Entretien semi-dirigé mené avec un.e spectateur.trice du spectacle Les Bonnes de Robyn Orlin, d’après le texte de Jean Genet, dans le cadre d’un projet de recherche sur l’interprétation politique du théâtre contemporain.
Informations sur la source
Code d’identification : #Bonnes1
Date : Septembre 2020
Protocole : Entretien semi-dirigé
Profil de l’enquêté.e :
Remarques : Entretien basé sur l’accueil du spectacle au Festival de la Batie, Genève, aout-septembre 2020.
En deux mots, pourriez-vous me dire si le spectacle vous a plu ?
Non. Je suis sorti de la salle et j’étais super perplexe. J’arrivais pas à savoir si ça m’avait plu ou pas. Je savais que ça m’avait pas plu mais j’arrivais pas à savoir vraiment pourquoi. J’étais dérangé par plein de trucs en fait.
Qu’est-ce qui vous a dérangé ?
Qu’est-ce qui m’a énervé ? Moi ce qui m’a vachement dérangé. Déjà, il y a plusieurs trucs. Je trouvais que le dispositif, il était intéressant mais qu’il apportait rien à la pièce. J’arrivais pas à faire des liens entre texte et mise en scène et dispositif. Ensuite j’ai trouvé le jeu d’acteur très mauvais. Et j’étais pas d’accord avec les choix artistiques. Je comprenais pour Robyn Orlin avait choisi de faire jouer des hommes plutôt que des femmes. Je comprenais pas pourquoi Madame c’était un personnage blanc alors que les autres c’était des personnages noirs. Je trouvais que le jeu était soit super homophobe, soit super misogyne. Je comprenais pas pourquoi elle voulait faire un truc drôle alors que c’était si grave. Voilà ce qui m’a dérangé.
Est- ce que vous pourriez me raconter votre expérience de la pièce ? Est-ce que certaines scènes vous ont fait réagir en particulier ?
Moi j’ai très très vite décroché en fait. Y’a vraiment, je pense, à partir du moment où Madame entre sur le plateau, tout le monde qui se passe avec elle. A partir du moment où il y a en a un qui ramène du thé, j’étais un peu on and off. Genre, niveau concentration. J’ai rien qui m’a vraiment marqué, je dois dire que ça m’a très vite laissé indifférent. Ça m’a très vite plus intéressé en fait. Je pense que ce qui m’a le plus dérangé, c’était vraiment ma vision globale, que des éléments précis.
Vous avez eu la sensation que le spectacle voulait vous raconter une histoire ?
Oui, c’est vraiment une histoire, avec des personnages et tout. Le dispositif est super narratif. Après, j’arrivais pas à lire entre les lignes ce qu’elle voulait raconter avec cette histoire, tu vois.
Vous arriveriez déjà à résumer cette histoire ?
En gros c’est deux bonnes qui travaillent pour cette meuf, Madame, et en gros elles vivent trop mal leur situation de bonnes, elles en ont trop marre d’être des bonnes. Et elles en ont marre de se faire trop mal traiter par Madame, du coup elles veulent la tuer. En gros, Madame elle avait un amant et elles ont dénoncé l’amant à la police. Du coup l’amant il est parti à la police, du coup Madame est vraiment dévastée. Le mec sort de la police, enfin du comissariat, du coup Madame essaie d’aller le rejoindre. Entre temps, les bonnes ont essayé de la tuer, mais elles y arrivent pas. Et du coup elles, bon elles sont tout le temps dans cet espèce de jeu de rôle où elles font semblant d’être la bourgeoise Madame et les bonnes en même temps, elles rejouent leurs positions sociales quoi. Et au final, une des deux sœurs tue l’autre et finit par se suicider.
Pour vous, l’une des deux bonnes finit par se suicider à la fin ?
Y’en a une qui est morte, qui revient clairement comme un fantôme j’ai l’impression. A la fin, elles sont les deux sur ce tapis, elles tombent. C’est un peu comme si elles étaient mortes les deux, donc j’ai compris qu’une s’était suicidée. C’est parce qu’elle avait trop de remords d’avoir tué sa sœur.
Comment vous interprétez cette fin ?
Le suicide ? Je sais pas parce que je ne connais pas le texte original, du coup moins ça me semble une fin assez tragique comme ça, du théâtre, il y a en a un qui tue l’autre, ou l’autre n’est pas mort et il se suicide. Je sais pas si ça doit être interprété, c’est juste la suite de l’histoire.
Selon vous, est-ce que le message essaie de faire passer une idée en particulier ?
Je saurais pas dire. Je sais que l’artiste avait prévu de faire jouer le troisième personnage par un noir et qu’elle n’a pas pu pour des raisons pratiques quoi. Ce que je lis moi, c’est une critique de la domination blanche sur les personnes noires. Que les personnes noires peuvent pas avoir d’autre rôle que celui de bonne, de positions inférieures. C’est une accusation du fait qu’elles sont à la merci de personnes blanches, bourgeoises. C’est une critique de ça. Et ce truc de comment aussi quand t’es pauvre t’as envie de pouvoir jouer à être riche et qu’est-ce que tu mets en place pour pouvoir jouer ce jeu-là.
Que pensez de la manière dont le spectacle abordait la domination entre classes sociales ?
C’était une domination de classe, mais surtout une domination raciale en fait. Moi c’est plus ça qui m’a dérangé. Parce que après moi j’essaie de remettre ça dans son contexte où c’est un texte du XXème siècle, où la domination de classe, enfin genre c’est des narratifs qu’on reçoit souvent, où genre les bourgeois avaient des serviteurs. Dans ce spectacle, la bourgeoisie c’est un modèle qui est présenté comme le modèle par excellence. ça sous-entend que tout le monde au fond aimerait devenir bourgeois s’il l’est pas, l’envie de pouvoir vivre mieux. On associe vivre mieux et vivre avec plus de moyens. C’est présenté, mais en douce, comme le modèle de réussite, même si c’est peut-être pas ça que l’artiste avait envie de faire, c’est comme ça qu’elle représente les pauvres. C’est juste des gens qui auraient pas d’autre horizon que de devenir des bourges.
Mais pour vous le spectacle critique les normes bourgeoises ?
Je crois pas, justement, il le montre, mais du coup il critique ses personanges de pauvres, il en donne une mauvaise image. C’est quand même très littéral comme interprétation du texte, il y a aucune distance, donc le spectacle il juge un peu les pauvres quoi.
Que pensez-vous de la manière dont le spectacle aborde la domination raciale ?
Moi ce qui m’a dérangé, c’est que je savais que Robyn Orlin elle se portait toujours en grande défenseuse de la culture noire et blablabla. Et que, en fait, j’ai l’impression qu’à l’heure d’aujourd’hui, il faut arrêter de parler des choses comme ça. Il faudrait avoir de nouvelles manières de raconter les histoires, plutôt que de toujours présenter les situations des gens comme on les a toujours présentées. C’est-à-dire de toujours montrer les noirs au service des blancs, et puis ce schéma de domination très commun qu’on retrouve partout. Pour moi ça fait plus avancer rien de montrer le truc comme ça. Ce qui ferait avancer les choses, ce serait de montrer une situation changée, genre de pas reproduire la domination, de pas montrer encore ça comme ça.
Est-ce que le spectacle vous aurait paru plus pertinent politiquement si les personnages avaient un autre destin que le suicide ?
Non, ce qui me pose le plus problème, c’est que c’est encore deux heures de passer à regarder des noirs au service des blancs. Après oui, mais au final ça reproduirait encore le schéma classique qui veut que le destin des personnes noires, comme c’est des personnes pauvres, ce serait d’être vouées à l’épuisement et au travail et à la mort. Et puis que les personnes blanches et riches aient une vie plus tranquille tu vois. Je sais pas si j’ai envie d’être encore exposé à ça quoi.
Comment avez-vous expérimenté le jeu et la présence des deux acteurs noirs, par rapport à ces questions ?
Moi j’ai trouvé leur jeu extrêmement féminisé. Il fallait que ce soit des femmes clichées. J’ai trouvé ça mal fait, hyper misogyne. J’arrivais pas à dire si c’était des femmes ou si c’était des hommes homosexuels et en fait c’était super flou comme frontière. Super dérangeant, pour moi ça mettait en exergue les liens qu’il y a genre entre homophobie et misogynie. Là c’était très flagrant. Et après tu vois, je saurais pas quoi dire du jeu à part ça.
Ce lien entre misogynie et homophobie, comment vous expliquez sa présence dans la pièce ? A qui l’attribuez-vous ?
C’est la faute de l’artiste. Mais en fait, bon moi j’ai beaucoup réfléchi à pourquoi elle a choisi ça tu vois. Et il y a vraiment rien qui m’est venu à l’esprit. Je crois qu’elle a voulu être subversive, mais ça, c’est plus subversif du tout en fait. Mettre des hommes qui jouent des femmes sur le théâtre, je trouve ça extrêmement anecdotique et vraiment pas pertinent. Encore moins sur un texte comme ça.
Pourquoi encore moins sur un texte comme ça ?
Non, je sais pas, pour moi c’est un texte écrit pour des femmes. C’est clairement des personnages féminins, avec des noms féminins. Donc en fait, de le faire jouer par des hommes qui caricaturent des femmes, je vois pas à quoi ça sert. C’est pas du tout un truc qui attaquerait la différence entre les genres, puisque c’est tellement extravagant et burlesque que c’est soit des hommes misogynes qui se foutent de la gueule de femmes stéréotypées, soit une manière de ridiculiser l’homosexualité. Et sur un autre plan, sur la scène aujourd’hui, pourquoi on donne des rôles de femmes à des hommes alors que y’a pas assez de femmes représentées dans le théâtre tu vois.
Comment avez-vous vécu la scène du meurtre ? Certains spectateurs m’ont dit que ça avait été politiquement assez fort comme scène, parce qu’ils avaient ressenti une empathie très forte pour les victimes.
Moi, je t’avoue que ça m’a laissé très très froid, je me suis pas du senti empathique de rien. J’ai trouvé ça mauvais, les acteurs étaient pas bons. Je suis plus dérangé par l’aspect technique du jeu, qui m’a complètement empêché de rentrer dans l’histoire. C’est un texte assez compliqué à écouter et à recevoir. Je m’y suis perdu beaucoup. Je n’ai ressenti aucune empathie. J’ai trouvé ça limite pathétique.
Pourquoi pathétique ?
Pas dans l’histoire. Dans la manière dont c’était exécuté. C’est très over the top. Bon en même temps c’est une scène de suicide et de meurtre, donc c’est forcément dramatique. J’avais l’impression de regarder un soap opéra, tout le long de la pièce, et pour moi ça ressortait comme ça. Genre les feux de l’amour, on se suicide, tout est très convenu, pas crédible, c’est pour ça que je disais pathétique. C’était très cliché. Plus que superficiel, je le trouve grossier. Ça manque de finesse et de subtilité.
Selon vous, quelles émotions l’artiste essayait de vous faire ressentir ? Quelle relation voulait-elle construire entre vous et la scène ?
J’imagine que quand tu mets autant d’énergie à raconter une histoire, ton but c’est aussi que les gens rentrent dans l’histoire et compatissent avec les personnages. J’pense qu’elle ait voulu nous faire prendre de la distance. Pour qu’on réfléchisse plus, il aurait fallu un truc très froid, je sais pas comment dire, tu fais pas du drôle et du burlesque. Je pense que la distance qu’on peut avoir, quand on rigole d’un truc, elle est souvent mauvaise, ou violente.
D’autres personnes m’ont dit que l’idée de l’artiste c’était de faire quelque chose de très superficiel pour effectivement créer une distance, qui permette de voir plus objectivement le rapport de domination sur scène. Vous en pensez quoi ?
Mais l’humour ça peut être un outil politique super, ça peut être un parti-pris. L’humour ça rend les idées plus faciles, plus accessibles. C’est un peu universel comme ça. Mais du coup si tu tournes les gens en dérision, ce que tu rends accessible, c’est pas la violence qu’ils subissent, c’est juste un moment de rigolade convenu. Moi je t’avoue que, en analysant tous les éléments après le spectacle, j’arrivais pas à faire des liens entre les choses, au final je me retrouve juste comme si j’étais devant un truc pas structuré, ce qui me mettait dans une position passive au final et j’avais pas du tout envie d’être actif et d’analyser ce qu’on me montrait, ça m’a pas mis dans cette position-là.
Vous arrivez à imaginer d’autres expériences possibles que la vôtre de ce spectacle ?
J’imagine que tu peux beaucoup aimer. Tu peux trouver ça très subversif, et politique, super engagé. Ou vraiment être à fond dans l’histoire et trouver les personnages attachants et l’histoire très émouvante. Mais avec tous les éléments dont on parles depuis tout à l’heure, il y a forcément des gens chez qui ça a marché.
Quelle différence y aurait-il entre une personne qui aurait trouvé ça subversif et vous pour qui ça n’a pas été le cas ?
C’est sans doute parce que moi vois un peu comment elle se positionne. Je dis pas que c’est pas politique, c’est juste que je suis pas d’accord avec elle. C’est des questions de convictions au final. J’aurais pas fait ces choix, faire jouer des hommes plutôt que des femmes, ça neutralise le politique du texte. J’aurais pas choisi des personnes noires pour jouer les bonnes, enfin je sais pas, ça aurait éviter de remontrer toujours les mêmes schémas. En sachant qu’elle voulait que Madame soit joué par un troisième acteur noir, pour parler des tensions intercommunautaires, et qu’elle a pas pu, donc qu’elle a juste pris un acteur blanc, je me dis mais ça n’a aucun sens en fait, t’as rien à dire, tu fais des choix artistiques au hasard. C’est une meuf qui se veut faire un travail subversif, mais c’était juste une histoire qu’on m’a raconté quoi, sans trop d’ambition finalement, mais surtout, c’était vraiment un spectacle homophobe.
Vous seriez d’accord de détailler pourquoi ?
Oui oui, bien sûr. Je me dis, pourquoi elle a choisi un jeu aussi féminin ? Leur jeu était super féminin, mais les personnages n’étaient pas des drag queens. Si il y avait eu une vraie fonction pour les drag queens dans l’histoire, ça m’aurait plus intéressé. Mais c’était pas ça, c’était des mecs qui jouent des femmes, qui reproduisent tous les codes de la folle, un gros cliché stéréotypé. Soit tu recevais ça comme un truc misogyne, soit c’est une parodie de l’homosexuel. Et en plus il y avait ce fantasme du mec homosexuel noir très rigolo, hyper malaisant, d’autant plus que les acteurs étaient pas homosexuels. Et en plus de ça, de voir des personnes hétérosexuelles qui jouent des homosexuels ça m’énerve, prend des acteurs homosexuels, tu fera des spectacles moins clichés quoi.
Vous voudriez ajouter quelque chose qu’on aurait pas abordé ?
Je sais pas. On a pas vraiment parlé du fait que les performeurs étaient toujours dos à nous, parce qu’incrustés sur un écran. C’était vraiment bizarre, un peu violent en fait. J’ai presque l’impression que c’est un choix artistique qui est assez fort mais qui en fait ne fait de sens dans le reste de la pièce. C’est un élément qui m’a dérangé. C’est bizarre, c’est violent. Bon c’est peut-être moi qui suis un peu conservateur. Avoir des gens qui jouent dos à toi mais que tu regardes sur un écran, je sais pas, ça me fait un peu bizarre. C’est un dispositif tu vois, moi je trouve cool parce que y’avait un truc qui sortait du théâtre, mais ça aurait été mieux que ça ait du sens. C’est un dispositif qui doit servir un propos général. Là c’était vraiment, le dispositif force les acteurs à jouer comme ça, moi ça m’intéresse de les voir jouer comme ça, de regarder comment ça les modifie, je me met à la place de l’artiste hein, mais qu’est-ce que je veux dire avec ça ? C’est un exercice d’acteur qui apporte pas grand-chose à l’histoire quoi.
Est-ce que ça ne servait pas à créer une distance ?
Peut-être que oui, ça crée une distance, mais leur jeu est tellement exagéré, les incrustations tellement kitsh. Et la distance avec eux, oui peut-être, mais elle ne met rien en perspective. Je crois pas qu’on ait besoin de distance, surtout avec une histoire de violence et de domination raciale.