Entretien semi-dirigé mené avec un.e spectateur.trice du spectacle Orestes in Mosul de Milo Rau dans le cadre d’un projet de recherche sur l’interprétation politique du théâtre contemporain.
Informations sur la source
Code d’identification : #Orestes15
Date : Décembre 2019
Protocole : Entretien semi-dirigé
Profil de l’enquêté.e :
Remarques : Entretien basé sur l’accueil du spectacle au Théâtre de Vidy, Lausanne, décembre 2019.
Est-ce que vous avez apprécié le spectacle ?
Alors, j’en suis sorti vraiment touché, mais le temps passe et depuis je suis un peu sceptique en fait. J’en reparlais avec un ami l’autre jour, et on se disait qu’il y avait quand même plein de choses étranges dans cet Oreste à Mossoul.
Qu’est-ce qui vous a paru étrange ?
Alors j’étais très heureux et touché en sortant par la force de l’histoire quand même, mais après un moment, ah oui, et pour moi ce qui marchait super bien dans ce spectacle, c’était surtout le réalisme en fait. C’était totalement un spectacle qui inscrit une histoire dans un contexte réaliste, quelque chose de vraiment basé sur des faits réels. Je veux dire que ce n’était pas l’histoire qui était réel, mais qu’elle racontait quelque chose de réel à cause de l’endroit où elle était joué. Et d’ailleurs tous les acteurs faisaient surtout un commentaire de la vidéo. En fait, ce qui était important, c’était la vidéo, ce qu’il s’était passé en Irak, pas ce qu’il se passait sur scène. Sur scène, on venait juste nous raconter l’important, soit cette rencontre entre la compagnie belge et la compagnie irakienne. Et puis surtout, le geste de l’artiste en réalité, c’est de présenter au peuple irakien un meurtrier de l’Etat Islamique et simplement de poser une question : faut-il le tuer ? Et c’est tout. Et le fait que personne ne choisisse, c’est très important. On ne va pas tuer le terroriste. On ne devient pas le barbare qu’est l’autre par vengeance. Ce n’est pas très original, mais c’est très significatif.
Et pourquoi votre sentiment change ? Rappelez-moi quand vous avez vu le spectacle ?
Il y a une semaine. Alors, mon sentiment change à cause de cette question du réel, c’est justement de ça qu’on parlait avec cet ami. Je commence à me dire qu’on s’est un peu fait avoir en fait. Il n’y a pas grand-chose qui permette d’être sûr de la réalité de tout ça, et ce choix de toute l’histoire d’Oreste distancie aussi pas mal de la réalité filmée. Plus le temps passe, plus j’ai l’impression d’une manipulation du réel, d’avoir regardé l’artiste qui met en scène son geste pour dire ce qu’il a envie de dire, et ça, à la limite, pourquoi pas, c’est ce que font les artistes depuis toujours, mais il nous fait croire qu’il ne manipule pas le réel, c’est ça qui me dérange.
Vous diriez qu’il instrumentalise la situation ? C’est quelque chose que j’ai entendu durant les entretiens.
Je me doute que je ne suis pas le seul à me poser la question, et ça ne change rien à la beauté vraiment du spectacle, qui est une claque, mais il y a peut-être de ça oui. En tous cas, j’ai du mal à croire à la sincérité de tout ce petit monde qui joue. C’est très important la sincérité, puisque en fait c’est un spectacle sur le choix. Après, vous avez peut-être parlé avec des gens qui voient les choses différemment, moi j’y étais une personne qui pensait pas du tout ça, qui trouvait que c’était vraiment un moment de vie qu’on nous montrait, elle, elle trouvait presque ça voyeuriste, et je lui disais mais non.
Pourquoi dites-vous qu’il s’agit d’un spectacle sur le choix ?
Ah bah c’est central. Il y a vraiment une suite de choix. Après, au théâtre, il n’y a que des choix, c’est un écrivain connu qui disait ça, je ne sais plus lequel.
Vous pourriez détailler ces choix ?
Bon le choix central, c’est celui que fait le peuple, tuer ou ne pas tuer. Se venger ou ne pas se venger. Ensuite, il y en a d’autres. Il y a d’abord le choix d’Agamemnon, qui rentre et provoque sa femme en ramenant Cassandre avec lui. Ensuite, il y a le choix de sa femme, qui le tue. Puis la scène du choix d’Oreste, qui décide de se venger. Et là on voit tout le drame de la vengeance, la pulsion incontrôlable d’une personne. C’est ce qui donne tout son sens à la question de la vengeance, parce qu’ensuite elle est déplacée à l’échelle d’une société. Est-ce que tout un peuple peut rentrer dans la folie meurtrière de tuer des terroristes par vengeance ? Est-ce que la société est assez solide pour résister à sa pulsion de mort ? Je pense que ça interroge quand même les institutions aussi, parce que c’est en définitive la Justice qui doit décider. La Justice, c’est ce qui supporte la société, ce qui évite qu’on s’entretue, c’est un cadre nécessaire. Et d’ailleurs, j’ai trouvé ça bizarre que Milo Rau ne mette pas en scène la Justice. C’est simplement quelques personnes du peuple, probablement victimes de l’Etat Islamique qui décident, et il veut montrer la noblesse de leur décision. C’est probablement une manière finale de dire que l’homme est bon par nature. Je peux le comprendre, mais c’est là où je me demande s’il n’y a pas manipulation. L’homme n’est ni bon, ni mauvais, la vie est compliquée.
Selon vous, quelles sont les intentions éthiques ou politiques du spectacle ?
C’est la question, c’est sûr. Nous rendre confiance en la solidité de notre société, je crois. Je pense que c’est une manière de dire : eh bien, le terrorisme s’attaque à nos institutions, il risque de renverser la vapeur, mais c’est un petit régime de terreur, on doit tenir. Ah oui, mais c’est ça que je voulais dire : finalement, en fait, l’intention éthique du spectacle comme tu dis, c’est de nous mettre face au choix.
Quels éléments du spectacle suscitent cet effet selon vous ?
Alors forcément la scène finale, puisque personne ne décide, alors que ce n’est pas possible de décider, enfin non, que ce n’est pas possible de ne pas décider. On ne peut pas tuer et pas tuer, ça marche pas, ça veut dire que c’est au spectateur de décider. Alors il y a quelque chose de forcément suspicieux, c’est qu’on nous parle de l’occupation d’une ville pour nous inviter à choisir sur le terrorisme, alors qu’on est pas frappés par le terrorisme de la même manière que les irakiens. On habite pas dans une ville occupée, on a pas la même réalité. Ici, c’est plutôt une question de quelques individus dangereux qui ont un fort pouvoir de déstabilisation de l’opinion publique.
Donc le spectacle veut surtout mettre le public face à une question ?
Oui, nous aussi on doit se poser cette question : faut-il tuer les terroristes ? Il y a des gens qui proposent le rétablissement de la peine de mort pour les terroristes hein, ici en Suisse, mais en France aussi. Mais tu vois, en en parlant, je me dis que je suis dur, et que cet aspect du spectacle est quand même vraiment réussi. D’habitude, il y a toujours cet argument qui dit que « La vraie cause du terrorisme, c’est l’Occident » ou surtout que c’est les personnes qui vivent là-bas qui sont les premières victimes du terrorisme. Alors, peut-être que c’est vrai, mais l’intelligence de ce spectacle, c’est de démontrer que ça ne change rien en fait. Pour eux comme pour nous, la question est là-même, est-ce qu’on peut les tuer ou non ? Est-ce qu’on doit les tuer plutôt.
Vous diriez que le spectacle a influencé votre avis sur la question ?
C’est difficile à dire, je n’ai pas un avis tranché, mais c’est intéressant de poser la question. Disons peut-être qu’il la pose autrement, ou plutôt il casse les idées reçues, même si ce n’est pas dit qu’il y arrive. Par exemple, il y avait une jeune personne à côté de moi, et elle était très émue pendant une scène, je ne me souviens plus laquelle. Je suis convaincu qu’elle est sortie du spectacle en se disant que c’était magnifique, que le pardon c’était formidable, enfin, que c’était vraiment une valeur absolue quoi. Je me souviens que je l’ai entendu parler à la fin du spectacle, et puis elle disait je ne sais plus bien quoi, mais en gros que c’était un grand moment d’humanisme ce spectacle etcetera. Elle n’a pas vraiment affronté la réalité, la complexité de tout ça. Elle est restée sur du tout noir ou tout blanc. C’est possible aussi que des gens sortent de là, mais en ayant compris que ce n’est pas tout noir ou tout blanc, que peut-être, parfois, on doit tuer ceux qui menacent notre vie, pour nous défendre. Je pense que cette possibilité montre que le spectacle casse les idées reçues. Alors bien sûr, il y aura sûrement tout une jeunesse de gauche qui va dire que c’est formidable etcetera, mais, en fait, cette jeunesse va se faire avoir.
Je voulais vous demander si vous arriviez à imaginer d’autres expériences que la vôtre, mais c’est visiblement le cas.
Oui, mais c’est important d’imaginer ce que les autres pensent de quelque chose, ça permet de les convaincre, ou de comprendre la société. Et d’ailleurs, je voulais dire ça aussi, je pense que l’artiste, que Milo Rau, il a intégré ça dans son spectacle en fait, comme si il l’avait prévu. Par exemple, je suis sûr que la jeunesse dont je parlais, elle est représentée par Oreste. Il est impétueux et il a envie de tout transformer, et en fait il a de grands idéaux qui sont absurdes au vu de la réalité, mais il s’en rend pas compte. Je mettrai ma main à couper que plein de jeunes se sont reconnus en lui, en oubliant qu’en fait c’était lui le meurtrier, je crois même que c’était lui qu’on jugeait.
Vous pensez qu’une jeunesse de gauche, qu’on peut supposer plutôt pacifiste, est symbolisée par un personnage de meurtrier ?
Oui, et en le disant comme ça, je crois que ça formule très bien l’intelligence de ce spectacle.