la classe à finir le livre qu’on nous imposait et j’avais du plaisir à lire. C’est à ce moment que j’ai découvert Hugo, Flaubert, Voltaire, Yourcenar, Baudelaire ; bref les canons principalement. Je sais que j’ai lu également du théâtre mais je n’y avait pas d’intérêt alors ça n’est s’est pas gravé dans ma mémoire et je sais également que quelques œuvres contemporaines étaient au programme, je me souviens seulement de Kristof Le grand cahier.
Je trouvais de l’intérêt dans tout, même pour les livres que j’appréciais moins (Chateaubriand est l’exception, je n’ai jamais pu finir Atala et je n’ai jamais voulu l’étudier). Je respectais beaucoup les auteurs, j’avais de l’admiration pour eux qui découlait du fait que personnellement je n’arrivais pas à écrire de longs textes. Et je me sentais obligée de lire jusqu’au bout et de les étudier car je voulais enseigner le français plus tard, c’était presque une injonction, non seulement de lire mais également d’aimer ce que l’on me faisait lire. Pour que je lise un peu hors du programme scolaire, il a fallu qu’une amie meure accidentellement. Cet événement m’a tellement désemparée, je ne savais pas comment m’en remettre que j’ai lu et les livres ont été comme une béquille : ils ont vécu « ça » et ils ont continué à vivre, c’est possible. C’est à ce moment que j’ai compris ce qui me plaisait dans la lecture. Quand je lis une phrase, un paragraphe et que je me dis ah mais c’est exactement ça que j’ai ressenti/que je ressens ; quand les mots me touchent profondément et me font me dire que je ne suis pas seule.
Et puis je suis arrivée à l’université et j’ai eu l’impression d’être gavée. Il fallait lire les bouquins pour les cours puis les articles puis faire des séminaires et lire encore en plus et prendre du retard dans ses lectures et essayer de rattraper et finalement j’ai été dégoutée de la lecture. Mais vraiment dégoutée. Je ne voulais plus rien lire. Je me contentais de lire ce que je devais (et encore je ne lisais pas tout) et hors des cours je ne voulais rien lire. Et ma mère qui me demandait toujours quand je rentrais chez mes parents Et alors Fanny, tu lis quoi en ce moment ? Je disais ce que j’étais en train d’étudier et elle répondait Non mais hors des cours, quelles sont tes dernières trouvailles ? Rien. Mais tu ne lis pas ? Si j’y passe mes journées alors je ne veux pas lire quand je sors de la bibliothèque. Désapprobation dans son regard. Cette injonction à devoir lire et être au courant des dernières sorties littéraires car on fait des études dans ce domaine m’agace profondément. Laissez-moi aller boire une bière en sortant de la bibliothèque et ne pas quitter une chaise dans laquelle je lis pour m’installer dans un canapé dans lequel je vais lire. L’université a aussi changé la manière dont je lis. Je ne peux plus lire sans analyser ce que je lis, je ne peux plus lire sans annoter un livre et pour cela il me faut une table et chaise. La lecture est devenue fatigante. Le seul moyen que j’ai trouvé pour lire tranquillement c’est de lire des livres que l’université ne nous fait pas lire.
Et puis en troisième année de Bachelor, mon frère ainé est mort. J’ai essayé de relire ce qui m’avait aidé quatre ans auparavant : Baudelaire, Hugo, Cohen… mais rien. Je n’arrivais plus à lire. Je n’ai pas osé essayer de lire un livre dans son entier pendant presque un an. Je ne retenais rien ou je ne comprenais pas ce que je lisais. J’avais peur de ne plus être capable. J’avais honte. Puis je suis partie en Irlande avec le frère qui me restait et ma tante a glissé dans mon sac Dalva de Jim Harrisson. Le déclic. Je l’ai dévoré, il m’a touché, il m’a fait me sentir moins seule et surtout, il m’a permis de voir que j’étais encore capable de lire un livre en entier et de l’apprécier. J’ai reconnecté avec la lecture. À partir de là, il me semble que j’ai accepté mon statut d’étudiante en Lettres paresseuse mais parfois dévoreuse de livre. Durant l’année académique, je lis ce que l’on me demande puis, l’été, je lis les livres que l’on m’a conseillé de lire durant l’année. La pile « livres à lire durant l’été » est haute et je ne la finis jamais avant la reprise des cours mais ce n’est pas grave.
Mon rapport à la lecture est donc fortement lié à l’école et ce de deux manières. D’abord car ma culture littéraire s’est faite essentiellement par son biais puis par mon projet professionnel d’enseigner le français à travers lequel j’ai, dans un premier temps, idolâtré les livres et les auteurs, puis un rejet assez fort de la lecture pour cause de gavage. Sentiment qui s’est ensuite accentué avec la mort de mon frère où non seulement j’étais incapable de lire et de comprendre ou de lire et de retenir, mais encore le fait de passer des journées entières à la bibliothèque à lire m’était insupportable : non mais la vie elle est ailleurs. Finalement j’ai trouvé un équilibre, je lis pour mon plaisir essentiellement trois mois dans l’année mais ce statut d’étudiante en français moderne et de liseuse occasionnelle et paresseuse est difficile à assumer. Il y a toujours cette injonction à la lecture liée à mes études qui plane au-dessus de ma tête et cette question un peu gênante Tu lis quoi en ce moment ? qui font que je n’ose pas dire trop fort que je lis une dizaine de livres par an et que cela me convient très bien.
Autobiographie n°6
J’étais une littéraire avant de d’apprendre à lire. Il m’est difficile de savoir ce qui m’a fait aimer la littérature, ou, plus largement, les livres. Je crois que je suis simplement tombée dedans quand j’étais petite. Dans le couloir qui mène à ma chambre, il y a toujours eu une très grande bibliothèque remplie de livre en tous genres : la collection « Peuples et horizons » de France loisirs, avec 15 tomes différents qui proposent chacun de découvrir un endroit du monde grâce à de nombreuses photographies ; la collection « Inexpliqué » des éditions Atlas qui, je le redécouvre maintenant, tente de faire le point sur tous les mystères de notre monde, allant du monstre du Loch Ness au secrets de l’abbé Saunière en passant par W. Churchill et le Big Bang ; un nombre incalculable de magazines de photographie tel qu’Animan ou National Geographic ; des bandes dessinées (principalement Astérix et Obélix) ; des livres de contes illustrés et finalement des vrais romans de grandes personnes, sans image ! Il semble maintenant évident que ce sont les images qui m’ont tout d’abord attirée. Ces dernières me faisaient voyager et je passais des heures, des journées assise parterre au milieu de mon couloir avec des piles de livres à mes côtés.
La lecture était alors uniquement fantasmée. Je voulais absolument apprendre à lire afin de décrypter tous les mystères, toutes les histoires, tous les secrets que pouvaient bien dissimuler toutes ces lettres mises les unes à côté des autres. Mon lien avec la littérature s’est également tissé grâce à mes parents qui me racontaient tous les soirs une histoire avant d’aller dormir. Petit à petit, grâce à leur aide et à leur patience, j’ai appris à lire et c’était alors à mon tour de pouvoir raconter des histoires. De nature très obstinée et perfectionniste, je ne me suis pas arrêtée, j’ai continué à lire, de plus en plus et des livres de plus en plus compliqués, sans images ! Ma première (et unique) mauvaise expérience de lecture est un livre que mon papa adorait me lire le soir : Le Livre des bonnes manières. La raison pour laquelle j’ai absolument voulu lire toute seule me parait maintenant évidente. Depuis, j’ai toujours eu un livre (au moins) sur ma table de chevet.
Il m’est très difficile d’expliquer cette fascination pour les livres. Très rapidement mes choix de lecture se sont intégralement dirigés vers les romans. La poésie et le théâtre m’attirent difficilement hors du milieu scolaire ou universitaire. Ces deux genres ne me permettent, peut-être, pas d’intégrer totalement un nouvel univers. La superficialité en est peut-être la cause. Les bandes dessinées ou les mangas ne m’ont jamais charmé non plus. Ma fascination pour les images étant petite s’est petit à petit transformer en aversion. Peut-être qu’il me reste en tête cette volonté de lire des livres pour les grands et les livres pour les grandes personnes n’ont pas d’images. Il est maintenant nécessaire pour moi de pouvoir discerner les deux choses : soit je me plonge dans un texte, soit dans des images ou photographies. Les romans, quant à eux, offrent chacun un nouvel univers constitué de décors alors jamais imaginé, de nouvelles personnes, et ainsi de suite. Ils permettent de vivre une autre réalité.
Boulimique et émotionnel : ce sont les deux termes qui permettent de me décrire au mieux en tant que lectrice. Lorsque je commence un nouveau roman, je suis totalement incapable de le laisser de côté. Je plonge tout entière dans un nouvel univers et ne peux m’en extirper qu’au point final. S’il ne m’est pas possible de lire un roman d’une traite, je trouve alors tous les moments de vide pour lire, ne serait-ce qu’une phrase.
A chaque inter-semestre, une fois qu’il m’est permis de lire ce qui me fait plaisir, c’est au minimum une vingtaine de livres que je dévore… Une nouvelle manie est également apparue, au fil des années, et fortement renforcée grâce à mes études en français ; celle de lire l’intégralité de l’œuvre d’un auteur d’un coup. C’est Fred Vargas qui a été cet hiver la victime de cette obsession.
La lecture est depuis toujours un refuge, mais également une manière de vivre une autre vie par procuration. Elle me permet de vivre toutes les vies que je ne pourrais pas vivre. Pas que mon existence soit particulièrement triste ou tragique et que je ressente le besoin d’y échapper. Cependant, la lecture est une manière de se retrouver, de poser des mots sur ce que l’on peut ressentir et se sentir moins seule. D’un point de vue plus philosophique, la littérature est également un bon moyen pour connaitre différents points de vue ou opinions et pour être confronter à des situations que l’on ne pourra jamais vivre, afin de pouvoir se forger sa propre manière d’être et de penser.
Oscar et la dame rose d’Éric-Emmanuel Schmitt¸ L’attrape cœur de J. D. Salinger et Notre Dame de Paris de Victor Hugo sont les trois romans les plus marquants de ma vie de lectrice. Ce que je recherche avant tout dans un roman ou dans la littérature est qu’elle me fasse ressentir quelque chose. La bonne littérature permet de vivre quelque chose d’inconnu et provoque de véritables émotions. Il faut qu’un livre me fasse vibrer. Oscar et la dame rose est un bouleversement à chaque lecture. Oscar est un petit garçon de 10 ans, gravement malade et proche de la mort, qui écrit des lettres à Dieu. Il raconte ses journées, les précautions que prennent ses parents avec lui, les discussions qu’il a avec Mamie Rose, une soignante et toutes les questions sur la mort qu’il se pose. La dernière lettre est écrite par Mamie Rose qui explique qu’Oscar a été retrouver mort dans sa chambre. A ma première lecture, je n’ai pas pu arrêter les larmes de couler en apprenant la nouvelle, j’avais l’impression qu’un ami s’en était allé. Mais au fil des nombreuses relectures de ce roman, les émotions restent les mêmes. A chaque fois, j’ai l’espoir que la fin aura changé. Les deux autres romans m’ont également provoqué de réelles émotions, jusqu’à jeter mon livre à travers ma chambre de rage et de dégout envers l’archidiacre Frollo ou alors en utiliser certaines citations de L’attrape cœur comme maximes.
Le contexte de lecture m’importe au fil très peu. Je me qualifierais comme « bon public », dans le sens où je suis ouverte à tous types de lectures car elles permettent toujours de me faire vivre quelque chose de nouveau. Je n’ai jamais eu réellement de mauvaises expériences de lecture que se sont personnellement, à l’école, au gymnase ou à l’université. Chaque livre lu m’a permis de découvrir un élément nouveau, que ce soit un nouvel auteur, un nouveau genre, un nouveau style d’écriture, de nouveaux pays et j’en passe. Chaque lecture est enrichissante, bien qu’elles n’aient pas toutes fait écho en moi de la même manière.
Autobiographie n°7
Je commencerai cette brève autobiographie par un tournant pris, dans ma relation à la lecture, vers 18–19 ans. Christian Bobin avait écrit avoir fait un tri dans ses livres, et n’y avoir gardé que ceux qu’il ne se lassait pas de relire. Une fois ce tri fait, il constate qu’il ne lui reste plus que des ouvrages de théologie ou de poésie. J’ai adopté un parcours similaire, faisant réellement le tri parmi tous mes livres, délaissant ainsi Harry Potter et Tolkien au profit de poèmes d’Hugo ou d’ouvrages spirituels.
Lire était une activité que je pouvais justifier, dans des termes assez rigoureux. La lecture était dès lors légitime lorsqu’elle était le moyen de mieux comprendre le monde, pour l’aider. Elle ne devait pas permettre de fuir. Un mélange entre « on ne voit bien qu’avec le coeur » et « la beauté sauvera le monde » donnait une place à la littérature, surtout à la poésie, dans cette échelle de valeurs. Rétrospectivement, j’ai à cette période davantage lu d’ouvrages de non-fiction. Je lisais cependant beaucoup, et aimais à me plonger dans des univers de pensées déroutants. Dans cet état d’esprit, j’ai suivi un Bachelor en sociologie et sciences des religions à l’Unil.
Puis, après un autre tournant, j’ai entamé des études littéraires, dans la perspective explicite de devenir enseignant. J’aime beaucoup les langues, ai donc choisi allemand, anglais et français. J’ai donc commencé la période de ma vie où j’ai lu le plus de littérature en partageant, malgré moi, le soupçon que pose le monde de la sociologie politique sur une littérature « refuge » et un canon « légitimant des institutions ». Je ne me suis par ailleurs jamais défini comme littéraire. J’aime profondément lire et me plonger dans l’univers d’un livre, ma question provenait du caractère « littéraire » de cette immersion.
Je reste par-contre convaincu par le pouvoir de transformation positive, collective et individuelle, des récits et donc des livres. J’y subordonne, malgré moi et par défaut biographique peut-être, la question du plaisir. Et pourtant il me semble que le livre doit correspondre un minimum à l’existence de son lecteur. D’une façon iconoclaste, je serais prêt à défendre l’idée qu’un « classique », de par son âge vénérable, se prête (a priori, et avec tout une série d’exceptions bienvenues) moins à l’investissement passionné du citoyen lambda. Prétendre que les « grands » thèmes évoqués dans un Sonnet de Shakespeare ou dans la Recherche du Temps Perdu, que j’estime tous deux par ailleurs, exprimeraient un drame que partage tout-à-chacun, même maintenant, me semble déceler un certain mépris envers ceux qui, quoique majoritaires, n’auraient pas saisi la « profondeur » de tels questionnements, et seraient ainsi aveugles à eux-mêmes. Telle serait ma posture par rapport au canon, et dans une certaine mesure à certaines lectures imposées par ce canon au cours de mon cursus. J’apprécie donc particulièrement la littérature contemporaine.
Je passe enfin brièvement à ma pratique actuelle, alors que la fin de mon cursus approche. Quels livres fictionnels ai-je récemment lus et aimés, n’ayant jamais l’impression d’être, également, en train d’accomplir un travail ? Je lis globalement moins, ressentant plutôt le besoin d’action concrète que d’une supplémentaire projection (due à la fin de longues études théoriques) lors de mon temps libre. La trilogie de Pullman, quoique pas toujours parfaitement ficelée, m’a passionnée, j’y ai retrouvé la passion d’être « pris » par un univers. J’apprécie ainsi la littérature jeunesse, qui, parce qu’elle n’aura jamais accès au plus grandes marques du prestige, et est forcée d’abandonner la course avant même le départ, me semble disposer d’un autre type de liberté. L’Epervier de Maheux, parce qu’il faisait écho à une expérience personnelle dans les Cévennes, n’était pas tout-à-fait une évasion et m’a beaucoup touché en ceci. Enfin, pour illustrer un troisième type de lecture que je pratique, je citerai La Délicatesse, ceci dans un but explicite d’évasion. L’immense avantage de ce type de lecture, de mon point de vue d’universitaire, est que sa légèreté d’écriture met en échec mon réflexe analytique qui tente de décortiquer le texte pour construire des interprétations argumentées. Ce type d’oeuvre me permet de me plonger dans l’univers de façon plus investie.
Autobiographie n°8
Ma passion avec la lecture a commencé depuis petit ; j’ai toujours eu de la passion pour les livres. Au début, le livre était pour moi un objet d’appréciation. Je ne regardais que ses images, comme l’histoire et les personnages étaient représentés travers le dessein. Ma prochaine mémoire comme lecteur était à l’école primaire. Je me souviens d’avoir un moment de lecture tous les jours. Cela a été comme un cours de lecture : l’enseignante nous emmenait à la bibliothèque où on devais choisir un livre et le lire pendant une période.
Ensuite, de nouveau à l’école, je me souviens d’être plus grand et la professeure de portugais brésilien (je viens du Brésil) nous demandais comme activité la lecture d’une oeuvre. Il fallait la lire et ensuite la raconter oralement aux autres camarades des cours. Jusqu’à ce moment cela était tellement agréable ma relation avec la lecture parce que c’était comme un loisir et je pouvais choisir ce que je voulais lire. Aux dernières années de l’école, j’ai eu une rupture avec cette passion : les livres plus denses et plus compliqué sont devenus une obligation de les lire dans un court délais. Cela a été des livres anciens, de littérature classique, d’un registre de langue tellement difficile de comprendre. Bref, une situation complètement hors de mes intérêts du moment que je me rencontrais. A cet instant je détestais lire les œuvres que l’école me demandais.
Cependant, malgré cet aspect négative, ma famille m’a toujours incentivé à la lecture. Tous les années il y a une foire des livres à ma ville et mes parents m’emmenait toujours-là. Je pouvais choisir et acheter les livres dont j’avais besoin. En résumé, j’ai toujours eu de contact avec la lecture et grâce les gens que j’avais du contact j’ai eu de la chance de pouvoir développer cette passion et avancer pour réaliser des lectures plus complexes. Je me souviens que mon premier livre était Harry Potter. Il a représenté une rupture entre moi enfant à moi adulte tant que lecteur. Cela a été le premier livre d’une taille assez grande que j’ai lu.
Après cette oeuvre, je me suis arrisqué aux autres oeuvres que je considérais « livre d’adulte ». Saramago et Dostoievski m’ont beaucoup marqué. Ils ont été les premières oeuvres vraiment denses que j’ai découvert le plaisir de la grande littérature. Même si ces livres était si compliqué de lire, cela me présentait la magique de l’intrigue, de la composition des personnages, de la narration… Aujourd’hui je me considère un lecteur exigeant : j’aime bien lire des livres denses, considérés chef d’oeuvre de la littérature. Pour moi, peut-être en raison de ma formation en Lettres, des livres plus traditionnels me présentent la magique et le pouvoir des lettres, des mots. Les plusieurs formes qu’un récit peut se présenter face à la sensibilité et le talent du/ de l’ écrivain.e.
Autobiographie n°9
J’ai commencé à lire quand j’avais 5 ans. J’étais au début de ma deuxième année d’école et je me souviens avoir lu le mot « tortue » toute seule, comme une grande. J’étais tellement fière de moi que j’ai couru vers ma maîtresse pour avoir sa confirmation. Elle était très impressionnée. En effet, j’étais la première de la classe à être capable de lire un mot à ce stade de l’année, qui plus est ce n’était pas un des mots communs car courts et simples comme « sac » ou « ami » que la plupart des enfants savent déchiffrer en premier. Cette entrée précoce en lecture m’a donné énormément confiance en moi pour toute ma scolarité obligatoire. J’ai eu droit très tôt à beaucoup d’encouragements et mes enseignants ont toujours placé beaucoup d’espoirs en moi. J’ai très vite reçu l’étiquette de « la bonne élève » ou encore « la littéraire ».
Aussi loin que je m’en souvienne, ma première lecture a été toute la collection des livres Grand Galop, écrits par Bonnie Bryant. J’adorais les chevaux et ces livres m’ont permis de plonger dans un univers qui me faisait rêver. J’avais l’impression que les trois protagonistes étaient mes amies et que j’avais un rendez-vous secret avec elles tous les soirs avant de dormir. Cette lecture a occupé une bonne partie de mon enfance au vu du nombre de livres qui ont été publiés. A suivi la saga Twilight, de Stephenie Meyer, que j’ai dévorée au début de mon adolescence. Ce sont les premiers gros livres que j’ai lus et à propos desquels j’ai pu échanger avec mes amies. Je me souviens que j’adorais ces moments de partage et que je me sentais moins seule dans ma lecture (surtout quand j’ai versé toutes les larmes de mon corps en lisant le dernier paragraphe du dernier livre ; je n’étais pas seule à devoir faire le deuil de cet univers…).
Pendant ce temps, j’ai aussi commencé à avoir des lectures obligatoires dans le cadre scolaire. Evidemment, je n’ai jamais bronché ; je dirais même que j’ai toujours réussi à trouver au moins un élément qui me plaisait dans chacune des œuvres rencontrées. Je ne vais pas faire l’inventaire complet de ces dernières puisque je préfère aborder les plus marquantes uniquement. Les premières fois sont toujours mémorables, alors il semble normal que je mentionne ma première lecture obligatoire pour commencer. Il s’agit de La maison aux 52 portes d’Evelyne Brisou-Pellen (j’avoue avoir dû faire une recherche Google pour me rappeler du nom de l’autrice puisqu’à cette époque, je pense que ce genre d’information m’importait peu). Je devais avoir 10 ans et c’est un livre que j’ai beaucoup aimé. J’ai pu réaliser grâce à ce genre encore inconnu pour moi jusque-là que la lecture peut aussi provoquer des émotions négatives, comme la peur, mais que cela n’enlève aucun plaisir. Le deuxième texte marquant que j’ai rencontré est une nouvelle sur l’enfance d’Adolphe Hitler (ce détail n’étant révélé qu’à demi-mot lors de la chute) que j’ai lue en 7ème année. Grâce à cette dernière, je me suis premièrement rendu compte que j’étais douée en lecture d’inférence. En effet, j’ai été la seule personne de ma classe à comprendre de qui il s’agissait dès les premiers indices et j’ai dû expliquer à mes camarades la chute de la nouvelle, ce qui était très gratifiant.
Ensuite, j’ai réellement pris conscience à ce moment-là des genres divers et variés qu’il existe et que des histoires courtes comme des nouvelles sont aussi de la littérature ; une œuvre n’a pas besoin d’être un roman de 300 pages pour être littérature. Le livre que j’ai choisi d’évoquer ensuite est Le dernier jour d’un condamné de Victor Hugo, que j’ai lu en 9ème année. C’est là le premier classique que je me souviens avoir lu. De plus, il a provoqué beaucoup de choses en moi : j’étais touchée par le personnage, j’avais de l’empathie et de la compassion, je ressentais même un sentiment d’injustice et d’impuissance sans savoir ce que le protagoniste avait commis comme crime. En fait, grâce aux explications de l’enseignant, j’ai réalisé que je vivais juste de manière très forte et réaliste le procédé de focalisation interne qu’Hugo avait mis en place pour convaincre ses lecteurs. J’ai pris conscience à ce moment-là de l’intérêt et de l’utilité qu’ont les gens à analyser les œuvres qu’ils lisent. Qui plus est, j’ai beaucoup aimé la langue de ce livre ; cette dernière me paraissait étrange car lointaine, mais belle à la fois. La dernière œuvre que je vais aborder est aussi la dernière que j’ai rencontrée lors de mon parcours scolaire. Il s’agit du recueil de poèmes intitulé A la lumière d’hiver de Philippe Jaccottet. C’est la première fois que j’ai lu un auteur suisse et c’est aussi la première fois que j’ai aimé la poésie.
Malheureusement, en première année de gymnase, un remplaçant nous avait très maladroitement introduit Baudelaire et son Spleen ainsi que ses Fleurs du Mal. Mais dans le cas de Jacottet, mon attrait pour cette poésie a été récompensé par un 5.5 à l’écrit et un 6 à l’oral de mes examens finaux de gymnase, ce qui m’a totalement redonné confiance en moi —j’avais décroché un peu avec le français et la littérature française pendant mon échange d’une année à Zürich— et qui m’a même donné envie de m’inscrire en français à l’université de Lausanne. Evidemment, toutes ces lectures scolaires ont été accompagnées de figures qui m’ont marquée, d’enseignants qui m’ont motivée, voire même inspirée. Je souhaite d’ailleurs devenir enseignante d’anglais (au gymnase) ou/et de français (en secondaire I).
Outre la pratique de la lecture, j’ai aussi pratiqué l’écriture pendant de nombreuses années. Dès que j’ai plus ou moins su écrire, j’ai tenu un journal intime. C’est la seule pratique d’écriture que j’ai à ce jour avec les nombreuses dissertations que j’ai dû écrire au fil de mon parcours scolaire et académique, mais je n’ai jamais écrit de fiction.
Toutefois j’ai subitement arrêté d’écrire à mon arrivée sur les bancs de l’université, par manque de temps. En revanche, étudiant le français et l’anglais, la lecture a vraiment commencé à faire partie intégrale de mon quotidien. C’est aussi là que j’ai vraiment commencé à lire en anglais et à prendre un réel plaisir à le faire. Cela dit, j’ai constaté qu’il y a eu moins en moins de lectures « plaisir » pendant mon Bachelor. Quatre années durant, je n’ai plus vraiment choisi les livres que je voulais lire. Et quand j’avais un peu de temps, ce n’est pas la lecture qui me traversait l’esprit, mais d’autres activités, différentes de ce que je faisais au quotidien. Pendant les vacances, je lisais mes corpus obligatoires d’histoire littéraire pour le français. C’est vrai qu’il y a pu avoir une part de plaisir grâce au contexte des vacances, mais suivant les œuvres, je n’avais parfois aucun plaisir dans ma lecture à proprement dit. Le côté très exigeant et parfois un peu élitiste de la section de français m’a fait perdre confiance en moi et en mes capacités et m’a, par la même occasion, fait perdre tout plaisir à juste lire pour lire. C’est comme si, puisque j’étudiais le français, il fallait que je connaisse les œuvres dans leurs moindres détails, en incluant leur contexte historique, l’impact qu’elles ont eu dans le champ de la littérature et que je sois capable d’analyser n’importe quelle page. De plus, au vu de mon parcours académique, je me sens souvent ridicule de ne pas connaître tel auteur ou telle œuvre apparemment connus. J’ai appris à l’accepter. J’ai aussi abandonné le français pour mon Master et j’évite de mentionner que j’ai un Bachelor en français dans mes discussions avec de nouvelles personnes, de peur de ne pas être à la hauteur de répondre à leurs questions ou de suivre une discussion littéraire. C’est triste, je sais…
Quant à mes habitudes de lectures, depuis mon année à Zürich, en 2012–2013, lors de laquelle je revenais régulièrement en Suisse romande, j’ai pris goût à lire dans les trains. Il s’avère que j’adore ça aujourd’hui et il m’arrive de prendre le train sans réelle destination juste pour pouvoir lire mon livre dans un contexte qui me convient. J’aime être confortablement assise, avoir ma musique dans les oreilles et être en mouvement à la fois. J’ai l’impression que cela rend ma lecture plus fluide. Sinon j’apprécie aussi la lecture sur la plage ou au bord du lac, l’été, sans stress et à mon rythme.
Par ailleurs, quand j’étais petite, je trouvais que j’étais très rapide dans mes lectures ; maintenant, et ce depuis que j’étudie à l’université, cela a plutôt tendance à être le contraire. Je me trouve très lente. J’ai besoin d’aller au fond des choses et de ne laisser échapper aucun détail. J’ai l’impression que tout compte et j’ai peur de passer à côté de quelque chose d’essentiel. Alors s’il le faut, je peux lire et relire une même phrase plusieurs fois de suite, jusqu’à l’avoir assimilée complètement. Je pense que cela est dû au fait que je suis passée du statut de lectrice passive, qui lisait exclusivement pour son plaisir, à celui de lectrice active, qui est toujours dans l’analyse et qui essaie de lire entre les lignes…
Autobiographie n°10
Quand je lisais, aussi loin que mes souvenirs remontent, c’était pour m’enfuir. M’enfuir d’un environnement scolaire, familial et amical souvent triste et malsain. Jeune enfant, le moment de la lecture se présentait de la manière suivante : la voix de ma maman, une bande dessinée posée sur ses genoux, mon petit frère d’un côté, moi de l’autre. Je me souviens de la frustration que je ressentais, due au fait de ne pas pouvoir lire suffisamment bien, parce que j’aurais voulu prendre la bande dessinée des mains de ma maman, et la leur lire à voix haute, leur montrer, leur expliquer. Elle ne s’arrêtait pas aux bons moments, allait trop rapidement ou trop lentement, ne trouvait pas les bons tons ; non, Astérix n’avait pas une voix aussi aigue, et le petit Jojo ne sonnait pas comme la caricature d’un enfant simplet. Difficile de correspondre aux attentes de son public. Comment lirai-je à mes enfants ? Est-ce que je leur demanderai quelle voix a le personnage avant de me mettre à leur lire une bande dessinée ? Mon expérience de la lecture a donc commencé au travers des lecture de ma maman, et malgré mon manque de tolérance quant à ses imitations (pourtant surement très réussies), j’appréciais ces moments d’évasion. Car si j’étais tantôt dans le petit village des irréductibles Gaulois, tantôt dans les prairies de Yakari, ou encore aux quatre coins du monde aux côtés de Tintin, je n’étais en tous cas pas dans mon salon, avec mon père dans les parages, ni dans une salle de classe, à subir les moqueries des un·e·s et des autres, ni avec des copains et copines à qui j’essayais de plaire à tout prix, afin de me sentir légitime et aimée. C’était juste moi, mon frère qui ne disait pas grand-chose, et ma maman ; porte ouverte à ce nouvel environnement qui venait, le temps d’une lecture, chasser le réel qui s’imposait sinon à moi.
Quand j’ai été en âge de prendre les livres et de les lire moi-même, de me les lire à moi-même, j’ai alors eu davantage de contrôle sur cette fuite. Jeune adolescente, je me revois rentrer des cours, heureuse de savoir que je n’avais plus besoin de ma bulle protectrice, de mon bouclier imaginaire, rempart aux insultes et aux moqueries reçues au cours de la journée. J’étais impatiente de pouvoir me coucher sur mon lit, confortablement étendue sur le ventre, dans ma chambre, cette cellule isolée qui me permettait de pouvoir lâcher un grand « hello » quand l’un ou l’autre de mes parents rentrait, sans avoir besoin d’aller me confronter à leurs querelles sans fin. Vite, vite, quelques heures d’escapade avant de devoir descendre manger, avant de devoir aller me confronter aux regards pleins de haine qui envahissaient la maison et faisaient partie de chaque repas et de chaque moment passé en « famille ». Concentrée sur les mots et les images qui passaient devant mes yeux et prenaient vie dans mon esprit, je dévorais mes livres. La bande dessinée (que je n’ai jamais abandonnée) a gentiment cédé de l’espace aux polars et, d’ici mes treize ou quatorze ans, Agatha Christie n’avait plus de secret pour moi et j’avais lu la plupart de ses récits. À travers ces lectures, j’ai découvert à quel point j’étais impatiente. Je me revois sauter deux ou trois pages, en me disant : « si je ne comprends pas la suite, je reviendrais en arrière, mais sinon j’aurais gagné du temps ! ». Une lecture ainsi essentiellement centrée sur l’intrigue, une lecture pour savoir qui était le·la fameux·se meurtrier·ère.
Parallèlement, je découvrais aussi le fantastique, la fiction, m’évadant notamment dans le monde de J.K Rowling, tombant successivement amoureuse de Ron, Harry puis du jeune Voldemort, torturé et victime d’une enfance dont la tristesse et la solitude faisaient étrangement écho à la mienne. C’était ces mondes, ces ailleurs, ces personnages, l’impression que je pouvais y être avec eux qui me poussait dans ma lecture. Un monde secret, à moi, dans lequel me réfugier ; une fuite à travers les possibles. Un soulagement à travers la fuite. Avant de voir les films adaptés des romans, l’école de Poudlard était une réplique de la grande maison de mes grands-parents à Bulle, leur jardin une forêt et le cabanon à outil au fond du jardin, la cabane d’Hagrid. J’ai donc ressenti un double sentiment en visionnant, quelques années plus tard, les différents films Harry Potter ; de la déception et de la tristesse liées au fait de voir que tout mon monde imaginaire s’effaçait, se faisant remplacer par celui que les images m’imposaient à l’écran, mais également une certaine délectation à voir certaines éléments que j’avais plus de peine à me représenter (les potions, les dragons) prendre vie de façon très concrète sous mes yeux, ainsi qu’une grande jouissance accompagnée d’un sentiment de contrôle, quant au fait de savoir « ce qui allait arriver ensuite ». Mon impatience (qui ne s’est jamais vraiment dissipée) se manifestait alors aussi dans la satisfaction que je ressentais à pouvoir avoir accès à l’entier des aventures de Harry en quelques heures de film, alors il m’en avait fallu dix fois plus pour lire les livres.
Au commencement du gymnase, vers quinze ans, mon expérience de la lecture a connu un nouveau paramètre : l’obligation. Certes, on m’avait déjà demandé de lire « pour l’école » précédemment, mais le rythme des lectures et les exercices en lien avec celles-ci sont devenus tout autres. On parlait d’analyse. On parlait d’axe de lecture. On parlait d’intentions de l’auteur. On parlait de la vie de l’auteur. J’ai alors réalisé que je ne savais rien de J.K. Rowling ou d’Agatha Christie. Je voyais leurs noms sur la couverture des livres, mais n’ayant pas eu d’accès à internet à la maison avant mes dix-sept ans, je n’ai jamais eu le réflexe ou même l’envie d’aller me renseigner plus sur ce que je lisais. L’année ? L’auteur.ice ? Le lieu ? Le/la traducteur.ice ? La langue d’origine ? La préface ? Cela n’avait alors que très peu d’importance, tout mon bonheur provenant de l’intrigue, des mots qui m’amenaient les uns après les autres une vision de plus en plus riche et complète de l’univers dépeint. L’école et l’obligation m’ont donc appris à scanner le texte. Qu’il me plaise ou non n’avait somme toute plus beaucoup d’importance pour moi, pire encore, mon intérêt pour L’Écume des jours m’empêchait presque d’en faire une lecture attentive ! Faire une lecture. La lecture active, venue remplacer la passivité d’avant. Je devais lire. Dès ce jour, et durant toute la suite de mon parcours gymnasial et universitaire, j’ai lu parce que je devais lire. Encore une fois, mon rapport à la lecture est indissociable de mon parcours personnel. J’ai commencé à travailler à l’âge de seize ans. Les week-ends et les vacances. J’ai eu accès à internet, aux séries, aux films en illimité, aux réseaux sociaux, j’ai eu mon premier copain ; mon temps libre était alors inversement proportionnel à ce que l’on me demandait de lire, et hormis les livres que l’on me disait de lire, je ne lisais pratiquement plus. La vie est enfin un peu plus belle, pourquoi lire ? La réalité ne me demandait plus de fuir.
J’ai réalisé ce manque de temps libre et cette baisse d’intérêt pour la lecture vers la fin de mes études gymnasiales, et cela m’a grandement attristée. Après une année passée à travailler et à voyager en Angleterre (ayant pour but de comprendre la langue dans laquelle la plupart de ce que j’avais lu était écrit) j’ai entrepris des études universitaires de français et d’anglais, avec l’espoir que j’aurais enfin le temps de pouvoir lire, puisque cela ferait partie intégrante de mon cursus. La réalité fut malheureusement toute autre ; la quantité de lectures demandées n’étant absolument pas compatible avec le taux de travail que j’effectuais parallèlement à mes études, je ne lus que le strict minimum (souvent des résumés et analyses trouvés en ligne), manquant cruellement de temps libre. Quand je trouvais miraculeusement quelque temps libre, je me sentais coupable de lire ce que je voulais lire, étant donné que je n’étais déjà pas capable de lire ce qu’on me demandait de lire. Parfois, rarement, intérêt et obligation allaient de pair, et j’ai donc lu Jacques le Fataliste (que mon père cite depuis mon enfance), Les Nouvelles asiatiques de Gobineau (par attrait pour l’Orient), des extraits de L’Essai sur l’inégalité des races du même auteur (ne comprenant pas comment un tel discours était possible), ainsi que Les Choses de Perec, l’année passée, (par intérêt pour sa critique du consumérisme alors déjà présente dans les années soixante).
À la fin de mon Bachelor, m’étant rendue compte qu’en quatre ans, je n’avais pratiquement rien lu en entier et que ma liste d’œuvres « à lire » ne faisait qu’augmenter, je décidai de me promettre de lire une œuvre durant l’été. Je n’eus que trois semaines de vacances, mais je pris grand soin d’emporter avec moi L’Insoutenable légèreté de l’être de Milan Kundera, suite aux multiples recommandations d’ami.e.s. « Kundera, il faut le lire vers vingt ans et le relire quelques années plus tard » me disait souvent l’un d’entre elleux. Soit. Ce fut une véritable claque, dépassant toutes mes attentes. Kundera m’a transpercée de toutes les manières possibles, me faisant redécouvrir la frustration de devoir refermer un livre pour aller dormir, me réjouissant du prochain moment où je pourrais m’évader dans les bras de Thomas ou Tereza et errer dans les rues pragoises. Je me revoyais dévorer Mort sur le Nil à douze ans. Cependant, dix ans après, mon expérience de lectrice fut (et est) totalement différente. J’ai été autant touchée par la beauté des phrases, par la singularité des termes employés, par les métaphores inattendues, par l’intertextualité, l’intermédialité ; les renvois à Beethoven ou Nietzche, que par l’intrigue ou la psychologie des personnages. Mon expérience de lecture s’avérait donc être plus complète qu’auparavant. Kundera m’a redonné espoir quant à l’envie et l’amour que je peux avoir pour la lecture, m’offrant une fuite à la fois similaire et à la fois complètement différente de celles précédemment vécues, car elle n’était plus recherchée et nécessaire, mais inattendue et toute fois bienvenue. La comptabilité entre l’intérêt personnel et les obligations universitaires (typiquement dans le cadre des études genres ou postcoloniales) semblent également augmenter avec le commencement de mes études en Master ; le choix des cours et des sujets abordés étant infiniment plus libre qu’en Bachelor, cela redonne également espoir quant à la possibilité de pouvoir lire tout en étant satisfaite. Plus vraiment pour fuir, mais pour m’évader temporairement, plus vraiment par obligation, mais par curiosité de voir comment, livre après livre, mon rapport à la lecture, au monde autour de moi évolue tout en me faisant évoluer.
Autobiographie n°11
Je suis devant ma bibliothèque, à essayer de me demander ce que je vais bien pouvoir écrire concernant cette autobiographie de lectrice. Devant moi, et à hauteur de moi, il y a La Curée de Zola, L’Éducation Sentimentale de Flaubert, Les Fleurs du Mal de Baudelaire, Polyeucte de Corneille, et Plupart du Temps, de Pierre Reverdy. Il y a aussi des manuels d’histoire littéraire, ainsi que Le Degré zéro de l’écriture de Barthes (que je n’ai pourtant jamais lu). Ces différents livres figurent dans ma bibliothèque comme au-dessus d’une cheminée : ce sont des trophées. Ou plutôt : des laissez-passer. Longtemps j’ai considéré que ma place en faculté des lettres était validée par la théorie, la critique et le canon littéraire qui trônaient, poussiéreux, sur mes étagères. De ces livres, pourtant, je n’ai pas grand-chose à dire. D’autres, auxquels je suis venue par les cours, m’ont pourtant absolument plu. Je ne sais néanmoins s’ils m’auraient autant marqué si je n’y avais pas retrouvé des éléments vus en cours, et qui constituaient le bagage analytique, l’orientation préalable du regard qui rendait ma lecture autorisée, mais aussi, stable et assurée. Parmi ceux-ci figurent Rosie Carpe de Marie NDiaye et La Télévision, de Jean-Philippe Toussaint, une sorte d’épopée de l’insignifiant.
Et, en bas, sur l’avant-dernière étagère, il y a les livres que j’ai un peu oubliés, et dont j’ai certainement un peu honte, pour les avoir disposés là où le regard ne se pose pas immédiatement, ils sont à hauteur de pied. Pourtant, c’est d’eux dont j’ai plutôt envie de parler, car ce sont eux qui thématisent mon parcours de lectrice, celui en parallèle de mes études. Il y a Hell de Lolita Pille, et son dernier livre, Élena et les Joueuses. J’aime son style, balancé et précis. Il y a presque tous les Amélie Nothomb, dont mon préféré reste Les Combustibles et qui pose la question du livre qui vaut plus que la chaleur que sa combustion pourrait générer, ainsi qu’Hygiène de l’Assassin, Biographie de la Faim et Mercure. Il y en d’autres : L’Ardent Royaume de Jacques Chessex, que je ne peux m’empêcher de lire trop rapidement, et auquel je suis obligée de revenir ; j’aime cette histoire. J’aime aussi celle de Françoise Sagan, Bonjour Tristesse. Ce livre, petit et léger, mais pas dénué de profondeur, j’aimerais m’y loger. D’autres, encore, qui me portent dans un univers fictionnel qui résonne lorsque je marche en ville : Nana de Zola, Lolita de Nabokov, Les Diaboliques de Jules Barbey d’Aurevilly, Les Piliers de la Terre de Ken Follett et Les Invités de Pierre Assouline. J’aime ce qui est foisonnant, je suis avide lorsque je lis, et un peu obsessionnelle. Ces livres me permettent de me désincarner et de me porter vers les pensées des autres, dans cette intimité à laquelle j’accède par la lecture.
Et puis, il y a les œuvres qui, dans un double mouvement entre soi et le livre, déstabilisent, celles qui ont jeté une lumière particulière sur une partie de moi que je découvrais, presque nyctalope. Il y a Le Loup des Steppes d’Herman Hesse, que j’ai lu au Gymnase et qui décrivait des impressions que je sentais affleurer, avec des mots qui sont depuis forgés en moi. Il y a Requin, de Bertrand Belin, un ovni dans ma bibliothèque. J’aime, dans ce livre, les considérations d’un homme en-train-de-mourir qui pourtant ne peut se concentrer sur sa mort imminente. Et Les Tropismes de Nathalie Sarraute, et La Nausée, de Sartre, et Mémoire de Fille, d’Annie Ernaux.
Finalement, à partir de cette bibliothèque physique, il s’agit pour moi d’atteindre ma bibliothèque mentale, celle qui forme la caisse de résonnance où s’entendent les mots des livres. Parce que c’est aussi ça, pour moi, la lecture : les mots m’orientent dans le monde. Et, alors que pendant un temps (le milieu de mon parcours universitaire) j’ai oublié que j’aimais lire, j’y reviens, doucement. Je continue d’y revenir, en faisant confiance à la déambulation du regard et en alignant un peu plus l’expérience de la lecture sur l’expérience de la musique. J’essaye d’envisager la lecture comme une activité organique, où le corps bouge avec la tête, où il n’est pas question que de compréhension sèche, mais où la lecture met en branle l’être entier, comme je lisais quand j’avais 13 ans.
Autobiographie n°12
Depuis l’enfance, j’ai toujours eu un rapport assez particulier avec les livres : en effet, j’accorde beaucoup d’importance au livre en tant qu’objet matériel ; j’aime les beaux livres, et je prends souvent du temps pour apprécier le grammage du papier, la qualité de reliure, la mise en page de la couverture ou encore l’élégance du titre. Je ne dirais pas que j’ai une relation de « fétichisme » avec l’objet que représente le livre, mais il est vrai qu’une fois annoté, je rechigne à le prêter, et d’autant plus à des personnes que je sais peu soigneuses. Par exemple, les coins pliés m’insupportent. Je peine également à ne pas en acheter, au point qu’un étage entier de ma bibliothèque est rempli par des œuvres « à lire », qui attendent toutes d’être choisies pour m’ouvrir leur monde.
Si ma première rencontre avec des livres s’est faite à l’école comme tout le monde, c’est grâce à ma maman que j’ai véritablement découvert le plaisir de lire. Aussi loin que je m’en souvienne, je l’ai toujours vue dévorer des pavés, le soir devant la télévision, en vacances, ou dans sa chambre avant de dormir. Les livres, ça a toujours été son truc… je crois que je sais de qui je tiens. C’est probablement par mimétisme que je suis tombé dans les mêmes petites habitudes ! C’est avec elle que j’ai découvert mes premiers romans, la littérature jeunesse, et surtout le fait que la lecture pouvait procurer du plaisir. Libérée de la contrainte scolaire, la lecture est devenue une activité à part entière pour moi. Les livres que j’associe le plus à cette période sont ceux de la saga Harry Potter. Je me souviens m’être précipité les acheter à la parution de chaque nouveau tome, et d’avoir mené une course avec l’un de mes amis de l’époque, pour savoir qui lirait le plus vite ce nouvel opus et saurait en premier ce qu’il arriverait à nos héros. À l’adolescence, j’ai découvert la fantasy avec un auteur britannique, David Gemmell. Manque de chance pour moi, ce dernier était mort à l’heure où je lisais ses textes, donc il était inutile d’attendre la sortie d’un nouveau volume une fois tous les autres lus. Je me suis tout de même plongé avec avidité dans ces romans que je lisais à toute vitesse, et dans lesquels je pouvais m’imaginer chevauchant en compagnie de mes héros dans ces mondes inventés.
Au gymnase, c’est ma professeure de français de l’époque qui m’a véritablement ouvert à la Littérature (avec un « L » majuscule, c’est-à-dire aux « grandes » œuvres, aux classiques), qui m’a initié à un monde dans lequel j’évolue encore aujourd’hui et qui a fait de moi un « littéraire ». C’est durant cette période que j’ai découvert la subtilité, la ruse et le génie que pouvaient manifester des textes tels que les Liaisons dangereuses, ou les Fables de la Fontaine. Grâce à elle, j’ai découvert beaucoup d’auteurs que je lis encore aujourd’hui, comme si elle m’avait ouvert une porte sur un monde infini qui ne demandait qu’à ce que je l’explore. Avec le recul, il est vrai que je dois beaucoup à cette enseignante, car c’est elle qui m’a donné envie d’étudier la littérature. Le livre qui m’a permis d’avoir « le déclic », même si je peine à dire pourquoi, fut Un roi sans divertissement de Jean Giono. Probablement parce qu’il était tout simplement là à un moment où j’en avais besoin. Ce livre m’a fasciné. Je suis tombé sous son charme dès la première lecture, et je crois l’être encore aujourd’hui. C’est aussi cette même personne qui m’a montré que je savais écrire, et que je pouvais le faire. Depuis, l’écriture ne m’a plus quitté.
Arrivé à l’université, j’ai découvert un degré encore supérieur de lecture : la lecture académique. La découverte de la richesse et des prouesses stylistiques de L’Éducation sentimentale, ou la complexité et l’ouverture de Jacques le fataliste me faisaient vite oublier le caractère contraint de mes lectures ; c’est en préparant l’examen d’histoire littéraire que j’ai découvert un autre pan de la littérature qui m’a beaucoup touché : les récits de voyage. Je me rappelle la lecture (quoique précipitée par l’arrivée imminente de l’examen et de mon départ sous les drapeaux) de L’Usage du monde, qui m’a séduit. Pour la première fois, en lisant, j’avais l’impression de voyager, de sentir l’odeur de melon à Belgrade, le froid saisissant de Tabriz ou encore la peur qu’a ressentie le voyageur face aux dangers qui le menaçaient. C’est comme si le livre m’avait arraché à ma vie lausannoise pour m’entraîner dans le périple de Bouvier.
Pendant mes dix-huit semaines de service militaire, je n’ai quasiment pas pu lire. J’ai ressenti une sensation étrange, comme si la lecture me manquait. Le froid, la neige, les ordres et la camaraderie avaient eu raison de mon refuge littéraire. Redécouvrir ces petits bonheurs une fois revenu à la vie civile a été très agréable pour moi, comme si je revoyais un vieil ami perdu de vue et dont je trouvais la compagnie rassurante.
En faisant ce travail rétrospectif, je me suis aperçu qu’au fur et à mesure de mes études, mon rapport à la lecture a changé. J’ai l’impression qu’à présent, j’ai presque de la peine à lire un texte sans l’analyser, à « apprécier » le texte pour ce qu’il est, à me laisser emmener par lui ; comme si, en gagnant en expertise, j’avais perdu l’accès à une lecture innocente, naïve (du moins en apparence). Bien sûr, cela a des avantages : je comprends mieux la valeur qu’on accorde à telle œuvre ou à tel auteur, même s’il m’arrive de ne pas être emballé par certains « classiques » (à ce titre, la lecture de La Peste de Camus reste inachevée à ce jour). En outre, ayant choisi de faire des études chronophages, je m’aperçois que je lis de moins un moins durant mon temps libre ; si j’ai toujours autant de plaisir en lisant, je ne prends hélas plus le temps de lire pour le plaisir. C’est pourquoi je prends à présent la décision d’entamer enfin la longue liste des livres que j’aimerais lire. Puis-je espérer tous les lire un jour ?
Autobiographie n°13
« On ne songe à rien, […] les heures passent. On se promène immobile dans des pays que l’on croit voir, et votre pensée, s’enlaçant à la fiction, se joue dans les détails ou poursuit le contour des aventures. Elle se mêle aux personnages ; il semble que c’est vous qui palpitez sous leurs costumes ». Léon à Emma, Madame Bovary, Gustave Flaubert.
En France, à l’âge de quatorze-ans, il est obligatoire d’effectuer un stage en milieu professionnel. M’y étant prise à la dernière minute, les places tant convoitées dans les librairies du centre-ville étaient prises et je décidais donc de postuler à la bibliothèque de mon village.
Une fois la convention de stage signée et trajet à vélo de cinq minutes effectué, me voilà stagiaire bibliothécaire, maniant le chiffon et le produit pour nettoyer les livres rendus.
Ayant remarqué que dans le dossier informatique des lecteurs figurait leur date d’inscription, je décidais par curiosité d’aller consulter le mien. Première cotisation : mars 1998. Ma mère m’avait inscrite à la bibliothèque municipale à l’âge d’un an. Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours vu ma mère lire et elle nous a toujours emmenés, mes frères et moi, choisir des livres dans les petits bacs à roulettes de la bibliothèque de notre village. Mes premiers emprunts étaient sans doute des albums et je me souviens des magnifiques illustrations de l’histoire d’une petite fille et d’un lamantin, ou encore des merveilles de l’Egypte, sujet de toute ma fascination entre mes cinq et neuf ans.
Mais rapidement j’ai voulu lire, comme ma mère et mes frères, des vrais livres : j’ai un souvenir très clair du premier livre que j’ai lu, l’histoire d’un petit garçon en voyage au Sénégal avec ses parents, qui se retrouve seul et il qui se lie d’amitié avec un autre garçon de son âge pour retrouver finalement les siens au terme d’un long périple.
Avoir « fini » un livre n’était pas pour moi une sensation agréable et je me tournais rapidement vers des séries de livres, de préférence longues et avec des tomes volumineux que l’on trouve dans la littérature fantastique. Harry Potter, Eragon, Ewilan, Les Chevaliers d’Emeraude ont été mes meilleurs amis d’enfance et d’adolescence. Finir une série de livres laisse toujours en moi un sentiment de désolation, de désœuvrement, la sensation d’avoir une vie bien ennuyeuse et bien trop banale.
Je pense que c’est en grande partie à cause, ou grâce à cette capacité d’immersion dans ces récits et d’identification à ces personnages que j’ai développé une si forte empathie envers autrui, presque pathologique. Présentez-moi une séquence filmée d’une trentaine de secondes mettant en scène un personnage qui se met à pleurer, vous pouvez être sûr que mes yeux se remplissent de larmes en une fraction de seconde. Pleurer à la fin d’un long film émouvant provoque en général des regards attendris et amusés, mais pleurer devant les émissions de télévision devant lesquelles personne ne pleure, parce que l’on est émue que Nadine ait trouvé la robe de sa vie, ou que Christine ait réussi à finir son shopping dans les temps est souvent gênant. Ressentir les émotions d’autrui avec autant d’intensité est directement lié, je pense, à mon identité de lectrice.
Mais cela peut aussi être dévastateur si le personnage à qui l’on s’identifie dans le roman/ suite de romans meurt. Une série de livres de science-fiction parue récemment a eu un effet traumatique pour moi : l’héroïne meurt en effet à la fin et ce choix littéraire m’a fait vivre un véritable deuil et une dissolution, à la fois comme si j’étais morte moi-même, ou que j’avais perdu mon alter ego. Une nuit blanche à pleurer cette mort et de vaines tentatives pour essayer de me débarrasser de ces maudits livres me font dorénavant préciser aux libraires, quand je suis à la recherche d’une série de livres fantastiques à découvrir, que je souhaite que le personnage ne MEURT PAS à la fin, car il en va de ma santé mentale.
Cette capacité d’identification m’amène également à éprouver des sentiments contradictoires envers des personnages « détestables » ; ainsi, lors de ma première lecture de Madame Bovary (effectuée à titre personnel avant de savoir que le roman serait au programme du bac l’année d’après), je me retrouvais en elle, vivant une vie trépidante au travers des lectures qui comblent l’ennui d’une vie trop monotone. Puis l’étude approfondie du personnage en cours de français au lycée me la fit cordialement détester. Il me semble qu’à chacune de mes nombreuses relectures du roman j’apprécie de façon différente le personnage, me faisant ressentir à son égard les sentiments que l’on éprouverait pour une sœur, tantôt insupportable, tantôt attendrissante. Cette lecture, qui n’est pourtant pas ma préférée ni la plus amusante de mon parcours de lectrice, est la plus obsédante et m’accompagne dans toutes mes réflexions personnelles ou académiques.
Bien que j’en aie souvent critiqué le fonctionnement, j’ai adoré mes années en classe littéraire au lycée, ayant toujours eu la chance d’avoir des professeurs de français absolument passionnants et stimulants. Je dois toutefois admettre que j’ai eu beaucoup plus de plaisir à travailler les œuvres en classe, les analyser et en faire des commentaires composés qu’à les lire. Je n’ai jamais su si cela était à cause du choix des œuvres en elles-mêmes, plus intéressantes pour une adolescente d’un point de vue historique et sociologique, ou bien si c’était à cause de l’effet de contrainte et d’obligation de les lire à titre scolaire et non pour un plaisir personnel. Comment expliquer que j’ai beaucoup apprécié Madame Bovary lorsque je l’ai lu à titre personnel et je que l’ai ensuite trouvé infiniment long et ennuyeux lorsqu’il a fallu le relire pour préparer l’examen du baccalauréat ? Je peine souvent à lire des œuvres – même petites- dans le cadre scolaire et universitaire, alors même que lire une décalogie de romans de plus de six-cent pages chacun provoque en moi excitation et enthousiasme. D’où mon dilemme actuel : effectuer mon mémoire de fin de master sur les œuvres de fantasy que j’apprécie tant ne gâchera-t-il pas le plaisir que j’éprouve à les lire ? Faut-il continuer à cloisonner les objets d’études et les objets de plaisir ?
Je définirai donc la lectrice que je suis comme passionnée (mais quel lecteur ne l’est pas ?), parfois découragé et réticente lorsque lire devient une contrainte, mais surtout et avant tout sensible (sûrement trop), recherchant dans la lecture des aventures à vivre, des sentiments à éprouver et des figures à aimer, détester, pleurer.
Autobiographie n°14
Et si la littérature était une cathédrale ? Imaginez-la, quelques instants… « Que la comparaison est lourde ! me direz-vous ; cet écrit me tombe des mains ». Et je vous rétorquerai qu’alourdie d’une histoire littéraire, criblée de duretés et de luxures, la comparaison s’avère pourtant pertinente.
C’est hors de toute vie sociale, généralement corollaire à une scolarisation normale, que les premières pierres de l’édifice littéraire furent posées en moi. Ayant volontairement abandonné les bancs d’une école privée, je lisais, alors seul, des ouvrages classiques, choisis au hasard dans un corpus circonscrit, avec l’espoir d’acquérir une maturité fédérale, par mes propres moyens. Parmi ces livres, se trouvait Le Dernier jour d’un condamné de Victor Hugo – dont le titre me rappelait ma condition de sans-diplôme. J’avais dix-huit ans et cette œuvre fut ma première véritable lecture. Avant, lire s’imposait à moi comme une compétence de survie, à peine maitrisée ; elle ne me servait qu’à sournoisement et médiocrement prétendre avoir consommé un texte du début à la fin, afin d’avoisiner la moyenne nécessaire à une réussite scolaire. Face à soi-même, le subterfuge perdit toute magie et je dus lire avec sérieux.
La solitude et la mélancolie, qui me frappaient si rudement, ne se gênaient pas pour apparaître à l’heure qui leur seyaient. Déjà trop ami de celles-ci, j’organisais mes journées pour ne point les croiser. La musique les tenait à l’écart. Elle rythmait alors ma vie et, en ce temps, je mettais tout mon cœur à battre la mesure. Les mains et l’esprit coopéraient, afin de « réorganiser le chaos », comme disent les gens sérieux, qui arpentent les couloirs, dallés d’un marbre immaculé, des conservatoires. Exerçant le piano et la guitare, je choisis, par coquetterie, de travailler la voix. Le caprice, aux relents aristocratiques, m’amena à interpréter le rôle de Fœbus – la comédie musicale Notre-Dame de Paris servait de premier essai, mêlant jeu d’acteur et interprétation lyrique, sans atteindre l’exigence des airs d’opéra. Si adapté à l’orgueil des ténors, le tempérament du chevalier, violateur à l’armure rutilante, ne me touchait guère, il me dégoutait. À l’inverse, Frollo, si misérable avec ses lamentations de mystique, éveillait en moi de la pitié. Ses turpitudes résonnaient parmi mes pensées, profitant sûrement de quelques béances affectives pour s’amplifier. J’aurais tant préféré chanter la fatigue de celui que l’on « empêche de regarder vers le ciel », mais ma tessiture me condamna aux bassesses des voix masculines aiguës, qui cherchent ce qui leur manquent : « sous […] les jupons aux couleurs de l’arc-en-ciel ». La foi de l’archidiacre ne m’intéressait pas, seul comptaient ses idées de rêveur. Comment pouvait-on ainsi entraver une personne dans ses convictions ? Je m’offris le livre Notre-Dame de Paris, dans l’espoir d’y trouver une réponse, mais aussi, dans l’éventualité d’un examen sur Le Dernier jour du condamné, de fanfaronner grâce à une lecture supplémentaire.
Ma lecture de Notre-Dame souffrit de si nombreuses inattentions. Inculte à l’histoire de France, je ne saisis point l’importance du monument – qui surgissait pour moi de l’imagination d’Hugo – ; impressionnable, j’accordais une créance aveugle aux personnages, pourtant creux, progressant comme articulés, tels des pantins, par un démiurge surpuissant, dans un monde parfaitement prédéfini ; naïf, je ne réalisais pas même l’ampleur du labeur nécessaire à un tel ouvrage. Un trait me heurta néanmoins, c’était le discours de Frollo, frénétiquement tenu à Esméralda. Venu la sauver, l’ecclésiastique s’apprêtait à tout abandonner, à délaisser sa foi et son rang pour elle – elle qui n’avait d’yeux que pour Fœbus et qui, en réponse à l’amour du prêtre, appelait le chevalier. Cette lecture, trop romantique peut-être, négligeait la folie possessive d’un homme, ayant refoulé sa vie entière, mais elle nourrissait un timide espoir, encore inconscient, d’échapper à la fatuité et à l’insensibilité qui pullule dans le réel.
Une fois la dernière lettre lue, le gros volume refermé, une insatiable faim crispait mon esprit. Après avoir survécu à un tel « pavé », l’on pouvait tout lire. Je me mis alors à dévorer ce qui me passait sous la main. Ce fut Balzac, puis Maupassant, qui m’occupèrent un temps, cédant ensuite leur place au gigantesque Zola, dont les poignes puissantes apposèrent le sceau de sa syntaxe.
Un tel goût, rêveur et littéraire, contredisait mon premier choix d’étudier le droit, assurément pragmatique ; c’est pourquoi, mon diplôme obtenu, attendu dans un amphithéâtre rempli de futurs juristes, cruellement indifférents au monde, je préférai m’inviter à un enseignement de Lettres, persuadé d’y trouver l’écho de mes aspirations. Bercé d’espoir, je signais le document attestant mon changement de Faculté, souscrivant ainsi aux idées que je me faisais de la littérature. Puis, devenu lettreux, j’entendais pléthore de concepts, sans pourtant les écouter, car ne les comprenant guère – ils étaient si étrangers à ma conception intime de la littérature. Le siècle de Louis XIV rayonnait sur tous les autres, alors qu’il n’avait qu’imité, sans doute avec sérieux ; le moi était haïssable et la doxa se plaisait pourtant à idolâtrer Marcel ; un air soupçonneux dessinait les visages savants qui s’attaquaient aux lectures naïves, sans pointer les sophismes mondains, sans questionner la clarté française, fantasme d’une pensée soumise aux lueurs d’avant les lumières. Que de bijoux littéraires polis, sur mesure, n’attendant plus qu’à rehausser les innocences obscurantistes. Je ne supportais point la littérature en ces lieux décrite. Il fallait soit se taire et croire, soit laisser l’esprit se persuader que les choses étaient ainsi, mais, surtout, ne pas ouvrir son cœur à une institution obnubilée par la luxure. À chaque regard porté sur elle, unique garante de la littérature, matrone du savoir poétique, une tache livide s’imprimait sur ma vision.
Je choisis donc de me taire, mais je me tus à la tâche, acceptant tout impératif : affairé à l’exégèse des textes, je les glosais et rédigeais des commentaires, que je psalmodiais ensuite lors de séminaires. Hors de ces moments de culte, il ne fallait heureusement que peu parler, car l’air solennel, encensé de sérieux, adoucissait les humeurs et seuls quelques téméraires, dont la verve excitée à l’idée de briller, se risquaient à dévoiler leurs pensées. Quand une voix tremblante se soumettait alors à l’exercice, ne me reconnaissant pas dans ce que j’entendais, je profitais de regarder vers le ciel.
Ce fut toujours les mêmes affronts à ma littérature et les charges portées à cet imaginaire encourageaient mes rêveries. « Suis-je atteint de bovarysme ? me demandai-je de plus en plus. Il est fort probable que ce soit le cas, mais duquel ? Suis-je Emma ou Charles – quoi que l’on en dise, les deux portent ce nom. Il me semble que ce soit les deux : aussi bien illusionné par mes idées que travailleur et impuissant face aux fantaisies de celle avec qui j’étais lié par une signature. »
La relation était contractée et je tentais chaque jour de l’honorer. L’on me soumit les plus beaux ouvrages de la littérature française, me vanta les finesses du style propre aux génies, clair et concis, et profita de rehausser mon jugement d’une batterie de canons théoriques, prêts à pointer toute croyance candide. Nombreuses furent les pierres ainsi posées en moi, ajoutée à une charpente fragile, perdue sur l’étendue d’un brillant savoir. Mes pairs, honteux de ma nature simple, ne voulaient que raviver mon esprit ; ils m’étouffèrent cependant sous leur luxure. Entré dans une demeure étrange, bloqué en des enceintes de renom, je me sentis telle une tortue dont la carapace, ce ciboire faisant office de bouclier, fut sertie des plus beaux joyaux de la littérature française. Le poids put m’étouffer, si je n’avais pas muselé la surgie de mes rêveries et de ma décadence.
Tempus edax, homo edacior[1] écrivait Hugo, dans Notre-Dame, en parlant des mutilations infligées à la cathédrale. J’ose ici prétendre que toute personne est un édifice, spirituel et singulier, dont la grandeur potentielle impose le respect. Il se trouve, sous chaque toiture, une nef capable d’accueillir quantité de noms, venus d’eux-mêmes s’asseoir avec lenteur, d’un pas discret. Que l’on ne s’étonne pas si la charpente cède, lorsque tout un chacun y entrepose ce qu’il croit bon. La littérature n’intéresse plus, nous crie-t-on, et les quelques puristes larmoient en considérant la flèche, étendue sur le sol. Dédiez-lui un requiem, sanctifiez son nom, si cela vous semble nécessaire, mais acceptez qu’il existe d’autres Dames. Nous vivons un âge des cathédrales et, comme il n’existe pas la femme, mais les femmes, nous devrions chérir davantage les singularités. Sans ce souci, la littérature demeura seule, laissant champ libre aux pragmatiques, assoiffés de concrets sonnants et trébuchants. Le monde ne peut s’élever de concret, il lui faut une lueur, sortie d’ailleurs. Les belles cités ne sont pas celles que l’on admire de loin ; ce sont celles que l’on visite, composées de mille monuments somptueux, tous différents les uns des autres, si lentement bâtis. La vie intérieure exige ce travail minutieux, qui ne s’orchestre que de l’intérieur même. Par la lecture, s’esquissent tels vitraux, représentant tels épisodes, qui guideront l’artisan à travers les jours. Seule cette réforme de l’esprit, animée en chacun, en tant qu’édifice, pourra réifier l’idéal et supplanter les tangibles fatuités.
En attendant, je vois chaque jour des chevaliers brillants, promener leurs profils zélés, le long des couloirs au dallage précieux, dans lesquels les souvenirs d’amis perdus me hantent. Certaines âmes valeureuses dorment maintenant, dans les catacombes de l’oubli, enlaçant le cadavre de celle qu’elles avaient voulu connaître et qui ne daigna point le voir ; d’autres, s’assoupissent sur un banc, éreintées par les exigences qu’incombe leur engagement.
[1] Victor Hugo, Notre-Dame de Paris, Livre troisième, chap. 1er : « Le temps est rongeur et plus rongeur l’homme »
Autobiographie n°15
Etant arrivée en Suisse à l’âge de quatre ans sans savoir parler un mot de français, j’ai tout d’abord eu de la peine à m’y adapter. Je passais mon temps à dire aux gens d’apprendre le malgache afin que je puisse les comprendre. J’ai fini par me faire une raison et ai eu un déclic. J’ai appris rapidement le français à l’école, en le parlant avec mes camarades et les enseignants. Il a tout d’abord commencé par avoir un côté solennel. Le français était la « vraie langue », utilisée à l’école, au magasin, avec la plupart des adultes, tandis que le malgache était celle des sentiments, de la famille. La découverte des livres pour enfants, abondants en français et inexistants (ou très rares) en malgache, a complètement changé ma façon de voir cette langue. Ma mère a appris le français en me lisant des livres et le français s’est progressivement installé à la maison également. Même entre nous, nous avons commencé à remplacer le malgache par le français.
J’ai commencé la lecture à 4 ans en faisant semblant de lire. Mon père m’avait appris par cœur les premières phrases d’un livre imagé qui nous avait été distribué à l’école. Je me souviens l’avoir récité à haute voix, en montrant du doigt les mots uns par uns. « Jérémie la souris vit dans un trou sous le plancher… » déclamai-je, tandis que ma grand-mère s’extasiait devant le génie de la lecture que je prétendais être.
J’ai peu après réellement appris à lire et c’est par la lecture que le français est devenu ma première langue. Je suis rapidement devenue férue de lecture. En primaire, mon père m’emmenait une fois par semaine la bibliothèque communale, où j’avais interdiction de prendre trop de bandes-dessinées car leur lecture ne m’occupait pas pour une semaine entière. Je dévorais les livres de toutes catégories, que ce soit des romans, des encyclopédies pour enfants, des contes, des poèmes, etc.
Sur recommandation du bibliothécaire, j’ai emprunté le premier roman qui m’a marqué : Quatre Sœurs : Enid de Malika Ferdjoukh, auteure française. Ce roman, à travers les yeux d’Enid, 9 ans, narre la vie des cinq sœurs Verdelaine (comme ne le laisse pas présager son titre) suite à la mort de leurs parents. Une sorte de Désastreuses Aventures des orphelins Baudelaire, le fantastique en moins. J’ai lu le premier tome à 10 ans et avais l’impression, moi, fille unique, d’être la sixième sœur. La lecture de ce livre m’a fait me sentier entourée et comprise. Ferdjoukh a ensuite écrit la suite d’Enid, en trois autres tomes, nommés après les filles Verdelaine. Ces livres m’ont accompagnée jusqu’à mes seize ans, année durant laquelle j’ai lu le dernier, Quatre Sœurs : Geneviève, qui est narré par Geneviève, 16 ans. J’ai pour ainsi dire grandi avec les sœurs Verdelaine. Malika Ferdjoukh a donc rythmé ma préadolescence et mon adolescence grâce à son écriture et ses héroïnes auxquelles je rêvais de ressembler. La lecture était un réconfort durant mon enfance.
Vers l’adolescence, en déménageant en Allemagne et en fréquentant une école allemande, j’ai découvert, ou plutôt ai été forcée à découvrir, la lecture en allemand. J’ai tout d’abord été obligée à lire tous mes livres en allemand pour apprendre plus vite cette langue et m’intégrer à l’école. Cela a été quelque peu frustrant au début, car j’ai dû recommencer la lecture en tant que novice. Mais, une fois la langue apprise et maitrisée, cela m’a permis de découvrir des auteurs que je n’aurais probablement jamais lus traduits en français. L’exemple le plus frappant est le roman d’Uwe Timm, Die Entdeckung der Currywust, livre traitant de la Seconde Guerre Mondiale et de la découverte de la recette de la saucisse au curry. Il est presque impossible de faire un livre qui soit plus allemand.
J’ai ensuite appris l’anglais en lisant des livres pour adolescents encore non traduits. L’anglais est une langue que je maitrise parfaitement à l’écrit mais un peu moins bien à l’oral, car je passe nettement plus de temps, maintenant encore, à lire et écrire en anglais qu’à le parler.
C’est ensuite lors de mes études en littératures française, anglaise et allemande que je lis les classiques : Voltaire, Balzac, Racine, Molière, Shakespeare, les sœurs Brontë, Kafka, Goethe, etc. Je découvre là tout un monde, monde dont la lecture est approfondie par des critiques. Après mon Bachelor, j’ai fait un stage d’une année dans le domaine de la traduction. Avec mes collègues, nous avons organisé un genre de club de lecture de traductions : nous lisions une fois par mois un livre traduit en français dont au moins un de nous a lu la version originale et en parlions durant les pauses de midi. Pour la première fois, et un peu naïvement, je découvre qu’il n’est pas si « négatif » de lire la version traduite d’un livre, puisqu’il y a tout un art et un énorme travail effectué derrière. Je m’intéresse grâce à ce club de lecture officieux à la poésie ainsi qu’à sa traduction, qui est un art à part entière. Cependant, la poésie écrite directement en français reste toujours ma préférée et Eluard et son recueil Capitale de la douleur restent rois à mes yeux.
Mes études, et surtout les différents cours de littérature anglaise que j’ai suivi, m’ont permis de décoloniser ma lecture. Cela a commencé notamment par la lecture de Orientalism d’Edward Saïd, lors d’un cours sur la littérature américaine, qui m’a fait réaliser mon point de vue très euro centrée de la lecture. À partir de là, j’ai essayé — et essaie toujours — de déconstruire au maximum ma lecture et de m’intéresser à des auteurs plus variés, traduits à partir de langues différentes et traitant de sujets qui ne relèvent pas uniquement de mon expérience en tant que personne ayant grandi en Europe.
Mes études m’ont également permis d’explorer plus en profondeur la littérature française médiévale, qui, à mon sens, est assez peu mise en avant en dehors du cadre universitaire. De fil en aiguille, je m’intéresse également dans mes lectures privées à ce monde très codifié, mais qui arrive toujours à me surprendre à chaque lecture, de par sa diversité. C’est donc tout naturellement que je me suis intéressée à la légende du Roi Arthur et à la quête du Graal. Je tombe ensuite par hasard, dans une brocante, sur un livre qui m’interpelle : L’Enchanteur, écrit par René Barjavel. Des romans que j’ai lu pour le plaisir, il est celui qui m’a le plus marqué. Le mot qui me vient à l’esprit pour le décrire est légèreté : la construction de l’histoire est fluide, tout comme la narration. Le livre se lit très facilement mais reste pourtant complexe et beau. À chaque lecture, je remarque de nouveaux détails qui m’ont échappé lors de la précédente lecture et en suis émerveillée.
Suite à la lecture de ce roman, j’ai commencé à tenir un carnet dans lequel je note tous les livres et auteurs qui m’ont frappée, à quel sentiment ou musique j’associe tel ou tel livre, ainsi que les phrases ou paragraphes que j’ai trouvés intéressants. J’aime relire ce carnet qui est une sorte d’album souvenir de ce qui m’a procuré un plaisir ou un questionnement durant une lecture.
Il m’arrive également de relire plusieurs fois les livres qui m’ont marquée, à une condition : que je les relise au même moment de l’année. Les livres que j’avais lu pour la première fois en été se doivent d’être relus en été, les livres découverts en vacances en vacances, et ainsi de suite. Ainsi, les Quatre Sœurs, dont je parlais plus haut, doivent être relus en été, si possible lors d’un séjour dans la maison de mes parents. L’Enchanteur, quant à lui, doit être relu au printemps, qui est un thème omniprésent dans le roman.
Je pense être une lectrice relativement plurilingue, mais malgré les différentes langues dans lesquelles j’ai pu évoluer, lire et écrire, le français reste ma préférée pour la lecture personnelle.
L’allemand est la langue que j’utilise pour des raisons de praticité, c’est-à-dire que je l’utilise principalement pour parler avec des amis qui ne maitrisent pas le français. L’anglais est, pour moi, la langue de l’information, de la science, de l’actualité. Le français est, à mon sens, la langue la plus douce et reste ma favorite. C’est la langue de la lecture pour le plaisir !
Autobiographie n°16
Un mélange d’empirisme et de croyance à l’astrologie avait convaincu ma mère de la vocation future de ses deux dernières filles. La cadette sera écrivaine, l’autre chanteuse. Répercussion de sa conviction sur moi, qui excluait par conséquent tout effort de ma part, ou perplexité face aux caractères symboliques des mots, il m’a fallu plus de temps que mes camardes de classe pour apprendre à lire. Des deux groupes de lecture, on m’avait placé dans le niveau inférieur. Je redoutais toujours le moment où la maîtresse me demanderait de lire à voix haute, surtout pour la réaction que cela suscitait chez elle, comme si elle ne parvenait à saisir mon incapacité autrement que comme de la provocation : une élève avec une telle aisance dans l’apprentissage ne peut buter autant dans celui de la lecture.
Un souvenir en particulier demeure assez vif : une évaluation portant sur la compréhension de texte où une réserve de mots servait à compléter des phrases, en leur début, milieu ou fin. Ne comprenant le sens de celles-ci, la répartition des mots dans les phrases était effectuée aléatoirement. Indignée et inquiète de l’absurdité de mes réponses, la maîtresse avait convoqué ma mère. J’appréhendai beaucoup le souper familial qui suivait cet entretien. C’était le moment de la journée où nos actions étaient commentées, évaluées, félicitées, condamnées ou tout bêtement ignorées. Plusieurs scénarios, qui me faisaient rougir de honte, anticipaient la manière dont ma mère raconterait cet épisode à mon père et ma sœur aînée. Dans aucun de ceux-ci je ne m’étais approché de la réalité : avec un amusement contagieux, elle identifia dans mes étourderies une sensibilité poétique, que ma maîtresse, pour laquelle elle avait par ailleurs peu d’estime, se révélait incapable de percevoir.
Grâce à Gafi le fantôme, son rhume et ses histoires amusantes, j’ai fini par combler mes lacunes. Durant la période qui a suivi, je lisais beaucoup. Les numéros de la collection J’aime lire principalement, avec une affection particulière pour Les cent mensonges de Vincent que je ne cessais de relire. Je passais plusieurs heures d’affilées à lire (sur un lit, par terre, dans un canapé, avec ou sans musique dans les oreilles), impatiente de connaître la fin de nouvelles histoires ou d’anticiper sur la suite de celles que je connaissais déjà.
Pendant des vacances, d’été probablement, mon père nous avait imposé à ma sœur et moi de prendre une demie heure le matin avant de se lever pour lire. Si ma soeur n’a jamais respecté cette contrainte, je m’y soumettais avec joie.
Mon intérêt pour la lecture s’est intensifié lors de mes 9–10 ans. Ma mère avait décidé de nous emmener une année chez notre grand-mère à l’étranger, où une enseignante venait à la maison deux fois deux heures par semaine. Le temps libre dont nous disposions était en partie occupé, aux amis et aux jeux en plein air. Mais le matin, tandis que ces derniers étaient à l’école et que tout le monde dormait dans la demeure, je m’enfermais dans des univers fictifs, dans l’immense jardin qui entourait la maison ou dans un des salons toujours inoccupé. Ce n’est qu’avec le réveil de ma soeur, quand je ne la fuyais pas, que nous assistions à la télévision. Hormis les Harry Potter, je n’ai plus de souvenir de mes lectures de cette période, ni même si elles étaient en français.
J’ai toujours lu avec plaisir et curiosité les oeuvres qui nous étaient imposées en classe. Le reste du temps, au lieu de demander à mes parents des livres en particulier, je piochais dans la bibliothèque de mon père, jusqu’à mes quatorze ans, âge où j’ai commencé à m’intéresser, par la fréquentation de personnes plus âgées et rebelles, à la politique – de manière idéologique plus qu’historique. Je me plongeai alors dans la lecture d’Huxley, Orwell, Gandhi, Kundera, de contes communistes… Mon père finit par m’offrir Les Politiques d’Aristote dont je n’y compris rien, évidemment. L’importance que j’accordais à ma formation personnelle a peut-être, dès lors, orienté mon rapport à la littérature : la motivation à l’origine de la lecture avait changé. La littérature était devenue un objet de savoir d’abord, sans que le plaisir ne me soit aucunement ôté, dont le choix d’un genre de littérature plutôt qu’un autre façonnait un type social. Il fallait aimer les classiques, ignorer la littérature contemporaine, mépriser ceux qui n’aimaient pas lire, ne pas trop s’éloigner de la littérature française, russe, allemande, américaine… Le canon littéraire conditionna ainsi les œuvres que je m’autorisais à lire durant mes loisirs. Le temps consacré à cette occupation diminua, certainement pour cette raison, mais aussi par un intérêt pour d’autres arts et une diversification des activités. Actuellement, mes moments de lecture, en dehors de ma formation et aussi brefs soient-ils, sont consacrés à des œuvres sélectionnées par curiosité ou intérêt personnel, issues en l’occurrence de la littérature brésilienne, avec notamment Jorge Amado, Clarice Lispector, Lima Barreto, Machado de Assis.
Autobiographie n°17
« Si tu t’ennuies, prends un livre. » Cette phrase est le leitmotiv de mon enfance : ce n’était pas difficile d’en trouver dans la grande maison de campagne isolée d’où la télévision était bannie. Les bibliothèques de mes parents, éclectiques, imposantes, immenses du haut de mes cinq ans, avec des volumes sur deux rangées, sont bardées d’éditions poches jaunies dans lesquelles soit mon père – écriture serrée, patte de mouches salement griffonnées – soit ma mère – écriture crispée et précise, nette, passages soulignés à la règle – ont consigné leurs pensées de l’époque (maintenant, ils lisent beaucoup moins, « on a trop de travail. ») J’apprends à lire avec eux, avant même de commencer l’école, fascinée par les syllabes et les sons, voulant déjà comprendre pourquoi et comment ça fonctionne. Les mots sont pour moi des curiosités en soi ; lire, au début, consiste en une pratique de collection de nouveaux mots qui me fascinent – des mirabilia lexicales. Je me souviens de mon premier livre : La grenouille à grande bouche et les albums de Claude Ponti, très visuels. Dès que je maîtrise la lecture, je commence à vivre un livre à la main. Je lis tous les Club des Cinq et Fantômette, Bibliothèque rose et verte, des séries pour enfants mais aussi tout le reste : journaux, bandes dessinées de mon père qui sont pourtant proscrites, les livres qui traînent au salon. Je commence aussi à écrire des histoires : lire et écrire iront de pair ensuite.
Commence alors la période des grands cycles : je fais partie de la génération Harry Potter. Je lis chaque tome plusieurs fois, je les connais par cœur. Je lis tout le temps : en marchant, à l’école (le live calé sous la table, derrière les cahiers pendant les cours qui ne m’intéressent pas), en rentrant, en vacances au fin fond du désert namibien, à table. J’enchaîne : Eragon, Le Seigneur des Anneaux, Terry Pratchett, Le Pacte des marchombres, À la croisée des mondes, et Twilight aussi. Je suis fascinée par la grosseur des volumes, plus le nombre de page est élevé plus cela m’attire : je ne lis pas, je dévore. Mes yeux balaient la page, et j’avance vite. Pour cette raison, à la fin d’un texte, je suis comme hors d’haleine et prête à le relire, calmement, pour affiner ma lecture. C’est mon monde : dans ces univers de fiction, je comprends tout et je maîtrise tout – la vraie vie est chaotique et la lecture un refuge. Seule mon empathie pour un personnage peut me faire m’arrêter : j’interromps parfois ma lecture pendant des jours lorsque je pressens la tristesse que je vais ressentir à la mort d’un personnage ou à la fin tragique d’une histoire d’amour. Je lis de préférence sur mon lit, et j’invente des stratagèmes pour éviter les crampes ou que le livre s’effondre sur mon visage. Ma seule règle est la linéarité : impossible de lire de manière non-linéaire, de rater une page, de sauter une trop longue description, d’abandonner totalement un livre en cours de route – je me donne comme devoir de finir (Dostoïevski est le seul auteur qui me fait abandonner la lecture ; je finis Anna Karénine, en souffrant.) Parfois, je vais voir à la fin pour savoir si je dois me réjouir ou pleurer, mais je me sens toujours coupable. Ces lectures nourrissent une pratique d’écriture : je lis pour apprendre comment l’auteur fait.
Un tournant s’opère ensuite, que je peux dater précisément grâce à un mail envoyé à un professeur de français qui a beaucoup marqué mon éducation, le 30 décembre 2011 (j’ai treize ans.)
Hier, je suis allée chez Payot chercher la cargaison de livre [sic] dont j’ai besoin en deux semaines. Je suis allée directement au rayon ados et c’est avec désarroi que j’ai constaté la morne platitude des intrigues proposées. Comme j’en ai vraiment marre de lire des histoires mal conçues d’anges, de vampires, de loups-garous et autres créatures moyennement originales, je me suis dit que j’allais traîner dès maintenant au rayon classique de Payot, pour parfaire ma culture littéraire avec des choses vraiment intéressantes, ou du moins, des œuvres qui me donneraient du fil à retordre. Évidemment, j’ai vite déchanté parce que moi qui n’y connaît [sic] rien, je ne saurai [sic] choisir entre Dumas, Hugo, Camus, Proust, Ramu [sic] etc.
J’ai déjà conscience que ce que je lis n’est pas ce qu’il faut lire pour avoir de la culture littéraire, et je veux combler ce que je perçois déjà comme manque. De plus, je m’ennuie : lire pour l’intrigue est devenu trop facile, je désire lire pour autre chose, la langue. Cet enseignant répondra à ce naïf (ou touchant) appel à l’aide et participera à ce qu’on pourrait appeler mon éducation littéraire, à la fois parallèle et dissidente à celle de l’école. Je vis cette entrée dans les textes littéraires sous un mode particulier et sacré, celui de l’initiation ; tout un rapport à la Littérature, construit comme une Idée platonicienne, s’établit dans ma tête sur le mode d’une religion, absolue et imposante.
D’abord, la littérature anglophone, Sur la route de Kerouac, et tous ses autres textes ; les sœurs Brontë, Poe qui amorce mon glissement sur Baudelaire et la littérature française. Entre mes treize et seize ans, je m’attelle à ma carrière personnelle de « classiques » de langue française, dans une logique de série ; lorsque je découvre un auteur, je lis le plus possible de ses textes. Par conséquent, je suis souvent déçue par les choix de mes enseignant·e·s de français successif·ve·s car j’ai souvent déjà lu le classique en question. Je découvre en classe tout de même L’Étranger de Camus, Les Confessions de Rousseau, Tristan et Iseut, Le Chevalier à la Charrette et l’amour courtois, Maupassant aussi. À côté des cours, je m’enfonce dans Les Liaisons dangereuses, La Religieuse, puis aussi Rimbaud et Les Fleurs du mal. Je ne comprends rien à Candide. Je suis tributaire des conseils de cet enseignant, qui continuent à m’accompagner de longues années : je lis Ponge, Proust (les deux premiers tomes de la Recherche), Madame Bovary puis Salammbô. Je lis À Rebours, parce qu’on me dit que c’est illisible. Je suis attirée par la difficulté et je trouve du plaisir à une lecture fine, « l’analyse de texte » (qui m’a toujours paru être un syntagme extrêmement sec pour décrire mon expérience de lecture personnelle et intime) est aisée pour moi ; elle me permet de systématiser ma sensibilité originaire et presque « naturelle » à la phrase et au mot. Concrètement, j’ai du plaisir à voir les petites éditions poche neuves et blanches s’aligner dans ma bibliothèque personnelle. Je chéris quelques volumes Pléiade que l’on m’a offert. Tout ceci est une part cruciale de mon identité : je lis (et je lis de la bonne littérature) donc j’existe (et je me distingue de vous, pauvres moutons de quinze ans). Mon goût pour la lecture témoigne d’un grand mépris pour mes pairs, et pour les textes qui ne rentreraient pas dans le Canon. J’ai l’impression de devoir lire ces classiques, de bout en bout, religieusement et parfois sans comprendre leurs enjeux, juste pour pouvoir « avancer ».
J’entre ensuite dans la phase proprement mystique de ma vie de lectrice. Cette étonnante culture littéraire (pour une fille de « seulement quinze ans », voilà ce que j’entends beaucoup) est enfin reconnue par mes pairs dans le nouveau cercle d’amis que je me fais à cette époque, grâce à un prix littéraire que je gagne pour l’écriture de nouvelles ; parler de littérature devient synonyme de lien, une grille de lecture pour analyser et comprendre la vie à plusieurs, décrypter les situations sociales (qui, on l’aura compris à ma passion pour la lecture, n’étaient pas mon fort jusque-là). Lire a toujours eu un rôle crucial pour la construction de mon identité : dans mon début d’adolescence, je lisais pour emmagasiner le plus d’expériences possibles, pour combler virtuellement le décalage que je ressentais entre ma vision du monde complexe, mes désirs et mes ambitions et ce que j’avais le droit de faire et d’expérimenter. Je réalise ensuite que bien parler d’un livre peut devenir un moyen de séduire, de se faire des amis, de construire des histoires dans la vraie vie. Les limites entre ma vie et la fiction m’ont toujours paru floues, et elles s’amenuisent encore : je consigne mes impressions de lecture à côté des événements de ma vie personnelle, dans mon journal intime. Mes relations personnelles prennent par capillarité les contours de mes lectures. Parce que j’ai beaucoup lu (trop lu ?), j’ai comme expérimenté virtuellement beaucoup de choses de manière anachronique, mais que je n’ai jamais encore vécues, jamais encore éprouvées : je les guette et je les scénarise, et quand elles arrivent, je les consigne sous forme de textes. Je découvre Bukowski, Calaferte, Ginsberg, Céline, la littérature reprend cette fonction transgressive ou érotique qu’elle avait quand je volais dans la bibliothèque de mes parents les textes de Henry Miller ou de Bret Easton Ellis et que je les lisais tard dans la nuit, sous la couverture. Je commence à lire avec un crayon même pour le plaisir. J’annote tout.
Je lis aussi un peu de littérature contemporaine : Tous les diamants du ciel de Claro me bouleverse. J’ai une réputation de lectrice à tenir, ce qui motive en partie mes choix de lecture ; je lis beaucoup sur recommandation d’amis proches, et tous ces textes sont innervés affectivement et prennent un sens souvent quand ils sont offerts, conseillés, détestés. Je cherche un style, la langue bien travaillée, difficile, plus elle est difficile plus le texte m’accroche. Si elle n’est pas difficile, elle doit être indécente. Si elle n’est pas indécente, sa simplicité même doit m’inviter à lever la tête du texte. J’utilise les textes pour me projeter dans moi et dans les autres, ils sont des tunnels et des tremplins.
Je lis Kundera. Je veux que le livre que je lis soit le miroir de ma vie et guide mes actions : les livres deviennent éthique et programme personnel. Une seule année se passe presque entièrement de lectures : à Berlin, en maturité bilingue, les expériences prennent trop le dessus – la fiction me paraît sans goût. Je traîne juste partout avec moi Le Gai savoir de Nietzsche que j’ouvre au hasard comme on se tire les cartes du tarot. En rentrant, l’appétit se déplace sur la théorie : de manière boulimique, encore, me constituer une culture de classiques de philosophie et de théorie occupe tout mon temps. Je lis Foucault, Nietzsche et Marx comme des romans.
L’université me donne envie de lire moins vite, avec plus d’attention. Pour mes lectures de plaisir, pas motivées par l’université, je me détache des romans en réaction au rythme soutenu des lectures imposées par les cours d’histoire littéraire. Ce que j’ai vécu à quinze ans comme un plaisir autonome, transgressif car en rupture avec les manières de faire de mes contemporain·e·s est maintenant tellement attendu de moi et normalisé que je n’y trouve pas mon compte. Au milieu du bachelor, je recommence tout doucement à lire, mais par l’autre bout. Le Canon ne m’attire plus : j’ai envie de neuf, de femmes, de provocation, de différent. Je continue les contemporains, j’apprécie des textes plus actuels et plus simples : Despentes surtout. Alan Moore. Volodine. Paul Auster, Murakami dont la simplicité de lecture me fascine et me repose l’esprit. La Maison des feuilles de Danielewski me prend le corps tout entier. Je redécouvre les lectures invasives. Je m’ébaubis devant les méconnus de la littérature : Charles-Albert Cingria notamment. Je lis pour éprouver des émotions et pour en retirer l’expérience d’une langue autre, d’une vie autre et d’un corps autre.
La lecture reprend le rôle crucial de compléter mon existence, tout en perdant son caractère de programme ultime : douloureusement enfermée dans mon propre point de vue et corps, lire me procure un plaisir de diffraction.
Autobiographie n°18
La littérature a été toujours une présence silencieuse et persistent. Elle me suit partout où je vais et elle attend patiemment que j’aie un peu de temps pour elle. Souvent, elle a du mal à se faire entendre et je finis par étouffer ces charmantes avances lorsque je pars avec une autre moins effrayante. Je toujours voulu faire de la littérature ma compagne mais nous avons de problèmes pour nous entendre. Cette chaotique relation a commencé dès mon enfance quand je devais me priver des moments de jeux avec ma sœur et mes cousins pour rester enfermée dans ma chambre avec elle et essayer de déchiffrer ses pages une après l’autre. Elle me racontait de histoires que je ne voulais pas forcement découvrir mais c’était la maîtresse qui le voulait et donc je n’avais pas qu’à obéir. Je restais donc toute seule dans ma chambre pendant que ma sœur restait avec ma mère à regarder la télé.
Mon entourage familier reconnaît l’importance d’avoir de bonnes habitudes de lecture mais ils appliquent la règle de « fait ce que je dis, non pas ce que je fais ». En effet, chez moi il n’a jamais eu la lecture du journal le matin pendant le déjeuner, il n’a pas eu non plus de scènes tirées d’un tableau de mœurs où l’on s’assoit en famille au salon, en silence, à lire un livre et découvrir le monde qui y habite.
Pendant mes années d’école secondaire les choses ne se sont pas améliorer. Au contraire, je complètement perdu le peu d’amour que j’avais par la littérature quand on m’a imposé de lire en entier les classiques de la littérature universelle. Le Mio Cid, La Célestine, Madame Bovary entre autres, ce sont des œuvres qui me semblaient astronomiques et que je ne comprenais absolument pas. Donc à 15 ans j’ai laissé de côté la lecture littéraire, toutefois, je devais encore réussir mes cours alors, je découvre les résumés des romans en ligne que me permettaient de connaître ce dont j’avais besoin pour bien répondre mes examens.
Au tour de mes 16 ans, un livre inconnu tombe dans mes mains, c’était Del amor y otros demonios (De l’amour et d’autre démons en français) de Gabriel Garcia Marquez. En ce moment j’ai découvert ce qui était de lire par le plaisir. Ce premier livre a complètement changé mon rapport à la lecture littéraire. J’ai laissé derrière moi la peur et l’ennui qui générait en moi ces œuvres lointaines qui ne me disaient rien et j’ai souhaité la bienvenue à ces autres ouvrages plus proches de moi qui parlaient ma langue et ma culture. J’ai ainsi parcouru une grande partie de la production littéraire de Garcia Marquez et j’ai continué avec d’autres écrivains colombiens et latinoaméricains tels que Fernando Vallejo, Hector Abad Faciolince, Eduardo Galeano et Isabel Allende. C’est après avoir dévoré, page après page, les magnifiques histoires de ces livres que j’ai compris la différence entre la lecture par obligation et la lecture par la lecture. Cette lecture qui est pour moi et pour personne d’autre, cette lecture que ne m’exige pas d’élaborer un pompeux discours où je répète ce qui est déjà écris juste pour dire aux autres ce qu’ils veulent entendre.
Jusqu’au mes 21 ans j’ai toujours lu en espagnole, puisque c’est ma langue maternelle, et un peu en anglais mais, lorsque j’ai commencé mes études universitaires en FLE, j’ai eu accès à la langue française et à sa littérature. Là, j’ai commencé un long chemin de découverte et étant un peu plus mûre mentalement, je me suis donné l’opportunité de connaître des livres outres que ceux qui m’étaient familiers. Je me considère chanceuse car j’ai pu commencer à zéro ma relation avec cette belle dame qui m’offrais toutes ses histoires mais, cette fois-ci, dans la « langue de l’amour ». Comme beaucoup d’étudiants de FLE, le premier livre que j’ai lu en français c’était le Petit Nicolas, ensuite, j’ai lu quelques bandes dessinées et rapidement j’ai pu me lancer dans la lecture du Petit Prince. C’est là que tout a explosé. À partir de cette époque-là, j’ai voulu rendre visite intime plus souvent à ma chère amie. Ainsi, je suis tombée amoureuse d’Anthony et de la reine Margot de Alexandre Dumas et des best-sellers comme les Rois maudit de Maurice Druon.
Depuis mes années de bachelor les choses n’ont pas changé entre la littérature et moi. Elle m’accompagne où je vais. J’adore sa compagnie quand c’est moi qui la choisie et un peu moins lorsque l’on me l’impose.