Entre­tien semi-dirigé mené avec un.e spectateur.trice du spec­ta­cle Orestes in Mosul de Milo Rau dans le cadre d’un pro­jet de recherche sur l’in­ter­pré­ta­tion poli­tique du théâtre contemporain.

Informations sur la source

Code d’i­den­ti­fi­ca­tion : #Orestes1

Date : Décem­bre 2019

Pro­to­cole : Entre­tien semi-dirigé

Pro­fil de l’enquêté.e :

Remar­ques : Entre­tien basé sur l’ac­cueil du spec­ta­cle au Théâtre de Vidy, Lau­sanne, décem­bre 2019.

Pour­riez-vous me racon­ter votre expéri­ence du spectacle ? 

C’é­tait vrai­ment étrange de s’in­staller dans la salle comme ça, je suis ren­tré par­mi les pre­miers et j’ai eu l’oc­ca­sion de voir tous ces gens du pub­lic s’align­er petit à petit pen­dant qu’une comé­di­enne jouait du piano, alors que je m’at­tendais à voir un doc­u­men­taire. Je suis là, je sais que je suis cen­sé être là, mais c’est très étrange de savoir que des gens réels, je savais que j’al­lais voir du Milo Rau, étaient en pause, attendaient que le pub­lic soit prêt : la réal­ité n’at­tend pas, c’est le théâtre qui attend. Ensuite, j’é­tais tou­jours tirail­lé entre mon atten­tion pour la scène et pour l’écran, j’avais sou­vent l’im­pres­sion de deux durées très dis­tinctes : celle du doc­u­men­taire réelle­ment cap­té et celle des acteurs qui inter­agis­saient glob­ale­ment peu les uns avec les autres. Je me dis­ais, pourquoi le temps se ralen­tis­sait autant dans la salle ? C’est trop bizarre à décrire. J’avais la sen­sa­tion de paus­es, de trucs qui échouaient, mais que c’é­tait le but, que il fal­lait le vivre lente­ment, tu vois ce que je veux dire ? C’é­tait comme pour vivre la dif­férence entre le doc­u­men­taire où tout va trop vite, l’in­for­ma­tion etcetera etcetera et la salle où on appre­nait à ralen­tir le regard.

Diriez-vous que le spec­ta­cle vous a racon­té une his­toire ? Si oui, pour­riez-vous la résumer ? Si non, pourquoi ?

Oui, deux his­toires en même temps, en fait, celle d’Oreste d’abord, mais aus­si celle de Milo Rau et son équipe qui vont essay­er de tourn­er une ver­sion adap­tée d’Oreste à Mossoul. Peut-être même trois his­toires, l’Oreste que je con­nais, l’Oreste jouée à Mossoul et l’his­toire des répéti­tions. Oreste c’est l’his­toire d’Agamem­non, glob­ale­ment un mâle dom­i­nant hyper vir­il et abusif qui ren­tre d’une guerre injuste après plus de dix ans pen­dant lesquels il a aban­don­né sa femme qu’il retrou­ve remar­iée (j’ai pas com­pris pourquoi, mais alors franche­ment pourquoi pas – c’est peut-être une inno­va­tion de Milo Rau – c’est bien ça change de voir les femmes autonomes dans les mythes). J’ai pas com­pris pourquoi, lui aus­si ren­tre avec Cas­san­dre, ici une fille un peu muette pour des ques­tions de lan­gage pas adap­té, et Oreste, Oreste tu vois je le com­prends, il est pas d’ac­cord, Oreste il se dit moi je sup­porte pas qu’ils se kif­f­ent, je suis un enfant du divorce et vous aller pay­er. C’est un par­ti­san de l’un ou de l’autre, ce n’est pas clair, ou par puri­tanisme, je veux dire respect moral des dieux tout ça.

Pour­riez-vous me résumer vos réac­tions au spec­ta­cle, avec l’or­dre et la pré­ci­sion qui vous sem­blent nécessaires ? 

Ma réac­tion la plus forte c’é­tait la scène du tri­bunal pop­u­laire : quand on demande aux jeunes irakiens de vot­er pour par­don­ner ou exé­cuter les mem­bres de Daesh et qu’ils ne choi­sis­sent pas. Je me suis sen­ti face à un débat, un choix entre deux posi­tions et je sais très bien que, dans un autre con­texte, j’au­rai eu une posi­tion tranchée, mais là c’é­tait impos­si­ble. Je ressen­tais à quel point j’é­tais pro­fondé­ment étranger à ce tri­bunal, à ces enjeux, à quel point ce que je n’avais pas vécu m’empêchait de pren­dre position.

Une autre spec­ta­trice m’a lais­sé enten­dre que durant cette scène elle espérait secrète­ment qu’ils exé­cu­tent les dji­hadistes, qu’en pensez-vous ? 

J’imag­ine que ça peut sus­citer des réac­tions comme ça chez les gens, je veux dire, on te mon­tre ça sans fard, du coup tu pos­es la ques­tion comme si c’é­tait réel, tu réfléchis avec ce que tu sais vrai­ment, ce que tu as vu dans les médias. Après si le but de ce spec­ta­cle c’est de sus­citer ce genre de réac­tions, il faut l’in­ter­dire, mais je ne crois pas. Je pense j’é­tais face à l’im­pos­si­bil­ité. J’ai envie de dire que la peine de mort est tou­jours bar­bare, mais là, comme je le dis­ais avant, si ces gens avaient décidé l’exé­cu­tion, je ne les aurais pas jugés : parce que j’ai réal­isé à quel point je n’en savais rien. Ça aurait mon­tré un désir de vengeance que je n’au­rai jamais pu ressen­tir, je veux dire ressen­tir vraiment.

Est-ce que vous diriez que le spec­ta­cle a une ambi­tion éthique ou politique ? 

Oui bien sûr, en tout cas, il veut informer, et informer c’est poli­tique. Mais le fait que le spec­ta­cle donne les infor­ma­tions à l’in­térieur du mythe brouille les choses. Je lui reprocherai ça, il fait un tra­vail d’in­for­ma­tion biaisé, il fait comme si la réal­ité pou­vait se com­pren­dre via Oreste et du coup il n’y a qu’une seule his­toire, alors qu’en fait, à Mossoul, il y a sûre­ment eu une infinité d’his­toires qui se font un peu écras­er der­rière celle que le met­teur en scène a choisie.

Vous pensez qu’il aurait dû choisir plus qu’une seule histoire ? 

Oui, en tout cas pour avoir plus de force…

Qu’en­ten­dez-vous par force ? 

Pour pou­voir mieux informer et faire réa­gir les gens sur la sit­u­a­tion. Là l’in­scrip­tion du mythe brouille la manière dont on com­prend les choses et on a qu’un seul point de vue. Peut-être que ça aurait été mieux de racon­ter plusieurs his­toires. Pour qu’on ressente la vio­lence de tout ça, et ça aurait per­mis de mieux com­pren­dre la scène de juge­ment à la fin.

Vous n’avez pas bien com­pris la scène de jugement ? 

Si, j’ai com­pris ses enjeux. Mais pour moi elle est très prob­lé­ma­tique. Face à ce truc, on est quand même embêté. On est un parterre d’occidentaux rich­es qui vont au théâtre et on regarde des per­son­nes iraki­ennes faire un votre sur le fait de tuer des ter­ror­istes qui ont occupé leur ville. Alors t’es là, tu regardes ce truc, et franche­ment tu te sens pas à ta place. C’est vrai­ment un met­teur en scène célèbre qui débar­que, qui veut faire un spec­ta­cle qui va buzzer sur un truc polémique et qui se dit que lui don­ner la forme d’un débat, ça aurait du sens.

Vous pour­riez détailler ce qui rend ces posi­tions problématiques ? 

L’inégalité en fait. D’un côté un artiste qui va faire un spec­ta­cle côté et cher dans les plus grands théâtres du monde, de l’autre des gens qui ont vrai­ment vécu ça, la vio­lence ter­ror­iste, et qui se retrou­vent sur tous les écrans d’Europe. Sans pou­voir d’ailleurs par­ler eux-mêmes, ils par­lent pas, ils votent juste.

Com­ment avez-vous trou­vé la manière dont le spec­ta­cle mon­trait la vio­lence sur scène ? 

Un peu faible, on sen­tait qu’il y avait des choses vio­lentes qui se pas­saient non loin, que tout autour était lié à la vio­lence dji­hadiste et de la guerre en général, mais on mon­trait plutôt les con­séquences. Par exem­ple, il y a une scène où un acteur joue un per­son­nage gay sur une tour d’où on sait que l’é­tat islamique bal­ançait les per­son­nes homo­sex­uelles dans le vide. Mais on n’ap­prend presque rien et ça dis­parait vite dans le mono­logue du per­son­nage, très écrit en mode Grèce Antique, qui par­le quand même de tout autre chose, où alors de ça peut-être, mais c’est un peu métaphorique, ça n’en par­le pas vrai­ment. On est tou­jours dis­tan­cié de la réalité.

C’est éton­nant parce que juste­ment Milo Rau insiste beau­coup sur son désir de réalité. 

Bah le mythe ça n’a rien de bien réel. C’est plutôt forcer la réal­ité à l’in­térieur d’une autre histoire.

Pourquoi ce n’est pas « éclair­er la réal­ité par une his­toire universelle » ? 

Je com­prends l’idée, mais par­don hein, mais c’est très cliché. Ça dit plutôt : si on prend une his­toire qui est juste que dès fois les cou­ples se sépar­ent et ça cause de la souf­france aux enfants et qu’ils peu­vent tuer leurs par­ents et souf­frir de leur dif­férence, c’est ce que je dis­ais avant, je ne vois pas ce que ça apporte pour com­pren­dre la réal­ité de Mossoul après l’E­tat Islamique.

Vous seriez d’ac­cord de dire que vous attendiez essen­tielle­ment du spec­ta­cle qu’il vous informe ? 

Oui, mais pas seule­ment, je sais bien que je vais pas voir un doc­u­men­taire, mais qu’il me fasse vivre quelque chose, c’est pour ça que la scène du procès était aus­si réussie, mal­gré ce prob­lème très con­cret de met­teur en scène qui utilise la souf­france des autres, mal­gré ça quand même, je me suis retrou­vé impliqué dans une sit­u­a­tion où tout à coup ma manière de voir les choses a changé.

Donc la présence du réc­it mythique d’Oreste vous a un peu empêché de « vivre quelque chose » ? 

Oui, mais c’est pas seule­ment ça. C’est aus­si que la scène venait sou­vent décon­necter avec les acteurs qui par­laient de leur enfance, que le film, en live depuis la scène, soudain c’é­tait plus Mossoul mais des images filmées sur scène qui enl­e­vaient de la réal­ité à tout ça. Bon je dis beau­coup de choses néga­tives, mais j’ai pas détesté hein, c’est parce que la ques­tion était sur la poli­tique, et que je le trou­ve poli­tique­ment un peu faible.

Pour d’autres raisons encore ? Est-ce que vous diriez que l’écran créait une dis­tance entre vous et les per­son­nes qui s’adres­saient par­fois au pub­lic « depuis » l’Irak ? 

Non, pas vrai­ment, on a la sen­sa­tion que les gens ont été très libres de dire ce qu’ils voulaient quand même. Et l’écran ne change pas grand chose.

Vous pensez que si ils et elles avaient été présent.es sur scène, ça n’au­rait pas été différent ? 

Non, je ne crois pas, peut-être même que ça aurait été moins fort, parce que déjà on aurait pas été sûr que ces per­son­nes étaient iraki­ennes. Ensuite, l’écran ça donne quelque chose de plus fort. Pourquoi ? Je sais pas trop… Parce que leurs vis­ages sont immenses et surélevés. Aus­si parce que ça évoque quelque chose qui excède juste le théâtre, comme s’ils pas­saient à la télévi­sion, où un peu dans toutes les salles du monde. Si ils avaient été sur scène, on les aurait moins bien vus, moins bien enten­du. Je pense que leur présence réelle aurait dimin­ué l’ef­fet de leurs histoires.

Dans quel sens exactement ? 

Dans le sens où leurs témoignages s’adressent à per­son­ne, en l’é­tat, là s’ils s’é­taient adressés à nous, on se serait peut-être dit, oui bon tu me dis ça ce soir, mais je n’en sais rien de ce que tu dis. Alors que de les voir [NB : sur l’écran] avec le désert der­rière, ou les ruines de Mossoul, ça donne du sens à leur parole.