Entre­tien semi-dirigé mené avec un.e spectateur.trice du spec­ta­cle Orestes in Mosul de Milo Rau dans le cadre d’un pro­jet de recherche sur l’in­ter­pré­ta­tion poli­tique du théâtre contemporain.

Informations sur la source

Code d’i­den­ti­fi­ca­tion : #Orestes4

Date : Décem­bre 2019

Pro­to­cole : Entre­tien semi-dirigé

Pro­fil de l’enquêté.e :

Remar­ques : Entre­tien basé sur l’ac­cueil du spec­ta­cle au Théâtre de Vidy, Lau­sanne, décem­bre 2019.

En deux mots, est-ce que ça vous a plu ? 

Énor­mé­ment.

Est-ce que vous pour­riez me racon­ter votre expéri­ence du spectacle ? 

C’é­tait assez bouleversant.

Qu’est-ce que qui vous a le plus touché ? 

Tout je crois, en tout cas je n’en sors pas indemne. Ce qu’il y a de plus réus­si pour moi c’est à quel point l’I­rak était présent, je crois.

Vous pou­vez décrire ce qui vous a ren­du l’I­rak présent ? 

Évidem­ment le fait que l’on regar­dait à la fois la scène et la pro­jec­tion vidéo mais que les deux étaient liées, comme si ce qu’il se pas­sait sur scène, là ce soir en Suisse avait des con­séquences ou découlait directe­ment de la sit­u­a­tion là-bas.

Quel rôle a joué pour vous l’écran et la pro­jec­tion vidéo ? 

Eh bien c’est dif­fi­cile à dire, c’é­tait notre monde et en même temps un autre monde, qu’on vivait sans pou­voir rien faire, ça fai­sait un con­traste mar­quant et en même temps lié avec les acteurs de ce soir.

Vous diriez que l’écran vous rendait impuis­sant, con­traire­ment à la scène ? 

Oui je crois, il nous fai­sait con­tem­pler des ruines et des vies brisées, et le spec­ta­cle racon­tait ces ruines.

Pour­tant vous ne pou­vez agir ni sur la scène, ni sur la vidéo ? 

Non, évidem­ment, mais la scène est plus proche, on entend les vraies voix et on ne peut douter de rien de ce qu’il se passe, alors que ce qui est filmé j’avais tou­jours un doute – qui ne changeait rien hein – mais c’é­tait au fond de mon esprit, je me demandais : est-ce que c’est bien vrai ? est-ce que tout ça n’é­tait pas mis en scène ?

Mais c’é­tait for­cé­ment « mis en scène » ?

Bien sûr, les per­son­nes qui jouaient en Irak jouaient ce qu’on leur demandait de jouer, mais elles avaient tou­jours l’air effon­drées, ou très impliquées dans les choses, elles avaient l’air de vivre vrai­ment leurs émo­tions, der­rière le rôle qu’on leur demandait de jouer, qui était lié à leurs vies propres.

Vous vous êtes dit la même chose pen­dant la scène du jugement ? 

Oui, c’était très émou­vant. J’étais vrai­ment avec eux, je me demandais ce que je ferai à leur place, si j’aurais eu ce courage de par­don­ner. Et puis aus­si c’est un moment très fort à cause des ruines, du regard de la femme tu vois, qui les juge, qui pro­jette sur eux toute la vio­lence qu’elle a vécue. Eux aus­si, ils souf­frent et ils se regar­dent, c’est un peu comme si ils recon­nais­saient tous leur souf­france, mais mal­gré tout ils se déci­dent, ils sont là non on ne va pas les tuer, on ne va pas devenir comme eux.

Mais vous n’avez pas eu de doute sur leur sincérité pen­dant cette scène ? 

Si, je me demandais, est-ce que per­son­ne ne vote parce que c’est vrai­ment ce qu’ils pensent, ou parce qu’on leur a demandé de lever la main pour pass­er un beau message.

Quel mes­sage ?

Bah le mes­sage que c’est plus com­pliqué que ça, qu’on ne peut ni con­damn­er, ni par­don­ner absol­u­ment. Je n’ar­rê­tais pas de deman­der, est-ce qu’ils le pensent vrai­ment ? Est-ce qu’ils font ça parce que le réal­isa­teur leur a demandé de faire ça ?

Qu’est-ce que ça chang­erait qu’ils le pensent vrai­ment ou qu’ils le jouent ? 

Tout je crois, en tout cas, dans un cas je trou­verais ça hor­ri­ble et dans l’autre, je trou­verais que c’est vrai­ment beau.

Pourquoi ?

Je dirais que, si ils le pensent vrai­ment, alors on a accès à quelque chose de vrai, on est sans bar­rière, sans dis­tance avec eux, on est ensem­ble dans ce truc absol­u­ment dépres­sif et sans solu­tion de « tout le monde est brisé et il n’y a rien à faire d’autre que de con­tin­uer mal­gré la vio­lence de tout ça », et ça me donne envie de pleur­er encore en y repen­sant et en dis­ant ça, alors que si c’est une mise en scène, et bien ils sont juste instru­men­tal­isés, et ça ne ser­vait à rien d’aller en Irak, on aurait pu avoir des acteurs qui jouent ça n’im­porte où et ça aurait fait un peu « je suis l’au­teur et voilà mes grandes idées exis­ten­tielles sur la guerre ».

Si le spec­ta­cle vous a boulever­sé, c’est que vous inclinez plutôt vers le pre­mier scénario ? 

C’est dif­fi­cile à dire, mais sûre­ment oui.

Il y a des élé­ments en par­ti­c­uli­er qui vous inci­tent à penser ça ?

Plusieurs choses je pense. Déjà, per­son­ne ne par­le à part eux, et les acteurs qui ne sont pas impliqués, la troupe d’i­ci, pren­nent la parole surtout comme per­son­nages du mythe, ils ne jouent jamais des irakiens.

Vous vous sen­tez plus à dis­tance des per­son­nages du mythe joués sur scène par les occi­den­taux que des per­son­nages du mythe joués dans le film par les acteurs et actri­ces irakien.ne.s ?

Oui. C’est bizarre ?

Rien n’est bizarre. 

Bon, c’est aus­si que les per­son­nes dans le film ne jouent pas tou­jours des per­son­nages. Et quand ils jouent, c’est des per­son­nages du mythe là, oui voilà Oreste, mais on sent que c’est directe­ment lié à leur sit­u­a­tion, que quand ils par­lent, ça con­cerne leur réal­ité, que c’est eux qui par­lent vraiment.

Vous diriez qu’ils représen­tent la sit­u­a­tion iraki­enne de manière plus large ? 

Non, vrai­ment pas, s’ils ne sont pas manip­ulés, je crois qu’ils ne sont qu’eux-mêmes et que c’est pour ça que c’est touchant.

Pas même dans la scène du procès ? 

Peut-être un peu, mais ce n’est en tout cas pas ça qui me touche. La sit­u­a­tion iraki­enne, c’est beau­coup plus com­pliqué que dix per­son­nes qui votent pour con­clure un mythe. C’est leurs vis­ages, le fait que ces dix per­son­nes soient là, sans expres­sion, per­dues, c’est ça qui le rend touchants, pas le fait qu’ils pour­raient incar­n­er la déci­sion que doit pren­dre l’Irak.

C’est pour­tant quelque chose que j’ai beau­coup enten­du, dans les cri­tiques par exem­ple.

Je com­prends ça, peut-être que je me trompe, mais j’imag­ine que c’est aus­si une manière pour nous, et pour le met­teur en scène aus­si d’ailleurs, de don­ner du sens au spec­ta­cle et à la sit­u­a­tion, on essaie de se racon­ter que tout ce qu’on a vu par­le plus large­ment, qu’il y a un grand mes­sage et quelque chose qui per­me­t­trait de com­pren­dre la sit­u­a­tion iraki­enne, mais à la fin pas telle­ment, c’est juste dix per­son­nes, et même plus parce qu’il n’y a pas que la scène du procès, qui sont dans l’hor­reur des choses. Je com­prends qu’on veuille croire que ça par­le de quelque chose de plus glob­al, mais je pense qu’on se dit pour se ras­sur­er, parce que tout ça est juste en fait rad­i­cale­ment incom­préhen­si­ble et atroce.

Com­ment expliquez-vous le geste meur­tri­er d’Oreste qui tue sa mère ? 

Il ne sup­porte pas qu’elle se soit remar­iée, il con­sid­ère qu’elle a trahit son père. C’est une manière de pren­dre posi­tion con­tre sa lib­erté, une manière de dire : l’homme qui est par­ti à la guerre, même s’il a tué sa fille, devait le faire. Peut-être aus­si qu’il est un peu dérangé ? En tout cas, on nous le racon­te un peu fou, il est insta­ble, il fait des grandes tirades, il est face-caméra et trop enjoué. Peut-être que la ver­sion du mythe c’est le devoir et la ver­sion de Milo Rau c’est la folie, peut-être que c’est la sit­u­a­tion à Mossoul qui l’a ren­du fou. En tout cas, sa vie est hor­ri­ble quoi, moi j’aurais jamais sup­porté un truc du genre.

Vous arriver­iez à tranch­er pour l’une ou l’autre solution ? 

Je ne pense pas que Milo Rau veuille défendre l’idée qu’il faille tuer sa mère si elle se remarie après avoir été aban­don­née, ce n’est pas une idée dans l’air du temps, ça rendrait même le spec­ta­cle franche­ment sus­picieux. Dans sa tête, je pense plutôt que le per­son­nage a été ren­du fou par la sit­u­a­tion hor­ri­ble de l’I­rak, c’est un pro­pos sur la défor­ma­tion des gens par les guer­res et les mas­sacres. Même, moi ça m’a fait réfléchir en fait aux ter­ror­istes, c’était la pre­mière fois que je me dis­ais : tu sais pas ce qu’il s’est passé dans leurs vies hein, per­son­ne ne fait des trucs aus­si hor­ri­bles pour rien, je veux dire, sans que rien d’horrible ne se soit passé dans leurs vies.