Entretien semi-dirigé mené avec un.e spectateur.trice du spectacle Orestes in Mosul de Milo Rau dans le cadre d’un projet de recherche sur l’interprétation politique du théâtre contemporain.
Informations sur la source
Code d’identification : #Orestes14
Date : Décembre 2019
Protocole : Entretien semi-dirigé
Profil de l’enquêté.e :
Remarques : Entretien basé sur l’accueil du spectacle au Théâtre de Vidy, Lausanne, décembre 2019.
En deux mots, diriez-vous que le spectacle vous a plu ?
Oui, c’était vraiment formidable.
Pourriez me raconter votre expérience de ce soir ?
Mon expérience ? Plutôt une très bonne expérience. J’ai trouvé le spectacle vraiment intéressant.
Qu’est-ce qui vous a intéressé ?
L’idée de faire une pièce de théâtre au Moyen-Orient. Parce que souvent on dit beaucoup de choses sur les racines judéo-chrétiennes de l’Europe et tout, mais on oublie beaucoup le rôle du monde arabe. C’est quand même là qu’on a inventé une bonne partie de notre civilisation.
Vous diriez que le spectacle rétablit cette histoire oubliée ?
Oui. Peut-être pas directement, ou pas explicitement. Mais c’est vraiment ce qu’on ressent en voyant justement une tragédie grecque, ou même simplement une pièce de théâtre jouée là-bas. Le fait que les acteurs soient aussi sur scène ça joue beaucoup, ou plutôt le fait d’avoir des acteurs et des actrices en Irak mais aussi ici. Et comme la vidéo et la scène discutent, c’est comme si tout le monde jouait ensemble.
Comment vous décririez la relation entre les personnes qui jouaient sur scène ce soir et les personnes à l’écran ?
Les personnes à l’écran, c’est des irakiens et des irakiennes qui jouent leur propre rôle. Bon, je dirais même pas qu’elles jouent vraiment. Enfin, il y a certaines scènes où elles jouent, mais globalement elles sont elles-mêmes comme dans un documentaire. C’est un documentaire sur des acteurs qui montent un spectacle, avec l’aide d’acteurs européens quoi.
Diriez-vous que le spectacle vous a raconté une histoire ?
Oui, bien sûr. L’histoire d’Oreste, mais c’était vraiment secondaire, c’était surtout l’histoire de l’Irak qui cherche à se reconstruire. Je me suis dit plusieurs fois qu’Oreste c’était juste un prétexte pour montrer ça. Il y a sûrement un message derrière tout ça. Je pense qu’Oreste c’est la décadence d’un empire, une civilisation qui s’effondre, et c’est sensé de le monter dans le cadre d’un pays qui justement est en train de se reconstruire après une occupation barbare.
En quoi est-ce sensé ?
C’est difficile à dire. J’ai pas l’habitude de trop analyser. Je pense que l’histoire d’Oreste est là pour augmenter l’émotion des gens.
Du public ?
Non des irakiens, de tous ceux qui nous montrent leur histoire, ce qu’ils vivent quoi. On voit bien toute la violence qu’ils vivent au quotidien.
Que pensez-vous du traitement de cette violence dans le spectacle ?
C’est difficile à dire. C’est pas une question facile. Je pense que, si toi tu vis en Irak et tout. Il y a ces gens qui débarquent.
La compagnie de Milo Rau ?
Oui voilà la compagnie de Milo Rau, il y a ces gens qui débarquent, et ils te disent « Alors on va faire un spectacle d’Oreste, c’est vous qui allez jouer, mais on va quand même filmer aussi la ville détruite ». Je me demande bien ce qu’ils ont ressenti. Je me suis demandé à un moment s’ils trouvaient pas ça un peu indécent quand même. J’ai pensé à ça pendant le moment où il y a la course-poursuite, oui avant le meurtre du père ou de la mère je sais plus. À un moment, la caméra filme un figurant irakien, et il regarde un peu la caméra, et on sent bien qu’il est pas là du tout. Je pense qu’il se disait : « Donc en fait, moi j’ai vécu la guerre », peut-être même qu’il a perdu des proches à cause de Daesh, c’était tellement violent, et bref il se disait « Tout autour de moi est détruit, et là il y a ce type, ce grand artiste qui vient, et qui est en train de tourner un film sur une histoire dont je me fiche, et moi qu’est-ce que je fous là franchement ? ». Tu vois ce que je veux dire ? Est-ce que c’est pas un peu indécent pour eux ? Est-ce qu’on peut demander ça à des acteurs, de faire comme si de rien n’était autour d’eux et de faire du théâtre ? A mon avis, il y en a certains qui devaient trouver ça formidable. Je me souviens d’un, celui qui fait le copain, il était vraiment à fond, j’avais l’impression qu’il se disait qu’il allait restaurer l’honneur de son pays quoi.
Pourquoi ça ?
Mais je sais pas, il était sur sa tour, il parlait à la caméra, enfin il nous parlait quoi, et il était à fond dans son rôle, il essayait que ça soit super beau, et c’était super beau hein, c’était comme pour nous dire : « Regardez, nous aussi en Irak on sait faire de la poésie, on est fiers et courageux, on va reconstruire le pays », bref c’était puissant quoi. Moi il m’a vraiment pris au trippes lui. Ah et en plus, il jouait un personnage de gay, c’est encore plus fort, parce que les gays étaient persécutés par Daesh. Et lui, il joue ce truc en nous regardant, et il est vraiment sûr de lui, du genre : « Regardez, je vais dire haut et fort l’homosexualité et sa beauté, je vais montrer toute la tolérance dont on a besoin pour reconstruire le pays ». Bref. Il était hyper marquant quoi. Mais je sais plus ce que je disais.
Que ce n’était peut-être pas le sentiment de tous les acteurs irakiens ?
Ah oui. Bah, c’est ce que je disais avant, je pense pas que tous étaient dans ce sentiment. C’est très probable que certains se disaient plutôt qu’on les utilisait, ou simplement se demandaient ce qu’ils faisaient là.
Les utiliser ?
Non, mais peut-être pas jusque-là, parce que je pense qu’ils étaient tous contents de jouer là-dedans. Plutôt qu’ils étaient à se demander s’ils seraient pas plus utiles ailleurs. Peut-être aussi que tu peux te sentir coupables de jouer dans un méga-spectacle par rapports aux autres gens qui galèrent.
Vous parleriez d’un rapport de pouvoir inégal entre la troupe et les personnes irakiennes ?
Dans quel sens ?
Dans le sens où Milo Rau est forcément plus libre de fabriquer le spectacle selon sa perspective, en utilisant la parole des personnes sur place ?
Bah, forcément un peu, mais moi ça m’a pas dérangé. C’est justement ce que j’ai trouvé beau. Et puis voilà, si tu veux faire ce spectacle, t’es obligé d’accepter ça. Je me demande comment ils ont fait avec les questions de langue aussi.
Vous diriez que ce spectacle a une ambition éthique ou politique ?
Oui bien sûr, c’est un spectacle très très politique. Je pense que c’est un peu un hommage aux gens, et une attaque contre nous, ou pas une attaque, mais un cri d’alerte : « Attention, si vous ne faites rien contre le terrorisme, des pays sont détruits et des gens souffrent ». C’est principalement ça le message, à mon avis, mais après je sais pas forcément très bien le but du spectacle.