Entre­tien semi-dirigé mené avec un.e spectateur.trice du spec­ta­cle Orestes in Mosul de Milo Rau dans le cadre d’un pro­jet de recherche sur l’in­ter­pré­ta­tion poli­tique du théâtre contemporain.

Informations sur la source

Code d’i­den­ti­fi­ca­tion : #Orestes13

Date : Décem­bre 2019

Pro­to­cole : Entre­tien semi-dirigé

Pro­fil de l’enquêté.e :

Remar­ques : Entre­tien basé sur l’ac­cueil du spec­ta­cle au Théâtre de Vidy, Lau­sanne, décem­bre 2019.

Est-ce que le spec­ta­cle vous a plu ? 

Pas vrai­ment, euh, je dirais que c’était quand même quelque chose de très par­ti­c­uli­er. Moi j’ai pas trop l’habitude d’aller au théâtre et j’étais assez sur­prise de voir ça. Il y a beau­coup de choses qui étaient pas claires.

Est-ce que vous pour­riez me racon­ter votre expéri­ence de ce soir ? 

 Alors, bon, je com­mence par le début ? D’accord. Donc au début je suis arrivée au théâtre avec quand même du retard, j’ai cou­ru. Mais je sais pas si c’était vrai­ment ça la ques­tion ? J’ai mangé quelque chose et puis aus­si fumé une cig­a­rette. Je me suis instal­lée dans la salle, et à côté de moi il y avait une vieille dame très âgée qui tou­s­sait tout le temps et qui fai­sait des bruits bizarres, donc j’étais un peu gênée (rires). Au début du spec­ta­cle, il y a de la musique, belle et lanci­nante tu sais, et j’étais déjà un peu dans un autre monde. Après moi je suis très vite prise par la musique, tout de suite je me trans­porte, je suis plus là. Je suis bon pub­lic quoi. Après quand le spec­ta­cle com­mence vrai­ment, c’est d’abord plutôt des acteurs qui par­lent un peu d’un voy­age, j’ai mis du temps à com­pren­dre, avec aus­si des acteurs irakiens qui étaient venus en Europe exprès pour l’occasion [NB : c’est faux]. Quand tu regardes la scène tu com­prends qu’ils sont déjà en Irak, tu sais il y a un peu comme un tapis et un genre d’échoppe qui fait penser aux bazars des pays maghrébins, genre un boui boui et il devien­dra après la mai­son où ça va s’engueuler. Moi glob­ale­ment, j’ai trou­vé l’histoire très triste, mais un peu gra­tu­ite­ment triste, tu vois ce que je veux dire ? C’était vrai­ment hyper trag­ique, sans aucune échap­pa­toire. Je sais pas si c’est vrai­ment fait pour moi ces trucs hyper cru­els et dépres­sifs, avec en plus tout le truc du ter­ror­isme qui est très très lourd.

Vous pour­riez me détailler un peu l’histoire et pourquoi elle vous a paru si triste ? 

Alors c’est pas l’histoire au sens de l’histoire des irakiens, l’histoire vraie, qui est pas vrai­ment une his­toire, c’est plus des moments de vie là-bas. Moi je par­le de l’histoire vrai­ment d’Oreste, qui est quand même la prin­ci­pale his­toire du spec­ta­cle. Alors c’est l’histoire d’un cou­ple, qui est déchiré à cause de la guerre, pas la guerre en Irak, une guerre imag­i­naire, on sait pas laque­lle. Lui il est par­ti un long moment et il revient avec une amante et il trou­ve sa femme aus­si remar­iée et ils essaient de faire un peu comme si de rien n’était, genre un trou­ple ou un quadrou­ple mais ça marche pas for­cé­ment. Au milieu de tout ça, il y a leur fils qui s’appelle Oreste et qui est gay. C’est lui qui va vrai­ment être déchiré, en regar­dant à fond la caméra et le pub­lic, bref, il va vrai­ment pas bien. Même si c’est le per­son­nage prin­ci­pal, c’est dur de savoir exacte­ment com­ment il vit ça. En fait, ce que je veux dire, c’est que c’est assez dif­fi­cile de com­pren­dre pourquoi il va finir par tuer sa mère, sinon par vengeance.

Les moti­va­tions d’Oreste ne sont pas claires selon vous ? 

Je crois aus­si qu’il est très mal­heureux parce que la société n’accepte pas son homo­sex­u­al­ité : surtout que c’est à la fois l’intolérance un peu des tra­di­tions anci­ennes, mais en plus aus­si l’intolérance de Daesh. C’est à cause de toute cette douleur, et de l’incompréhension de son amant aus­si, je sais plus com­ment il s’appelle, et puis finale­ment aus­si d’une his­toire de déshon­neur. Moi en fait, cette his­toire de déshon­neur elle m’a par­lé, c’est quelque chose que j’ai trou­vé étrange d’ailleurs. D’habitude dans les films améri­cains, les films d’Hollywood, je suis tou­jours un peu, je sais pas com­ment dire, cir­con­specte avec ces trucs d’honneur, c’est un peu tou­jours des mecs mafieux à qui t’a envie de dire, c’est bon pète un coup, range ton égo quoi, même si du coup y’aurait pas d’histoire. Il y a John Wick que j’ai vu y’a pas longtemps, où lit­térale­ment un gars bute tout le monde parce qu’on a tué son chien. Je dis­ais quoi ?

Que la ques­tion de l’honneur vous avait parlé. 

Ah oui voilà ! Je sais pas pourquoi, avec ce spec­ta­cle, tout à coup j’ai vrai­ment ressen­ti le déshon­neur de Oreste là. C’est fou. Je com­pre­nais vrai­ment qu’il ait la haine, mais je crois que c’est essen­tielle­ment parce que les deux per­son­nages des par­ents sont insup­port­a­bles, hyper arro­gants et tout. Ils réveil­lent vrai­ment la haine en toi.

Vous diriez que vous com­prenez le geste meur­tri­er d’Oreste ? Même si c’est un geste terroriste ? 

Oui et non. Bon, faut pas exagér­er, on veut nous faire croire que c’est un geste ter­ror­iste, dans le sens où ça c’est le met­teur en scène qui rajoute une couche, mais les ter­ror­istes, ils tuent par leurs par­ents par souffrance.

Qu’avez-vous pen­sé de la manière dont le spec­ta­cle abor­de la ques­tion du terrorisme ? 

C’est sûre­ment ce qui m’a le plus dérangé, mais je réalise en par­lant que j’ai beau­coup décon­nec­té cette his­toire de ter­ror­isme et cette his­toire d’Oreste, un peu comme si c’était deux spec­ta­cles. Je sais pas trop com­ment répon­dre. En fait, c’était vrai­ment très vio­lent, mais pas comme des fois la vio­lence peut être réussie, ou jouis­sive comme dans un Taran­ti­no par exem­ple. Là c’était vrai­ment très lourd et pesant. Les acteurs en fai­saient vrai­ment des caiss­es, je me sou­viens surtout des regards vrai­ment noirs et glauques, dans la salle. Je trou­ve qu’ils en font trop en fait. Bien sûr que le ter­ror­isme est une tragédie, mais surtout pour les gens là-bas en fait. Bien sûr, ils étaient dans le spec­ta­cle et ils nous par­laient, mais faut arrêter de faire autant un pat­a­caisse du ter­ror­isme ici. On est telle­ment paralysés par la peur, et puis oui bien sûr que c’est hor­ri­ble, mais en en faisant toute une tragédie comme ça, on joue leur jeu en fait. Si on a peur, ils ont gag­né, c’est pour ça que ça s’appelle ter­reur-isme. En tous cas moi j’en ai marre de ce discours.

Selon vous, quelles sont les inten­tions poli­tiques de ce spectacle ? 

Les inten­tions poli­tiques ? C’est pas évi­dent. Je crois que c’est pas un spec­ta­cle qui a un mes­sage, c’est vrai­ment une pièce de théâtre, mais faite en Irak, donc c’est intéres­sant de voir com­ment on fait une pièce de théâtre ailleurs. C’est des acteurs d’Europe, mais qui vont à la ren­con­tre d’une autre sit­u­a­tion que la leur, et c’est pas plus mal. Je crois qu’on veut surtout nous mon­tr­er ça. Bon mais il y aus­si tout ce dis­cours sur le ter­ror­isme. Ah oui, ça me rap­pelle un truc que je voulais dire avant, sur le ter­ror­isme. Je me sou­viens qu’au moment où la mère se fait tuer, ou le père, je sais plus, bref je regar­dais ce truc hor­ri­ble, et je me dis­ais « Mais pourquoi je suis en train de regarder ça ? ». Tout à coup j’étais hyper con­sciente d’être dans un théâtre et je me dis­ais, mais qui décide de mon­tr­er ça ? Et pourquoi tu le fais ? Quand je regar­dais cette ligne de ter­ror­iste armée qui me regar­dait là, ça me fai­sait froid dans le dos, et je me demandais si les gens qui ont décidé d’accueillir ce spec­ta­cle étaient dans la salle, et s’ils avaient froid dans le dos. Franche­ment, est-ce que c’est bien néces­saire de mon­tr­er ça aujourd’hui ? Je suis pas sûr que la ville soit dans son rôle quand il y a du ter­ror­isme sur les planch­es, mon­tré tout nu, si je peux dire.

La ville n’interfère nor­male­ment pas dans les choix esthé­tiques de la programmation.

Et c’est qui qui décide du coup ?

L’équipe de pro­gram­ma­tion des théâtres, Vin­cent Bau­driller en l’occurrence.

Ok, bah je serais curieuse d’avoir son avis sur le spectacle. 

Vous pour­riez décrire votre avis sur cette déci­sion de programmation ?

Je com­prends que peut-être c’est vendeur et ça fait du buzz, et que ça crée de l’emploi, mais faire du prof­it avec des spec­ta­cles qui s’amusent à recréer tout ce qui fait peur dans le ter­ror­isme, c’est dis­cutable. Ok, mais main­tenant je crois que je com­prends mieux ce qui me dérange, en fait ce spec­ta­cle, il te remet dans la posi­tion d’avoir peur, en plus en mon­trant les irakiens trau­ma­tisés par Daesh et tout. Je crois que j’aurais envie que les jeunes voient autre chose. Oreste c’est dif­férent, parce qu’il a pas pleine­ment le choix d’en arriv­er là, il est pas respon­s­able de toute cette douleur, mais il faudrait plutôt des trucs qui dis­ent aux jeunes que se rad­i­calis­er n’est pas une solu­tion. Bref, voilà, je crois pas que la ville, et la per­son­ne qui a choisi ce spec­ta­cle, je crois que c’est pas leur rôle de rep­longer les gens dans la ter­reur que veu­lent sus­citer les terroristes.

Vous avez très peu abor­dé le sujet des per­son­nes iraki­ennes à l’écran, est-ce que cet aspect du spec­ta­cle vous a moins marqué ? 

Dans quel sens ? Bah, c’est vrai que j’en ai pas trop par­lé, mais je crois que c’est parce que ce qui m’a intéressé, c’est surtout l’histoire d’Oreste qui était très réussie, et toute la par­tie vrai­ment sur le ter­ror­isme m’a beau­coup dérangé, à cause de ce que je dis­ais. Alors qu’est-ce que je pense des per­son­nes iraki­ennes, je sais pas, les pau­vres, ils étaient coincés entre deux trucs. Enfin, non, mais de mon point de vue ils l’étaient parce que for­cé­ment ils avaient pas grand-chose à voir dans l’histoire d’Oreste, par exem­ple ils sont pas du tout dans le repas de famille ou dans les meurtres, tiens d’ailleurs peut-être que c’est inspiré de Fes­ten aus­si, je sais pas si tu con­nais, un film ou un repas de famille dégénère. Bon mais bref, ça, et puis le truc sur le ter­ror­isme, ça n’a rien à voir avec eux, enfin, c’est pas ce que je veux dire, de mon point de vue à moi, dans le théâtre en Suisse, le prob­lème du ter­ror­isme, c’est qu’est-ce que le théâtre nous mon­tre, comme choix de la ville quoi. Un truc pareil, ça passerait pas à la télé par exem­ple. Oui, mais du coup, bah je sais pas, en gros, eux le ter­ror­isme ils savent vrai­ment ce que c’est, moi pas.