Auto­bi­ogra­phies de lecteur.ices

Classe de Mas­ter (2017)

Œuvre : Dif­férentes oeu­vres lit­téraires (exer­ci­ce libre)

Type de sources : Auto­bi­ogra­phies rédigé.es par les enquêté.es dans le cadre d’un cours de Mas­ter à l’U­ni­ver­sité de Lausanne

Pro­jet de recherche : 

Chercheur.euse : Chiara Bom­pard & Gas­pard Turin — Uni­ver­sité de Lausanne

Data­tion des sources : Textes rédigés en octo­bre 2017

Méthodolo­gie et pro­to­cole détail­lés :

Travaux men­tion­nant ce dossier :

 

Autobiographie n°1

Mon rap­port à la lec­ture a beau­coup évolué au fil des années, allant de péri­odes de pas­sion en péri­odes de rejet. Enfant, je lis tout ce que je peux, con­tin­uelle­ment. Mon pre­mier amour de lec­ture est, comme pour un grand nom­bre de lecteurs de ma généra­tion, Har­ry Pot­ter. Même si la saga n’est pas recon­nue dans le milieu académique et mal­gré le fait que je ne suis plus une enfant, je relis encore les sept livres tous les hivers (je suis une grande par­ti­sane de la relec­ture). J’éprouve du plaisir à voir dif­férem­ment un livre que je con­nais déjà, à décel­er des détails man­qués au cours de la pre­mière lec­ture et à lire une his­toire en en sachant la fin.

Mon ent­hou­si­asme d’enfant pour la lec­ture s’est cepen­dant évanoui durant mes années de gym­nase. Autre­fois lec­trice avide, je deviens mécon­tente. Le pro­fesseur de français nous demande d’analyser Vil­lon, Racine, Rim­baud, et l’inévitable Flaubert. Je ne prends aucun plaisir à ces lec­tures qui me parais­sent alors ternes, voire hos­tiles. Le pro­fesseur n’accepte qu’une seule inter­pré­ta­tion et nous reproche con­stam­ment de « lire faux ». Je ne com­prends pas cette espèce de déférence devant les clas­siques ; lire en français devient une sorte d’angoisse et m’apparaît comme une activ­ité aus­si bien restreinte que restric­tive. J’ai peur de lire les clas­siques, et je ne les lis jamais autrement qu’avec l’œil d’une étu­di­ante qui doit com­pren­dre, et ne surtout pas sen­tir. Je lis en français unique­ment pour mes cours, sans joie, et avec la nos­tal­gie de mes yeux de lec­trice enfant.

Néan­moins, je décou­vre une autre lit­téra­ture, qui devient elle une source énorme de plaisir : la lit­téra­ture anglo­phone. Je délaisse com­plète­ment ma langue mater­nelle pour une langue avec laque­lle je n’ai aucun lien (je l’ai sim­ple­ment apprise à l’école). J’y trou­ve, tant dans les clas­siques que dans le reste, tout ce que je recherche, c’est-à-dire des per­son­nages qui me parais­sent proches et des his­toires qui me par­lent : The Catch­er in the Rye (idéal pour des ado­les­cents qui se sen­tent per­dus dans le monde), 1984 (lu dans le cadre d’un cours et relu depuis dans le cadre privé), ou de la lit­téra­ture con­tem­po­raine, comme Look­ing for Alas­ka (dont l’auteur très act­if sur Inter­net me rap­pelle que la lit­téra­ture est faite par des gens et pas seule­ment par des mots). Je n’y perçois pas la dis­tance que je ressens avec la lit­téra­ture française, qui n’est à ce moment-là pour moi qu’un objet d’étude froid et austère. Je retrou­ve le plaisir de lire, et surtout je décou­vre le plaisir d’analyser, ce qui me parais­sait impossible.

Au moment de choisir mes branch­es pour l’université, je décide mal­gré mon écœure­ment de con­tin­uer le français : j’aimerais un jour l’enseigner mieux qu’on me l’a enseigné. Je con­tin­ue l’anglais, et la sépa­ra­tion pour moi n’est pas tant entre lec­ture académique oblig­a­toire et lec­ture privée choisie qu’entre lec­ture en français et lec­ture en anglais. Para­doxale­ment, c’est l’expérience qui trau­ma­tise nor­male­ment les étu­di­ants de français qui me per­met de lier plaisir et lit­téra­ture française : l’examen red­outé d’histoire lit­téraire. A tra­vers sa pré­pa­ra­tion, je décou­vre les clas­siques par moi-même, sans pres­sion, avec une pre­mière lec­ture où je ne prends aucune note : je veux d’abord les lire pure­ment pour le plaisir. A ma sur­prise, j’aime autant lire qu’analyser et com­par­er, notam­ment les romans d’apprentissage. J’apprends à appréci­er Flaubert, et même la lit­téra­ture des XVIIe et XVIIIe siè­cles ; les méth­odes de mon pro­fesseur de gym­nase étaient dis­cuta­bles, mais le matériel source ne l’était pas. Je décou­vre aus­si une lit­téra­ture plus inno­vante qui me plait, tout par­ti­c­ulière­ment Perec, et l’Oulipo. Je com­prends enfin que la lit­téra­ture française n’est pas néces­saire­ment obscure, pré­ten­tieuse ou éli­tiste, même si la manière dont on me l’a enseignée l’était.

Aujourd’hui, je suis une lec­trice ent­hou­si­aste (et une relec­trice plus ent­hou­si­aste encore). Je lis moins que ce que j’aimerais, faute de temps, et durant les semes­tres je me con­cen­tre sur les lec­tures à effectuer dans le cadre de mes cours en français comme en anglais. Quand le temps le per­met, j’aime les lire sans pren­dre de notes, puis les relire en les analysant. Ain­si, je lie l’aspect de plaisir pur de la décou­verte et le plaisir de com­pren­dre et d’interpréter sans qu’aucune lec­ture ne soit faite à moitié. Pour mes lec­tures privées, j’achète régulière­ment des livres que je mets dans une boite pen­dant le semes­tre, des clas­siques comme des con­tem­po­rains et des styles recon­nus comme plus alter­nat­ifs, et pen­dant les interse­mes­tres, je les lis. Ce rythme et cette alter­nance me con­vi­en­nent par­faite­ment : désor­mais, j’éprouve du plaisir aux deux types de lec­ture, et surtout, dans les deux langues.

Autobiographie n°2

Lire, c’est un jeu

J’ étais fière de moi quand j’ai appris à lire. Je voulais impres­sion­ner mes par­ents en lisant les affich­es partout pen­dant que l’on se prom­e­nait. Je savais lire les grandes let­tres, mais quand il s’agissait des livres, quelqu’un s’en occu­pait de les lire pour moi. Je savais qu’à chaque fois que j’allais vis­iter ma grand-mère le dimanche, ma tante qui habitait à côté pou­vait venir me lire un ou deux livres. Un jour, elle m’a offert un de mes livres préférés : celui du vers qui se trans­for­mait en papil­lon. J’étais prête pour la lec­ture soli­taire dans l’intimité de mes pensées.

Fille-unique, je me trou­vais sou­vent seule et la plu­part de mes activ­ités ont sou­vent étés cen­trées autour de la lec­ture. Aller à la bib­lio­thèque de l’école et chercher moi-même de nou­veaux livres. Finir le devoir avant toute la classe afin d’être la pre­mière à pou­voir chercher un livre dans le panier de la maitresse. Me cacher dans le kiosque de ban­des-dess­inées et (les lire tous avant de pay­er), d’ailleurs j’étais une col­lec­tion­neuse assidue de la bande-dess­inée brésili­enne « Mon­i­ca ». Tant de per­son­nages qui sont restés imprégnés dans mon imaginaire. 

L’adolescence : cer­tains clas­siques, mais pas tous !

On grandit avec les livres et les livres gran­dis­sent avec nous. Les his­toires ont com­mencé à chang­er des aven­tures de Har­ry Pot­ter aux romances pour les filles. Pour l’école, la lec­ture n’était pas pour le pur plaisir : on devrait les analyser, nous s’enrichir de cul­ture, con­naitre des auteurs, présen­ter un tra­vail sur l’œuvre : rien de drôle. Je décou­vrais à part un autre monde, d’autres clas­siques qui me cor­re­spondaient comme Jane Austen. Après, d’autres clas­siques ont com­mencé à m’intéresser aus­si et j’admirais l’écrivain, l’écriture et l’objet du livre. Je voulais vivre de lire : je devrais pour­suiv­re des études littéraires.

Com­ment j’ai aimé un classique

J’étais prête à lire et étudi­er tous ces livres que l’université nous fait dis­sé­quer. Guimarães Rosa était un grand écrivain brésilien, auteur des œuvres très dures à com­pren­dre (j’imagine que c’est une mis­sion détru­isante de les traduire dans une autre langue). Pour­tant, il était admiré par tous mes pro­fesseurs de lit­téra­ture et les per­son­nes de mon entourage. La tâche de le lire était beau­coup trop pénible. J’ai essayé. J’ai vite détesté et j’ai annon­cé mon dégout à tout le monde. J’étais presque fière d’être une des seules à ne pas aimer cet auteur. Mais… deux ans plus tard, dans un cours de con­tes, je suis tombé sur un con­te de Rosa. Je n’y croy­ais pas, j’étais amoureuse de ce con­te et après d’un autre. J’aimais Guimarães Rosa, et tout d’un coup je com­pre­nais ce qu’il voulait dire. Je reve­nais aux con­tes et je con­tem­plais une beauté que je n’en avais jamais lu dans la lit­téra­ture. Primeiras estórias (« Pre­miers estoires ») étaient les pre­mières à me faire voir la lit­téra­ture d’une manière si sin­gulière, régionale, uni­verselle­ment humaine. La lec­ture, lit­téraire ou non, est humaine, fenêtre de l’homme dans dif­férents parcours. 

Autobiographie n°3

J’ai appris à lire seule, avant de com­mencer l’école, vers l’âge de cinq ou six ans (on com­mençait l’école à sept ans en Suède à cette époque) et j’ai rapi­de­ment pris goût à la lec­ture. Pour mon dix­ième ou onz­ième anniver­saire, mes par­ents m’ont offert les cinq tomes de La Bel­gar­i­ade de David Eddings. Avec les romans de l’écrivain sué­doise Maria Gripe, ils font par­tis des livres qui m’ont le plus mar­qués dans mon enfance.

Jeune ado­les­cente, j’ai con­tin­ué à beau­coup lire, des livres jeunesse et des livres « faciles » pour adultes comme les romans policiers d’Agatha Christie.

Un moment impor­tant qui a mar­qué mon par­cours de lecteur au milieu de mon ado­les­cence est celui où ma mère m’a par­lé d’un roman jeunesse qu’elle lisait dans le cadre de ses études dans une haute école péd­a­gogique : Janne min vän, de Peter Pohl. Elle me racon­tait que sa pro­fesseure l’avait lu une trentaine de fois sans arrêter de faire de nou­velles décou­vertes. Je l’ai lu deux ou trois fois de suite, et grâce aux expli­ca­tions de ma mère, j’ai pu voir la com­plex­ité de la trame du livre, ce qui m’a enchan­tée et a ren­for­cé mon intérêt pour la littérature.

De l’école sec­ondaire et du gym­nase, je me rap­pelle surtout des travaux d’écriture qui fai­saient par­tie de l’enseignement lit­téraire. Sou­vent, les pro­fesseurs nous lais­saient choisir libre­ment nos lec­tures en nous deman­dant de faire des comptes ren­dus sous dif­férentes formes, ce que j’aimais beau­coup, d’autant plus que nous étions encour­agés à dire notre ressen­ti par rap­port aux livres.

Ma pas­sion pour la lec­ture s’est quelque peu affaib­lie vers la fin de mon ado­les­cence — je ne savais plus très bien quoi lire, j’avais per­du le goût pour les lec­tures ardues aux­quelles je m’étais adon­née et ne voulais plus d’une lit­téra­ture qui s’empare de mes émo­tions. Je n’avais plus envie d’être cap­tivée par la lec­ture au point de ne pas pou­voir m’arrêter, à lire le souf­fle coupé des heures durant.

Je con­tin­u­ais à lire, mais plus autant qu’avant et sans éprou­ver le même plaisir. Je lisais des romans pour appren­dre des langues, notam­ment le français, ce qui est la langue dans laque­lle je lis le plus maintenant.

Pour ter­min­er en me définis­sant en tant que lecteur aujourd’hui, je dirais :

  • que toutes sortes de lec­tures m’intéressent dans le cadre uni­ver­si­taire, quand le texte est un objet d’étude,
  • que j’aime lire quand la lec­ture est liée à l’écriture (des travaux de val­i­da­tion, mon mémoire, un ate­lier d’écriture que j’anime occa­sion­nelle­ment en tant que remplaçante),
  • que dans le cadre privé, je ne trou­ve pas facile­ment des livres que j’ai du plaisir à lire (je lis quand même, c’est une activ­ité sans laque­lle ma vie ne sem­ble pas entière)
  • que je lis sou­vent pour mes enfants, essen­tielle­ment en sué­dois, la seule langue dans laque­lle je suis à l’aise pour lire à voix haute
Autobiographie n°4

Lire, c’est quelque chose qui va de soi. Cette asser­tion n’est de loin pas applic­a­ble à tous les adultes, encore moins à tous les enfants. Pour­tant, lorsque je me remé­more le début de ma rela­tion à la lec­ture, c’est cette évi­dence qui me vient à l’esprit.

Je pense aux livres pour enfant bien sûr – Le Petit Nico­las, Char­lie et la choco­la­terie, L’Ar­bre aux souhaits – mais aus­si à ceux que je lisais avec ma mère : de Sans Famille aux Aven­tures de Tom Sawyer.

Je pense bien sûr aux ban­des dess­inées, dont les titres rem­plis­sent un pan de mur entier de notre mai­son, et que j’ai relu des dizaines de fois sans jamais m’en lass­er : Tintin, Spirou & Fan­ta­sio et Gas­ton d’abord, puis Thor­gal, Buck Dan­ny, XIII, et bien d’autres.

Je pense ensuite à mes pre­mières grandes lec­tures indi­vidu­elles : comme beau­coup d’enfants de ma généra­tion, la saga des Har­ry Pot­ter. Un peu plus tard, la décou­verte d’un auteur en par­ti­c­uli­er, Stephen King.

Je pense, enfin, à mes pre­mières lec­tures lit­téraires en-dehors des bancs de l’école. L’Assommoir de Zola, lec­ture sco­laire d’été qui n’avait rien d’une tor­ture, con­traire­ment à ce que les autres élèves déplo­raient. Les Con­tem­pla­tions de Hugo, et mon admi­ra­tion devant le lyrisme et la beauté de son écri­t­ure. Cyra­no de Berg­er­ac, de Ros­tand. Nana, enfin, achetée à la fin de mes études sec­ondaires par intérêt pour le cycle des Rougon-Mac­quart. Jamais ter­miné, à cause du début de mon cur­sus universitaire.

La lec­ture n’est dev­enue quelque chose de com­plexe, un « brouil­lard de mots », que lorsqu’il a fal­lu vrai­ment l’étudier. Les cours me met­tent face à ma pro­pre igno­rance du monde et de l’histoire lit­téraire : la porte ouverte sur cet univers de con­nais­sances me donne le ver­tige, j’ai l’impression d’être au pied d’une mon­tagne imposante dont dont le som­met se perd dans les nuages. Dès lors, les textes sem­blent se fer­mer : je me sens inca­pable de les com­pren­dre. Com­ment appréci­er digne­ment Hugo sans même con­naître l’esthétique roman­tique qui guide son œuvre ? Quelle légitim­ité ai-je à aimer Zola, alors que je passe à côté de sa pro­fonde réflex­ion nat­u­ral­iste ? C’est face au dévoile­ment de leur com­plex­ité que les œuvres s’obscursissent. Et les con­nais­sances que je con­tin­ue d’acquérir ne me font que pren­dre plus pro­fondé­ment la mesure de toutes celles qui me man­quent encore.

Je finis par acquérir mon pre­mier diplôme. Ce n’est que dans l’intervalle entre mon Bach­e­lor et mon Mas­ter que, pour la pre­mière fois depuis cinq ans, je lis un livre non plus pour le tra­vail, mais pour moi. À l’arrivée de l’automne, je me résous à retomber dans le gouf­fre de mes lacunes lit­téraires. Cepen­dant, la dynamique est dif­férente. En par­al­lèle aux habituels clas­siques, je com­mence à étudi­er des oeu­vres qui ne me regar­dent pas depuis un pan­théon inac­ces­si­ble : sci­ence-fic­tion, fan­tas­tique, hor­reur. Le fait de se pencher sur un texte qui ne porte pas sur le front la trace de sa per­fec­tion, mais dont la place dans ce milieu est au con­traire dis­cutée, me per­met une dis­tan­ci­a­tion salu­taire. Si l’université est pour moi comme une bib­lio­thèque expo­nen­tielle, dans laque­lle chaque livre lu dévoile un nou­veau ray­on, beau­coup de pages sont cepen­dant encore à écrire. Le con­cept de lit­téra­ture, et donc l’appréciation de n’importe quel livre, n’est pas quelque chose d’absolu. Tan­dis que les ban­des dess­inées et les his­toires fan­tas­tiques que j’ai aimées pen­dant mon ado­les­cence tran­scen­dent à mes yeux leur statut méprisé de para-lit­téra­ture, je retrou­ve la naïveté de ma pos­ture de lec­trice enfant, com­binée aux con­nais­sances acquis­es en tant que lec­trice académique. Et les œuvres lit­téraires, dénuées de leur immor­tal­ité, ne sem­blent plus aus­si inaccessibles.

Autobiographie n°5

Mon enfance est com­posée de nom­breux mais épars sou­venirs de lec­ture. Cette dernière ne fut pas le cen­tre de mes intérêts jusqu’à un âge avancé. Comme la majorité des petits garçons de l’école publique des quartiers pop­u­laires, mes après-midi se voy­aient con­sacrés au foot­ball. Les journées de vacances, au con­traire du jeune Proust[1], se com­po­saient, comme activ­ités chronophages,  du temps passé devant les pix­els d’un ordi­na­teur ou d’un jeu vidéo. Toute­fois, grâce à mes par­ents, la lec­ture ne fut jamais nég­ligée et, heureuse­ment, tou­jours con­sid­érée comme essen­tielle à mon éducation.

Ma mère  nous emme­nait donc,  mon petit frère et moi, chaque mer­cre­di, après l’école, à la bib­lio­thèque munic­i­pale de Chau­dron, dans un bâti­ment à l’architecture froide qui exprime bien son époque mais dont l’étage con­sacré aux livres pour la jeunesse cachait une atmo­sphère unique. Plus que l’acte de lec­ture en lui-même, c’était le proces­sus qui m’amenait à la décou­verte du livre que je préférais. Ain­si, pen­dant des heures nous étions libres de par­courir ce labyrinthe fait d’étagères immenses. Une fois la pile de livres for­mée, nous com­par­i­ons nos résul­tats respec­tifs  et com­men­cions la lec­ture. Encore aujourd’hui je ressens un plaisir immense à me per­dre dans une bib­lio­thèque ; à pass­er un temps à feuil­leter  et lire des bribes de pages dans une librairie d’occasion. L’espace qui m’entoure reste une com­posante essen­tielle à mon plaisir de lire.

Cette expéri­ence ini­ti­a­tique ne trou­va qu’un faible écho dans les années qui suivirent, mais elle n’était pas morte pour autant. Dis­ons qu’elle avait besoin, comme le bon vin, de plusieurs années de fer­men­ta­tion dans les caves pour attein­dre son plein poten­tiel. Il  m’arriva cepen­dant de ren­con­tr­er cer­tains chefs d’œuvres au cours de mon par­cours sco­laire, grâce notam­ment à des pro­fesseurs con­scien­cieux et inus­ables dans leur voca­tion. L’exemple qui m’a le plus mar­qué est L’écume des jours de Boris Vian. L’humour déca­pant, ain­si que son imag­i­na­tion débor­dante et légère furent un émer­veille­ment qui perça cette bar­rière presque imper­méable entre monde adulte et domaine de l’enfance. Une inven­tion comme le « Pianock­tail » ne pou­vait que m’attirer dans ce monde onirique, comme Alice à la pour­suite  du lapin blanc.

Avec du recul, je me rends compte de la force que pos­sède la lit­téra­ture pour évo­quer des sujets extrême­ment sen­si­bles. Le texte de Boris Vian, avec des métaphores élaborées, offre des solu­tions d’une beauté mag­nifique. Encore main­tenant je garde un sou­venir indé­fectible, por­teur d’une étrange mélan­col­ie, rien que de penser au nénuphar de Chloé et au jazz de Duke Ellington.

Plus tard, lors de ma 23ème année, ma vie bas­cu­la totale­ment dans la lit­téra­ture. D’abord ori­en­té dans une for­ma­tion pro­fes­sion­nelle, je me décidais à retourn­er sur les bancs d’école afin de réus­sir les exa­m­ens préal­ables de l’Université de Lau­sanne. C’est à ce moment pré­cis que je devins bib­lio­phage. En l’espace d’une année, je dévo­rais l’ensemble du pro­gramme de la matu­rité : Rabelais, Corneille, Racine, Molière, La Fontaine, Hugo, Rim­baud et tant d’autres. Tous ceux que je con­sid­érais alors comme un fruit défendu et inac­ces­si­ble, se trans­for­mèrent en pur plaisir exquis et con­tribuèrent à mon éman­ci­pa­tion tar­dive. C’est pourquoi il m’apparaît judi­cieux de revenir sur les inter­ro­ga­tions de Roland Barthes, à savoir si « la lit­téra­ture ne peut être pour nous autre chose qu’un sou­venir d’enfance ? »[2].

Tou­jours fort per­ti­nente, cette obser­va­tion doit être nuancée de nos jours. En effet, un nom­bre gran­dis­sant d’adultes, pour des raisons divers­es, con­di­tion­nés par le par­cours de leur vie, déci­dent de repren­dre le chemin de l’école. Les femmes au foy­er, les immi­grants, ou, comme moi-même, les per­son­nes qui déci­dent de réori­en­ter leur par­cours. Peu importe les caus­es, cette minorité n’a pas eu l’occasion d’étudier les grands clas­siques de la lit­téra­ture française durant le lycée/gymnase. Au con­traire, c’est à l’âge adulte que ce fait cet appren­tis­sage, qui de ce fait change la nature du rap­port envers la littérature.

A titre per­son­nel, bien plus que de me pré­par­er à l’Université, ces journées de lec­tures sont dev­enues mon quo­ti­di­en per­ma­nent. Elles me relient aus­si bien à mon passé, qu’elles me per­me­t­tent de prof­iter du moment présent et, je l’espère, d’anticiper l’avenir.

[1] Mar­cel Proust, « Journées de lec­ture », in Pas­tich­es et mélanges, L’imaginaire No 285, p.14

[2] Roland Barthes, « Réflex­ions sur un manuel », in Œuvres com­plètes III, 1968–1971, Paris, Seuil, p.945

Autobiographie n°6

J’ai appris à lire tôt. Dès que j’eus com­pris que les let­tres s’accolaient pour for­mer des mots, je pris un malin plaisir à déchiffr­er tout ce qui s’offrait à mes yeux : les affich­es dans la rue, les pan­neaux de sig­nal­i­sa­tion, les pub­lic­ités dans le bus, les boîtes de céréales du petit-déje­uner, etc… tout y pas­sait. Cette qua­si obses­sion pour la lec­ture rendait mes par­ents fiers, mais me val­ut par­fois le blâme, comme en école enfan­tine lorsque je préférais rester caché dans la petite bib­lio­thèque du fond de la classe plutôt que de sor­tir jouer avec mes cama­rades durant la récréation.

Pour­tant cet appétit pour la lec­ture dimin­ua con­sid­érable­ment les années qui suivirent. Quelques bons sou­venirs de lec­ture sub­sis­tent comme le Petit Nico­las ou des BDs, comme Tintin ou Cor­to Mal­tese, que je con­sul­tais chez ma maman de jour par­fois sans y com­pren­dre grand-chose. Jusqu’à mes 12 ans env­i­ron, c’est essen­tielle­ment durant les vacances que je renouais avec la lec­ture en éprou­vant un cer­tain plaisir. Comme lorsque je décou­vris cette série de livres pleins de sus­pense racon­tant l’histoire d’un jeune scribe, Garin Trousse­boeuf, péré­gri­nant d’aventures en aven­tures dans le Bas Moyen Âge. D’où peut-être mon intérêt actuel pour l’histoire et plus par­ti­c­ulière­ment pour la péri­ode médié­vale, qui sait ? Ce fut aus­si l’occasion de décou­vrir, lors d’un séjour à Mar­seille en famille, alors que je voulais tuer l’ennui mais que je n’avais pas aupar­a­vant prévu de livres, les lec­tures de ma mère : la trilo­gie Mar­ius, Fan­ny, César de Pag­nol. Leur lec­ture me parut si sim­ple et si prenante, le déchire­ment vécu par Mar­ius et Fan­ny si réel, que lorsque je ren­trai en Suisse, je demandai à ma mère quelques livres sup­plé­men­taires du même auteur et m’attaquai aux Sou­venirs d’enfance.

Puis vin­rent les dernières années d’école oblig­a­toire durant lesquelles je voy­ais la lec­ture comme une activ­ité sco­laire, un devoir, par­fois intéres­sant mais sou­vent pénible. Quels mau­vais sou­venirs je garde de la lec­ture de Vipère au poing d’Hervé Bazin… Dès que nous eûmes fini de l’étudier, ni une ni deux je le déchi­rai comme pour être cer­tain de ne pas avoir à m’infliger une sec­onde lec­ture. Puis, il y eut le volu­mineux Ger­mi­nal et les longues après-midis à not­er les per­son­nages et les résumés de chapitre dans lesquels il ne se pas­sait rien à mes yeux. Mais ce fut aus­si la décou­verte des jeux de mots et de l’écriture très imagée de Boris Vian à tra­vers l’Ecume des jours, qui me plut beaucoup.

Plus tard au gym­nase, je ressen­tis le même ennui qu’en lisant Germi­nal lorsque nous nous attaquâmes au début de La Recherche du temps per­du, qui me val­ut de m’endormir plusieurs fois en plein « devoir ». Toute­fois, le gym­nase m’ouvrit les yeux sur la lec­ture, m’apprenant qu’elle pou­vait être à la fois ludique et enrichissante, qu’on pou­vait rire à gorge déployée en lisant des livres comme Gar­gan­tua ou Jacques le fatal­iste.  Ce fut aus­si la décou­verte qu’un livre qui sem­blait plat à la pre­mière lec­ture pou­vait se révéler génialis­sime après une sec­onde lec­ture ana­ly­tique, comme ce fut le cas avec l’initiation à Perec que nous don­na notre pro­fesseur en nous faisant lire Les choses. J’idolâtrais mon pro­fesseur dont l’intelligence, le sens de l’analyse lit­téraire mais aus­si des faits soci­aux me fasci­nait. C’est vrai qu’il avait un cer­tain don pour utilis­er les livres comme sup­port de débat, actu­al­isant les con­flits intérieurs des per­son­nages de Molière ou de Racine, ques­tion­nant notre morale et nos valeurs à tra­vers ceux de Madame Bovary, sor­tant bien sou­vent des con­sid­éra­tions pure­ment esthé­tiques de la littérature.

Les mois qui suivirent le gym­nase me firent décou­vrir que la lec­ture me man­quait. Jamais je n’ai autant lu que lorsque je n’en eus plus l’obligation. Ce fut l’occasion de décou­vrir, en dis­cu­tant avec des amis, des nou­veaux hori­zons de lec­ture comme les nou­velles  « trash » de Bukows­ki — mais aus­si sa poésie –, des clas­siques qui ont lais­sé leurs traces dans le ciné­ma et la musique comme Voy­age au bout de la nuit, des écrivains con­tem­po­rains médi­a­tiques comme Houelle­becq, etc… Tout ça fit naître en moi la volon­té d’en faire mes études, arrivant naïve­ment à l’université avec une image sacral­isée de l’écrivain, déten­teur de vérités qu’il exprimerait en fil­igrane dans ses œuvres, et avec la volon­té de lire un max­i­mum pour mieux com­pren­dre le monde dans lequel nous vivons.

L’université ça a été la décou­verte qu’avant l’auteur il y a le texte. Que celui-ci s’inscrit dans une his­toire lit­téraire qui puise (enfin !) son matéri­au dans des travaux résul­tant de dif­férentes approches du texte. Du point de vue des lec­tures, ça a été l’occasion de m’attaquer à cer­tains textes que je n’aurais prob­a­ble­ment jamais lus en dehors de ce cadre : des clas­siques comme Mon­taigne, des textes plus philosophiques comme Le Dis­cours sur les fonde­ments et l’origine de l’inégalité par­mi les hommes de Rousseau ou La let­tre sur les aveu­gles de Diderot, mais aus­si la décou­verte de textes mécon­nus et peu tra­vail­lés comme Le Cycle des Aléracs de Monique Saint-Hélier.

Si mes études influ­ent par­fois sur mes lec­tures de loisir, me pous­sant à lire tel clas­sique, j’ai plutôt ten­dance à choisir des auteurs du XXe et XXIe siè­cles, essen­tielle­ment des romans, par­fois des essais philosophiques, des romans his­toriques ou du théâtre, très rarement de la poésie et des polars. La fron­tière entre la lec­ture pour le plaisir et la lec­ture d’apprentissage n’est, pour moi, pas totale­ment imper­méable. En dehors de mes lec­tures de cours, je lis le plus sou­vent des romans sim­ples, un Ches­sex par exem­ple, pour m’évader. Mais je m’impose par­fois aus­si la lec­ture d’ouvrages plus abruptes comme Sur­veiller et punir de Fou­cault. Mes lec­tures dépen­dent de mon humeur du moment, bien qu’une fois un livre com­mencé, je m’interdis d’en entamer un autre sauf s’il s’agit de com­bin­er une lec­ture légère et une lec­ture plus sérieuse. Et bien que je sois ouvert aux nou­veautés, si j’apprécie un auteur, je m’y cram­ponne, épuisant volon­tiers ses écrits plutôt que de pass­er à ceux d’un autre. Mes choix se por­tant le plus sou­vent sur des auteurs con­nus, à quelques excep­tions près.

Autobiographie n°7

Pourquoi lire ? Pour le plaisir ou pour souf­frir ? Par choix ou par oblig­a­tion ? Comme néces­sité vitale ou comme éven­tu­al­ité mortelle ? Ces idées se côtoient, se bous­cu­lent et se déstruc­turent à l’aube d’une biogra­phie en con­struc­tion. En effet, lec­trice je suis, con­sid­érant que toute lec­ture con­tient des aspects para­dox­aux et antithé­tiques, créant l’expérience de lec­ture, en soi. Par­ler d’une lec­ture inté­grale­ment hor­ri­ble ou totale­ment plaisante n’a, pour moi, aucun sens : régulé par un proces­sus inten­tion­nel cog­ni­tif et affec­tif, l’acte de lec­ture est un phénomène en évo­lu­tion, com­prenant dif­férentes phas­es s’enchaînant dans l’espace et dans le temps, en tant que lec­ture com­posée d’une mul­ti­tude de seg­ments textuels, en tant que lec­ture cumu­lant des (re)lectures et, surtout, en tant que lec­ture en inter­ac­tion con­stante avec la ren­con­tre d’autres lecteurs, avis et perspectives.

Une lec­ture m’est tout d’abord rarement linéaire. En lisant, j’oscille, la plu­part du temps, entre états plaisants et états déplaisants : ennui, ent­hou­si­asme, énerve­ment, délec­ta­tion, extase et sen­sa­tion de vide se tutoient au sein de nom­breux actes de lec­ture. Dans Au bon­heur des dames d’E. Zola, l’exposition de l’opposition entre petit et grand mag­a­sins pro­duit une joie intense quant au pro­jet de l’auteur qui se réalise ; mais cet éta­lage dichotomique est par­fois peint de manière si out­ran­cière, qu’il m’exaspère au plus haut point. Un amour de Swann de M. Proust provoque aus­si cette ambiva­lence, d’autant plus accen­tuée par les magis­trales par­ties qu’il con­tient. Ce joy­au a en effet pu « ouvrir mon âme au plus haut point », par l’idéalisation, la cristalli­sa­tion et la désil­lu­sion de l’amour qu’il fige, notam­ment lors des pas­sages de la sonate de Vin­teuil ou ceux dépeignant les forces de l’imagination. Cer­taines descrip­tions du micro­cosme bour­geois induisent, au con­traire, moins de plaisir, un léger dés­in­térêt même, parfois…

Oscil­lant entre instants plaisants et déplaisants, ma lec­ture se trans­forme aus­si selon les (re)lectures. C’est notam­ment le cas des textes de Kane, Bron­të, Hik­met, Boileau, Lamar­tine et, surtout, Mal­lar­mé. En effet, j’ai trou­vé le pro­jet mal­lar­méen absurde au départ, puis prodigieux par la suite. Au fil des lec­tures, de l’avancement d’un sémi­naire, de l’intervention de mul­ti­ples acteurs (pro­fesseur, élèves, cri­tiques), je suis passée de la détes­ta­tion de textes abscons à l’admiration d’une œuvre majestueuse. Au sein de celle-ci, le didac­tique Coup de dés m’a alors aidé à com­pren­dre le pro­jet, puis m’a paru moins savoureux par la suite ; les poèmes ver­si­fiés m’ont tou­jours sem­blés sub­limes, mais ont gag­né en force par des redé­cou­vertes inces­santes ; cer­tains frag­ments se sont révélés comme de véri­ta­bles chefs‑d’œuvres, à l’instar des poèmes en prose des Diva­ga­tions

De plus, de manière souhaitée ou subie, les lec­tures d’autrui envahissent, ampli­fient, atténu­ent mes pro­pres lec­tures : loin d’être isolée et rap­portée à mon unique moi, ma lec­ture est col­lec­tive, par déf­i­ni­tion. Ain­si, j’ai détesté écouter mon pro­fesseur traiter, froide­ment, d’Un amour de Swann, alors que j’avais pas­sion­né­ment aimé le lire de mon côté ; j’ai aimé enten­dre ce même pro­fesseur par­ler de l’Education sen­ti­men­tale, alors que je n’avais même pas réus­si à le finir, par ennui pro­fond. Ecouter ma mère me con­ter Le Petit Prince s’est érigé comme l’un de mes plus beaux sou­venirs d’enfance ; le lire seule me rebuterait facile­ment. Pes­soa me fascine aujourd’hui, après en avoir dis­cuté avec une fidèle amie. J’ai davan­tage aimé l’Homme seul d’Aragon chan­té en turc par Zülfü Livaneli que lors de ma lec­ture postérieure en français. Que dire, égale­ment, des adap­ta­tions d’Il n’y a pas d’amour heureux par G. Brassens, F. Hardy ou Y. Ndour, qui influ­en­cent tou­jours ma lec­ture du trou­blant poème d’Aragon.

Analogique­ment, Au Château d’Argol de J. Gracq ne m’avait pas plu lors de la présen­ta­tion d’un enseignant ; j’ai folle­ment aimé le lire et le relire pour un exa­m­en ; j’ai d’autant plus aimé en dis­cuter, plus tard, avec ce même pro­fesseur. La lec­ture du Roman comique de Scar­ron m’a été au départ épou­vantable, puis j’ai eu beau­coup de plaisir à ten­ter de le ren­dre drôle lors d’un exposé oral. L’univers de la poésie turque me pas­sionne, mais m’enthousiasme encore plus lorsque j’en par­le avec des per­son­nes ne la con­nais­sant absol­u­ment pas…

Que dire, donc, de mon par­cours de lec­trice ? Il est divers, tout d’abord, par les dis­sem­blables textes qui ont croisé ma route ; il est mou­ve­men­té, ensuite, par les inces­santes trans­for­ma­tions qui s’y sont pro­duites ; il est intense, finale­ment, par l’infinité de ressen­tis, de forces, de dynamiques qui s’y croisent. Entremêlé de plaisir et de souf­france, de choix et de con­traintes, de néces­sités vitales ou d’efforts mor­tels, mon itinéraire de lec­ture se déploie, ain­si, comme expéri­ence intime, à la fois indi­vidu­elle et col­lec­tive. Il me plaît alors de croire que la lec­ture est un lieu ver­tig­ineux, for­mé d’entrechoquements puis, finale­ment, d’unions…

Autobiographie n°8

 Lire a tou­jours été — sauf lors de rares occa­sions que je pré­cis­erai — une activ­ité dif­fi­cile pour ne
pas dire pénible. J’ai d’ailleurs appris à (bien) lire tard, seule­ment en troisième pri­maire. A l’époque, les
devoirs de lec­ture étaient un cal­vaire : je me sou­viens lisant, avec ma mère agacée, quelques lignes de
lit­téra­ture (que je sais main­tenant être qual­i­fiée avec le sub­stan­tif « jeunesse ») ; je me sou­viens d’une
grande con­fu­sion, j’avais en effet la fâcheuse ten­dance à ne lire que le début des mots, ou des phras­es,
pour en inven­ter la suite. Je me suis par­fois demandé ce qui avait pu expli­quer cette tar­di­veté dans
l’apprentissage. Peut-être avais-je été par con­traste plus (voire trop) rapi­de dans l’investissement de la
parole, et ain­si, ayant tou­jours trou­vé des inter­locu­teurs (dans une famille où l’on par­lait beau­coup, et
ce, avec une forme d’exclusivité vis-à-vis des adultes dans mes pre­mières années due à mon statut
d’ainé) toute mes inter­ro­ga­tions por­tant sur le monde trou­vaient des répons­es qui fai­saient l’économie
d’une recherche indi­vidu­elle au moyen de la lecture.

Mais le déclic s’opéra en troisième pri­maire ; notre maitresse d’école nous avait lu en classe le
pre­mier tome d’Harry Pot­ter, et ce fut par la suite, porté par cet élan oral (encore), le pre­mier livre que
je (re)lus dans son entièreté très rapi­de­ment. Plus tard, je dévo­rai bon nom­bre de romans policiers, que
j’avais d’ailleurs ten­dance à relire. Cepen­dant très vite, s’est mis en place un rap­port aux livres assez
binaire et très sélec­tif : soit je les lisais de manière très con­den­sée et com­pul­sive avec un plaisir intense
pen­dant une péri­ode courte, soit je ne dépas­sais pas les pre­mières cinquante pages, et m’arrêtai1. La
plu­part des livres subis­saient ce sort. Dans l’ensemble, je garderai tou­jours (et aujourd’hui plus que
jamais) cette impres­sion d’un effort pénible pour ren­tr­er dans un univers romanesque ; une impa­tience
qui m’aura fait lâch­er beau­coup de livres de fic­tion, con­cur­rencée d’ailleurs depuis par la facil­ité d’accès,
d’immersion, à d’autres médi­ums comme les films. Impres­sion qui m’aura aus­si main­tenu dans l’idée
que je lis peu.

De fait, je lisais avec bien plus d’assiduité des revues et autres ency­clopédies por­tant sur les
sci­ences : l’astronomie d’abord, puis plus générale­ment la physique ensuite. C’est assez naturelle­ment
d’ailleurs que je m’orientai dans des voies sci­en­tifiques depuis l’école sec­ondaire — jusqu’à une pre­mière
année à l’EPFL volon­taire­ment inter­rompue — et ce mal­gré tous les sig­naux plus ou moins con­trari­ants
(avec une inten­sité que j’aurai finale­ment inté­gré) d’une école et de pro­fesseurs qui m’avaient tou­jours
plutôt vu dans des fil­ières lit­téraires. Rétro­spec­tive­ment, je me rends compte que si l’objet avait tou­jours
porté sur les sci­ences (sur quelque chose que l’on pour­rait qual­i­fi­er très grossière­ment de référen­tiel)
bien plus que sur la lit­téra­ture, mon regard avait effec­tive­ment tou­jours été plutôt con­ceptuel,
prob­lé­ma­tique, (pour ne pas dire sans anachro­nisme auto­bi­ographique, « philosophique ») et non pas
for­mal­iste — d’où par ailleurs, une résis­tance dans l’apprentissage des langues étrangères, de la tech­nique
math­é­ma­tique, mais aus­si dans mes pre­mières années, de la lec­ture et de l’écriture en français. Le sig­nifié (ou le con­cept) aura tou­jours été préémi­nent et investi en décalage par rap­port au sig­nifi­ant, aux
règles con­traig­nantes du code, si l’on peut dire.

Tout ceci n’a pas changé lors de mes études en Let­tres. Je lis de la lit­téra­ture de manière
parci­monieuse, dis­con­tin­ue, papil­lon­nante et tou­jours lorsque je suis con­traint par 2 mon tra­vail (c’est-àdire
rarement). Je ne suis pas sûr d’avoir ter­miné la lec­ture d’un livre en entier lorsque je n’y étais pas
obligé, et n’y est-on jamais obligé ? Les aléas du quo­ti­di­en me sem­blent ain­si faits qu’il y a tou­jours
quelque chose qui inter­rompt la longue plage de soli­tude et de con­cen­tra­tion qu’il faudrait pour être en
mesure de lire vrai­ment, sans être dis­trait. Ce quelque chose est exogène, mais pas seule­ment ; le mot a
été écrit : « soli­tude ». Le livre m’a tou­jours paru, il me sem­ble, au fond, comme le lieu d’un
enfer­me­ment, d’une soli­tude qui comme telle, ne répond pas, ne dia­logue pas. A l’inverse des
dis­cus­sions orales qui se font réelle­ment à plusieurs, le livre ne ne me sem­ble pas comme tel, en tant
que tel, être un lieu de partage — com­ment en effet par­ler de ses lec­tures avec des per­son­nes qui n’ont
jamais lu le même livre ? Et plus grave, com­ment dia­loguer avec une masse textuelle qui ne s’interrompt
pas dans son mono­logue ? Ma solu­tion est sim­ple : j’interromps ma lec­ture, et je ne lis qu’en vue de la
pro­duc­tion d’un dis­cours — chose com­mode lorsque l’on étudie la lit­téra­ture de manière académique. Je
ne lis jamais de la lit­téra­ture pour elle-même, mais tou­jours dans une forme d’instrumentalisation qui
me per­met de par­ler après elle ; seul moyen de lut­ter con­tre son intran­si­tiv­ité : ne pas la respecter comme
un corps sig­nifi­ant en soi, qui aurait une valeur en lui-même.

Cer­taine­ment que cette con­cep­tion de la lit­téra­ture aura été ren­for­cée par un enseigne­ment
lit­téraire lui-même situé dans une crise. Jamais je n’aurai ren­con­tré quelqu’un sus­cep­ti­ble vrai­ment de
me faire goûter le plaisir esthé­tique en lui-même — ce qui me fait douter de sa trans­mis­si­bil­ité -, mais
tou­jours la lit­téra­ture aura servi de moyen pour une réflex­ion autre (et apparem­ment en cela, j’y pre­nais
goût et y trou­vais recon­nais­sance); c’est sem­ble-t-il sur ces bases que se con­stru­it l’enseignement du
lit­téraire aujourd’hui. Certes, chaque fois que l’on m’a obligé à lire un livre, j’en ai tou­jours retiré un
plaisir énorme, mais il y avait tou­jours à mon sens un effet d’après coup, de sec­on­dar­ité — puisque
l’entrée était dif­fi­cile et l’origine une oblig­a­tion. Voilà pour l’amont.

Mais en aval, ce plaisir générale­ment sans mots, s’est tou­jours retrou­vé res­saisi à l’aulne d’autre chose que de lui-même, à savoir par un dis­cours cri­tique. Avec le temps donc, j’ai iden­ti­fié (ou appris à super­pos­er) le plaisir issu de la lit­téra­ture au dis­cours que je pou­vais créer à par­tir d’elle ; le plaisir pur en lui-même étant tou­jours indi­ci­ble et évanes­cent, c’est-à-dire à la longue inex­is­tant. M’appliquer à le faire dur­er le temps d’une
lec­ture m’a tou­jours sem­blé théâ­tral et faux. Par exem­ple, lisant Mal­lar­mé auquel je ne com­prends rien
(je le lisais d’ailleurs pour une rai­son là aus­si extérieure — son intérêt soi-dis­ant « philosophique », sa
répu­ta­tion her­mé­tique, etc.), et donc duquel je ne pou­vais extraire aucun dis­cours, j’ai par­fois ten­té de
me con­va­in­cre de manière incan­ta­toire par des « c’est beau » ou des « c’est vrai qu’il y a quelque
chose… », ou en essayant de relire de manière très pro­fonde et inspirée (au sens pro­pre comme au sens
fig­uré), par­fois orale­ment — parce qu’il parait que lire orale­ment amène quelque chose de plus -, cer­tains
poèmes ( « A la nuit acca­blante tu », « son­net en ‑yx », etc. ) ; mais tou­jours avec ce sen­ti­ment de faire
sem­blant, d’adopter une pos­ture d’esthète car­i­cat­ur­al, sans conviction.

Finale­ment, dans cette optique, j’essaie en ce moment de trou­ver un moyen d’écrire un mémoire
à pro­pos de la lit­téra­ture (ou, serait-il plus juste de dire, au sein d’une insti­tu­tion académique trai­tant de
la lit­téra­ture et de la lit­téra­ture dite « française ») — ou quelque chose d’apparenté — mais sans en lire. Pari
risqué, peut-être inten­able que je col­mate et dif­fère grâce à la théorie (ou la cri­tique). Jusqu’à quand
vais-je encore pou­voir trich­er ? Autre forme de jeu.

Autobiographie n°9

La lec­ture a, depuis tou­jours, fait par­tie de ma vie. Elle me per­met de décou­vrir le monde, de me décou­vrir aus­si. Elle ouvre les pos­si­bles, au fil des lec­tures que je fais, allant de la lit­téra­ture française, à la philoso­phie, pas­sant par l’art et la psy­cholo­gie pour ne citer que les domaines prépondérants. C’est un voy­age per­son­nel à tra­vers l’histoire, mes émo­tions, mes envies, ma curiosité. Plus générale­ment, j’établis une cor­re­spon­dance entre mes expéri­ences et l’expérience de la fic­tion romanesque. Ce sont deux imag­i­naires que je combine.

A l’âge de 13 ans à l’école, Aline de C.-F. Ramuz, m’a lit­térale­ment cap­tivée ; c’est pre­mière fois de ma vie que je ressen­tais autant d’émotion en lisant un roman ; j’avais d’ailleurs tamisé la lumière afin de mieux ressen­tir ma lec­ture. Je n’avais pas encore con­science que les rela­tions humaines m’intriguaient et, ce fut le début de mes lec­tures romanesques ; Boule de Suif et Bel-Ami ont suivi de près cette pre­mière découverte.

J’apprécie m’offrir ces moments d’intimité sou­vent dans des endroits calmes ; chez moi au salon, par­fois dans des bars cosy à l’atmosphère chaleureuse et peu bruyante.

J’ai petit-à-petit dévelop­pé un intérêt pronon­cé pour le monde du théâtre comique, qui est, à mon sens, un véri­ta­ble miroir de la vie. Je relis régulière­ment les pièces de Molière qui, au fil des années, m’accompagnent dans mes réflex­ions psy­chologiques et mes réflex­ions sur la retran­scrip­tion scénique des textes de théâtre. Plus large­ment, j’apprécie les lec­tures dans lesquelles je retrou­ve des notes humoris­tiques, tan­tôt grinçantes tan­tôt exagérées ten­dant vers le grotesque. J’ai besoin que le texte me fasse ressen­tir quelque chose, par­fois qu’il me boule­verse. À ce pro­pos, la lec­ture qui m’a défini­tive­ment tournée dans le monde lit­téraire est celle des Liaisons Dan­gereuses de Choder­los de Lac­los. Une véri­ta­ble révéla­tion ! Au-delà d’avoir appré­cié la forme épis­tolière, j’admirais l’auteur d’avoir élaboré et imbriqué si métic­uleuse­ment les straté­gies amoureuses de son temps. J’étais impres­sion­née par les car­ac­tères fouil­lés de la Mar­quise de Mer­teuil et du Vicomte de Val­mont et, appré­ci­ais par­ti­c­ulière­ment l’écriture – quel style ! C’est un livre que j’ai relu de nom­breuses fois, étant tou­jours autant fascinée par les rus­es et tou­jours immergée dans une représen­ta­tion visuelle men­tale très forte.

Plus glob­ale­ment, je me défini­rais comme une lec­trice curieuse, cher­chant à aller à la ren­con­tre con­stam­ment de nou­velles lec­tures, je suis tant intéressée par le théâtre absurde – ma dernière lec­ture à ce pro­pos est Au bord de l’eau de Yves Hun­stad et Eve Bon­tan­fi, texte qui racon­te le proces­sus d’écriture d’un texte théâ­tral et de sa pos­si­ble mise en scène –, que par les romans de Bar­jav­el, par la sci­ence-fic­tion de William Gib­son pas­sant par le style de Fred Var­gas au tra­vers des enquêtes du com­mis­saire Adamsberg.

Je con­state que mes lec­tures épousent régulière­ment mes états d’esprit et sont ryth­mées par mon emploi du temps. J’essaie de garder un équili­bre entre mes lec­tures per­son­nelles et mes lec­tures universitaires.

Autobiographie n°10

Je peux me désign­er de la manière générale la per­son­ne pas­sion­née de lec­ture car c’est l’activité laque­lle j’aime beau­coup depuis mon enfance. Il s’agit d’intérêt pro­fond et de plaisir en même temps. C’est en même temps une par­tie du proces­sus oblig­a­toire pen­dant mes études et cela se pro­longe comme une des activ­ités prin­ci­pales de mes losirs avec des lec­tures de mon choix. C’est donc l’activité qui joue le rôle très impor­tant dans ma vie.

Mes habi­tudes de lec­ture vari­aient pen­dant les péri­odes dif­férentes de mon développe­ment. Dans mon enfance je préférais tou­jours la lec­ture pour plaisir, générale­ment des con­tes où il y avait une intrigue, une descrip­tion de plusieurs actions dans un con­texte irréel et mag­ique. Depuis mon ado­les­cence j’ai com­mencé à m’intéresser par la lit­téra­ture sérieuse, adulte, surtout par la lit­téra­ture perçue comme ‘’bonne’’, clas­sique. J’étais intéressée par la lit­téra­ture écrite en ma langue mater­nelle et par la lit­téra­ture étrangère laque­lle je pou­vais encore lire en tra­duc­tion seule­ment. C’était le temps du mélange de deux types de lec­ture. D’une part, la lec­ture me don­nait du plaisir comme tou­jours, mais cette fois c’était le plaisir plus sophis­tiqué, don­né pas seule­ment par l’intérêt de l’intrigue et de l’action, mais aus­si par la forme des oeu­vres, le style des auteurs. J’approfondais ma com­préhen­sion d’instruments styl­is­tiques lit­téraires par les cours de la lit­téra­ture au gym­nase desquels j’avais tou­jours beau­coup d’intérêt et par des recherch­es individuelles.

A part le plaisir, je pra­ti­quais la lec­ture ana­ly­tique car dans ma vie intérieure d’adolescente il y avait beau­coup de ques­tions sur le monde qui m’entourait, notam­ment des ques­tions de la reli­gion, de la philoso­phie, du sens de la vie, du développe­ment du monde dans des domaines divers et dans des épo­ques dif­férentes. Je lisais la lit­téra­ture de gen­res dif­férents comme des romans, soit fan­tas­tiques, soit réal­istes ou de la poésie qui me don­nait du plaisir esthé­tique et des réflex­ions. J’avais l’intérêt de la lit­téra­ture des épo­ques dif­férentes : des clas­siques de XVIII-XIX siè­cles étant plus jeune et la lit­téra­ture mod­erniste et post­mod­erniste comme par exem­ple, Franz Kaf­ka, James Joyce ou Umber­to Eco étant plus adulte, mais avant 20 ans. J’ai même l’impression que mes lec­tures dif­férentes ont mar­qué mon développe­ment ou juste coïn­cidaient avec lui : étant plus jeune j’étais intéressée par des lec­tures plus roman­tiques et plus ‘’clas­siques’’ comme par exem­ple, des pièces de William Shake­speare ou la lit­téra­ture jusqu’au XX siè­cle et quand je suis dev­enue plus adulte j’ai com­mencé à avoir plus d’intérêt de la lit­téra­ture plus mod­erne : sophis­tiquée mod­erniste ou ironique et ambiguë postmoderniste.

Main­tenant j’ai assez de con­nais­sances générales de la lit­téra­ture des épo­ques dif­férentes et je juste appro­fondie mes lec­tures dans les domaines desquels je suis intéressée : soit dans la lec­ture des romans ou des poésies d’une époque par­ti­c­ulière, soit dans la lec­ture philosophique, religieuse ou par exem­ple, de l’histoire de l’art. Main­tenant, mal­heureuse­ment, j’ai moins de temps pour lire la lit­téra­ture de mon choix à part des sit­u­a­tions par exem­ple, quand j’ai le droit de choisir des sujets de mes travaux à l’université moi-même. Des lec­tures oblig­a­toires peu­vent donc par­fois avoir un effet négatif sur l’intérêt et la moti­va­tion de lecture.

Mes habi­tudes de lec­ture ont été for­mées dans le milieu de ma famille où cette activ­ité a été appré­ciée et val­orisée. Ma grand-mère était enseignante à l’institut péd­a­gogique et elle a com­mencé à lire des livres avec moi ou me demandait de lire cer­taines choses. Au début, je n’avais pas assez de moti­va­tion dans les cas où j’étais for­cé à lire, mais cela avait un effet posi­tif plus tard quand j’ai com­mencé à lire moi-même pour plaisir avec des capac­ités de lec­ture déjà acquis. Mon père a influ­encé mes habi­tudes aus­si plus tard : étant une per­son­ne bien éduquée, intel­li­gente, intéressée par plusieurs choses et domaines de savoirs, il est devenu pour moi l’interlocuteur très intéres­sant et aus­si pour la dis­cus­sion et le partage des oeu­vres lit­téraires. À l’école et à l’université j’étais tou­jours intéressée par les cours de la lit­téra­ture : pen­dant ces cours des nom­breux auteurs étaient pro­posés et présen­tés et je pou­vais aus­si choisir ceux qui m’intéressaient pour mes lec­tures per­son­nelles. Ces cours étaient donc intéres­sants pour moi et utiles surtout quand ils étaient enseignés, presque tou­jours, par les per­son­nes pas­sion­nées par la littérature.

Je choi­sis­sais dans la majorité des cas des livres qui avaient la bonne rep­u­ta­tion, sou­vent la grande lit­téra­ture. C’est la rai­son pourquoi presque toutes mes lec­tures m’impressionnaient beau­coup et il est dif­fi­cile à dire, lesquelles le plus. Dans mon enfance j’ai lu Le Seigneur des Anneaux par Tolkien et c’était mon livre préféré pen­dant la peri­ode assez longue. Il n’a pas seule­ment m’a don­né les idéales moraux vers lesquels je voulais m’orienter, mais aus­si de la patience et des capac­ités de la lec­ture longue. Après cela, j’ai com­mencé à lire des livres clas­siques plus adultes. L’auteur qui m’a impres­sion­né aus­si beau­coup était Mikhaïl Boul­gakov, son roman Le maître et Mar­guerite reste encore mon livre préféré avec un de ses sujet prin­ci­paux : com­ment garder l’âme et rester humain dans le monde ambiguë où le mal domine sou­vent. J’étais impres­sion­née aus­si par la forme com­plexe de cette oeu­vre qui con­tient plusieurs niveaux et qui est une fusion de formes et de canons lit­téraires dif­férents, même de formes des lit­téra­tures européennes divers­es. Ces deux livres m’ont impres­sion­né beau­coup dans les moments dif­férents de ma vie, mais je suis intéressée générale­ment de tous mes lec­tures à part cer­taines lec­tures obligées.

Autobiographie n°11

La lec­ture a, pour moi, quelque chose de très per­son­nel. J’ai tou­jours aimé lire seule, isolée, dans un lieu calme et con­fort­able. La lec­ture est d’abord une échap­pa­toire, un moyen de s’évader dans un autre monde, une autre époque, une autre vie. La lec­ture est liée aux sou­venirs d’enfance et aux sou­venirs de vacances. Comme je lis prin­ci­pale­ment durant les vacances, mes lec­tures sont imprégnées de mes voy­ages, et mes voy­ages sont eux aus­si tein­tés de mes lec­tures. Je me revois en train de lire Anna Karé­nine autour de la piscine en Grèce, The Great Gats­by à l’abri du déluge dans le Maine, The Beau­ti­ful and Damned dans un hamac à Wash­ing­ton. Je me sou­viens avoir décou­vert Game of Thrones lors d’une escale à Lon­dres, et de ramen­er ses suites de New York. La lec­ture, c’est aus­si la matéri­al­ité du livre, son odeur, sa tex­ture. Mes livres, je ne peux les aban­don­ner. Alors ils m’entourent dans ma cham­bre, ils s’entassent et se côtoient.

Le goût pour la lec­ture m’a été trans­mis par mon père, qui a com­mencé à me lire les pre­miers tomes de Har­ry Pot­ter, le soir, avant d’aller dormir. Fascinée par ce monde imag­i­naire, je ne per­dais pas un mot de ce qu’il lisait, et le rép­ri­mandais lorsqu’il s’endormait en lisant. Je ne voulais pas qu’il s’arrête. Je voulais absol­u­ment savoir la suite. Alors, j’ai décidé de com­mencer à lire la suite moi-même et n’est plus arrêté. La lit­téra­ture, essen­tielle­ment anglo­phone, m’est par­v­enue par le biais de tra­duc­tions de lit­téra­ture prin­ci­pale­ment fan­tas­tique ou dystopique. Dès que j’ai eu le niveau de langue néces­saire, je me suis mise à lire en langue orig­i­nale des livres de tout genre lit­téraire. Le peu de lec­ture fran­coph­o­ne que je con­somme est con­sti­tué essen­tielle­ment de clas­siques du XIXe que j’ai tou­jours appré­ciés, bien avant de les avoir étudié, ou devrais-je dire « mal­gré » le fait que j’ai dû les étudier.

J’ai tou­jours fait une sépa­ra­tion entre lec­ture per­son­nelle, asso­ciée au diver­tisse­ment et au plaisir de la lec­ture, et lec­ture sco­laire-académique, qui tend à être une source de stress et un sen­ti­ment de « corvée ». D’une nature assez médi­ta­tive, j’aime pren­dre le temps d’apprécier ce que je lis. Etant don­né que je lis lente­ment, j’ai tou­jours ressen­ti du stress vis-à-vis de mes lec­tures sco­laires et la cadence académique n’a en rien amélioré ceci. Depuis le début de mes études supérieures, je lis beau­coup moins pour le plaisir. Arrivée aux vacances, je me sens « fatiguée » de la lec­ture et j’ai besoin de me ressourcer avant d’entamer une lec­ture per­son­nelle. L’état d’esprit de la sec­tion de français que je trou­ve plutôt froide et éli­tiste a aus­si con­tribué à mon appréhen­sion de la lit­téra­ture française et son enseigne­ment. A l’inverse, la sec­tion d’anglais m’a tou­jours parue plus accueil­lante et qui tient compte de la per­son­ne de l’étudiant.

Ma pre­mière grande décou­verte lit­téraire fut celle de J.K. Rowl­ing, mais de nom­breuses autres ont suivi. Notam­ment celles de F. Scott Fitzger­ald, Edgar Allan Poe ou encore de Jane Austen. Je cit­erai trois autres ren­con­tres notoires dans le milieu sco­laire et académique. La pre­mière fut celle de l’auteur Aude Seigne, que j’ai ren­con­trée dans le cadre du prix lit­téraire Le Roman des romands. Ren­con­tr­er une jeune écrivain qui écrit à pro­pos de ses voy­ages m’a beau­coup inspiré. Le cours sur Les Mis­érables de Hugo, que j’aimais déjà, me fit admir­er encore plus le génie de cet auteur. Enfin, c’est la décou­verte de l’œuvre de Mar­garet Atwood qui me mar­qua le plus. Cette auteur, à l’esprit fan­tasque, m’a con­va­in­cue de pour­suiv­re mes études dans le domaine de la dystopie.

Autobiographie n°12

San­dra B. vous a ajoutée à la con­ver­sa­tion « Apéro(s) Bookaholic »

Je suis repérée. Mes mod­estes partages de coups de cœur et de gueule lit­téraires sur Face­book ont fait mouche : cette « amie » (c’est-à-dire à peine une con­nais­sance) m’a trou­vée suff­isam­ment crédi­ble pour m’inviter à rejoin­dre son petit groupe de lec­tri­ces ama­tri­ces d’Aperol Spritz.

Je suis flat­tée. Excitée. Et inquiète. Moi qui ai tou­jours con­sid­ér­er l’acte de lec­ture comme un plaisir soli­taire, con­di­tion sine qua none à mon immer­sion dans le réc­it ; moi qui n’ai jamais eu l’occasion de met­tre en dis­cus­sion mes choix et mes goûts éclec­tiques ; moi dont la con­som­ma­tion lit­téraire varie du sim­ple au décu­ple selon les mois, les humeurs, les con­traintes, j’allais par­tir à la ren­con­tre de ces addictes du bouquin, de ces boulim­iques du roman et, tel un nou­veau mem­bre d’un groupe d’AA, j’allais devoir dévoil­er mes moin­dres petits tra­vers lit­téraires, sous le regard bien­veil­lant et com­patis­sant de mes nou­velles compagnonnes.

Pour cette pre­mière ren­con­tre, je devais apporter mes récents coups de cœur, à l’instar des autres mem­bres qui con­vo­quent à tout bout de champs de ter­mes comme « actu­al­ité », « ren­trée lit­téraire » ou « séri­al­ités ». Pre­mier réflexe donc, je véri­fie mes dernières acqui­si­tions (oui, je garde tous mes tick­ets, mon mari est comptable) :

  • Courtin Thier­ry, Tchoupi va sur pot, Nathan, 2017. Bon. Pas sûre qu’on va l’emporter celui-là (bien que le sus­pens y soit insouten­able et que c’est bel et bien le livre que j’ai le plus lu cette année…). Pre­mier tra­vers : depuis quelques mois (32 pour être exacte), ma bib­lio­thèque est comme par­a­sitée par des col­lec­tions col­orées, car­ton­nées et à visée stricte­ment péd­a­gogique. Elles s’appellent Lisa et Pauline, et je veux leur don­ner le goût des livres.
  • Deux­ième achat, Homère, L’Odyssée, Belin/Gallimard, coll. Clas­sic­o­col­lège, 2016. Une fois encore, per­ti­nence zéro. Ou alors je prends le risque de pass­er pour l’helléniste de ser­vice en pri­ant pour qu’on ne me pose pas de ques­tion. Car je ne con­nais stricte­ment rien à Homère et c’est juste­ment pour cela que j’ai acquis cette courte et légère édi­tion façon Read­er Digest afin de pré­par­er la lec­ture suiv­ie du Ulysse from Bag­dad d’Eric-Emmanuel Schmitt avec ma classe de français. Deux­ième tra­vers : mon (récent) statut d’enseignante m’oblige à lire utile.

En revanche, j’ai là enfin ma pre­mière idée d’ouvrage à partager : un Eric-Emmanuel Schmitt, un écrivain que j’ai longtemps snobé en rai­son d’une aver­sion spon­tanée et générale pour les best sell­ers. Or, lors d’un séjour dans un chalet de loca­tion, la lec­ture acci­den­telle de La Femme au Miroir (seul ouvrage français de mes hôtes, hors livres de cui­sine) m’a menée à libér­er une place con­séquente pour l’écrivain dans ma bib­lio­thèque. Troisième tra­vers : quand j’aime un écrivain, je lis (presque) tout de lui/elle.

Le reste du tick­et étant noir­ci d’ouvrages pure­ment sco­laires sans aucun intérêt lit­téraire (Le Petit Gre­visse – Gram­maire française, SOS rédac­tion – 40 fich­es pour appren­dre à rédi­ger ou encore Le par­ticipe passé facile, pal­pi­tant n’est-ce pas ?), je me tourne vers ma fidèle BILLY© et me demande à nou­veau : quelle lec­trice suis-je ? Je ferme alors les yeux, active ma res­pi­ra­tion ven­trale et fais le vide. Exit les com­plex­es, la frime, la pudeur, les critères académiques, la mode, l’envie de plaire ou d’être inté­grée. Je sors pêle-mêle tous mes amants éru­dits, réguliers ou de pas­sage et ma pile ain­si faite dépasse bien­tôt le dossier du canapé… Une tour de livres inébran­lable car reposant sur un fond de « pavés » solide : Hugo et ses Mis­érables, Tolkien et son Seigneur des Anneaux, Shan­taram de Gre­go­ry David Roberts, les romans graphiques de Boc­quet et Catel et le plus impor­tant à mes yeux, Le Comte de Monte Cristo de Dumas, un pavé de 1280 pages qui m’accompagne depuis l’adolescence.

Sur ces robustes fon­da­tions (pure­ment physiques, aucune­ment esthé­tiques) ont pu venir se pos­er des for­mats plus légers : un Amélie Nothomb (Peplum s’il ne fal­lait en choisir qu’un), Le Soleil des Scor­ta de Gaudé, offert par un être cher et qui provo­qua un tsuna­mi émo­tion­nel dans ma car­rière de lec­trice, L’Oeuvre de Zola et Salamm­bô de Flaubert, les deux lec­tures sco­laires qui ont façon­né ma sen­si­bil­ité aux clas­siques (et acces­soire­ment con­va­in­cue d’entrer à l’université), Légère et court vêtue d’Antoine Jaquet (enfin un peu d’actualité !), ren­con­tre récente et puis­sante avec un écrivain tal­entueux et conci­toyen, Au revoir là-haut de Pierre Lemaître (tient, encore un Goncourt…), du théâtre avec Camus et son excep­tion­nel Caligu­la, meilleur sou­venir de Bach­e­lor, et ain­si de suite…

Voilà. Le salon est en pagaille. Ma tour ne con­tient presque rien de récent (est-ce un tra­vers ?) car ces derniers temps, mes préoc­cu­pa­tions ont changé. Et ces préoc­cu­pa­tions sont pré­cisé­ment en train de déman­tel­er mon joli édi­fice. L’une s’appelle Lisa, l’autre s’appelle Pauline. La pre­mière feuil­lette les ouvrages, l’autre, pour l’instant, se con­tente de les mordiller. Toutes deux ont la per­mis­sion de touch­er même le plus pré­cieux de mes livres car la lec­ture est aus­si matérielle et qu’un jour, cette bib­lio­thèque sera à elles.

Je suis prête à par­tir, à aller boire un Aper­ol Spritz et à affron­ter mes choix, mes habi­tudes, mes goûts hétéro­clites. Je garde à l’esprit que ces derniers sont for­cé­ment uniques, qu’ils représen­tent mon his­toire, mon par­cours. Dernier tra­vers pour­tant : je n’ai pas de sac assez grand pour con­tenir toute ma vie de lectrice.

Autobiographie n°13

Je pense à la lec­ture en tant que pra­tique qui m’a accom­pa­g­née pen­dant toute ma vie, même quand je ne lisais pas (de livres). Il y a quelques mois, j’ai trou­vé une vidéo où j’étais très petite et, en voy­ant le vent feuil­leter les pages d’un livre, j’ai exclamé « Maman, regarde, le vent lit ! ». Je dis­ais « lire » avant même de savoir lire, mais là, j’ai eu l’impression que je lisais, moi aus­si. La lec­ture était une activ­ité que je voy­ais pra­ti­quer par les grands, faite de gestes et de sup­ports pré­cis, par laque­lle j’étais attirée. Moi aus­si, je voulais faire cela. Pour penser la lec­ture, tel que le lan­gage, je remonte aux débuts. Ce qui m’a amené à lire, me mar­que tou­jours. La lec­ture est liée pour moi à la capac­ité de dire. Ma phrase avait déclenché les rires et l’approbation des adultes autour de moi, et moi j’en ai été con­tente. Lire a tou­jours été lié au désir d’écrire et d’être lue.

Quelques années après cette vidéo a été prise, nous avons changé de mai­son, et dans notre jardin il y avait un cerisi­er. Cet arbre avait trois branch­es très con­fort­a­bles : une pour s’asseoir, une pour appuy­er son dos et une pour ses pieds. Il y avait une ficelle où j’attachais le livre, puis je mon­tais et je tirais la ficelle pour le soulever. Les romans de jeunesse étaient pleins de per­son­nages qui vivait sur les arbres, donc je me sen­tais par­faite­ment à ma place. Je lisais chaque jour, même en hiv­er. J’allais loin, je me pen­sais autrement, je me cachais.

Quand j’allais à la bib­lio­thèque, je ne choi­sis­sais pas moi-même les livres : le bib­lio­thé­caire le fai­sait pour moi avant, et moi je n’avais qu’à remerci­er et les faire dis­paraître dans mon sac. Chaque semaine il me pré­parait quelques livres. Je n’aimais pas ce jeu de la bib­lio­thèque, où les gens voient qu’est-ce que tu veux lire, quels sont tes goûts. Le bib­lio­thé­caire savait ce que je lisais, mais pas ce que j’aurais choisi. À ce moment-là, pour moi, la lec­ture était une affaire secrète. Je n’aimais pas qu’on me voy­ait lire : j’avais l’impression que ceux qui me voy­aient lire, savaient beau­coup trop de moi. Quand je par­lais, je bégayais, et là aus­si, j’avais l’impression de révéler beau­coup trop de moi, alors je par­lais rarement.

J’écrivais sou­vent. Toute­fois, je n’arrivais jamais à rien ter­min­er. Les pages s’accumulaient dans mon chevet, sans qu’il n’y eût rien d’accompli que je pou­vais mon­tr­er à quelqu’un. Je vois aujourd’hui mes mots coupés et mon écri­t­ure infructueuse comme deux symp­tômes rel­e­vant de cette mau­vaise habi­tude de lire sur l’arbre.

Pen­dant presque tout le lycée, je n’ai pas lu. J’ai bien réus­si le test sur I Promes­si Sposi sans en lire même pas une page. J’avais lu beau­coup d’autre choses (dont des analy­ses approx­i­ma­tives sur inter­net) et cela était large­ment suff­isant pour m’acheminer dans une œuvre quel­conque. En classe, on en lisait des extraits, mais moi je fai­sais autre chose. D’ailleurs, on pro­po­sait des activ­ités de lec­ture qui n’avaient presque rien en com­mun avec ce que j’étais habituée. Tous ces mots improb­a­bles du pro­fesseur autour de quelque chose que je con­nais­sais très bien m’énervaient ; cet étrange usage de lire des extraits, alors que l’intérêt de la lec­ture résidait dans le fait qu’elle t’enveloppe pen­dant des heures et des heures…

Je n’avais jamais lu de la poésie. À l’école, avec la poésie, je me sen­tais à l’aise. C’était pour moi une sorte de langue étrangère qui demandait une lec­ture dif­férente. J’ai fait un bach­e­lor en Ital­ien, après, et la philolo­gie me con­ve­nait par­ti­c­ulière­ment. Aujourd’hui, j’aime bien lire en français, l’effort que cela requiert me donne l’impression de rester présente et cela m’apaise. Mais quand je lis, je me mets sur la ter­rasse, dans le métro, dans la cui­sine pen­dant que mon colo­cataire cui­sine et me par­le. J’ai besoin d’un arrière-plan qui four­mille, je ne veux plus être seule, et j’ai remar­qué que ce qu’il y a autour, les bruits, les odeurs, les rayons de soleil qui m’embêtent, me font ressen­tir l’attrait pour le mot écrit.

Autobiographie n°14

Toute petite, ma mère me lisait albums et romans pour enfants à voix haute. Cela allait de Plume le petit ours blanc, à la saga Har­ry Pot­ter qu’elle a com­mencé à me lire. Puis, nous lisions à deux voix – elle et moi – en suiv­ant mon avancée dans l’apprentissage de la lec­ture. Plus grande, seule, je me lovais dans les coussins placés au bas de mon armoire, une petite lampe accrochée à la tringle. Les mer­cre­dis après-midis, après une virée à la bib­lio­thèque avec mon père, je dévore la pile de livres. Le temps s’arrête et je reprends con­tact avec la réal­ité qu’une fois le soleil couché, quand on m’appelle pour manger.

Petite, j’entretenais un rap­port facile à la lecture.

Cette activ­ité devient plus com­pliquée à par­tir de l’adolescence. Je n’arrive plus à me plonger dans un livre comme avant. La con­cen­tra­tion que cela néces­site est brouil­lée par un nou­veau flux de pen­sée, un éparpille­ment des émo­tions. Un cer­tain ennui vient habiter mes moments de lec­ture et une pro­fesseure de français n’améliorera rien. Je me sou­viens avoir lu avec elle La Gloire de mon père de Mar­cel Pag­nol et d’avoir dû répon­dre à un ques­tion­naire détail­lé sur la chas­se aux han­netons. Elle m’a lais­sé une impres­sion de lit­téra­ture pous­siéreuse et vide.

Heureuse­ment, un tour­nant posi­tif s’opère en fin de sec­ondaire I. Je redé­cou­vre le roman polici­er sous l’angle de l’analyse lit­téraire avec Piège pour Cen­drillon et un nou­veau genre, le fan­tas­tique avec Le Hor­la de Guy de Mau­pas­sant. Au Col­lège, un nou­veau texte sem­ble faire obsta­cle à mon aisance à lire lorsque je me retrou­ve face au Pan­ta­gru­el de Rabelais. Obscure, illis­i­ble, « c’est pas du français ça ». Mais M. Clerc a su trans­former l’opacité de cet ouvrage en un tré­sor de sens cachés que l’on décou­vrait par l’exercice de l’explication de texte. C’est à par­tir de cette année que mon intérêt pour la lit­téra­ture est devenu pérenne.

A présent, j’aimerais retrou­ver cette avid­ité de lec­ture que j’avais si jeune. Lorsque je lis, je cherche cette sen­sa­tion enivrante d’être totale­ment absorbée par les pages, cet instant où une bulle autour de moi fil­tre sons, mou­ve­ments et lumières.

Mais il y a aus­si les lec­tures fas­ti­dieuses, oblig­a­toires. Lire un para­graphe, puis aban­don­ner. Recom­mencer le lende­main car il faut bien l’avoir lu. Par­fois, l’effort paye et la sat­is­fac­tion d’avoir ter­miné cet arti­cle si com­plexe de Metz com­pense le désagréable com­bat entre moi et ma con­cen­tra­tion. D’autres fois, je laisse tomber et j’espère que, plus tard, j’y arriverai. Il y a aus­si le livre sur lequel je m’endors, le livre qui me tient en haleine, le livre que j’oublie, le livre que je relis, la pile de livres que je veux lire.

Enfin, la lec­ture est égale­ment une affaire de touch­er. Elle me per­met d’éprouver cor­porelle­ment une manière dif­férente de voir les choses de la vie comme avec Ris­i­bles amours de Kun­dera, Nad­ja de Bre­ton, L’Ecume des jours de Boris Vian et bien d’autres encore. Mais le touch­er réside aus­si dans les pages que je tourne, le grain du papi­er, le cray­on (gris et un peu gras si pos­si­ble) qui souligne un mot, une phrase, un pas­sage qui me frappe.

Aujourd’hui, la lec­ture n’est plus un sim­ple diver­tisse­ment pour moi mais s’est trans­for­mée en un ensem­ble com­plexe. La lec­ture est un devoir, un impératif, un out­il, une source de plaisir, de ques­tion­nement sur moi et sur les autres, d’information, de déchiffrage de la vie.

Autobiographie n°15

Il m’est dif­fi­cile de par­ler de lec­ture sans évo­quer mon tout pre­mier livre. J’avoue ne pas me rap­pel­er de l’histoire de Mimi la souris, en revanche je garde enrac­iné en moi le sen­ti­ment  de vic­toire d’avoir achevé l’ouvrage et su dépass­er les let­tres muettes et traîtres à la fin de cer­tains mots ain­si que les alam­bi­quages dif­fi­ciles de la langue française, ces « ch », « an » et autres « gu ».

Ce fut peut-être grâce à ce sen­ti­ment euphorique que la lec­ture s’ancra pro­fondé­ment en moi. Cela, mais égale­ment une enfance assez soli­taire. Je ne comp­tai dès lors plus les heures à lire dans mon lit, à la lueur de ma veilleuse. Et, même lorsque je fer­mais les yeux, je revivais encore l’histoire des per­son­nages der­rière mes paupières closes.

Enfant, je dévo­rai la bib­lio­thèque rose puis verte, Nar­nia, Entre Chiens et Loups dont le sujet — le racisme — me boulever­sa. Je vécus l’attente insup­port­able de la sor­tie du prochain tome d’Har­ry Pot­ter et je rêvai de m’envoler avec le Petit Prince — livre d’autant plus impor­tant à mes yeux que mon père l’adorait.

À l’âge de 11 ans, à force de pass­er mon temps à la bib­lio­thèque de mon école, je ren­con­trai Pierre Bot­tero.  Cela fut le choc que j’attendais depuis mon pre­mier livre ; la décou­verte que les mots pou­vaient, en plus de créer des Univers, créer une musique, une sonorité. Je me retrou­vai ain­si, à l’aube de l’adolescence, à saisir ma pro­pre plume pour écrire à mon tour.

Mon entrée dans la lit­téra­ture clas­sique, les « livres d’adultes » fut plus com­pliquée. Au col­lège nous nous vîmes impos­er L’Assommoir de Zola et je n’avais pas la matu­rité d’appréhender l’écriture descrip­tive et les his­toires sociales atrophiées de cet auteur. Il me fal­lu atten­dre mes années uni­ver­si­taires et, surtout, Au Bon­heur des Dames pour me réc­on­cili­er avec la plume naturaliste.

Mon intérêt pour les clas­siques fut cepen­dant réveil­lé avant cela, lors de mon gym­nase. Je tombai admi­ra­tive devant la psy­cholo­gie com­plexe des lib­ertins des Liaisons dan­gereuses et je restai per­tur­bée par le débat autour du ter­ror­isme dans Les Justes qui me don­na envie de lire — pour moi et non pour un pro­fesseur — Les Mains sales, me per­me­t­tant ain­si de décou­vrir Sartre.

Les lec­tures n’ont cessé depuis de s’enchaîner, entre­laçant des auteurs con­tem­po­rains — Bar­bery, Wer­ber — à d’autres plus anciens — Mau­pas­sant, Baude­laire — et cer­tains moins con­nus — Potoc­ki, de Char­rière. J’en appré­cie cer­tains, d’autres un peu moins, mais peut-être qu’un jour cela chang­era ? Une chose demeure cer­taine ; ma vie de lec­trice n’en est qu’à ses balbutiements.

Autobiographie n°16

Si je devais me car­ac­téris­er en tant que lecteur, je com­mencerais par dire que j’aime lire en faisant corps avec le texte. En d’autres ter­mes, je lis avec grande atten­tion et dès qu’une idée de l’auteur résiste à mon inter­pré­ta­tion, je la relis pour la saisir entière­ment. Il m’arrive égale­ment à la fin d’un pas­sage de m’arrêter pour mesur­er les pro­pos aux­quels je viens d’être exposé. En somme, je car­ac­téri­sais ma lec­ture comme une com­bi­nai­son entre une lec­ture très proche du texte et une plus distanciée.

En tant que lecteur, je pour­rais égale­ment dire que je suis impa­tient, pas for­cé­ment dans le sens où j’ai envie d’arriver rapi­de­ment au dénoue­ment de l’intrigue, mais plutôt au niveau du nom­bre de livres qu’il y a à lire en général. Un autre mot qui me vient à l’esprit, et qui serait peut-être plus pré­cis, est le terme frus­tré. Au sein d’une vie d’étudiant, — qui relève par­fois de la schiz­o­phrénie entre les études et les petits boulots – la masse des œuvres écrites par des grands noms sem­ble impos­si­ble à appréhen­der. On ne par­le même pas des plus petits noms. Au moins, ça donne une rai­son de se réjouir de la retraite pour avoir plus le temps de lire. Finale­ment, je dirais que je suis un lecteur à la fois curieux et con­tem­platif, dans le sens où je lis pour agrandir mes per­spec­tives de la réal­ité, et où il ne m’est pas rare d’être com­plète­ment souf­flé par la justesse de cer­taines formules.

Du point de vue de mes habi­tudes de lec­ture, il me faut beau­coup de calme pour lire car je suis facile­ment décon­cen­tré par des bruits extérieurs. Je me suis habitué à plutôt lire le soir, lorsque la journée active est ter­minée. Ce moment est pour moi un moment de détente, au sein duquel je sens que je peux être plus récep­tif aux idées d’un auteur. Les livres que je lis le soir sont donc plutôt des lec­tures per­son­nelles. En ce qui con­cerne les lec­tures académiques, je les fais plutôt à la bib­lio­thèque, ou bien chez moi.

Il m’arrive aus­si de lire dans le train comme j’effectue par­fois des allers-retours avec Genève. En lien main­tenant avec mes habi­tudes au sujet du texte, je n’annote générale­ment pas mes lec­tures per­son­nelles. La seule chose que je fais est de cor­ner le bas d’une page, lorsqu’une cita­tion m’a vrai­ment mar­qué. Il m’arrive de la réécrire ailleurs par la suite, ou d’en par­ler avec un ami ou une amie. Pour mes lec­tures uni­ver­si­taires, j’aime imprimer mes textes afin d’avoir le texte matériel sous les yeux et je l’annote au sty­lo en faisant des liens, ou bien en écrivant des petites syn­thès­es pour mieux m’approprier le texte.

Une ren­con­tre lit­téraire mar­quante m’est arrivée avant de com­mencer l’université. Au cours d’un voy­age en train, j’ai eu la chance d’avoir sous la main le livre d’Eric-Emmanuel Schmitt, Les per­ro­quets de la place d’Arezzo. En quelques mots, l’auteur place son lecteur au milieu d’une con­stel­la­tion de plusieurs expéri­ences de l’amour, qui sont toutes dif­férentes dans leur con­tenu, et dans leurs per­spec­tives, qui vont de la monogamie au sado-masochisme à plusieurs. Sub­mergé par la pré­ci­sion des émo­tions (d)écrites, je me suis sur­pris à ressen­tir des fris­sons me tra­vers­er le corps. Peut-être que c’était un moment de ma vie, qui a fait que cette lec­ture m’ait autant touché. Mais ce qui est sûr, c’est que je me rap­pelle de ce moment comme l’instant où j’ai choisi d’étudier le français, afin de com­pren­dre com­ment de l’encre sur du papi­er pou­vait causer de telles émotions.