Entre­tien semi-dirigé mené avec un.e spectateur.trice du spec­ta­cle Les Bonnes de Robyn Orlin, d’après le texte de Jean Genet, dans le cadre d’un pro­jet de recherche sur l’in­ter­pré­ta­tion poli­tique du théâtre contemporain.

Informations sur la source

Code d’i­den­ti­fi­ca­tion : #Bonnes3

Date : Sep­tem­bre 2020

Pro­to­cole : Entre­tien semi-dirigé

Pro­fil de l’enquêté.e :

Remar­ques : Entre­tien basé sur l’ac­cueil du spec­ta­cle au Fes­ti­val de la Batie, Genève, aout-sep­tem­bre 2020.

Avez-vous aimé le spectacle ? 

Bah c’est pas un spec­ta­cle qui m’a boulever­sé, c’est tech­nique­ment bril­lant, bien réal­isé et tout. J’ai vrai­ment eu du mal à suiv­re et à com­pren­dre le texte, mais j’ai eu la sen­sa­tion de sor­tir en ayant com­pris les enjeux. Après, moi je trou­ve que le dis­posi­tif est sous-util­isé, toute cette vidéo est très peu déjouée, de façon peu intéres­sante. Même dans le rap­port au pub­lic, je me suis dit : moi je con­nais pas Robyn Orlin. J’arrivais avec plein d’apriori posi­tifs parce que je suis très curieux du théâtre africain ou sud-africains. Je suis curieux de savoir ce que c’est que du théâtre là-bas. Et je savais pas grand-chose à part ce que tout le monde dit quoi, qu’elle tra­vaille sur la ques­tion de la race, du racisme, qu’elle est très mar­quée par la ques­tion de l’apartheid, etc. Je me suis dit finale­ment, à la sor­tie du spec­ta­cle, que le mes­sage tenait en une seule idée, pif je mets deux acteurs noirs, et c’est tout. C’est un mes­sage poli­tique, mais en fait c’est juste un geste, sans rien der­rière quoi. Et voilà. L’idée elle marche, c’est pas bête d’avoir fait ça, mais le spec­ta­cle ouvre pas à des trucs qui vont plus loin. Moi sur le moment, rien ne m’a choqué, parce que je suis tris­te­ment hétéro, ce jeu out­ranci­er, très cage aux folles, je me suis dit bon bah c’est des mecs qui jouent des filles, elle leur a demandé ça, moi à la lim­ite ça m’a plutôt par­lé des jeux de masques soci­aux, com­ment dans la vie on endosse est rôles, des gestes ou es atti­tudes. Là c’était là même chose, voilà on explicite un truc de la société et du coup les hommes jouent des femmes comme on joue une car­i­ca­ture. Ca dénonçait plutôt la norme sociale, mais voilà les amis ont été plutôt été touchés, attaqués par cette par­o­die d’homosexualité. Je pense que c’est parce que je suis pas touché par ça, ou plutôt pas con­cerné, donc ça m’est apparu plutôt comme une astuce théâ­trale que comme une mal­adresse ou un attaque poli­tique, genre un truc homophobe.

Quel sens don­nez-vous au dis­posi­tif du spec­ta­cle, qui veut que les acteurs jouent face à un écran et tour­nent sys­té­ma­tique­ment le dos au public ? 

Bah, c’est drôle, sur le moment, j’ai pas ressen­ti grand-chose, à part que c’était hyper lêché. Sur le moment, je posais des ques­tions, je com­pre­nais pas le sens du fond de la vidéo. J’ai déjà vu ça au théâtre en fait, des spec­ta­cles où on pour­rait se con­tenter de regarder l’écran. L’intérêt je pense c’est de voir des bugs ou des glitchs quoi. J’ai juste appré­cié le change­ment de per­spec­tive dès lors que la vidéo fai­sait des redou­ble­ments, mais pour moi ce qu’elle pour­rait racon­ter, c’est que la vidéo aujourd’hui on s’en sert comme un espace de pro­jec­tion de soi ou de fan­tasme de soi. On voy­ait ces deux per­son­nes, seules face à leur écran, et ça dénonçait pas mal cette soli­tude d’aujourd’hui, ce pou­voir de l’écran aus­si de se rêver, de se trans­former, là elles s’imaginaient en grandes bour­geois­es parce qu’elles pou­vaient se met­tre un fond vert et se trans­former. Ils pro­dui­saient un fan­tasme d’eux-mêmes, ils jouaient à ce qu’ils ne sont pas. C’est les moments où vrai­ment la vidéo elle me frap­pait, les moments où j’avais l’impression de regarder à la fois des gens sur Insta­gram et des gens sur­veil­lés par une caméra de sur­veil­lance quoi. Mais le truc c’est qu’elle en fait rien de plus, et qu’on a un peu l’impression qu’elle fait de la vidéo parce que ça la fait chi­er de faire des décors en car­ton-pâte. Comme dans beau­coup de trucs dans ce spec­ta­cle, j’ai eu l’impression qu’elle s’arrêtait à l’idée, que c’était juste on fait ça et c’est tout. C’est un peu pareil quand les acteurs ils vien­nent d’un coup dans le pub­lic, il se passe pas grand-chose.

Com­ment inter­prétez-vous juste­ment le fait d’avoir choisi deux per­formeurs noirs pour inter­préter les bonnes ? 

J’ai trou­vé ça intéres­sant, mais surtout parce que ça m’a per­tur­bé. En fait, en tant que spec­ta­teur c’était juste fou de voir des acteurs noirs, sim­ple­ment parce que c’est rare et ça m’a fait ressen­tir, mais tu vois genre pro­fondé­ment, à quel point c’était rare de voir des corps noirs sur scène. Mais j’étais quand même embêté de n’y voir que ça, embêté de ce truc de on met juste des corps noirs pour par­ler de racisme et c’est tout. Si l’axe ça avait été la lutte des class­es, on aurait juste mis des pro­los. C’est pas suff­isant quoi. Mais bon, ça mon­tre quand même que aujourd’hui il y a quand même encore beau­coup de racisme, mais j’ai l’impression que c’est un peu le point zéro sur lequel tout le monde est d’accord, en fait c’est pas vrai, parce que y’a des gens qui diront qu’aujourd’hui le racisme n’existe plus. Bon, mais comme on sent que ce spec­ta­cle, c’est beau­coup plus une énergie qu’un texte, donc c’est dif­fi­cile de faire pass­er un dis­cours avec juste de l’énergie qu’on te mon­tre. Moi j’ai perçu cette envie de jouer, de faire des masques soci­aux, d’avoir une vio­lence qu’on vit assez fort, avec de la musique et tout, mais pas vrai­ment un dis­cours quoi. C’est peut-être parce qu’elle vient de la danse et pas du théâtre. Je trou­ve qu’il y a quelque chose de bour­geois et d’hypocrite dans ce geste. C’est facile de venir face à un parterre de gens ouverte­ment de gauche et dire juste que c’est mal les pau­vres pau­vres qui meurent de pau­vreté quoi. Ils sont con­tents de voir quelqu’un dire vive la révo­lu­tion. Quand on vient prêch­er la bonne parole devant les con­va­in­cus, pour moi, il y a un manque de con­séquence. Il faut aller chercher ce qui nous dérange ou nous déplace.

A aucun moment du spec­ta­cle vous n’avez été dérangé ? 

Non. Enfin, oui, un peu. Dans leurs coif­fures, avec des tress­es très bicol­ores, il y avait quelque chose de mon­tr­er une cul­ture reven­di­ca­trice et qu’on ne voit pas sou­vent revendi­quer quoi. Peut-être qu’il aurait fal­lu met­tre en per­spec­tive le fait que c’est des acteurs noirs qui jouent face à que des gens blancs, là on aurait été pro­fondé­ment dérangés. Je pense que c’est ce qui aurait pu se pass­er au moment où y’a un acteur qui vient dans le pub­lic, peut-être que pour cer­taines per­son­nes ça a brisé quelque chose. Que Madame la blanche bour­geoise soit dans le pub­lic au départ, qu’elle arrive sur scène, on ressent assez en pro­fondeur le fait que il y a cer­taines per­son­nes qui appar­ti­en­nent à cer­tains espaces et qu’il y a une hiérar­chie quoi.

Vous diriez que le spec­ta­cle vous a racon­té une his­toire ? Vous avez été pris par le réc­it ?

Assez peu, je fai­sais beau­coup d’effort pour com­pren­dre ce qui se dis­ait. A la fois, j’ai ressen­ti ce qu’on voulait me dire, mais sur le moment, je com­pre­nais rien. Le texte était vrai­ment un matéri­au, traité juste à l’énergie. Bon j’ai été hap­pé par les moments de cli­max, quand il crie, quand il est filmé et que son image se dédou­ble pen­dant qu’il pète un câble, la musique qui s’intensifie, c’est ça qui fait que j’ai saisi les moments clés de l’histoire. Moi j’ai eu l’impression qu’elle voulait pas nous racon­ter le texte, qu’elle plaquait une lec­ture raciste sur le pro­pos de classe, et c’est tout.

Selon vous, le spec­ta­cle cher­chait-il à vous met­tre à dis­tance de ses personnages ? 

Non, j’avais plutôt l’impression d’être à fond avec les per­son­nages. Je com­pre­nais trop qu’elle pète les plombs, avec tout ce qu’elle a vécu. Et puis bien sûr c’est une manière de nous faire ressen­tir toute la vio­lence accu­mulée dans sa vie de bonne, tout ça qui explose. Même il y a aus­si toute la vidéo et le son qui te met­tent com­plète­ment dans l’histoire. Tout ça me met­tait au dia­pa­son avec eux. Même si par­fois je lâchais prise avec l’idée de com­pren­dre, mais il y avait ce truc où ça coulait, ça avançait et même sans le texte, c’est plutôt l’expérience d’une énergie et d’une vio­lence quoi.

Qu’avez-vous pen­sé des choix de jeu ? 

Pour moi, c’était assez bien, parce que ça fai­sait qu’on pou­vait vrai­ment se plonger de manière sérieuse dans un vieux texte, mais ce jeu out­ranci­er qui allait à fond dans les trucs, avec des gags, mais ça n’ôte rien au fait qu’on com­prend la tragédie de la chose. Mais ils sont telle­ment pas dans ce qu’ils dis­ent, ils se par­lent, mais on dirait pas qu’ils se par­lent. Leur énergie est telle­ment inamovi­ble que du coup ça devient très froid. Mais c’était out­ranci­er sans tourn­er le fond du truc poli­tique en déri­sion, quand même. Je pense que ça essayait d’aller chercher du rire, de trans­former cer­tains trucs en comédie, ça rendait le tout plus trag­ique. For­cé­ment les bonnes sont un peu bru­tales, un peu connes, à la fin elles pètent un plomb et à la fin ça manque de finesse, ça amène un trou­ble dans ce qu’on essaie de nous dire.

Quel trou­ble ?

C’est que finale­ment, alors que tu te dis que, vu ce qu’elle revendique comme dis­cours mil­i­tant, elle est très aveu­gle à plein de choses. Les grandes idées de mise en scène qu’elle pour­rait avoir, ça l’empêche de voir ce que le spec­ta­cle racon­te mal­gré elle. Par exem­ple le fait qu’elle représente une énième fois les homo­sex­uels comme des folles hyper car­i­cat­u­rales. C’est encore pire parce que c’est des hétéros qui jouent l’idée de la folle quoi. On veut faire rire d’autre chose, mais du coup en fait on fait rire du cliché de base. Pour moi elle voulait faire des hommes qui jouent des femmes, mais moi j’avais l’impression qu’elle voulait mon­tr­er vrai­ment des femmes. A aucun moment j’ai eu l’impression que ça par­lait d’homosexualité, j’ai perçu aucun indice de ça. C’est peut-être comme je dis­ais, le fait que je suis pas sen­si­ble à ce genre de chose, que je l’ai pas perçu. Moi sur le coup, j’étais vrai­ment à dire que c’est des hommes qui jouent des femmes, les masques soci­aux et tout ça, comme ce truc de jouer les gestes de la bour­geoise qu’on admire et dont on voudrait avoir la place plus envi­able que la nôtre.

Com­ment vous avez vécu la scène du meurtre ? 

C’était sans doute le moment le plus fort, ça m’a vrai­ment emmené dans un pétage de plombs. Moi ce que je me suis racon­té c’est qu’elle tue sa sœur, qu’elle mour­rait et qu’elle s’empoisonnait ensuite sur le cadavre. Un peu à la Roméo et Juli­ette. Moi j’étais en empathie très forte, je trou­ve ça plus fort qu’il se soit passé ça, plutôt qu’elles aient vrai­ment tuer leur maitresse. ça évite qu’on se retrou­ve avec ce prob­lème de la crim­i­nal­ité, cette ques­tion de la jus­ti­fi­ca­tion du meurtre des rich­es. Du coup, ça me laisse pas avec le prob­lème de faut-il tuer tous les grands bour­geois, ça me laisse plus avec le fait de dire, elles sont dans une impasse de l’oppression sans aucune issue. Elles se met­tent à jouer des trucs pour essay­er de s’en sor­tir, elles finis­sent par se pren­dre dans ce jeu, elles pètent un plomb, elles vont trop loin. Que la sec­onde meurt ou pas, finale­ment elle pour­rait sim­ple­ment se couch­er sur le corps de l’autre et atten­dre d’être con­damnée en mort, ça change rien. Une empathie en fait, avec le fait qu’on com­prend, enfin on com­prend pas le texte, mais on ressent. On ressent pourquoi elle passe à l’acte, on ressent que ça va trop loin dans son exploita­tion et que tant pis, elle pou­vait pas faire autrement. On ressent que c’est inéluctable, que c’est la con­séquence de la vio­lence qu’elle vit. Quoi qu’il en soit ça te laisse en train de te dire, pas du tout la vengeance et que tuer le bour­geois c’est bien, ça te laisse avec juste un con­stat de bon ok com­ment s’en sortir ?

Le con­stat que c’est sans issue ? 

Oui, mais un con­stat qui me donne à moi spec­ta­teur envie de me deman­der com­ment s’en sortir ?

Vous diriez que c’est un effet qu’a eu le spec­ta­cle sur vous ? 

 Oui, mais à tra­vers l’empathie, et ça c’est fort quand même. Mais c’est tout. Le spec­ta­cle m’a pas trop stim­ulé. Par con­tre, le fait que ce soit vrai­ment trag­ique à la fin, je sais pas, je me demandais aus­si, en tant que pub­lic à quel point on est com­plice de ce qu’on regarde ? Cette dom­i­na­tion qu’on nous mon­tre, ça m’a fait me dire que j’en étais spec­ta­teur dans la vie de tous les jours et que je fai­sais rien pour ça en fait. C’est ce mélange de com­ment on te fait regarder ça, et en même que c’est très fort dans l’émotion d’être avec les deux. Quand même c’est triste de voir des gens dans un endroit de vie sociale et poli­tique qui fait qu’ils en sont amenés à ça quoi, au sui­cide. Mais pour autant que tu veuilles le voir, c’est tous les jours, même en Suisse, même dans les endroits pro­tégés. Par con­tre, c’était telle­ment une idée, que je me suis pas sen­ti assez con­cerné, ça aurait du être plus réel pour me provo­quer plus quoi. Même si dès fois ils fil­maient le pub­lic, et il com­men­tait com­ment on était habil­lés, pas ça suff­i­sait pas à me sen­tir vrai­ment con­cerné par ce qui se pas­sait sur scène, j’avais pas l’impression d’être tu vois la per­son­ne qui regarde vrai­ment la vio­lence qu’il y a dans cette fic­tion sans rien y voir.

Vous n’avez pas eu l’impression d’être mis en posi­tion dans la fiction ? 

Non.

Selon vous, dans quelle posi­tion le spec­ta­cle voulait vous mettre ? 

Je sais pas. Bon il y a vrai­ment le moment où on filme le pub­lic, c’était un peu une blague. Le fait qu’un acteur parte du pub­lic, comme je le dis­ais, ça ça racon­te quelque chose. Le reste, c’était trop arti­fi­ciel, on sen­tait encore bien que c’était du théâtre, juste une his­toire de fic­tion, c’était pas quelque chose qui se pas­sait de fort dans l’instant présent quoi. Quand il passe de la scène au pub­lic, bon c’est vrai que ça fait une dis­tance, c’est sûre­ment là pour sym­bol­is­er l’éloignement, la perte, peut-être la mort. Mais ça reste sym­bol­ique et pas dans l’instant présent. Encore une fois, c’est juste, on te mon­tre une idée, mais le faire et le vivre con­crète­ment ça apporte pas grand-chose de plus qu’une idée. C’est une artiste qui s’est dit voilà ce que je vais racon­ter, sans jamais se deman­der voilà ce que je veux faire ressentir.