Entre­tien semi-dirigé mené avec un.e spectateur.trice du spec­ta­cle Orestes in Mosul de Milo Rau dans le cadre d’un pro­jet de recherche sur l’in­ter­pré­ta­tion poli­tique du théâtre contemporain.

Informations sur la source

Code d’i­den­ti­fi­ca­tion : #Orestes2

Date : Décem­bre 2019

Pro­to­cole : Entre­tien semi-dirigé

Pro­fil de l’enquêté.e :

Remar­ques : Entre­tien basé sur l’ac­cueil du spec­ta­cle au Théâtre de Vidy, Lau­sanne, décem­bre 2019.

En deux mots, est-ce que ça vous a plu ? 

Je ne dirai pas ça, mais c’é­tait très intéres­sant, ça m’a beau­coup fait réfléchir. Ça m’a plu, mais pas dans le sens où j’ai passé un bon moment.

Est-ce que vous pour­riez me racon­ter votre expéri­ence du spectacle ? 

Au début, j’ai eu un ressen­ti étrange, notam­ment à cause du jeu, qui est entre la décla­ma­tion théâ­trale et un jeu con­noté comme ama­teur. Je ne com­pre­nais pas le ton du spec­ta­cle : l’his­toire ne démarre jamais. J’ai mis un moment à com­pren­dre qu’on resterait tou­jours dans un théâtre racon­té : le réc­it d’une pièce de théâtre absente du plateau. Je ne com­pre­nais pas qu’on allait jamais nous pro­pos­er d’en­tr­er dans une fic­tion, celle du mythe d’Oreste. Une fois que je suis ren­trée dedans, il y a eu la bar­rière de la langue. Il y a eu plein de bar­rières dif­férentes. J’ai eu des réti­cences avec la musique et quelque chose de très épique : il y avait des scènes que je trou­vais hol­ly­woo­d­i­ennes. On nous demandait de ressen­tir beau­coup d’é­mo­tions. Franche­ment, le mélange d’Hollywood et du ter­ror­isme, c’est pas fou. Et ces réti­cences sont tombées petit à petit. J’ai aus­si eu une bar­rière avec un regard que je craig­nais mis­éra­biliste sur l’I­rak, sur la représen­ta­tion des irakiens, même si ça c’est estom­pé. En fait mon expéri­ence c’est une suite de réti­cences qui se sont effacées, à la scéno­gra­phie aus­si que j’ai trou­vée assez laide. Et finale­ment, tout s’est un peu résolu.

Vous pou­vez décrire cette réso­lu­tion ? A quel moment vous avez arrêté d’avoir des barrières ? 

Il y en a eu tout le long, mais par­ti­c­ulière­ment la scène du procès où une femme demande s’il faut con­damn­er les dji­hadistes qui se sol­de sur une indé­ci­sion. Il y a eu aus­si l’ac­teur qui représente un occi­den­tal type, tout à la fin et regarde sur son télé­phone des images vio­lentes comme nous tous et l’on ressent ce sen­ti­ment qu’on con­nait bien : ça ne fait pas grand chose. Ça excuse, ou plutôt ça explique cette sen­sa­tion qu’on a par­fois dans le spec­ta­cle : des moments où face à une vio­lence assez froide on ne ressent pas beau­coup d’é­mo­tions. La pre­mière scène où l’on étouffe une femme, je me suis sen­tie très mise à dis­tance, je n’ai pas ressen­ti grand chose : tout ça met­tait mon regard en abime.

Vous diriez que le per­son­nage final incar­nait votre dis­tance de spectateur ? 

Oui pour résoudre une dis­so­nance : avec la musique hol­ly­woo­d­i­enne tout au long du spec­ta­cle et les émo­tions for­cées, à ce moment, il y a eu quand même un con­traste, j’é­tais con­tente de voir un peu de cynisme, plutôt de réal­isme sur les images de vio­lence que l’on reçoit tous les jours. La dernière aus­si, avec une actrice sur un bal­con qui dit sim­ple­ment qu’elle a recom­mencé à fumer : ça souligne bien que ce par­cours en Irak ne pré­tend pas avoir changé la vie de mil­lions de personnes.

Vous voudriez bien résumer le spec­ta­cle, en vous attar­dant sur les élé­ments qui vous sem­blent importants ?

Alors c’est une troupe de théâtre qui joue une troupe de théâtre, qui est allé en Irak faire du théâtre à Mossoul, et pen­dant toute la pièce il y a des va-et-vient entre la scène et les répéti­tions à Mossoul. Et tout le long, il mélange ce réc­it factuel avec le réc­it d’Oreste et il y a une sorte d’al­lé­gorie qui se file tout le long. Et il y a une allé­gorie, enfin non, mais tout le long il y a ce réc­it où les per­son­nes sur scènes, peut-être des per­son­nages, font des va-et-vient entre les per­son­nages qu’ils incar­nent et ce qu’ils ont vrai­ment expéri­men­té à Mossoul. Sur le fond du mythe, il y a Agamem­non qui est en guerre et n’ar­rive pas à faire par­tir son bateau, sac­ri­fie sa fille pour avoir un vent favor­able, il ren­tre et sa femme n’ar­rive pas à digér­er le fait qu’il ait sac­ri­fié sa fille. Il ramène avec lui Cas­san­dre, une troyenne, de haine sa femme le tue et Oreste, fils des deux, tue sa mère parce qu’elle a tué son mari.

Diriez-vous que le spec­ta­cle vous a racon­té une histoire ? 

Oui bien sûr, le mythe. Mais il m’a à peu près racon­té aus­si ce qu’ils ont fait à Mossoul mais pas vraiment…

Pourquoi ?

Bah on ne peut pas dire ce qu’ils ont fait, on a aucune preuve et c’est pas vrai­ment racon­té. Mais, tout est lié. Il n’y a pas dix min­utes de réc­it d’Oreste, dix min­utes où l’on s’en éloigne. Elles sont cadrées par des voix et même des fois à Mossoul, ils jouent Oreste, donc oui au fond c’é­tait quand même une histoire.

Vous vous êtes lais­sée pren­dre par une his­toire ? avec des personnages ? 

Au tout début, il racon­te la fin et désamorce ton impli­ca­tion, ce qui se fait beau­coup. Mais du coup bah ça désamorce. Il y a des micro-ten­sions, dans cer­taines scènes où il y a un sus­pens, celles qui sont jouées au pre­mier degré : le repas par exem­ple, tu te deman­des si les per­son­nages vont péter un câble, com­ment ils vont se tuer, quelle parole va déclencher une colère. Mais en ce qui con­cerne le fond de ton impli­ca­tion, le désamorçage du début veut claire­ment éviter que tu sois pris dans la fic­tion, que tu regardes ça comme un film. Mais c’est bizarre parce que main­tenant que j’y repense, j’é­tais quand même pas mal à fond dedans ce repas de famille. L’en­jeu c’est peut-être de voir en quoi c’est intéres­sant de racon­ter cette his­toire même si l’on sait tout et à l’in­térieur de ce réc­it cadre. Bon, en y repen­sant, à Mossoul et les expéri­ences réelles des per­son­nages qui par­lent dans le film, il y a beau­coup de micro-réc­its his­toriques, quand l’ac­teur va à l’hôpi­tal : main­tenant que j’y repense aus­si, toutes ces séquences doc­u­men­taires étaient quand même très prenantes, parce que soudain l’ac­teur à une his­toire à lui que tu as envie de suivre.

Est-ce que vous diriez que le spec­ta­cle a une ambi­tion éthique ou politique ? 

Poli­tique ? Non pas vrai­ment. Enfin tu ressens que oui, mais c’est dif­fi­cile à for­muler. Bon c’est vrai­ment comme regarder un doc­u­men­taire, ça a surtout envie de présen­ter quelque chose.

Alors vous diriez que le spec­ta­cle essaye de défendre une idée ? 

Oui, le fait que le théâtre c’est bien. C’est quelque chose qui m’a un peu dérangée : je me demandais sou­vent si le spec­ta­cle n’in­stru­men­tal­i­sait pas un peu la sit­u­a­tion à Mossoul pour défendre le théâtre.

C’est une cri­tique qui est sou­vent faite à Milo Rau. 

Ah vrai­ment ? Oui en fait, un ami m’a dit qu’il avait détesté ce spec­ta­cle pour cette rai­son. Bon ça prône aus­si la non-vio­lence, mais est-ce que quelqu’un a déjà prôné l’in­verse hon­nête­ment ? C’est un peu faible d’ailleurs son pro­pos là-dessus, le spec­ta­cle, sur ce point, est un peu plat : on voudrait une prise de posi­tion poli­tique plus claire je crois. Après, des ques­tions éthiques, oui. Évidem­ment, le débat à la fin, le procès des spec­ta­teurs. Ce qui est sûr c’est qu’il pose des ques­tions morales claires : faut-il con­damn­er les dji­hadistes ? Tu es claire­ment invitée à répon­dre à cette ques­tion dans ta tête.

Vous arriver­iez à me décrire pourquoi vous vous êtes sen­tie invitée ? 

Bon, dès lors qu’un film ou une pièce for­mule un choix, tu te sens invité à te deman­der ce que tu ferais à la place des per­son­nages. Ensuite à cause des caméras qui fil­ment Mossoul, elles tour­nent tout le temps, elles tour­nent et tu as l’im­pres­sion que tu vas te retrou­ver dans l’im­age. Ils n’ou­blient jamais que tu es là. Et puis dans cette scène, il y a une assem­blée, tu ressens vrai­ment la néces­sité d’un vote démocratique.

Il y a d’autres spectateur.trices qui m’ont dit que juste­ment, durant cette scène ils et elles se sont senti.e.s exclu.e.s parce que le spec­ta­cle leur avait fait ressen­tir pen­dant une heure à quel point ils et elles n’avait pas vécu ça et à quel point ils et elles étaient inca­pable de par­ticiper à ce vote pour cette rai­son : on leur mon­trait une assem­blée qui leur appre­nait l’hu­mil­ité. Parce qu’ils et elles n’é­taient pas à Mossoul, parce qu’ils et elles n’avaient pas vécu ça. 

Peut-être que ce n’est pas à toi de faire le choix, mais il t’in­vite à espér­er quelque chose. Moi j’e­spérais qu’ils ne lèvent pas tous la main pour les con­damn­er. Toutes les con­di­tions te sont mon­trées, tu te dis que là l’hu­main est amené au bout. C’est un peu comme une expéri­ence de pen­sée du type « Si je te dis que quelqu’un a vio­lé ta fille, que ferais-tu ? ». En tout cas j’é­tais com­plète­ment dans le réel, c’est pour ça que c’est beau de ressen­tir cet espoir. De voir que tous ces humains, dans cette sit­u­a­tion – peut-être que s’ils avaient été assis dans un café loin d’i­ci, ils auraient dit sans réfléchir « oui on va les pen­dre » – dans un moment de parole isolé – d’ailleurs tu sens qu’à Mossoul la troupe a ouvert des temps de parole non quo­ti­di­en – et que dans cette sit­u­a­tion, face à une ques­tion posée en terme binaires : est-ce qu’on va vrai­ment les tuer ? Là oui, j’ai ressen­ti un espoir, mais très réel.

Ça con­traste d’ailleurs avec cette atroce musique de film hol­ly­woo­d­i­en, la bande sonore de Don­nie Darko, ça Milo Rau il aurait pu enlever, ça écra­sait toute la sub­til­ité de ce qu’on voulait te faire ressen­tir. Bon peut-être que lui ne l’a pas pen­sé comme ça, mais moi j’ai vu Don­nie Darko, un film quand même assez triste, peut-être que c’est juste que moi ça me ramène à ce film qui m’a hyper touché, et de l’avoir là pen­dant tout le spec­ta­cle, sur un film hollywoodien.

Par con­tre, je reviens à la dernière scène, peut-être un aveu d’échec, plutôt une prise de posi­tion de Milo Rau, c’é­tait pas une ques­tion : je déclare que nous, on peut rien faire. C’é­tait l’ac­teur, mais qui incar­nait claire­ment l’oc­ci­den­tal avec son télé­phone. Il nous dis­ait : voilà c’est comme ça, notre cerveau est bouf­fé par toutes les images qu’on voit et le con­stat qu’on ne peut rien faire.

C’est peut-être ça l’am­bi­tion poli­tique du spectacle ? 

Pas sûre, en tout cas c’est peut-être un appel à l’i­n­ac­tion ailleurs : si toi tu n’ar­rives pas à ressen­tir quoi que ce soit face à ces images, fait autre chose, c’est pas grave.

Il y a des moments où vous vous êtes sen­tie ailleurs que dans un théâtre ? 

Non, moi quand je suis au théâtre, je me sens au théâtre. J’avais l’im­pres­sion de regarder un film par moments, mais ce n’é­tait pas du tout la même chose qu’au ciné­ma. Je ne me sen­tais pas chez moi en train de regarder un doc­u­men­taire, c’é­tait pas du tout la même expéri­ence. En plus c’é­tait Milo Rau, on en entend beau­coup par­ler dans la presse : tu te sens en train d’as­sis­ter à un événe­ment cul­turel important.

Vous diriez que ce spec­ta­cle a changé quelque chose en vous ? 

Alors, il a surtout changé ma vision de Milo Rau déjà : je m’at­tendais à quelque chose de beau­coup plus trash.

Votre atten­tion a été attirée par le reste du pub­lic durant le spectacle ? 

Pas trop. Il y avait telle­ment de chose, le texte, le dis­posi­tif, en général je regarde tout le temps le pub­lic, mais là en plus il n’y avait peu de rires ou de réac­tions audi­bles. En plus j’é­tais assise toute derrière.

A votre avis, quelle influ­ence a eu la présence des autres sur votre expéri­ence ou votre interprétation ? 

Évidem­ment, tout change, sinon t’es à une répèt » ou au ciné­ma. Mais c’est pro­pre au théâtre, pas au spec­ta­cle. Une générale c’est tou­jours nul par rap­port à une vraie représen­ta­tion, tu sais que ce n’est pas un vrai spec­ta­cle. Si tu es tout seul dans une salle, tu as une sen­sa­tion de raté, de quelque chose qui ne prend pas. Mais par rap­port à ce spec­ta­cle en par­ti­c­uli­er ? Il y a des moments où les acteurs s’adressent à nous, l’adresse est à une masse, j’avais la sen­sa­tion qu’ils s’adres­saient un peu à nous tous. Bon c’est tou­jours comme ça dans tous les spec­ta­cles. Bon une par­tie du plaisir que j’ai ressen­ti, c’é­tait de savoir qu’un grand pub­lic regar­dait ce spec­ta­cle. Con­traire­ment à une per­fo d’art con­tem­po­rain, où quand c’est mau­vais, je suis frus­trée que la salle soit pleine, ça tient à com­ment je me représente ce qui marche dans la cul­ture de notre époque.

Est-ce que vous arrivez à imag­in­er d’autres per­son­nes, d’autres regards ou d’autres inter­pré­ta­tions sur ce spectacle ? 

Oui une récep­tion poli­tique à la Polan­s­ki : c’est un mec, pas con­cerné par la sit­u­a­tion à Mossoul qui prend toute la place. Alors que pour Milo Rau, c’est évi­dent que Mossoul c’est sec­ondaire dans sa pièce. Même s’il y a un empow­ere­ment, dans la scène du débat final dont je par­le tout le temps, les gens sont in pow­er. On leur pose vrai­ment la ques­tion, et ces dix per­son­nes sont là, vrai­ment sincères, et on voit bien qu’elles ne peu­vent pas choisir. Dans nos médias dom­i­nants on t’in­vite tou­jours à avoir une opin­ion sur la ques­tion, qui est générale­ment : faut-il bom­barder et qui est-ce qu’on bom­barde ? Là c’est eux qui réfléchissent à leur sit­u­a­tion et qui n’ont pas for­cé­ment de solu­tion : il y a une vraie réflex­ion sur la représen­ta­tion de l’autre. Je peux aus­si imag­in­er que des gens se fassent chi­er. Parce que c’est pas très beau, je com­prends que c’est pas le sujet, mais il y a plein de scènes où tu aurais envie que ce soit esthétisé, mais il y a juste un vieux tapis crade. D’ailleurs ça m’a dérangé le moment où soudain il y a du faux sang : ça jure. S’en­nuy­er aus­si parce qu’il y a beau­coup de mas­tur­ba­tion intel­lectuelle sur le théâtre. Ensuite, comme pur doc­u­men­taire, c’est pas très intéres­sant, tu n’ap­prends rien du tout, donc si tu pass­es à côté de la réflex­ion sur le théâtre : c’est un peu chiant.

Une autre spec­tac­trice dis­ait qu’elle était mar­quée par le courage et la bravoure de Milo Rau et de son équipe qui ont affron­té la sit­u­a­tion à Mossoul. Vous en pensez quoi ? 

Oh mon dieu, com­ment on peut dire une con­ner­ie pareille ? C’est vrai­ment voir par les yeux de l’Oc­ci­dent. Bon, au fond, je pense que dans l’in­tim­ité, on le pense vite, évidem­ment que c’est courageux. Tout spec­ta­teur un peu blanc s’i­den­ti­fiera plus au met­teur en scène qu’aux irakiens. Si tu te mets vrai­ment en sit­u­a­tion de ce que les gens ont vécu. Mais pour moi ce qui est vrai­ment courageux c’est par exem­ple d’avoir dit « on ne va pas tuer les dji­hadistes », parce qu’au fond du fond de moi, je ne sais pas ce que j’au­rais dit. Il te place à l’in­térieur d’une expéri­ence de pen­sée juridique vrai­ment dérangeante. Mais pour affirmer que Rau et son équipe ont eu du courage, il faudrait qu’on ait plus d’élé­ments sur la sit­u­a­tion, qu’est-ce que ça sig­ni­fie vrai­ment d’aller là-bas aujourd’hui ?